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  • Auberjonois

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    Un mystère émane de la peinture et des dessins de René Auberjonois,  qui fait de ce grand artiste vaudois une espèce de messager de quelque Ailleurs. Il y a chez lui du grand seigneur né coiffé et de l'humble chemineau, de l'humaniste dandy et du créateur secret jamais satisfait, dont l'art semble comme assourdi ou ralenti, hors du temps et à l'écart de toute représentation flatteuse ou seulement décorative . Ainsi le peintre se méfiait-il des paysages et de la trop  vive lumière ou du trop clinquant éclat, autant que de toute ligne trop virtuose.

    La gravité d'Auberjonois échappe cependant à certaine pesanteur rabat-joie où le calvinisme romand et la grisaille vaudoise ont leur part, pour flamboyer sourdement, si l'on peut dire, dans les bruns dorés, les verts ombreux, les blancs cassés, les bleus passés, les rouges tirant au roux d'une palette non pas étroite mais concentrée, ramassée, intense dans son retrait, vibrante comme une basse continue.

    Ceci pour la peinture, car les dessins ont leur force particulière, parfois leur folie. On passe alors de l'immobilité pensive des scènes peintes, scènes d'intérieurs, scènes de villages valaisans qu'on dirait espagnols, scènes de cavaliers ou de cirque, scènes de tauromachie, scènes de corps dénudés ou d'objets posés, scènes de tout un théâtre silencieux, aux cris de dessins et aux griffes, au vif tendre ou barbelé des dessins.

    Auberjonois.jpgNota bene : La vie de René Auberjonos (1872-1957) est  celle d'un « fils à papa », selon son propre dire, qui n'a cessé de rompre avec les acquis bourgeois pour conquérir son propre univers, sa liberté et son moi. Né à Lausanne, de famille fortunée, il entre à l'Ecole des Beaux-Arts de Paris en 1897 après divers tâtons (dans la banque, la cavalerie militaire et le violon), copie les maîtres anciens à Florence (en 1900), rencontre Ramuz (en 1905) dont il restera l'ami privilégié, participe aux Cahiers Vaudois et à l'aventure de L'Histoire du soldat, séjourne alternativement à Jouxtens sur Lausanne et en Valais, à Paris et ailleurs, se marie plusieurs fois, impressionne Rainer Maria Rilke lors de sa première exposition personnelle, participe de près ou de loin à la vie artistique romande et française, traduit Joyce en français pour son plaisir, enfin repose au cimetière de Jouxtens depuis 1957. Ramuz et Gustave Roud ont consacré maintes fines pages à leur ami, mais c'est sous la plume de Cingria que nous trouvons la plus belle évocation du personnage. Charles-Albert remarque ainsi « qu'Auberjonois est exactement comme un chat. Le chat est propre : il est propre ; sec : il est sec ; grandiose : il est grandiose ; sobre : il est sobre ; gris : il est gris ; tigré : il est tigré ; net : personne n'a jamais été plus net. En un mot qui résume tout, Auberjonois résume le parfait matou gentleman. Ses cils et se sourcils, come ceux du chat, sont volumineux et grondants ».Auberjonois06.jpg

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  • Arditi

     

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    Avant la parution de Prince d'orchestre.

    Metin Arditi connaît  la musique. Il y a de l’homme-orchestre chez ce brasseur d’affaires qui se paie le luxe d’enseigner le génie atomique à l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne, de présider l’Orchestre de la Suisse Romande et d’exercer une importante activité de mécène tout en composant des romans de plus en plus remarquables où s’affirment, et de plus en plus, un regard sur le monde et surtout un ton personnels.

    Les premiers ouvrages de Metin Arditi, qu’on pourrait dire de reconnaissance gracieuse à Jean de La Fontaine, Nietzsche ou Van Gogh, étaient d’un écrivant élégant et cultivé ; mais ses derniers romans, achoppant aux arcanes de l’art (Le Turquetto) ou de la musique (Prince d’orchestre), sont d’un écrivain pénétrant et ressaisissant lui-même les secrets de la création non sans accéder à la dimension supérieure de l’émotion.

     Nota Bene : Du récit en ligne claire à la polyphonie romanesque, le talent de Metin Arditi s’est largement épanoui dans ses deux derniers romans, Le Turquetto (Actes Sud, 2011) et Prince d’orchestre (Actes Sud, 2012). Déjà très maîtrisé dans le jeu de la fiction et de la vérité documentaire d’époque – notamment à propos des ateliers vénitiens -, Le Turquetto est une fresque chatoyante traversée par un génial rival du Titien évacué de l’histoire pour motifs essentiellement sociaux et religieux. Or le poids de la société, autant que les pièges d’une ambition personnelle dévorante, se retrouvent dans Prince d’orchestre. Portrait d’un chef parvenu au top mondial, que son orgueil cassant pousse à entrer en conflit avec les musiciens qu’il dirige, ce roman nourri de la grande connaissance de l’auteur en matière de musique et de milieu musical, déploie également une réflexion incarnée sur les jeux du hasard et de la destinée. Dans un récit à multiples points de vue qui permet à l’auteur de constituer une frise de personnages finement détaillé et d’un protagoniste plus travaillé comme en ronde-bosse, l’ouvrage, virulent dans son évocation du Système, touche également, en fin de course vertigineuse,  à l’émotion la plus vive.    

    Metin Arditi. Prince d'orchestre. Actes Sud, 362p. À paraître le 20 août 2012.    

     

     

     

     

     

     

  • La belle équipe

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    En 1914, avec la parution de Raison d’être de C.F. Ramuz, les Cahiers vaudois réinventent la littérature romande.

    Le début du XXe siècle est marqué, en Suisse romande, par une formidable éclosion de talents littéraires et artistiques qui formeront, pour quelques années, une équipe sans pareille réunie par un projet commun que Georges Duplain, savoureux historien de l’aventure, appelle Le gai combat des Cahiers vaudois.

    Dès 1914, Les Cahiers vaudois ont rassemblé des écrivains de moins de quarante ans dont les noms sont aujourd’hui reconnus: Ramuz, Charles-Albert Cingria, Edmond Gilliard, Paul Budry, René Morax, Gustave Roud, Pierre Girard, notamment. Les peintres René Auberjonois, Géa Aubsourg et Henry Bischoff, et les musiciens Ernest Ansermet et Igor Strawinsky, s’ associèrent à cette entreprises commune dont la réalisation de l’Histoire du soldat fera date mondiale. Au total, une quarantaine de cahiers, alternant livraisons collectives et ouvrage personnels, paraîtront entre 1914 et 1918 

    La légende veut que l’idée des Cahiers vaudois ait été lancée devant la cheminée du maître d’arithmétique Ernest Ansermet, peut-être par Marguerite son épouse-égérie, ou par un prof à l’école de commerce, auteur notable à venir, du nom de Paul Budry ? Or celui-ci caressait le projet depuis quelques années déjà. En 1912, Ramuz lui écrivait en effet de son exil parisien : ««Je voudrais (…) que vous appeliez vos cahiers: Cahiers vaudois. Il faut insister là-dessus, (…) que c’est du canton de Vaud seul qu’il peut sortir chez nous quelque chose et que c’est cette terre-là seule qui donnera un jour des fruits (…) Il faut que ce soit contre-universitaire, contre-intellectuel, c’est-à-dire vivant. De l’imprévu, de la verve, du plaisir, du tempérament. Tout est là».

    Des années plus tard, Paul Budry jouera la désinvolture. « On ne savait absolument pas ce qu’on allait faire », prétendra-t-il, et son compère Edmond Gilliard abondera en évoquant une « partie de plaisir ». Or le premier des Cahiers, tout entier consacré à l’essai-manifeste fondateur intitulé Raison d’être, ne reflète en rien ce prétendu dilettantisme. Rompant certes avec la grisaille littéraire romande, Ramuz incarne le sérieux de la littérature comme personne. Budry et Gilliard ont déjà reconnu un grand écrivain en  l’auteur d’Aline, de Jean-Luc persécuté ou  de Vie de Samuel Belet, merveilles encore inaperçues sauf de quelques-uns. En outre, à la veille de la Grande Guerre, Ramuz prépare son retour au pays avec cette idée qu’une littérature autonome et originale y est possible, dégagée des carcans de la morale et défiant le régionalisme autant que le chauvinisme national. Et puis Ramuz a d’autres amis que les trentenaires vaudois. Dès le début du siècle, à la caserne de Lausanne, une école de sous-officiers l’a fait rencontrer un artiste et un esprit d’exception en la personne d’Alexandre Cingria, peintre et futur verrier flamboyant. La rencontre des petits caporaux s’enrichira bientôt à l’apparition de l’extravagant non moins que génial Charles-Albert, frère cadet d’Alexandre, pour former le début d’un cercle amical artistico-littéraire impatient de  « faire quelques chose ». Deux revues genevoises éphémères, Les pénates d’argile et La voile latine, concrétiseront ce vœu pour buter sur de fortes dissensions idéologiques entre « helvétistes » et « latinistes ». Un pugilat légendaire opposant Gonzague de Reynold et Charles-Albert Cingria servira de leçon aux compères des Cahiers vaudois. La correspondance échangée par Paul Budry et Ramuz permet ainsi de voir comment le premier, désigné maître d’œuvre par le second, a fini par déjouer les réticences, et autres bisbilles, pour faire cohabiter les Cingria maurassiens et le rebelle Edmond Gilliard, Henri Roorda l’humoriste anarchisant et l’esthète aristo  Auberjonois.

    Avec le recul d’un siècle, la  restriction ramuzienne au «canton de Vaud seul» peut laisser songeur, et l’on verra Romain Rolland déplorer les partis pris anti-genevois ou anti-alémaniques des compères alors que l’Europe bascule dans le chaos. Mais Ramuz prétend bel et bien toucher l’universel par l’affirmation du particulier.  À la fin de Raison d’être, contre toute  « littérature nationale », il appelle ainsi de ses vœux « un livre, un chapitre, une simple phrase qui n’aient pu être écrits qu’ici »…

    S’ils ne furent guère avant-gardistes en cette époque marquée par Joyce et le mouvement Dada, entre autres mouvement modernistes, les Cahiers vaudois contrastent pourtant fortement avec les revues romandes de ces années, de la conventionnelle Bibliothèque universelle à la grise Semaine littéraire. Sainte-Beuve, de passage à Lausanne, regrettait que l’écrivain romand ne fût pas plus artiste. Or telle est peut-être la rupture la plus nette que concrétisent les Cahiers vaudois, qui battent en brèche la tradition compassée des pasteurs et des professeurs, au bénéfice d’une littérature de chair et de sang et d’un art vivant.


    Georges Duplain. Le Gai combat des Cahiers vaudois. Editions 24Heures, 1985, 269p.

  • Ceux qui rêvent tout haut

     

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    Celui qui fait choir la chevillette / Celle qui embobine le chevrier / Ceux qui défilent entre les blocs de lumière sculptés par le songe / Celui dont les délires sont géométriques et musicalement soumis aux nombres au sens pythagoricien / Celle qui maugrée dans le hallier aux fleurs blanches de soie floche / Celui qui est attentif au concert des pluies dans la maison qui prend l’eau / Celle qui se rappelle la tête réduite sous sa cloche de verre / Ceux qui sont bruyants même quand ils se taisent / Celui qui étouffe au milieu des volubiles / Celle qui s’amuse à décontenancer les superficieux / Ceux qui nouent une nouvelle amitié dans la demeure isolée / Celui qui ne rêve jamais qu’à haute voix quand la Dame repasse la lingerie intime du Colonel / Ceux qui font des rêves héréditaires d’un érotisme purement verbal / Celui qui reconnaît en rêve des gens qu’il n’a jamais rencontrés que dans d’autres rêves / Celle que j’ai rencontrée en rêve sur la Piazza Vecchia d’Arezzo que je n’ai découverte que deux ans plus tard / Ceux qu’accompagne le chien Charbon dans le jour bleu vert / Celui qui se baigne en chemise dans le tanker australien / Celle qui offre un pot  de maté au marin de passage / Ceux que rabroue l’inspectrice des ongles / Celui qui se rappelle le « dépanneur » de son bled des Laurentides / Celle qui médite devant l’ombre pyramidale délimitée par le soleil et le silence / Ceux qui croient à la transmigration des âmes et s’expliquent ainsi leurs souvenirs de caïmans aux îles Impatientes / Celui qui milite pour une metempsychose égalitaire / Celle qui affirme que les animaux sont les rêves incarnés de la Nature / Ceux qui devisent tous bas dans le crépuscule serein, etc.

     

    (Cette liste a été jetée au crayon Caran d’Ache 4B dans les marges de Faits divers de la terre et du ciel de Silvina Ocampo disponible dans la collection L’Etrangère des éditions Gallimard)