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  • JLK entre les lignes

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    À l'enseigne de l'émission Entre les lignes: un entretien avec Christian Ciocca, à propos de Chemins de traverse, dans une réalisation de Jean-Marie Felix.

    Sur le point de fêter ses 65 ans et disposant désormais de tout son temps, l’écrivain et critique littéraire de 24 Heures prend son envol dans des carnets très personnels, entre célébration de la mémoire et souffle vital.

    Au cœur de son isba, son étable-bibliothèque au-dessus de Montreux, JLK feuillette le monde et les livres avant de se lancer dans une promenade roborative autant pour se déprendre que pour se retrouver. Depuis vingt-trois ans, Jean-Louis Kuffer a prêté une attention toute particulière aux livres dans ses chroniques littéraires pour le quotidien 24 heures. Écrivain lui-même, auteur de récits, il sait de l’intérieur ce que tracer des mots veut dire… de peine mais d’émerveillement aussi grimpejlk13.jpgC’est donc en marge de son activité de lecteur professionnel qu’on le suit sur ses Chemins de traverse, taillés à son allure, méditative et allègre, à saut et à gambade comme le voulait Montaigne, autre promeneur de l’Esprit. Or si la littérature n’est pas la vie, elle n’en est pas moins pensée du monde, davantage qu’un reflet, un vrai sentier de sapience. A cet égard, chez JLK, pas de nostalgie des Anciens ou des grands auteurs : admettre que tout déjà a été dit mais défendre la nécessité de le "dire encore comme personne ne l’a dit…".

    JLK24.JPGEnfant lausannois, adolescent bientôt, JLK s’est imbibé de poésie avant de découvrir le grand souffle romanesque de Kazantzaki. Un pôle qui ne trompe pas, une orientation esthétique, donc éthique, qui salue le vivant avant tout. Contre les rouillures de l’âme et du corps, contre la routine, lire, lire toujours et au détour d’un reportage qui n’avait rien de littéraire, découvrir que tel dérapage humain, telle scène insolite ramènent au roman savouré un jour. « Le Verbe est une chose et le souffle de la vie est autre chose". Peut-être, mais c’est fou ce qu’ils s’intriquent pour nous rendre, enfin, attentifs. »

    (Christian Ciocca)

    Dialogue schizo préliminaire

    Moi l’autre : - Il est sympa, Ciocca. C’est plutôt bienveillant, sa présentation. Tu ne trouves pas ?

    Moi l’un : - Si, si, mais on ne va pas le flatter avant de le rencontrer, lui et son compère Jean-Marie. On reste digne. Même si L’Horloge de sable de Ciocca est une belle émission « pour mémoire », on le lui dira après…  

    Quentin78.JPGMoi l’autre : - Il t’a pas aussi « déçu en bien », Ciocca, dans sa présentation si chaleureuse de Quentin Mouron ?

    Moi l’un : - Et comment ! Superbe émission qu’on a écoutée sur la route du Valais, avant de se pointer à Sion chez La Liseuse. On se trouvait mieux lancés pour claironner à Françoise Berclaz qu’Au point d’effusion des égouts était le roman d’un youngster qu’on attendait depuis des lustres.

    Moi l’autre : -  Mine de rien, tu rappelleras à Ciocca que c’est à cause de Quentin, aussi, qu'on s'est retrouvés chez Olivier Morattel. À cause du lascar que l’attrait d’une nouvelle aventure, boostée par Olivier dit le Kangourou, nous a entraînés.  Et le camarade Felix, tu crois qu’il nous kiffe ?

    Moi l’un : - Je ne sais pas. Peut-être qu’il est trop fin pour la paire de vieilles brutes que nous formons, bro.

    Moi l’autre : - Mais c’est le mec régulier, non ?

    Moi l’un : - Le tout est de savoir si un régulier de son acabit peut encadrer un tandem d'irréguliers. Tu crois que la fac de Lettres nous kiffe ? Et le milieu littéraire romand ? En fait on ne le connaît pas, le joli cœur, mais son travail parle pour lui, comme le travail de Charles Sigel ou de Christine Gonzalez la jeunote parle pour eusses. On peut dire tout ce qu ‘on veut de la décadence des médias : là ça résiste, à Radio-Lausanne.

    Moi l’autre : - Tu crois que c’est à cause des esprits de la Vuachère ?

    Moi l’un : - Naturellement : elle coulait sous nos fenêtres de mômes dans nos années 50 de sauvageons, elle coule toujours sous les fenêtres de la Radio trois cent mètres en aval. C’était déjà un quart de cloaque, et maintenant le quart s’est fait demi. Mais c’est exactement le reste d’eau vive qu’Orwell décrit dans Coming up for air quand il évoque le massacre du quartier de son enfance. Passons : laissons la nostalgie à l’eau croupie.

    Moi l’autre : - Et c’est là, pourtant, que Chemin de traverse trouve sa source et ses premiers écarts. C’est dans ces bois qu’on courait à poil avec notre tomahawk !

    Moi l’un : - C’est là aussi, vers le Rocher du Diable, dans les bois de Rovéréaz, qu’on a passé notre premier examen d’économie politique. Tu te rappelles ce jour de 1967 : on y va ou on courbe ? S’il était encore vivant, ce « facho » de Schaller nous attendrait encore… Enfin facho je rigole : c’était juste un keynesien à tout crin que nous dégommions en jeunes progressistes à la manque…

    Moi l’autre : - C'est là aussi dans les bois qu’on a appris des milliers de vers entre douze et treize ans pour choper des bons point aux leçons de français de Dame Ramel. Là qu’on a lu tous les San A qu’on barbotait au kiosque avant de les revendre. Là qu’on a lu tous les Bob Morane, tous les Signes de piste si joliment pédés, là qu’on a construit la première cabane dans les arbres où on a collectionné les pulps d’Artima et la revue Cinémonde

    Moi l’un : - Et tellement qu’on a aimé cette forêt d’origine qu’après on s’est senti chez nous dans toutes les grandes villes, de Paris à Los Angeles et de New York à Tôkyo. Tu te rappelles Kanda ? Faut que tu me rappelles de parler de Kanda à Ciocca !

    Tokaido.jpgMoi l’autre : - Le quartier-bibliothèque de Kanda ! Des kilomètres de boutiques de livres. Du haut du 59e étage du Centre de la presse internationale, le cher Giorgio Baumgartner venait de nous présenter les tours des cent Pouvoirs qu’il avait à défier tous les jours à Tôkyo avec ses chroniques non alignées de tronche jurassienne, et ensuite de nous recommander Kanda, et nous de nous retrouver tantalisés par ces millions de livres dont pas un ne nous était accessible.

    Moi  l’un : - Je dirai à Ciocca que c’est au Japon que notre propension naturelle au décentrage s’est accentuée grave. Et le Japon, c’est la Chine, c’est l’Islam, c’est l’Afrique, c’est les créationnistes barjos du Texas : c’est tout ce qu’on est préparé à ne pas comprendre et c’est en somme ça la littérature, en tout cas pour les irréguliers inclassables que nous sommes toi et moi. C’est essayer de comprendre ce qui échappe au premier regard.

    Moi l’autre : - Tu diras aussi « entre les lignes » qu’il y a plusieurs livres dans Chemins de traverse. Les carnets au jour le jour, ça fait un, mais aussi les pensées de l’aube, les listes qui sont du pur blog-produit, et tout ce qui s’est construit en montage à la Godard.

    Moi l’un : - Tu crois vraiment qu’il faut citer Godard ? Cela me fait pas trop snob ou vieille garde intello ?

    Moi l’autre : - T’as raison, mais ses derniers montages vont tout à fait dans le sens d’une vision panoptique que nous  travaillons avec Philip Seelen. Et j’aime bien sa vision kaléodoscopique des Histoire(s) du cinéma…

    Moi l’un : - On est quand même plus proches de Cavalier ou de Fellini question sensibilité, ou de Sokourov ou de Bergman, ou de Cassavetes, c’est évident. Pareil pour la littérature. Ciocca parle de Montaigne et ça fait tilt parce qe tout le monde connaît, mais on est plus proches de Gomez de la Serna ou de Ludwig Hohl ou de Jules Renard ou de Cingria dans notre grappillage…

    Moi l’autre : - Mais dis-moi, tu crois pas que les lascars d’Entre les lignes vont nous chercher sur la postface de Jean le fou ?

    Ziegler3.jpgMoi l’un : - Le fait qu’il nous balance du « grand écrivain » dans sa bouffé d’enthousiasme postfacier ? Mais les gens connaissent Jean Ziegler: ils savent qu’il a tout le temps exagéré. Que c’est un généreux excessif. Et puis tout le monde est un peu « grand écrivain » par les temps qui courent : on s’en balance. Je l’ai prié de ravaler ça. Mais rien à faire. Lui ai dit qu’il n’y avait pas un grand écrivain vivant en français d’aujourd’hui et qu’à côté de Proust, Céline, Morand, Bernanos, Ramuz, Cingria en grand écrivain mineur, plus quelques dizaines d’autres, au XXe siècle,  l’époque actuelle est aux eaux basses et nous autres autant d’aimables pianoteurs, mais rien à faire non plus, donc assumons la vergogne et sourions au buzz…

    Moi l’autre : - Justement, à propos de buzz, tu ne trouves pas qu’Olivier Morattel en fait trop sur Facebook ?

    Morattel5.jpgMoi l’un : - Non, je ne trouve pas. Olivier se défonce pour ses auteurs et je trouve ça bien. La plupart des éditeurs n’ont plus le temps ou l’énergie de suivre les livres qu’ils publient, et ça donne des milliers de bouquins qui se perdent dans le magma des publications. Je ne me fais pas trop d’illusions sur les effets du buzz en littérature, mais cela m’amuse comme m’a amusé l’expérience des blogs, dont nous avons tiré une nouvelle forme de créativité. Cela étant, ce n’est pas le buzz qui va forcément rendre la critique ou le public plus attentifs, et de toute façon le livre fera ou ne fera pas son chemin. Un jour le snobisme parisien s’extasie devant les carnets ronchons d’un certain Blanchard, et ensuite plus rien. Un autre jour c’est la fête à Delerm ou Bobin, et le lendemain c’est oublié.  Charles Juliet monte au pinacle avec ses carnets sévères, puis on le remet au placard. Ainsi de suite, en tout cas pour les livres du genre de Chemins de traverse, qui ne racontent pas de story. Si tu veux avoir un rien de succès dans le Trend actuel, faut de la story. Le patron de Grasset aimait la poésie de L’Enfant prodigue, mais l’a refusé faute de story. Pareil chez dix autres éditeurs français qui trouvaient le livre bien beau mais manquant de story pour le service commercial. N’empêche qu’on a fait, avec Pascal Rebetez, une double belle rencontre humaine et littéraire, et je suis ravi de m’être retrouvé à d'autre part avec lui et son amie Jasmine. A contrario, Jean-Michel Olivier a filé une story d’enfer avec son Amour nègre et voilà ce qu’il m’annonce ce matin par texto : 60.000 exemplaires au compteur + 20.000 en livre de poche !

    Moi l’autre : - Jaloux ?

    Moi l’un : - Un soupçon pour les retombées en dinars, qui permettraient quelques virées de plus, au Brésil et en Chine par exemple, une semaine en Pologne ou un mois à L.A., mais je suis bien trop feignant et trop occupé par ce que j’aime pour me plier à la comédie sociale liée au succès.  

    Moi l’autre : - Donc on laisse faire ?

    Moi l’un : - Mieux : on fait avec. Parce que tout fait miel. On relit ces jours Rabelais et c’est tout le bonheur du monde en toute lucidité vive et sensuelle, c’est la poésie et la bonté. Et puis on drague les vieilles et les jeunes lettrées sur Facebook. On se fait tous les jours des amis virtuels  ou réels. On prépare une nouvelle livraison du Passe-Muraille réservée aux jeunes écrivains. On emmerde les gens de Transfuge qui prétendent que tout ce qui se fait aujourd’hui en France est rétrograde, non sans repérer ce qui peut se tenir dans l’attaque. On « fait avec » Internet. On se dit que Cingria ou Walter Benjamin auraient peut-être aujourd’hui lancé des blogs. On singe le langage des ados pour leur  faire redécouvrir l’imparfait du subjonctif au coin d’une phrase. On pratique l’observation panoptique à outrance. On vit, on lit entre les lignes, on écrit entre les vignes…

    Traverse1.jpgEntre les lignes: ce mardi 5 juin, de 11h. à 12h. sur RTS-Espace 2. http://www.rts.ch/espace-2

  • Monsieur Dieu et la réincarnation

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    ammann.jpgSur deux questions que j’ai aimé poser aux écrivains, rapport à la nature du Très-Haut expliquée aux enfants et à leur désir de revivre dans la peau d’un animal…

     

    À mon excellent confrère Jean Ammann, chroniqueur à La Liberté de Fribourg de passage l’autre jour à la Désirade, j’ai raconté que, parfois, à la fin d’un entretien avec un écrivain avec lequel je me sentais en complicité suffisante, je posais deux questions apparemment oiseuses, mais qui m’ont valu de belles et bonnes réponses. La première portait sur l’explication que l’écrivain donnerait à un enfant l’interrogeant sur Dieu ; et la seconde sur l’animal en lequel il lui plairait de se réincarner.

    Entre autres belles et bonnes réponses d’un Amos Oz ou d’une Jacqueline de Romilly, d’une Doris Lessing ou d’un Hugo Claus, j’ai cité, à mon interlocuteur visiblement intéressé, celles que Patricia Highsmith me donna en 1989 en sa petite maison de pierre d’Aurigeno, dansle Val Maggia.

    Pour cette agnostique avérée, expliquer Dieu à un enfant ne supposait aucune complication. À ses yeux, en effet, Dieu était le nom que les hommes ont donné à la représentation le plus haute de la bonté et de la beauté, autant dire : de la perfection. L’expression, en somme, du meilleur des hommes, mais aussi du pire car le nom de Dieu a justifié tous les massacres - or de cela on pouvait faire l’économie dans la présentation de Dieu à un enfant, qui le découvrirait bien assez tôt. Quant à l’animal dans la peau duquel elle revivrait le plus volontiers, Patricia Highsmith en voyait deux : un très vieil éléphant, pour sa sagesse acquise ; et un petit poisson multicolore dans un banc de corail, pour sa grâce.

    Ensuite, lorsque Jean Ammann m’a interrogé sur mes propres réponses, me prenant un peu au dépourvu, je lui ai dit que j’expliquerais à un enfant que Dieu est à mes yeux une espèce de père maternel de tous les hommes, la Personne la meilleure en nous et un ciel où nous envoler, un lac où nager et un chemin en forêt où se perdre et se retrouver, un ami de toute confiance, un enfant à protéger. Et quant à l’animal en lequel je me voyais revivre, je lui ai dit que moi aussi j’en voyais deux ou même trois : un chien qui aurait la chance de vivre auprès d’une bonne et belle personne du genre de ma bonne amie, et deux chatons, respectivement nommés Castor et Pollux, figures tutélaires du signe des Gémeaux dont je suis la pure incarnation à double face, qui seraient confiés à nos deux filles Sophie et Julie…

  • Ecrire la vie devant soi

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    L'AJAR1 - Photo Daniel Vuataz.jpgVincent Yersin.jpgDOUNA2012.jpgL'AJAR3 - Photo Matthieu Ruf.jpgAude7.jpgEDITORIAL

     

    Où en est la littérature romande après la disparition des figures marquantes que furent une Alice Rivaz, un Georges Haldas, un Jacques Chessex, un Maurice Chappaz ou, tout récemment, un Jean Vuilleumier ? Y a-t-il continuité ou rupture entre ceux-là et les auteurs nés après 1980 alors que disparaissent les revues, les rubriques littéraires dignes de ce nom et toute une société de lecteurs attentifs ?

    C’est à ces questions que nous aimerions donner une ébauche de réponse dans cette livraison d’été du Passe-Muraille réservée entièrement, en cette vingtième année, à des auteurs de moins de trente ans. Si discutable que soit le critère d’âge, le fait est que la marque Jeunesse fait désormais partie des signes de reconnaissance. Une quinzaine d’écrivains romands débutants se sont associés cette année à l’enseigne de l’AJAR, et les non moins juvéniles éditions Paulette nous ont fait découvrir divers nouveaux talents, à commencer par Aude Seigne, récompensée par le Prix Bouvier. À ce propos, on remarquera que cette découverte, comme celle de Quentin Mouron, n’ont pas été le fait d’éditeurs romands reconnus mais de jeunes outsiders tels Sébastien Meyer, fondateur de Paulette, ou Olivier Morattel, éditeur quadra.     

    Or que nous dit cette relève ? Sans généraliser : que le label local, la bonne vieille « âme romande », le « complexe d’Amiel » synonyme d’introspection ou de conscience malheureuse, ne pèsent plus guère. Les jeunes auteurs voyagent et vibrent à l’unisson d’un monde en reformation. Le poids du monde se fait ressentir chez les uns, tels Douna Loup, Elodie Glerum, Mathias Clivaz ou Quentin Mouron, tandis que d’autres relancent le chant du monde, tels Daniel Vuataz, Nicolas Lambert ou Maxime Maillard.

    Mais lisez plutôt, écoutez ces nouvelles voix…

    (Ce texte constitue l'éditorial de la dernière livraison du Passe-Muraille, No 89, consacré exclusivement à dix-sept jeunes auteurs romands de trente ans ou moins).

     

  • Notre-Dame-de-la-Merci

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    Inédit


    Par Quentin Mouron

     

    Quand Jean Pottier a retrouvé son père, le matin, il lui a fait les poches. Le vieux avait la langue dehors, les yeux énormes, le visage noir. Jean a pris sa montre en or et un billet de vingt dollars. Il est allé ensuite au buffet du salon. La clef manquait. Il l’aurait forcé, mais la police allait venir, ses frères et sœurs ensuite, ça se remarquerait... Si on le soupçonnait ? Si on disait que c’était lui qui l’avait suspendu ? Lui qui n’avait rien fait ! Ce serait vraiment con... Tant pis pour le buffet. Et puis... Ce serait mieux comme ça, plus digne. Sa conscience se plaquait sur le fait. Il est allé au bar pour une goutte de whisky. S’il devait appeler la police ? Certainement. Mais Daniel devait venir avec la cocaïne. Alors ? Alors si les flics étaient là Daniel repartirait sûrement, et s’ils n’étaient pas là, il lui dirait de repartir. Voilà qui était clair. Ça lui semblait sans risque. Bien pesé. Ficelé comme il fallait. Alors, il a appelé la police. Qui serait là dans deux bonnes heures, avec la tempête. Il devait attendre, et il avait le temps. Il repensait à tout ça, son vieux père. Et il s’est senti triste.

     

    *

     

    Je n’ai jamais eu de sympathie pour Jean. J’ai eu des embrouilles avec lui. Il ressemble au méchant dans les films, mais avec quelque chose en moins, une pointe comique, un soupçon d’impuissance. Sa diablerie est dépensée en pure perte dans le nord québécois, la forêt, à Notre-Dame-de-la-Merci, les enveloppes de coke. Celui qu’on verrait grand bandit, assassin, n’est finalement qu’un moindre ivrogne, un peu drogué, cogneur de femmes. Il n’a pas la passion du grand délit, l’ambition – le sang lui manque aux veines. Quelque fois il élabore un plan. Il va sur le terrain. Peut-être même qu’il consigne quelques notes... Mais la paresse le prend, les brumes – et il retourne s’étendre.

    Enfant, déjà, il avait en tête des projets fantasques. C’était une cabane dans les arbres qu’il accolait au ciel. Le rôle de chef du monde qu’il promettait d’avoir. Quelques vols, aussi, dans les supermarchés, au Toys’r’us de la grande ville. Mais il finissait toujours par faire ce que font les autres enfants. Ni plus, ni moins. Il s’envolait par la pensée. D’actions, il était ordinaire.

    Et son adolescence aussi, a été ordinaire. Il s’est beaucoup branlé. Il a bu. Il s’est drogué. Il a écouté Black Sabbath et les pionniers du métal à l’anglaise, même gratouillé quelques accords. Il a tiré des coups avec des filles dans des voitures pourries. C’était normal, en somme. Il y avait, comme lui, tout autour, sur des centaines de kilomètres, les mêmes destins qui s’écrivaient, péniblement, entre deux pufs de hasch. Ses rêveries d’ado n’étaient que celles des autres. Aller en ville, guitare en main. Être découvert, c’est-à-dire : apprendre malgré soi que l’on est un génie, et puis y croire assez pour le faire croire aux autres. Signer un disque. Ces rêveries prennent quand on est entre copains. Et quand les copains partent elles durent encore un peu. Parfois elles mordent. Elles rongent.

    C’est quand il a blessé une femme pour la première fois, vraiment, au cœur et au visage, que Jean s’est avisé de sa puissance, qu’il était, lui, puissant – et que les autres ne l’étaient pas. Alors il s’est fait craindre. Il a travaillé son masque. Il est devenu froid, brutal. Calme d’apparence, prêt à bondir. Il a fait en sorte que la chose se sache. Les grands-mères alentour avaient peur. Les voisins disaient qu’il avait mauvais genre, et ils interdisaient à leurs enfants de lui parler. Les types de son âge commençaient à le fuir. Et il s’en trouvait bien. On racontait qu’un jour les flics l’embarqueraient pour quelque chose de grave. En attendant, il était une menace. Et Jean a joué son rôle. Il le joue toujours. Son personnage manque d’étoffe. Au début, il a voulu être chef de bande, être à la tête des gars du coin, un cartel, mais tout lui semblait trop pénible et risqué. Il a voulu faire un grand casse, à la Caisse Desjardins, mais là aussi, il a manqué de cran, ou simplement de force. Il a ensuite cassé la gueule d’un mec, sérieusement, qui n’a pas porté plainte. Alors on l’a craint un peu plus. Son grand coup, c’est d’avoir pu, à vingt-deux ans, se mettre à l’assurance. Sous un prétexte. Ce n’est pas grand-chose. D’ici, on peut même le trouver ridicule. Mais quand vous vous sentez fort dans un petit village, vous n’avez pas de point pour comparer. Alors vous vous convainquez que vous êtes invincible. Et les gens autour de vous, qui n’ont pas non plus de quoi comparer, veulent bien croire que vous êtes invincibles. Voilà comment se montent les gloires locales.  

     

    *

     

    Quand Daniel descend dans la pièce principale, sa mère lui fait signe de venir, là, près d’elle, doucement, ne t’inquiète pas. Il s’approche lentement, pas rassuré du tout, comme l’enfant qui a fait une bêtise, tremblant, les larmes dans la gorge. Il sent bien qu’elle sait. Il veut ouvrir la bouche, dire quelque chose. Elle lui dit que c’est inutile, qu’elle sait tout. Alors Daniel proteste. Que c’est pas vrai ! Des mensonges. Et puis les larmes lui montent aux yeux. Il sait qu’il ne s’en tirera pas. Il ne nie plus. Il se confond plutôt. Que c’est pas pour longtemps. Que c’est pour le procès. Il jure. Que ça durera pas. Elle lui dit que ça ne fait rien, que ça lui est égal si c’est pour le procès ou autre chose, peu importe, elle, sa mère, elle veut qu’il arrête. Daniel ne répond pas. Il pleure seulement.

    Puis elle parle d’Odette, parce qu’elle sait bien ce qu’il se trame, qui a su convaincre son fils, et comment. Elle la hait. Pour ce qu’elle fait à son fils, et aussi pour sa place, qu’Odette a prise dans le cœur de Daniel. En entendant son nom, « Odette », Daniel explose, de rage, qui était comprimée. Il se dresse. Sa voix prend de l’ampleur. Il n’a plus rien de l’enfant. Il lui dit que ça la regarde pas, elle, qui elle se croit ? Il crie. Il la menace. Peut-être qu’il pense ce qu’il lui dit ? Peut-être qu’à ce moment il veut vraiment du mal ? Il marche vers sa mère, menaçant, il veut en imposer, comme son père quand il vivait, à coups de ceinturon. Mais la vieille lui fait face. Elle n’a pas peur. Elle avait peur de son mari. De son fils, elle ne craint rien. Il crie encore une fois que c’est pas vrai, des mensonges ! Des mensonges ! Et puis il se retourne. Il prend son manteau et sort de la maison – la porte claque. Sa mère reste dans l’ombre, sans dire un mot.

    Dehors, il veut reprendre son souffle. Les larmes lui coulent le long des joues et gèlent sous son menton. « Mais puisque c’est trop tard ? Puisque c’est trop tard ? » Il répète à voix basse. « Puisque c’est trop tard ». Il se perd dans la tempête. Les flocons dans les yeux. Le visage. Tout disparaît autour de lui. Il se croit perdu, oublié... « Tant mieux ! » pense-t-il. Puis tout ça lui fait peur, des vertiges... Alors il va dans son garage, il tourne la clef et il allume une cigarette – et il reste là, à l’établi, la tête entre les mains. Il aimerait se dégager. D’une ruade. Arrêter. Repartir. Mais Odette a raison. Il ira jusqu’au bout.                                                                               

    *

     

    Daniel prend ses outils. Il démonte le moteur qui est devant lui. Il l’a promis pour vendredi, à Bélanger. Que ça doit être fini. Il n’arrive pas à se concentrer d’abord, les tournevis lui glissent, il ne sait pas ce qu’il faut faire. Et puis quand même, peu à peu. Il parvient. Les sens lui reviennent. L’odeur d’huile le rassure. La crasse. C’est tiède, c’est familier. L’étau de son cœur se desserre. Il travaille. Il travaillera jusqu’à la nuit. Son paquet de cigarettes sur l’établi, son briquet, dans le froid. Dans l’ombre et le froid. Et le silence. Parfois, peut-être, il aimerait dire quelque chose. Mais ce quelque chose ne prend pas forme. Les mots ne lui viennent pas. S’il parle, c’est pour ne rien dire, et qu’est-ce que la parole ? Les mots qui comptent lui manquent tous.

     

                                                                                                  Q.M.

                                          

    (Ce texte inédit constitue l’ouverture de la nouvelle livraison, No 89, du journal littéraire Le Passe-Muraille, à paraître ces jours. Cet extrait est tiré du troisième chapitre de Notre-Dame-de-la Merci, deuxipme roman de Quentin Mouron à paraître en août 2012 chez Olivier Morattel)

     

    Image: Combien étaient-ils à Fukushima ? Dessin de Didier Mourom

  • Le regard du Bantou

    MAXLOBE.jpgL’Afrique à la rue de Berne. Max Lobe, après L’Enfant du miracle, poursuit son observation caustique et sensible des choses de la passion "déviante" et de la société.

    C’est avec un livre tonique et profus, savoureux de substance et un peu « jeté » dans sa forme - surtout édité à la diable à l’enseigne des Sauvages que Max Lobe, né en 1986 à Douala (Cameroun) et établi à Genève, a fait son apparition l’an dernier sur la scène littéraire romande. Avec autant de lucidité sociale que d’humour, l’auteur de L’Enfant du miracle combine l’évocation d’une naissance africaine burlesque, dans un milieu encore très marqué par la tradition et les micmacs de diverses religions, et l’apprentissage de la vie d’un jeune garçon pas tout à fait conforme aux normes admises, notamment en matière de sexualité - plus précisément affligé de la « maladie d’Eboa » ou syndrome du « fille-garçonnisme ». Parallèlement à l’aperçu de la vie quotidienne camerounaise aux multiples personnages bien épinglés, le protagoniste raconte ses tribulations sur le campus de l’Université de Lausanne, notamment au cours de manifs dont il souligne malicieusement les aspects dérisoires. Foisonnant et plein d’idées, ce premier roman dénote un talent évident d’observateur et de conteur, qu’on se réjouit de voir se déployer dans un cadre éditorial plus rigourex. Aux dernières nouvelles, les éditions Zoé ont fait bon accueil à la première mouture d’un nouveau roman en chantier de Max Lobe, intitulé Rue de Berne 39. À suivre de près…

    MaxLobe.jpegEntretien avec Max Lobe

    - Comment le désir d'écrire vous est-il venu ? Une influence extérieure (un griot, votre mère, un livre particulier, etc,) vous a -t-elle marqué à cet égard ?

    - Le désir d'écrire m'habite depuis la fin de l'adolescence. Elevé sous l’influence d’approches culturelles différentes les unes des autres (traditionalisme, modernisme, christianisme), j'ai toujours eu envie de raconter toutes ces contradictions qui, enfin de compte, me caractérisent.  J'ai été très marqué par l'Afrique contemporaine et ses multiples faces, par l'Afrique d'en haut qui cohabite avec l'Afrique d'en bas. Toutes ces facettes se retrouvent dans une littérature riche allant de Calixthe Beyala à Alain Mabanckou en passant pas Léonora Miano ou Fatou Diome, pour ne citer que les plus fameux.

    - Qu'était-ce pour vous qu'un livre durant votre enfance et votre adolescence ? A cette époque-là,  avez-vous jamais pensé que vous écririez un jour et seriez publié ?

    - Durant mon adolescence, les livres étaient essentiellement de la littérature négro-africaine : Aimé Césaire, Amadou Hampaté Ba, Birago Diop et ses Contes d'Amadou Koumba, Aminata Sow Fall, Mongo Beti, Ferdinand Oyono, et surtout Calixthe Beyala dont j'ai lu pratiquement toutes les romans.Un livre pour moi était avant tout une histoire voire un conte (personnage principal suivant un but visé, tout en traversant de multiples péripéties), un contexte (l'Afrique et toujours l'Afrique et ses couleurs), et aussi un engagement (on n'écrit pas juste pour écrire). Je m'identifiais facilement aux personnages de ces romans de chez moi par rapport, par exemple, aux romans français qui me paraissaient bien plus lointains. 

    A cette époque, même si je bricolais déjà des textes, j'étais loin de m'imaginer que j'aurais pu gagner un concours littéraire, trouver un éditeur et être publié.

    - Vous dites avoir écrit L'Enfant du miracle  en un mois. Pourquoi cette urgence ?

    - Je crois que pour écrire, il faut avoir quelque chose à raconter, quelque chose qui nous tient à coeur. Et dans le cas de L'enfant du Miracle, j'avais trop à dire. Toute cette histoire bouillonnait au fond de moi depuis quelques années. J'étais fâché ! J'en avais marre de certaines choses. Il y avait de la hargne dans mon ventre. Je voulais exprimer ma colère en écrivant, mais également en riant.  Et j'étais persuadé que seul ce livre pouvait me libérer ou du moins, entamer un processus de libération en moi.

     

    - Vous sentez-vous proche des autres auteurs de même origine, Camerounais ou Africains d'autres pays ? - Lisez-vous de préférence la littérature africaine ?

    - Je me sens très proche des auteurs africains, en général. Ces dernières années, c'est le phénomène Mabanckou qui m'a surtout marqué. Il dépeint l'Afrique que je connais et que j'ai envie de connaître. En lisant ses romans, on peutbpercevoir  l'accent de ses personnages, on peut voir les reliques de l'Histoire dans la vie des gens très modestes. Et ça, c'est génial, car j'ai l'impression de voyager. Par contre, depuis que je vis en Suisse, j'ai essayé de me rattraper sur la littérature « non africaine », notamment suisse et française. Mais j'ai aussi découvert avec passion la littérature latino-américaine. Elle est drôle et proche de la littérature négro-africaine. Sans doute parce que certaines revendications sont semblables des deux côtés de l'Atlantique.

    - Ce premier livre a-t-il changé quelque chose à votre rapport avec la Suisse ?

    - Non, pas vraiment. Mes rapports avec la Suisse demeurent les mêmes c'est-à-dire des rapports de passion, d'amour et de découverte. Le divorce n'est pas prévu, du moins, pas pour le moment.

    - Comment envisagez-vous la suite de votre travail d'écriture ?

    - J'ai encore assez de choses à dire. Ma vie m'inspire beaucoup. Et en tant que jeune Africain en Suisse, je crois avoir trop à raconter. Des choses drôles, moins drôles : j'ai beaucoup d'idées. Puis j'ai des causes à défendre ; j'ignore vraiment lesquelles… Je suis militant de causes que j'ignore moi-même !

    - Sur quoi travaillez-vous ces jours plus précisément ?

    - Je travaille actuellement sur un roman inspiré, une fois de plus, de mon expérience personnelle. Entre la Suisse et le Cameroun, le narrateur nous raconte une histoire d'amour passionnelle avec un jeune homme. Cela sur fond  de thèmes qui m'intéressent tels que la gouvernance en Afrique, les différences culturelles, ou encore la vi et la mort.

    Max Lobe. L’enfant du miracle. Éditions des sauvages… Genève, 2011, 178p.

    (Cet entretien est à paraître dans un numéro prochain du Passe-Muraille entièrement consacré à la relève littéraire en Suisse romande, avec des contributions de Guy Chevalley, Mathias Clivaz, Elodie Glerum, Douna Loup, Sébastien Meyer, Quentin Mouron, Bruno Pellegrino, Matthieu Ruf, Aude Seigne, Noémi Schaub, Daniel Vuataz, Vincent Yersin, notamment)

  • Horizon de paille

    Inédit

    DounaNB.jpgLes Lignes de ta paume

    Par Douna Loup

     

    Miécourt. Une vieille vous accueille avec ses deux fils qui auraient l'âge de partir mais qu'elle corsète aux bras lourds de sa ferme. Ils sont grands, frustes et bruns. Ils vous saluent avec mutisme mais ne vous quittent pas des yeux.

    La ferme a une toiture noire de sourcils en friche, ses murs trapus sont acculés aux champs d'orges et de tournesols. La ferme est fraiche, profonde et tu calcules en trois secondes que son épaisseur ne se pliera jamais en quatre dans ton coeur. Qu'elle restera autour de toi comme une proéminence abjecte. Qu'elle te sera toujours étrange. Étrangère.

    La nuit qui vous couche ce soir-là tutoie vos fenêtres à larges battants, vous êtes couchées sur un lit simple dans la chambre de la vieille mère et vos cousins dorment à deux pas dans une autre chambre qui grince.

     

    Le temps de s'éveiller il est déjà trop tard.

    La géographie a fait de vous ses prisonnières.

    Les collines du Jura vous toisent vertement aux fenêtres, les cousins vous dévorent des yeux et la vieille vous nourrit comme certains curés aigris donnent la messe.

    Il fait chaud. Lorsque vous contournez la grange où le foin sèche en vagues, les cousins surgissent avec leur chien. Entre ses jambes pend un long bâton rouge, miroir du désir enterré dans les cerveaux des garçons trop âgés pour les chambres de célibataires.

    Vous regardez le foin en tas, vous auscultez les murs de bois... le soleil se cramponne aux planches sur lesquelles vos regards bleus butent, il ne faut surtout pas lâcher cette image de bois, elle vous sauve pour l'instant encore.

    Mais les cousins ne passent pas leur chemin, ils restent, ils ne vous disent rien, ils vous regardent. Leurs regards torpillent vos coeurs, leur silence est un rapt. Les mots le désamorceraient mais vous êtes aussi muettes que la paille, alors vous partez en courant, vous essoufflez votre peur dans les champs, vous longez la route, traversez le village et atterrissez hagardes dans l'épicerie de Miécourt.

    Vous n'avez ni argent ni courses à faire, mais vos visages et votre peur font venir près de vous l'épicière. Elle s'appelle Marie, elle est à peine plus âgée que vous; peu de mots suffisent à vous faire comprendre, à vous faire assoir, à vous faire adopter. Vous buvez de la limonade tout l'après-midi. Les bulles et sa compagnie tendre apaise la terreur en vos corps.

     

    ... tes rêveries te manquent, les mouches recouvrent les jours de leurs petites pattes noires, ton imagination s'arrêtent aux murs, les garçons vous poursuivent, vous espionnent, vous traquent, mais ne sont pas encore parvenus à vous serrer. 

    Les griffes du réel t'enserrent. Les bras du réel t'affectionnent. Le réel c'est l'or des nuits, c'est la crème couverte de mouches, c'est aussi Marie l'épicière, les petits mots qu'elle a pour vous.

    Son père boit, son père noie son corps de litres et de degrés forts. Et les mots de Marie pourtant, ses mots sourient, ils sortent tout droit de sa douceur, ne savent pas briser sa tendresse. Lorsque Marie aimerait se fâcher, crier contre ce vieil ivrogne, elle parvient tout juste à chanter une vieille comptine et à soupirer face aux vitres. Au milieu de ses clients rares, Marie lève le poids des choses, pèse en grammes les lentilles, entasse ses sacs de farine et le soir venu additionne quelques sous avec sa pauvre joie.

    Toi tu trépignes. Ce Jura t'impatiente. Cette Suisse te révolte.

    Ici c'est pire que tout dis-tu, je préfère les Allemands. Tu n'as jamais vu de près les Allemands. Tu n'as vu que leurs ailes de plombs. Tu te souviens avec nostalgie du mot guerre, de la radio de ton père, de votre maison à Roppe remplie de tumultes ces derniers mois, de Jeanne restée dans sa maison feutrée où tu n'as jamais pu entrer. 

    Il faut quitter ces collines infestées de vaches, quitter ce ciel où infusent des mouches, ce pays de garçons vicieux.

    Il y a bien Marie et sa limonade mais elle ne fera pas le poids.

    Ce pays est une infection, on aurait mieux fait d'avoir la gale dis-tu, la douanière nous aurait empêché de passer. On aurait mieux fait d'être pleines de maladies, pleines de rage, de peste, de poux ou de puces de lapins, la Suisse nous aurait tout de suite rejetées, nous serions retournés à Roppe!

    Tu as treize ans et demi et tu t'appelles Nelly, tu te sens vieille, tu penses que ton destin de femme ressemble à autre chose qu'à un horizon de paille dénommé Miécourt, tu penses que tu ne supporteras pas un jour de plus les garçons et leur chien, que tu peux devenir une autre, devenir une fugueuse heureuse.  

    Tu ne rêves plus que d'une seule chose, passer cette ligne dans l'autre sens. Tu te souviens du nom de la petite ville où vous êtes passés de la France en Suisse, elle s'appelle Delle. Delle a été la honte, la nudité volée, Delle sera transfigurée si vous passez en sens inverse. Si vous passez de Suisse en France.

    La vieille a un champ près de Delle, un champs de pommes de terre roses à sortir du sol. Vous attendez le jour de la récolte, vous calculez les ciels et les températures, vous préparez votre petit bagage. Une soeur cadette vous y retrouvera avec la tante de Boncourt et tu seras la cheffe d'expédition, la cheffe de délivrance. Enfin vous quitterez ce mauvais pays...

    D.L.

     

    (Ce texte est extrait du deuxième roman de Douna Loup, Les lignes de ta paume, à paraître en août 2012 au Mercure de France)

      

     

     

     

  • Mon Goncourt 2012

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    Une lecture du Bonheur des Belges de Patrick Roegiers (1)

    Le Prix Goncourt 2012 sera belge ou ne sera pas. Je le fanfaronne tranquillement en lisant Le Bonheur des Belges de Patrick Roegiers, à paraître le 5 septembre prochain chez Grasset. Je ne suis pas seul à penser que le Prix Goncourt gagnera fort à se voir attribué à ce livre : Patrick Roegiers le pense aussi tant il est lui-même fanfaron. J’ai connu Patrick au Salon du Livre de Balma en 2005, et tout de suite ce grand diable m’a exaspéré par sa fanfaronnade avant de me devenir sympathique autour d’une table de bistrot où nous avait emmenés Daniel de Roulet, sur quoi je découvris un écrivain hors norme. Cette évidence m’est apparue à la lecture rétrospective d’Hémisphère nord  (paru en 1995 et gratifié du Goncourt belge que représente le Prix Rossel) puis se confirma avec Le cousin de Fragonard et La nuit du monde, autant que dans Le Mal du pays, autobiographie de la Belgique où le romancier a puisé ses personnages et ses décors afin de brosser cette fresque carnavalesque à la fois rutilante et réjouissante, revigorante et ravigotante, bonnement ravissante au sens du ravissement des Sabines par les Sabins.

    Le Bonheur des Belges fait naturellement pendant au Chagrin des Belges du vormidabel Hugo Claus ; et naturellement, quoique prisant fort le maître flamand, je préfère son compère bruxellois qui se prend illico par la main de Victor Hugo pour grimper avec celui-ci (en train d’achever ses Misérables) sur la butte de mémoire de Waterloo au pied de laquelle il est écrit : « L’accès de l’escalier est interdit avec des frites ».      

    Patrick Roegiers (prononcez Roudgirs) est un écrivain hugolien quand il évoque l’auteur immense de L’Homme qui rit et de La Légende des siècles, napoléonien quand il décrit de près le « petit tondu », et plus encore rabelaisien (Alcofribas étant un auteur potentiellement belge de par son universalitude) par son mélange d’érudition joyeuse et son amour de notre langue qu’il trousse avec une vigueur inégalée ces jours de météo littéraire maussade en France française.

    Le Bonheur des Belges raconte l’histoire d’un crâne petit garçon qui commence, en rêve, par se débarrasser de sa mère dévorante, laquelle lui apparaît sous les traits de la Yolande Moreau du film Quand la mère monte. C’est un bon début pour se lancer dans la vie rêvée et la selva oscura de la mémoire belge dont le premier Virgile sera donc Torugo.

    Patrick Roegiers sait tout des aventures de Torugo en Belgique, évoquées sur un ton vif et frondeur qui fait la première qualité du Bonheur des Belges, façon « ligne claire». Virtuose avéré des longues phrases, Patrick Roegiers raccourcit celles-ci pour être plus et mieux lu, les dégage autour des oreilles afin de les rendre plus musicales et les fait onduler et crépiter et se déployer en évocations saisissantes, notamment dans la reconstitution de la bataille de Waterloo qui introduit une autre composante essentielle du roman : savoir sa façon de baiser le Temps. On sait depuis Lucrèce, Spinoza et Proust que tous les temps sont dans la nature, surtout en ce pays fictif par excellence qu’est la Belgique. On découvre en outre que tous les temps sont permis au pays de Thyl Ulenspiegel.

    Le premier morceau d’anthologie du Bonheur des Belges (cf. L’Anthologie des oeuvres de Patrick Roedgiers, à paraître en 2047 pour le centenaire de l’auteur) est repérable entre les pages 36 et 38 du roman, traitant de la dualité fratricide de la famille belge où l’Histoire européenne vit parfois un Franz et un Frans s’entrebaïonetter avec des élans de ferveur meurtriers pour le compte de belligérants qui n’usèrent pas autrement des mercenaires suisses.

    Je cite à la volée : « Les Belges ont peu de fierté naturelle. Ce sont de fieffés saccageurs. (…) Voici le cas de deux frères devenus adversaire par caprice de l’Empereur. Ils ont tous deux l’âge d’aller à la guerre. L’un s’appelle Frans et l’autre Franz. Ils ont le même âge, un air de famille et un accent semblable, mais parlent des langues différentes, ce qui les a fait s’enrôler dans des camps opposés, mais ils auraient pu échanger leurs place et revêtir l’uniforme de l’ennemi. (…) L’un a un cœur de diamant, l'autre de pierre. Aucun des deux n’est à même d’assurer seul son rôle (…) L’un ne s’adresse à personne, l’autre fait appel à tout le monde. Chacun baragouine sa propre langue, mais ils ne s’entendent que si les deux se parlent ensemble. L’un est de partout, l’autre de nulle part. L’un est jaloux, l’autre envieux. L’un est élancé, l’autre trapu ».

    Ainsi de suite et ceci encore : « L’un aux côtés de l’Empereur est sergent, l’autre aux côtés des Alliés est simple caporal.

    -          Toi ici ?, dit Frans.

    -          Toi aussi ?, dit Franz.

    -          Tu es plus qu’un frère pour moi.

    -          Tu es mon alter ego.

    -          Et toi, tu es moi-même.

    Et la belle paire de s’embrocher : « On retrouve les deux frères dans les bras l’un de l’autre, enlacés dans une commune agonie, unis dans un baiser de haine à quoi les achemine leur distincte trajectoire. Waterlooser ! »

         Le deuxième morceau de choix du Bonheur des Belges suit entre les pages 43 et 66, relatif à l’évocation de la bataille de Waterloo et au portrait de Napoléon vue de tout près par le jeune narrateur. Il faudrait tout citer. Mais on m’appelle à table ! La suite suivra…