Flash-back sur le premier reportage de JLK, 23 ans, paru le 21 juin 1970 dans La Tribune de Lausanne…
Après un atterrissage en douceur, et quelques formalités, la masse des vacanciers est dirigée vers les différents hôtels de la région de Sousse, où elle passera de quiètes vacances balnéaires. De son côté, le groupe du circuit se réunit autour de son guide et de son chauffeur, deux jeunes Tunisiens sympathiques. Le groupe est très réduit, ce qui se révélera fort agréable : trois couples romands, deux véritables jeunes filles suissesses alémaniques, et autant d’appareils photographiques et autres caméras, prompts à capter l’unique souvenir. Tous ont choisi le circuit parce qu’ils désiraient voir autre chose que les seules plages du pays, tous sont venus sur recommandation de leurs amis, tous montrent un désir louable de connaître d’autres paysages, un mode de vie, un peuple différent. L’expérience promet d’être passionnante…
Deux mondes face à face
La première étape nous conduit à Kairouan, à travers de grandes plaines cultivées qui ont terriblement souffert des inondations de l’automne passé. Mohsen, notre guide, nous explique que les grands lacs que nous détournons ne sont nullement des preuves de richesse en eau, mais bien plutôt les derniers vestiges d’une catastrophe nationale. D’emblée, mes compagnons sont ainsi confrontés à une réalité qui leur apparaîtra bien souvent : le sort difficile réservé aux Tunisiens par les invasions successives, le colonialisme et les fléaux naturels; le contraste souvent violent entre la désolation et la luxuriance, la pauvreté et le luxe.
Jusqu’à la ville sainte, qui nous apparaît dans une brume surréelle, Mohsen ne cesse d’énumérer, chiffres à l’appui, les réalisations nouvelles de son pays sur le plan de l’agriculture, de l’industrie ou de l’enseignement. Les touristes applaudissent, déjà séduits par cet essor qu'il eur rappelle la belle prospérité de leur patrie. A Kairouan, nous descendons dans un hôtel somptueux, plein de fleurs et de jets d’eau, le premier de la chaîne de haut standing que nous visiterons successivement. Pour les vacanciers, l’hôtel est un élément important. S’ils acceptent de traverser des tempêtes de sable en autocar, s’ils s’intéressent aux coutumes des troglodytes, ils n’exigent pas moins que leur linge soit blanc, leurs salles de bains miroitantes et la climatisation de leur chambre parfaitement réglée. De palace en faux palace, ils collectionneront précieusement les prospectus colorés témoignant de leur passage dans des établissements qu’ils n’auraient pu sepayer individuellement.
Même chose pour la nourriture, qui doit être un irréprochable compromis entre les plats européens et les mets du pays. Ainsi,les touristes ne seront-ils pas trop brutalement arrachés à leurs habitudes et à leur confort, ainsi en auront-ils pour leur argent. Un peu moins de mille francs suisses: telle est la somme qui permettra à mes compagnons de découvrir le pays lors de la semaine qui vient, puis de séjourner huit autres jours dans une station balnéaire.
Le « circuit »
De Kairouan à Tunis, en passant par la côte, les steppes, le désert, la montagne et les plaines verdoyantes, le circuit est remarquablement varié. Ordinairement, il s’effectue avec un autocar d’une trentaine de personnes, ce qui complique passablement la tâche du guide, et rend le programme plus rigide. Pour nous au contraire, l’horaire peut se modifier, et s’il prend à l’un la fantaisie de vouloir s’arrêter afin de voir une chose particulière, Habib le chauffeur stoppe volontiers. De cette façon, le voyage devient une sorte de randonnée familiale, où chacun peut trouver ce qui lui plaît. Cependant, les étapes sont bien prévues, et les curiosités scrupuleusement décrites par Mohsen.
Toujours à Kairouan le deuxième jour, nous visitons ainsi la Grande Mosquée, le monastère du Compagnon de Mahomet, le bassin des Aghlabides, un magasin de tapis, une jeune artisane à son métier, et les souks, tout cela en une matinée. Sans même se livrer à un marathon, le touriste picore ainsi de place en place, prenant de chaque chose le cérémonieux clic-clac. Et tandis que l’un choisit le tapis de ses rêves, l’autre s’affuble de la chéchia, qui le désignera définitivement comme étranger. Mais le voyage ne fait que commencer.
La prochaine étape nous conduit à Sfax, ville portuaire et industrielle, en passant par le grand amphithéâtre romain d’El Djem, où l’une de nos compagnes rencontre son premier chameau. Séduite, elle s’en payera un en peluche deux étapes plus loin. De Sfax, où nous sommes réveillés par la prière du muezzin, nous poursuivons notre route vers le Sud. Les oliveraies font place aux eucalyptus, la végétation se raréfie. Dans une région de steppes brûlées par le soleil, alors qu’un groupe de femmes s’affaire autour d’un puits, j’entends ces propos savoureux : à Mohsen expliquant que l’eau est la plus" grande richesse du pays, un touriste fait remarquer : « En fait, pour vous, l’eau c’est l’argent ! » Et Mohsen de répondre : « Non, c’est la vie... »
La vie, nous la retrouvons à Gabès, l’oasis bien connue des envahisseurs coloniaux et touristiques. Après les chants de la Légion, la palmeraie connaît la ronde quotidienne des calèches à la promenade. Près du bassin d’irrigation, des gamins nous offrent des abricots : « Moins beaux qu’en Valais, mais tout aussi bons ! » s’exclame notre chauvin de service.
Ce besoin de se raccrocher sans cesse à des choses qu’il connaît, le touriste le montre souvent. Devant une ruine, il s’écriera : « Eh !Valère... » Pour une usine, ce sera : « Ah ah ! les câbleries de Cossonay... » A l’endroit d’un beau paysage : « Comme du temps de Jésus !... » Ou encore, en traversant un bidonville : « Que c’est typique ! »
Comme au cinéma…
Mais cela est bien compréhensible. En quelques heures, mes compagnons ont changé de monde, passé d’une petite vie tranquille et bien ordonnée, à une véritable aventure. Le bac paisible qui nous fait traverser le bras de mer de Djerba, devient radeau de la Méduse, et le désert que nous approcherons les jours suivants, se déchaînera un instant pour la traditionnelle tempête de sable.
Après Djerba, nous sommes à Matmata. Matmata, c’est un plateau montagneux, un paysage lunaire dans lequel se sont réfugiés jadis quelques tribus berbères. Aujourd’hui encore, ceux-ci vivent dans leurs maisons troglodytiques, subsistant d’agriculture ou travaillant à la « Nouvelle Matmata» équipée d’installations modernes. Femmes très belles, hommes fiers, les habitants de l’ancien Matmata mènent une existence équilibrée, simple mais riche de sa simplicité.
Dans l’hôtel des cavernes, parfaitement aménagé, nous avonsle loisir d’admirer leurs danses folkloriques, nullement altérées par la vogue touristique du lieu. D’une jeune pécore de la banlieue parisienne, faisant partie d’un « club » en excursion, j’entends pourtant cette remarque hautement significative de la sensibilité et de la culture de la personne : « Quoi, lestroglos, c’est leurs prolos... »
Les «veaux» et les autres
Cette mentalité affligeante, on a tendance à la prêter à tous les touristes, sans distinction. En réalité, tous ne sont pas des veaux,tous ne suivent pas le guide sans se poser de questions, et ceux quej’accompagne m’en ont donné la preuve rassurante. Non, ils ne se sont pas préparés au voyage. Pas de livres compilés, très peu de connaissances de l’histoire, de la situation actuelle du pays. Pourtant, le choix de ce circuit leur impose des contraintes, a supposé de leur part une certaine ouverture d’esprit. Pour eux, plus que pour les amateurs de plages, la Tunisie représentera quelque chose.
Et puis, au fil des conversations qui s’échangent à tous propos dans notre mini-car, une compréhension meilleure des grands problèmes tunisiens aura été possible. Des veaux, les ruines de Carthage en regorgent, semblables à ceux de l’Acropole et du lac des Quatre-Cantons. Mais à Nefta, l’oasis merveilleuse qui déverse ses sources à la frange extrême du Sahara, je n’ai vu que des touristes attentifs, et curieusement troublés par le contrasteinsolent du palace des mille et une nuits dominant le très pauvre bled.
A Nefta, le prix de la construction de cet édifice eût suffi à repourvoir l’économie de toute la région. De cette réalité, les touristes du circuit ont pris conscience, et ce n’est pas négligeable. Au fur et à mesure qu’ils s’y acclimataient, mes compagnons tendaient à chercher plus de contact avec les gens, posaient des questions plus précises, montraient qu’ils n’étaient plus tout à fait à « l’étranger ».
Du désert au Hilton
En six jours, le circuit d’Hotelplan nous a montré de nombreux aspects de la Tunisie : déserts aux serpents effrayant les jeunes Suissesses allemandes, villages et villes grouillant d’enfants et d’adolescents, campagnes ravagées par les inondations, mais partout restaurées (il faudra cinq ans auxTunisiens pour effacer les traces du sinistre), scènes pittoresques de toutes sortes, marchés de chameaux, bédouins; potier à l’ouvrage, souks - autant d’images que chacun se repassera bientôt dans le secret de son souvenir.
Des 52 degrés au soleil de Nefta à la fraîcheur des montagnes de Kasserine, de l’oued bondé de gosses en guenilles, au café des Nattes du marché aux minets de Sidi Bou Saïd, les touristes, ont vu ce qui se laissait voir. Peut-être diront-ils qu’ils ont «fait» la Tunisie. Peut-être se limiteront-ils à cette vision encore flatteuse et lointaine d’un pays fascinant, à connaître en profondeur. Du moins auront-ils pris la peine d’entrouvrir une première porte, d’enlever un instant leurs œillères.
(Ce reportage a paru dans les colonnes du supplément dominical de La Tribune de Lausanne, le 21 juin 1970.)





— Et vous-même, n'avez- vous pas été tentée par le roman?

Les particules élémentaires auraient pu faire l’affaire. Hélas, c’est bien bas qu’on est retombé, jusqu’à n’y pas croire.
Les deux protagonistes des Particules élémentaires, Bruno et Michel, figurent en somme la version (très) dégradée de la vieille paire mythologique d’Apollon et de Dionysos. Le premier ne se réalise que par la sublimation abstraite et l’idée, le second par le sexe.
L’épreuve de l’oral
Le style Houellebecq: «Parler avec ces pétasses, songeait Bruno en retraversant le camping, c’est comme pisser dans un urinoir rempli de mégots; ou encore c’est comme chier dans une chiotte remplie de serviettes hygiéniques: les choses ne rentrent pas, elles se mettent à puer»...



— Rassurez-vous, je ne vais pas jouer les devins! Ce qui m'intéresse en priorité, c'est l'état actuel du monde, qu'il s'agit de considérer avec lucidité. Plutôt que de faire des prédictions oiseuses, je vais m'efforcer de retracer les grandes lignes de l'aventure humaine pour mieux éclairer l'ère nouvelle que nous vivons. Le changement de millénaire ne signifie pas grand-chose à mes yeux. Je crois en revanche qu'une nouvelle ère, l'ère atomique, a commencé le 6 août 1945, qui fait suite à l'ère chrétienne. Ce qui la caractérise est que, pour la première fois de l'histoire de l'humanité, les armes sont capables d'atteindre une population dans son héritage biologique. C'est en quoi j'estime l'arme nucléaire proprement diabolique.
— Par le respect de la vie. Notez que je ne fais pas de la nature une idylle: le respect n'est pas la soumission béate, mais il vise à la préservation d'équilibres sans lesquels on court à la catastrophe. Or la religion du profit nous menace du pire. 
Un guide avisé
Qu'il fasse flamber son nom une première fois avec ses mystiques Pâques ou qu'il nous entraîne dans ses grandes stances épiques du Transsibérien, qu'il brasse et brise et reconstruise le langage contemporain du «profond aujourd'hui» en poète moderne qui ne s'est jamais affilié pour autant à aucun «isme» esthétique ou politique, qu'il rêve de révolutionner l'art cinématographique, raconte sa guerre, nous emmène une fois de plus au bout du monde (par exemple à Sao Paùlo du Brésil, dans ses Feuilles de route inédites, où «seuls comptent cet appétit furieux cette confiance absolue cet optimisme cette audace ce travail ce labeur cette spéculation qui font construire dix maisons par heure de tous styles ridicules grotesques beaux grands petits nord sud égyptien yankee cubiste»), se reconnaisse foudroyé, renaisse ensuite en poète de la main gauche et nous laisse finalement en compagnie de Moravagine,de Dan Yack et de tant d'autres incarnations de son moi multiple — toujours Cendrars fait poésie de tout, dans l'orientation supérieure d'une cosmogonie poétique que le premier vers du Panama préfigure et concentre sous un rayon lustral: "Ce matin est le premier jour du monde"...
Comme j’ai assez peu d’estime pour les quadras actuels (je sais bien que c’est un préjugé, mais je leur préfère réellement les trentenaires), et que les romans « sur » le cancer me rebutent a priori, c’est un peu à reculons que j’ai entrepris la lecture de L’Empreinte amoureuse de Mélanie Chappuis, qui m’a retourné, comme on dit, en moins de vingt pages.
À La Désirade, ce vendredi 20 mars. - Circulant en voiture, je me passe et me repasse la lecture du Temps retrouvé par Michael Lonsdale. Régal que l'interminable et irrésistible pastiche de Goncourt évoquant les Verdurin, après l'évocation des ridicules du milieu mondain commentant la guerre et ses opérations du point de vue du GQG. On ne relève pas assez le comique de Proust, notamment dans sa façon de singer les rombières et les imbéciles. Quelle énergie prodigieuse chez cet éternel maladif, et quelles pointes, mais aussi quelles incomparables aquarelles paysagères ou affectives, et quelle mélancolie, quelle poésie ouvrant leurs clairières dans l’immense murmure pénombreux...
Louis Calaferte dans ses carnets de Situation, en 1991, alors âgé de 63 ans, trois avant le grand départ qu’il pressent plus ou moins dans sa carcasse mal en point : « Plus question pour moi de jardiner, à demi impotent que je suis sur mes deux cannes – toute cette beauté printanière m’est tristesse».
Répondant à ma question de savoir ce qu’il pensait du road-reportagede Daniel Cohn Bendit, notre ami Eric Mathyer, installé à Curitiba depuis quelques années, me répond ceci qui en dit cent fois plus long que maintes analyses de prétendus spécialistes: « Aïe ! À ta question simple, on ne peut répondre de façon succincte car le problème est complexe. Le foot est bien sûr le « sport national » au Brésil mais il représente beaucoup plus que cela. C’est une façon de vivre, une phénomène de société, donc lié à la vie. On joue au foot à n’importe quel âge depuis qu’on se tient sur ses jambes jusqu’au moment où les jambes ne portent plus. On joue partout sans exception, dedans, dehors, au chaud au froid, en prison à l’école et à la pause au bureau. Le football influence les horaires scolaires, ceux des entreprises,c eux des familles et même ceux des églises ! Il y a des terrains de foot partoutet de toutes les tailles.
Je reviens ce matin à Mon premier livre, acheté l’autre jour à La Pensées sauvage pour la somme exorbitante de 60 francs suisses, prix des reliques vintage à plus-value sentimentale indéniable. La couverture représente trois enfants réunis autour d’une table : un garçon de sept ou huit ans qui déchiffre, le doigt pointé, les lettres d’un livre ouvert ;son aînée, de neuf ou dix ans à sage ruban blanc dans les cheveux, qui a l’air de le chaperonner ; et la petite au museau juste affleurant la surface de la table. Les jeux (un ours en peluche et un train de bois) ont été abandonnés, et l’Attention se concentre sur l’exercice de lire. L’édition (« Nouvelle édition entièrement refondue » par diverses dames, dont la poétesse Vio Martin) date de 1958. J’avais onze ans et je venais de lire Michel Strogoff de Jules Verne, je collectionnais les bandes dessinées « pulps » de la série Artima et j’étais déjà accro à Bob Morane, en attendant les premiers San Antonio et la collection de Cinémonde, puis des Signe de piste…
En alternance avec Mon premier livre, je lis Le Piège Daech – L’Etat islamique ou le retour de l’Histoire, très édifiante remontée aux sources du cancer islamiste en train de proliférer au Moyen-Orient, et bien au-delà, dont l’auteur rappelle les tenants colonialistes (la trahison et le cynisme de la Grande-Bretagne, notamment, au début du XXe siècle), avant de détailler les conséquences désastreuses de la politique américaine (notamment en Irak), d’expliquer sur quelles bases, pourries par la corruption et le mépris des populations, l’Etat islamique a progressé de quelle fulgurante et machiavélique façon, jouant à la fois sur le ressentiment occidental des musulmans et la décomposition d’Etats « dont la viabilité était largement viciée dès l’origine ».

Nous retrouvons cet après-midi le lac encore gelé de Joux, la vallée suspendue et ses assez moches villages agro-industriels, enfin la librairie à l’enseigne de La pensée sauvage où,régulièrement, j’échange des centaines de livres arrachés au corpus invasif de mes bibliothèque contre deux ou trois ou treize ou trente-trois rossignols.
Le maître de céans me présente sa balance à opium, qui me fait penser à deux poètes passés par les fumées, Michaux et Cocteau, puis je retrouve la série d’Amadou qui enchanta nos enfances - toute une paroi dévolue là derrière à la mémoire de nos enfances et qui jamais n’oubliera de rajeunir tant Bibi Fricotin et les Pieds Nickelés restent d’attaque, les Filou Boys ou Bécassine campant avec les scouts. Et partout de quoi s’échapper de la platitude et du bilan mortifère, partout où se retrouver…
Après cinquante pages de L’école des cadavres, je cale et me demande si vraiment je vais m’infliger beaucoup plus de ces éructations contre les « youtres », la France pourrie, la démocratie moisie, l’Amérique encore pire et les Soviets encore plus pires d’ailleurs engendrés par les youtres, et le serpent de la haine de se mordre la queue.
Récemment encore, Zaldostanov en appelait à l’extermination des opposants, dont le plus flamboyant, Boris Nemtsov, vient aussi bien d’être abattu en pleine rue, comme le fut Anna Politovskaïa, assassinée en 2006. Dans la manif géante anti-Maïdan de février dernier, à Moscou, Zaldostanov avait lancé le cri de guerre « Tous des pédés ! », qui situe assez exactement le niveau mental de ce taré et de ses Loups de la nuit.
Tu m’énerves, Jean Ziegler, tu me gonfles avec tes dénonciations tous azimuts à n’en plus finir, tu me gonfles et d’autant plus que tout te donne de plus en plus raison, à croire que les banquiers actuels ont lu La Suisse lave plus blanc et tâchent de faire encore mieux ! Et voilà : nous avions à peine fini d’avaler de travers Destruction massive, que tu remets ça avec la réédition de Retournez les fusils, augmentée d’une préface qui actualise les nouvelles avancées des prédateurs - non mais tu ne vas donc jamais nous laisserprofiter du panorama, sacré Jean Ziegler, mon ami, dont je suis très humblement très fier de partager la colère et l’amour de la vie…
Oui, c’était touchant, et même réconfortant, malgré sa nostalgie et certaine mélancolie même, liée à la déprime fameuse des militants, de retrouver ce vieux gauchiste pur et doux et de le voir rencontrer ses anciens amis et, bien au-delà des scies complaisantes genre ancien combattant, de se mettre à l’écoute de telle jeune Indienne guarani défendant les droits de sa tribu ou telle activiste lumineuse du Mouvement pour la terre, entre autres figures du foot ou de la politique. 


Abdennour Bidar.Plaidoyer pour la fraternité. Albin Michel, 106p.
À cette table du Major Davel, à Cully, où il a écrit une partie des Caves du Minustaire, Rafik Ben Salah voit aussi rouge que la couverture de son douzième livre : un roman truculent d’apparence où le conteur satirique s’en donne à cœur joie, mais dans lequel la dictature de Ben Ali est montrée, par le détail, dans sa férocité mafieuse. Ses sœurs et frères restés au pays doutaient d’ailleurs, il y a quelques mois, qu’il puisse jamais y remettre les pieds. Mais le vent de l’Histoire a tout chamboulé et voici que le rebelle de la première heure, plusieurs fois menacé de mort pour ses écrits, se sent rejoint et conforté par la jeunesse tunisienne. « Ce qui me réjouit surtout, c’est que les religieux ne sont pour rien dans ce mouvement d’émancipation ! Reste à espérer que celui-ci ne soit pas récupéré». Pour le vérifier sur le terrain, l’écrivain a déjà en poche son billet d’avion pour Tunis le 24 juillet prochain, jour des élections… »
« La peur de ma vie »…
Or le sourire, assez malicieux, de ce libraire pas tout a fait comme les autres, traduit bien la nature a la fois débonnaire et indépendante de celui qui vous proposera rituellement un café avant de vous confier que ce qui l’enchante particulierement, dans sa librairie spacieuse aux fenêtres donnant sur le lac et le ciel, c’est qu’il peut y venir à pied depuis le chalet isolé des hauts du Pont qu’il a retapé naguère et ou il vit avec Martine et leurs deux enfants, Philémon et Lucille.
Sans vocation particulière, Philippe Jaussy est venu aux livres... par la lecture, se lancant d’abord, à la vingtaine, dans les Oeuvres complètes de Freud, avant d’explorer... les explorateurs de l’anthropologie, tel Claude Levy-Strauss auquel il a emprunté le beau titre de Pensée sauvage. Auprès d’une “bonne amie” libraire, il développa ensuite son goût naturel pour la lecture, répondit en 1981 a une offre des éditions Delachaux et Niestlé, s’y sentit a l’aise avec les fameux “naturalistes” Paul Géroudet ou Robert Hainard, puis devint représentant de la maison de distribution SNL, en complicité avec l’editeur Michel Moret avec lequel il lanca, en 1991, la Foire aux livres de Romainmôtier, drainant chaque année des milliers de lecteurs au week-end du Jeûne federal, et dont il est désormais le cheville ouvrière avec une equipe de bénévoles. Au fil des années, ce qui n’etait qu’un stock personnel modeste, encombrant le chalet familial de cartons à bananes plus ou moins appreciés par Madame Jaussy, est ainsi devenu un fonds de quelque 100.000 livres...
“Ce qu’on trouve dans ma librairie est un peu a mon image”, précise le Combier d’adoption. Et d’énumerer ses domaines de prédilection, à commencer par toutes les théories philosophiques ou spirituelles par le truchement desquelles l’homme a essayé de répondre aux questions éternelles, et la littérature évidemment, mais les récits de voyages ou les livres traitant de nature sont tout aussi chers a l’ancien sauvegon des bords de la Venoge, alors que notre anar humaniste regarde d’un peu plus loin les ouvrages, combien plus “vendeurs”, traitant de santé ou de developpement personnel...
El domingo 6 de marzo 1927, a las nueve de la mañana, Gabriel Garcia Marquez naciò en Aracataca, pesando cuatro kilos doscientos gramos. Desde el principio, y para augurarle un futuro inmejorable, el abuelo coronel Marquez empezó a llamar al niño « Napoleoncito »…
On pense à la Chasse aux vieux de Dino Buzzati en suivant les menées terrifiantes des voyous napolitains de l’épisode intitulé Tueurs nés, dans la série Gomorra, à cela près qu’on a passé ici, et de loin, le cap du conflit de générations momentané, pour atteindre le fond de l’abjection, où des enfants encore frais sont entraînés dans une course à la mort par des ados prolongés et pervertis, le plus souvent camés et ne pensant qu’à s’éclater. Du moins cela est-il montré sans dorer la pilule, sur fond de décombres, et l’on ose espérer que, loin d’attirer nos belles jeunesses dans ce cercle infernal, l’abomination de celui-ci les fasse s’en détourner. Ma basta si !
Dans la journée, enfin, je me suis senti tout requinqué par la lecture d’un entretien remarquable, paru dans 24Heures, où le juriste palestinien Sami Aldeeb Abu-Sahlieh, spécialiste des droits arabe et musulman, répond au compère Federico à propos des limites de la compatibilité de la Lettre coranique avec le contexte social et juridique démocratique. Après les écrits d’Abdelwahab Meddeb et d’Abdennour Bidar, et recoupant en somme le témoignage du jeune Waleed El-Husseini, l’on trouve ici une nouvelle expression de la raison et de l’honnêteté intellectuelle, opposée aux arguties dilatoires des imams autant qu’au rejet haineux des anti-musulmans.

Je reviens à Michaux depuis ma seizième année, comme le kangourou, à petits sauts parfois latéraux ou rétrospectifs, rarement attardés mais vifs viatiques, bons pour la poche. Georges Anex nous lisait Plume le samedi matin. C'était entrer dans un monde parallèle plus dense que le monde à la fenêtre (les arbres de la cour de la Cité comme sous une loupe où les hannetons processionnaient tels de petits moines espagnols à pèlerines brunes et palpeurs cherchant Dieu), et je me souviens d'avoir relevé le défi que nous lançait le même prof, familier de Charles-Albert Cingria et de Gustave Roud, en nous proposant d'ahurissants thèmes de composition française tirés de Face aux verrous - j'ai dû garder ma copie quelque part qui a eu droit à une prime à l'audace, mais j'hésite sur le titre, où il était question de Rolls-Royce...
À La Désirade, ce samedi 28 février. - En faisant tout à l’heure mes 30 kilomètres de home-cycle sur place alors que le soleil descendait sur le lac, j’ai regardé Le chien jaune de Simenon, adapté au ciné par Claude Barma, avec Jean Richard dans le rôle de Maigret. Vraiment pas mal, dans un noir/blanc tantôt velouté et tantôt plus bitumé rendant bien le climat portuaire (à Boulogne-sur-mer) de cet épisode plombé par le portrait de groupe de deux abjects personnages, ratés et salauds, en contraste avec deux braves jeunes gens mal barrés mais finalement « sauvés » par le commissaire. Toujours le bon vieux préjugé du fils d’Henriette, contre les bourgeois et pour les braves gens.
À L’Atelier, ce dimanche 1er mars. – En finissant de préparer les vingt sacs de livres que je vais apporter prochainement à la Pensée sauvage, impatient de faire un peu de place dans mon capharnaüm sans me résoudre facilement à me séparer de tant d’ouvrages que probablement je ne lirai jamais dans ce qui me reste de vie et que j’estime cependant faire partie du corps de ma bibliothèque, je ne cesse de retomber sur tel ou tel rossignol que je cherchais récemment, tels ces écrits terriblement fumeux de l’Internationale situationniste et, moins daté, La société du spectacle de Guy Debord, l’essai sur la religion d’Albert Caraco, les carnets de Louis Calaferte et l’édition anglaise complète des nouvelles de William Trevor; ou alors j’en retrouve d’autres pas censés se trouver ici et qui semblaient m’attendre, telles ces Folies françaises de Sollers que j’ai failli racheter faut de le retrouver alors que je voulais y comparer l’inceste père-fille avec le non moins sulfureux inceste frère-et-sœur de L’école du mystère. Sur quoi je retrouve, aussi, le dialogue de Sollers avec le « journaliste transcendantal » Maurice Clavel, intitulé Délivrance et remontant aux lendemains de Mai 68, où l’ex-hégélien-ex-mao de Tel Quel en découd (assez amicalement à vrai dire) avec le kantien du Nouvel Obs’ rappelant qu’il avait senti venir (et espéré) le vent frondeur ; ou enfin Nabes’Dream, le premier volume pléthorique du journal intime de Marc-Edouard Nabe dans lequel il est souvent question de ses compères foireux de Hara-Kiri et Charlie-Hebdo…
Entre autres propositions recevables d’une contre-folie d’époque, glanées dans L’Ecole du mystère : « Entrer dans le noir nocturne des arbres, pour mieux voir leur vert les matins d’été. Être assis négligemment au bord de la fosse qu’on a fait creuser pour vous enterrer, et là, surprise dans le film, allumer une cigarette. Être somnambule très tôt, noter ses rêves,s’endormir n’importe où en trois minutes, Être sourd quand il faut. Mais rester attentif au moindre changement d’accent dans les mots. Être familier de toutes les fenêtres et de toutes les portes. Garder son enfance au bout des doigts, mystère de la foi ».
En novembre dernier, sur les Zattere de Venise, sorti de l’église dai Gesuati, je m’étais assis à la terrasse ensoleillée quand Sollers a passé, massif et concentré, pour s’enfiler dans la trattoria dont il parle dans Médium, son roman précédent. Le roman continuait en somme. Et je lis à l’instant dans L’école du mystère : « Quel roman, mes enfants! Une divinité sans nom se balade sur les océans en choisissant ses fidèles. Ca ne se mérite pas, c’est gratuit, seule une attention soutenue suffit. Soudain, la voici. Rien n’est changé, mais tout change ».
À La Désirade, ce lundi 2 mars. – Des jours sans. Plus aucune énergie. Manque aussi de motivationet d’aucune stimulation après un quart d’heure confronté à la cata mondiale filtrée par les journaux et les médias. Hier soir repris la lecture de Retournez les fusils de Jean Ziegler, mon gâte-sauce préféré, qui nous enjoint de « choisir notre camp », ce qui va de soi, mais la politique et la philosophie ne me suffisent pas à certains moments. Besoin de souffles plus vitaux. Alors Théo revient à Rembrandt, à Soutine et à Cézanne, et je reprends Révérence à la vie du vieux Monod qui me disait, un soir au téléphone, que l’avenir selon lui était aux scarabées vu que l’homme avait tout gâché.
Ceci de troublant dans Meursault contre-enquête, à propos de L’étranger de Camus, par la voix du vieil Haroun : « Le succès de ce livre est encore intact, à en croire ton enthousiasme, mais je le répète, je pense qu’il s’agit d’une terrible arnaque. Après l’Indépendance, plus je lisais les livres de ton héros, plus j’avais l’impression d’écraser mon visage sur la vitre d’une salle de fête où ni ma mère ni moi n’étions conviés. Tout s’est passé sans nous. Il n’y a pas trace de notre deuil et de ce qu’il advint de nous par la suite. Rien de rien, l’ami ! Le monde entier assiste éternellement au même meurtre en plein soleil, personne n’a rien vu et personne ne nous a vu nous éloigner. Quand même ! Il y a de quoi se permettre un peu de colère,non ? Si seulement ton héros s’était contenté de s'en vanter sans aller jusqu’à en faire un livre ! Il y en avait des milliers à comme lui, à cette époque, mais c’est son talent qui rendit son crime parfait ».
Nous ne sommes plus dans cette continuité, les gonds de l’histoire de la peinture ont été arrachés, les notions d'avant-garde et de progrès sont des foutaises dépassées, mais chacun peut se reconstituer une histoire et une géographie artistiques à sa guise, à l’écart des discours convenus en la matière, en suivant le cours réel du Temps de la peinture dont la chronologie n’est qu’un aspect, souvent trompeur. 