Lorsque Vladimir Dimitrijevic m’a annoncé, ce soir, la mort subite de Dominique de Roux, foudroyé à l’âge de quarante-deux ans par une crise cardiaque, un sentiment très étrange m’a saisi, mêlé de surprise et d’incrédulité, et j’ai revu ce personnage si brillant et si fluide, si à l’aise dans le monde, si vivant, si naturellement urbain et si sûr de lui, qui m’avait reçu une première fois en 1972 dans la pénombre de son grand appartement de la rue de Bourgogne – j’ai revu le pull de cachemire qu’il portait ce jour-là et je me suis demandé comment il se faisait qu’un type visiblement si bien dans son pull puisse mourir si brusquement sans crier gare ?
Avait-il, lui l’intuitif fulgurant, le pressentiment que cette vie qu’il aimait d’une passion orientée par le sens des destinées personnelles, bien plus que par le sens de l’Histoire, lui serait ravie aussi tôt ? Ce n’est pas impossible. En tout cas, passé le premier saisissement, je me dis que cette mort en plein vol a quelque chose d’un paraphe, tout à fait dans le style à fulgurances de l’écrivain, signant finalement une œuvre étincelante et une vie comme en porte-à-faux avec notre époque.
C’est qu’il y avait chez lui du vaillant mousquetaire, dont la pensée et la plume, à tout instant stimulées par le « plaisir aristocratique de déplaire », ne pouvaient séduire à gauche plus qu’à droite, et d’ailleurs de ma première lecture de L’Ouverture de la chasse me reste un souvenir mêlé de reconnaissance et de rejet. J’ai reconnu ma propre défiance, vécue dans les rues du Quartier latin en mai 1968, quand j’ai lu ces lignes écrites à chaud et publiées en juillet de la même année : « Il a fallu l’asservissement des adultes à leurs citadelles arriérées, à leur corps endormi pour qu’aux premiers fracas d’un bavardage poétique tournant au-dessus des émeutes ils se soumettent, s’avalent par rangs de taille, et donnent à penser à leurs fils qu’ils faisaient la révolution. » J’avais beau me sentir, moi aussi, fils en révolte : le délire rhétorique du troupeau m’avait rejeté dans les marges et je retrouvais exactement mon sentiment du moment en lisant ces lignes féroces : « Or ces fils, livrés à eux-mêmes, aliénés par des chimères, embusqués dans un surréalisme amolli, encrassé, se sont déchirés aux fourrés des mythologies révolutionnaires, au niveau de la culture générale. La crise spirituelle déguisée puis barbouillée de nihilisme à la manière des enfants, piégeait sa jeunesse, ses nouveaux mois, ses projets de révolution, tout ce qui une seule fois précède la mort. »
Pourtant à l’adhésion succédait le rejet de la rhétorique ronflante réinvestie par notre d’Artagnan célébrant « le seul révolutionnaire » en la personne providentielle de Charles de Gaulle – non, décidément, là ça ne passait plus, et toujours j’ai regimbé devant les poses « historiques » d’un écrivain soucieux de marquer le siècle de sa propre trace héroïque à la Malraux et jetant au ciel ses métaphores par trop grandiloquentes à mon goût de descendant de chevriers helvètes : « Le monde a été conçu dans le feu, vient du feu et y retournera. Mais dans les sentiers du feu, une certaine décadence d’émeraude, symbole de la trahison vipérine du doute, de l’éternelle contestation du néant, détourne le feu de ses prolonges d’acier, vers les cloaques délicieux qui sont à la Jérusalem céleste de nos enfances rimbaldiennes ce que sont aujourd’hui à Istamboul les harems à pou¬fiasses couvertes de pierreries creuses pour touristes aveugles. »
Pourtant ce style flamboyant, malgré le creux sonnant, m’en imposait tout de même par l’élan qu’il marquait, et l’éclat cerné d’obscurité d’une langue relançant la pensée poétique et la furia d’une critique inspirée, belle et rebelle.
Aussi me plaît que Dominique de Roux se soit toujours affirmé contre le Nouvel Homme nivelé style Chigalev, tandis que, passeur, il servait les causes perdues de Céline ou de Pound, et celle non moins inconvenue alors d’un Witold Gombrowicz, révélé dans sa propre rébellion, ou qu’il fasse et fasse faire les Cahiers de l’Herne comme il a aidé à se lancer L’Âge d’Homme.
C’était un romantique sans illusions qui luttait contre les abaissements de l’époque, un oiseau-phénix trop à l’étroit dans la cage du parisianisme, un romancier velléitaire quelque peu, champion de l’amorce, mais à retombées parfois décevantes, les feux de l’incendiaire éblouissaient plus qu’ils n’éclairaient, mais le défenseur était un honnête homme, je crois. Je ne sais trop ce qui lui a pris d’aller se jucher sur la jeep d’un général portugais, ni ne comprends bien son Cinquième empire, mais je suis triste de voir s’en aller si vite un type bien que, peut-être, j’aurais fini par rencontrer vraiment...
Note de 1977, extraite des Passions partagées (2004)
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Aventurier de style
Dominique de Roux en 1972 (Paule Rinsoz)
Le nom de Dominique de Roux (1935-1977) a longtemps suscité l’opprobre d’une fraction de l’intelligentsia parisienne, « politiquement correcte » avant l’heure, à une époque où faire l’éloge d’un Louis-Ferdinand Céline, notamment ne pouvait que relever du « fascisme ». Pratiquant le « plaisir aristocratique de déplaire » en anarchiste de droite, ce mousquetaire romantique mal fait pour La France de Jean Yanne, selon le titre d’un de ses pamphlets, était naturellement porté à défendre un maudit génial tel Ezra Pound (bel et bien égaré dans le fascisme mussolinien, celui-là) ou, avant tous les autres, le grand écrivain polonais Witold Gombrowicz, alors méconnu, qu’il révéla au lecteur français.
Fin de race hanté dès sa jeunesse par le pressentiment d’une mort prématurée (qui frappa plusieurs de ses frères), ce fils d’une longue lignée aristocratique de Charente, fasciné par le général de Gaulle, se rêva un destin de héros stendhalien, à la fois homme d’action et écrivain engagé dans l’histoire contemporaine comme l’avait été un Malraux. Fondateur des Cahiers de l’Herne (où il fit célébrer Michaux, Borges, Jouve, Dostoïevski, et tant d’autres) et grand découvreur de l’édition parisienne, écrivain au style flamboyant quoique inégal, Dominique de Roux composa de brefs romans élégants et voilés de mélancolie (Mademoiselle Anicet, L’Harmonika-Zug, La jeune fille au ballon rouge, Maison jaune), quelques beaux essais très personnels (sur Céline, l’écriture de Charles de Gaulle et Gombrowicz) et un recueil de fragments aussi étincelants qu’irrévérencieux (notamment des propos sur Roland Barthes et Georges Pompidou, jugés scandaleux), intitulé Immédiatement et qui lui valut de perdre brutalement son poste de directeur littéraire aux Presses de la Cité, en février 1972.
Habité par une vision politique à caractère poético-messianique, Dominique de Roux voyait l’accomplissement du gaullisme dans une sorte d’internationale pacificatrice, qui le fit s’engager dans la révolution portugaise de 1974 et dans la guérilla angolaise, au titre de conseiller personnel de Jonas Savimbi. Sous le couvert de reportages, il accomplit des missions pour le Renseignement français, ainsi que le révèle Jean-Luc Barré dans la passionnante biographie qu’il vient de consacrer à l’auteur du Cinquième empire, vaste chronique romanesque imprégnée par la dernière grande aventure de l’écrivain. Un autre aspect, plus intime mais combien révélateur, de la vie de Dominique de Roux est également éclairé en l’occurrence, tenant à ses relations de séducteur et d’amoureux plus profond, dont témoignent de magnifiques lettres recueillies par le biographe.
- Comment, Jean-Luc Barré, situez-vous Dominique de Roux dans la littérature du XXe siècle ?
- Je le vois d’abord comme un des acteurs majeurs de la vie littéraire, à la fois éditeur et écrivain comme le furent un Jean Paulhan ou un Jacques Rivière. Et outre, et le public le découvrira à la publication de sa correspondance : il m’apparaît comme l’un des derniers grands épistoliers de la littérature française.
- Qu’avez-vous découvert en travaillant à cette biographie ?
- Le coup de chance, et la principale découverte, a été le lot de plus de mille lettres inédites qui m’ont été remises, contenant une masse de renseignements sur le parcours de l’écrivain entre 1970 et 1977, où il vécut dans l’errance la plus totale. C’est l’occasion de lever le voile sur une trajectoire peu connue, dont il commente les étapes à ses correspondantes : les deux femmes qui ont le plus compté dans sa vie à part son épouse Jacqueline de Roux. En outre, je mets en lumière son engagement effectif dans les services de renseignements français et son rôle auprès du leader de l’UNITA, Jonas Savimbi.
- Que cherchait-il au juste ?
- On sent qu’il cherchait « le roman », l’Histoire en marche. Il a d’abord découvert, dans le personnage de Spinola, un personnage à la De Gaulle qui l’a fasciné. Engagé dans la révolution des œillets, il n’y a vu qu’une péripétie dans le genre de mai 68, mais c’est avec beaucoup plus de conviction qu’il a défendu la cause de l’UNITA…
- Pourquoi, dans votre titre, le qualifiez-vous de « provocateur » ?
- La provocation n’est pas chez lui, comme chez un Jean Edern Hallier, une fin mais un moyen. C’est une constante remise en question de tout ce qui tend à la sclérose, au conformisme et à l’uniformisation. D’où sa fascination pour les parias, les maudits et les univers parallèles. A tous égards, c’est un homme qui a sans cesse vécu dans l’urgence, conscient du fait que ses jours étaient comptés.
- Quelle est, finalement, l’idée directrice qui se dégage de sa quête ?
- Dominique de Roux me semble l’un des derniers écrivains de notre époque qui a pensé en termes d’universalité. Rêvant d’une sorte de communauté lusitanienne post-coloniale, il était ouvert au mélange des cultures et tout à fait opposé à l’apartheid. Le gaullisme lui avait fait entrevoir une troisième voie. Ce qui me frappe chez lui, c’est le refus de souscrire à une identité qui enferme. En dernier ressort, on sent en outre que tout pour lui devait aboutir à la littérature. Telle est d’ailleurs la dernière issue de sa vie.
Jean-Luc Barré. Dominique de Roux le provocateur. Fayard, 651p.
Dominique de Roux, L’Ouverture de la chasse. Le Rocher. Réédition d’un recueil d’essais percutants, notamment sur Mai 68, Sollers, Jean Edern Hallier, Marcuse, Brancusi, Gombrowicz et l’Internationale après-gaulliste.
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Ceux qui s'informent
Celui qui se documente sur les mécanismes du sommeil de la mouche tsé-tsé / Celle qu’on dit aussi paresseuse que l’escargot de mer Aplysia californica / Ceux qui ont un détecteur automatique d’émotions d’arrière-plan / Celui qui régule ses émotions sociales en fonction de son plan de carrière / Celle qui affirme que le port royal de son bonobo est inné plus qu’il n’est acquis à son contact de biologiste de bonne famille genevoise / Ceux qui n’ont pas conscience des structures de dominance qu’ils ont acquises au Service des automobiles / Celui que les informations forment / Celle que l’informatique déforme / Ceux que la saturation d’informations a rendu informes / Celui qui affirme que sa sœur Monique ressent tout par le nez comme il en va de certains vers / Celle qui n’a pas informé son voisinage de sa disparition vu qu’elle était déjà morte pour eux / Ceux qui se demandent si les plantes portant les organes mâles et femelles sont influencées par d’autres végétaux à l’instar des individus bisexuels soumis à la discipline des chambrées militaires ou des classes de couture / Celui qui rappelle au groupe de réflexion transgenre que les anciens rois tahitiens n’avaient guère de descendance issue de rapports incestueux / Celle qui se dit « bête comme l’Himalaya » sans que ses mufles ne cousins ne protestent / Ceux qui achoppent à la dotation biologique de Madame Sans-Gène / Celui qui pense faire une chatterie à son amie Adeline en lui disant qu’elle a du chien / Celle qui a trébuché sur les marches de l’évolution et se retrouve pourtant docteur ès lettres de l’uni de Lausanne / Ceux qui ont fait théologie et se sont recyclés dans l’économie de marché / Celui qui ne dirige son orchestre olympique que d’une main / Celle qui se renseigne sur les moeurs de l’organiste / Ceux qui redoutent la curiosité prédatrice des prétendu philanthropes / Celui qui n’est pas étonné d’apprendre que Gargantua a bu toute l’eau de la Sarine avant de se laver les pieds dans la flaque connue depuis lors sous le nom de Lac noir ou Schwarzsee / Celle qui ne sait pas que sa phobie des cloches remonte au temps des géants / Ceux qui chantaient la chanson de Gargantua dans la classe de mademoiselle Chambovey où il est dit que le géant a bu l’eau du lac de Bret après avoir jeté la pierre du Niton, etc.
Image : Philip Seelen
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Visions de Jack
par Maxime Maillard
I
Sa tête bourdonnait comme une lavande
Et les fruits succédaient aux fleurs
Quand elle se laissa partir
Bien décidée à ne pas revenir
Des deux côtés du couloir on se regardait sans se comprendre
Entre détresse et soulagement
II
Ces deux-là ne faisaient qu’un
La vie les avait rendus doux comme des galets
On les voyait côte à côte à Noël sur le divan
Lui, donnant le la
Elle, les lèvres en coeur
Sous de fines lunettes posées tout au bout du nez
Ils tiraient à deux mains dans les ruelles du bourg
Une vieille histoire d’adolescents
Inséparables au guichet de la poste
A la piscine municipale les jours de pluie
Leurs deux bonnets de silicone bleu
Progressant lentement parmi les vaguelettes
Puis une nuit
Comme une plante pousse
Le forgeron est parti
Sans saluer personne
S’est faufilé dans un coin de sa Françoise
III
Sa vie durant le boucher s’était tu
Acceptant tout et bien plus
Amen - pauvre boucher
Qui devint même banquier pour lui plaire
Des bonshommes en costume et gousset
Passaient derrière la vitre opaque
Puis s’installaient autour d’un vermouth
Pendant qu’il déglaçait son filet
Amen – pauvre boucher
Qui fut trop tendre pour vivre vieux
Tout blanc dans son cancer
Il veilla la nuit entière
Pour la voir dans ses beaux habits
Avant que le jour ne chasse l’ombre
Pour la voir comme au sortir de la forêt
Coquette avec son béret rouge
Et qu’elle lui tende
Enveloppé dans une lavallière
Le vieux livre au scotch brun
Où ils s’étaient rencontrés
Du temps qu’il était guignol
Sur la scène d’un théâtre amateur
IV
Le père Bovet alité depuis belle lurette s’est envolé vers midi
Sa femme l’a vu qui flottait au-dessus de la grange dans un drap blanc
saluant les bêtes de ses paumes charnues
Avant de disparaître dans le vent
V
Les grands-parents sont partis presque en même temps à force d’être
vieux
Ce fut le pire accident de leur enfance et la fin d’une saison
Adieu les livres d’images
Adieu la farandole
Le grenier merveilleux
Adieu mes frères
VI
Se peut-il qu’on s’en aille sans jamais revenir
Qu’ils se dérobent ceux-là qui nous ont vu grandir
VII
Ils ont beau traverser l’existence
Tels ces pèlerins de Compostelle
Ce sont des jardins qui s’en vont avec eux
Où il était bon de s’asseoir pour écouter
Le chagrin qu’ils sèment remplira ce creux
Et l’on se relèvera comme on s’est allongé
Quand le père s’en ira
Cette place qu’il laissera
Il faudra à mon tour que je la laisse
Car on ne voudra plus de moi
Dans ce quatre pièces plein sud
Où les murs schlinguent les livres
Qu’il claque et je pleurerai
Comme un môme enfin libre
De monter dans un train
Et de marcher à l’envers
VIII
Quand elle est partie j’ai voulu partir aussi
Enfouir ma tête dans ses plis
Et me laisser porté dans le courant
Mais au matin mon réveil a sonné
J’ai enfilé mon bleu et je suis sorti
A travers la nuit j’ai marché jusqu’au trolley
Dans le parc la lumière coulait le long des bouleaux
Les biches mâchaient des biscuits ramollis par la rosée
Et j’ai compris qu’on ne part pas aussi simplement
J’ai fleuri son urne matins midis et soirs
Une fois j’ai repris le bus sans y penser
Le lendemain j’ai fredonné l’air de Dona
En rempotant un camélia
Chaque semaine je disposais dans l’alcôve
Une fleur que je piquais dans les serres
Puis un jour à côté de sa photo
J’ai installé un petit pin en pot
Et une bougie dont la flamme dure
m’a dit le vendeur
Aussi long qu’un paquebot pour les Indes
IX
Mon genou fait crac dans les escaliers
Et mon dos a fait crac lorsque je me suis baissé sur une motte
Mon ongle craque sous mes dents comme craque le vernis du banc
La montagne craque au-dessus du cimetière où mon ami s’enterre
Et l’échelle entendra peut-être ce craquement qui fendra l’air
quand je me hisserai sur les platanes pour la taille
On rira de moi gentiment comme chaque année et je rirai pour qu’ils
restent eux-mêmes
J’attraperai mon sécateur et je sectionnerai quelques branchettes
à leurs gros moignons
Depuis là-haut j’entendrai le chant du martinet et je verrai la
garniture blanche de leurs crânes
Une lointaine fumée s’élèvera au-dessus d’un feu de planchettes
Qui recouvrira la tombe du général et la croix en bois de Ramuz
X
Allongé sur mon reposoir concave
Le dos bien calé avec trois oreillers
Mes pieds en chaussons à dix heures dix
Une brise légère me caresse les cuisses
J’entends le vieux qui gratte un zwieback
Le ciel est un champ de laine en fuite
Je suis en slip, parfaitement à l’aise
Sans rien devant ni derrière
(Cette suite poétique inédite, de Maxime Maillard, a paru dans la dernière livraison du Passe-Muraille, No 89, consacrle à la relève littéraire romande)
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Le Puits
Inédit
Par Elodie Glerum
Quand il approche les mains de son cœur, c’est là qu’elles deviennent chaudes. Il a beau se pencher sur le rebord, scruter les eaux, il ne voit rien. Immobiles, elles captent temporairement des rayons de poussière. Quand le vent du sud-ouest chasse les nuages, caresse lierre, mousses et spores. Que les arbres cessent de bruire dans leur symphonie hivernale.
Le sol se couvre d’épines et de feuilles.
Il se souvient de sa répugnance à traverser les champs psychotropes, entre la route de terre battue et la colline. De son vertige, aussi, sur la falaise qui grimpe très haut jusqu’à la frontière. Et du moment où serrer fort sa main évitait qu’elle ne s’envole.
C’était avant.
Maintenant, la guerre est finie. Le héros est de retour : autant qu’il le peut, il retarde son retour à la norme. Déjà, il retravaille. Quelques hypocrites continuent à le fournir en surplus de fromage, de gnole. À le descendre en camion dans la vallée, gratuitement, alors que nous devons doublement nous serrer la ceinture.
Justement, parce que nous n’avons rien fait.
Avant la guerre, le héros était paresseux. Ça mangeait chez sa sœur quatre fois par semaine. Ça se faisait héberger gratis chez une veuve. Ça dormait sa sieste sous les oliviers pendant les foins. Et quand on se permettait de le remarquer, le héros parlait d’oppression, de révolution. De toute manière, tout finirait par changer ! Monsieur l’abbé devait être sur ses gardes.
Ça peut être con, un héros.
Pendant le conflit, sans penser à lui, il est monté plus d’une fois au col. Il a dû passer par les terrasses, plus haut, en direction de l’ancienne mine et de la route frontalière.
Plus personne ne débroussaille. C’est sale. C’est anarchique. Parfois ça pue le cadavre. Mais c’est là que se trouve le dernier puits qui n’est pas asséché.
Depuis que le canal des deux frontières a été détourné, impossible de s’abreuver ailleurs. D’ordinaire, un soldat monte la garde. Cette fois, il est mort. En outre, on a volé le seau. Saboté la manivelle. Saloperie !
Il redescend à la Grange. Remonte, une corde sur le dos. Le héros ne leur rend pas la vie facile, explique-t-il à sa fille qui court un bout de chemin. Elle acquiesce. Oui, papa, ce sont des salopards. Chut, il dit, il faut tout de même se surveiller. Au début de la guerre, elle prenait les héros pour des dieux. Mais depuis qu’il faut nous faire chaque jour ces trois kilomètres jusqu’à la fontaine, elle a changé d’avis : ce sont des salopards qui rendent la vie difficile.
Quand il revient au puits, il entend des bruits de feuilles. Se retourne. Ne voit personne. Ça vient d’en bas, du ravin. Le héros pointe son arme sur un soldat.
« Tu n’as pas envie de dire.
- Non.
- Tu pourrais faire un effort.
- J’en suis incapable.
- Très bien. »
Le bruit a fait hurler les pies. Et les feuilles ont volé. Le héros regarde autour de lui, lâche à son compagnon : « On dégage. » Ils dégagent et laissent le corps après l’avoir dépouillé de tous ses vêtements.
« Aujourd’hui, je suis tombée sur un homme nu dans la forêt » lui dit sa fille à l’heure du repas. Il repose sa cuiller et cesse d’avaler.
« Il était vivant ?
- Non.
- Alors ça va. »
Les camions commencent à prendre la route de la frontière. Ils sont remplis d’uniformes.
« Ce sont les héros ? demande sa fille.
- Non. »
Avec les semaines, il n’y a plus d’essence. Les fuyards sont seuls, à pied et très mal équipés. La route du col est pénible. Sans eau, on est mort. La zone frontalière est maintenant infestée de héros. On fait tout pour les retenir.
Un jour, le héros désigne une maison. C’est la fin de l’été. L’air est sec. Il fait chaud. Et des tracts de libération ont été lancés des avions parce que personne ne veut bouger son cul ici. Ils n’ont qu’à s’acheter la radio.
Il coupe du bois. Il les entend. Ils ont soif. « C’est la cabane du bourru. Il vit seul avec sa fille. Il nous donnera à boire. »
Ils frappent. Il arrive du jardin. Il sent bon les essences de septembre, l’odeur de bois cru, la fumée sèche des feuilles mortes. À cette altitude, les capuchons de moine pigmentent les éboulis derrière la Grange, de violet, de mauve, les recoins humides qui sont torrents en mai, secs en été.
« Comment vas-tu ? » demande le héros en souriant. Il ne répond pas, mais va chercher la gnole.
« Et ta fille ? Elle n’est pas ici ?
- Elle est morte. »
Le héros se fige. Sa troupe le regarde bizarrement. Il se racle la gorge et avale d’une traite le fond de verre. Il tousse.
« Ce sont vraiment des salauds. »
Il ne répond pas. Son manque d’entrain les incite à quitter ce trou. « Il faudra qu’on t’installe l’eau courante, une fois » dit le héros, ajoutant qu’ils comptent atteindre le village avant la nuit. Plus sûr. Le héros s’embourgeoise. Il ne répond rien. Ce sont des promesses en l’air. De politicien. Au village, les bruits courent que le héros vise un mandat de maire. En vallée, ça chuchote. On ne veut pas d’un communiste là-haut.
Quand il approche les mains de son cœur, c’est là qu’elles deviennent chaudes. Les eaux sont calmes. L’escalier de pierre, tout pourri. Un gros panneau prohibitif indique :
Danger. Ne pas boire.
C’est le maire qui l’a installé. Cent vingt-huit voix contre douze. Un bulletin blanc. Trop d’effort, pour lui, de descendre au village. On sort l’argument collabos pour expliquer un score si bas pour un héros.
Il a quand même gagné.
Le héros marche vers la fontaine. Le salue. Je reviens du poste frontière flambant neuf. Il sent la gentiane.
« Qu’est-ce que tu regardes ? demande le héros.
- Le puits.
- Je vois.
- Quelqu’un est tombé dedans.
- Ah bon ! se glace le héros.
Le héros suffoque. On ne s’adresse pas comme ça à un élu. Encore moins à un héros. On lui doit du respect et la liberté.
« Qu’est-ce que tu racontes ?
- Vous auriez pu me dire que vous l’aviez empoisonné, ce puits, avec des capuchons de moine… avant que j’y envoie ma fille. Tout ça pour ralentir leur retraite ! »
E.G.
(Cette nouvelle d'Elodie Glerum a paru dans la dernière livraison du Passe-Muraille, No 89, de juin 2012, réservée à dix-sept jeunes auteurs romands)
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Swiss Way
…A ma connaissance, notre pays est le seul au monde qui propose au citoyen marcheur d’atteindre Les Cases par la droite ou par la gauche, et ce n’est pas d’ambivalence politique qu’il s’agit là mais du Symbole même de ce multilatéralisme séculaire qui nous a enseigné que, de la même façon, nous pouvons être roulés par la gauche ou par la droite…
Image : Philip Seelen
Image : Philip Seelen
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Folk Pride
…Et vous reconnaîtrez de gauche à droite, camarades du parti Swiss Value, sept de nos membres fidèles posant pour notre campagne de sensibilisation, à savoir Greta Hübsch du staff des RH de Microsoft, Vreneli Schatz la monitrice d’Aquagym New Life, Magda Schäfli qui accuse le coup en tant que gérante de fortune à l’UBS - quant au type à l’accordéon c’est le portier Sepp du siège principal de La Vie assurée où se sont connus nos trois membres-phares du Team Folky de la section, plus précisément Sepp Stolz (porte-drapeau attitré) récemment passé Second Chief dans l'Entreprise, Markus Schlupp le First Chief et Nestor Duflon notre Memory's Chap incarné, bientôt en retraite…
Image : Philip Seelen -
Lumière de Grignan
Celui qui a laissé venir l’immensité des choses / Celle qui a pris les lettres de bois découpé pour en faire des caravanes / Ceux que le mot CARAVANES a fait rêver, etc.
Qu’un roman est l’histoire de nos possibles.
Montélimar, ce 14 janvier 2001. - Passé l’après-midi à Grignan chez les Jaccottet, vingt-sept ans après notre première rencontre avec Emile Moeri, l’abbé Vincent et le peintre Pierre Estoppey, les facteurs de clavecins Wayland Dobson et son ami Jeannot l’oiseau. Ces gens sont à la fois avenants (elle surtout) et un peu pincés à la protestante (surtout lui), et la conversation, passée certaine crispation, est à la fois naturelle et intéressante, mais ce n’est plus la gaîté que je me rappelais.
En entendant Philippe Jaccottet me dire qu’il est de ceux qui ont choisi de viser haut, je me suis senti comme exclu, comme renvoyé aux basses zones du commun, loin du ciel céleste des poètes, et j’ai pensé à l’image de la rose bleue à laquelle, injustement et justement à la fois, Dürrenmatt réduit la poésie poétique de Suisse romande. Mais bon : je suis quand même venu rendre visite au grand poète, les Jaccottet m’ont très gentiment reçu et je ferai une belle page dans 24 Heures sans rien laisser filtrer de ma réserve de malappris.
Je note cela sur la table d’un restauroute nul où j’ai décidé de passer la nuit. Médiocre repas bon marché. Bergerac caillouteux. À une table voisine, une retraitée terriblement bavarde (la soixantaine finissante) fait une véritable conférence sur le cinéma (Marlon Brando, Orson Welles, la décadence actuelle) à son conjoint qui n’en place pas une. Tous deux en survêtements. Elle finit son cours ex cathedra par un exposé des moeurs du coucou. Je n’en perds pas un mot.
Pleine de retraités à 19h.30, la salle est quasiment déserte deux heures plus tard. Que font-ils à l’instant ? Regardent-ils tous le même film ?
L’écriture romanesque pour sortir de soi.
Chez les Jaccottet. - C’est à la lumière, déjà, qu’on se sent approcher du lieu. Là-bas, au sud de Valence, lorsque la vallée du Rhône s’ouvre plus large au ciel et que les lavandes et les oliviers répandent leurs éclats mauve-argent dans les replis intimes d’un paysage encore montueux, à un moment donné l’on sent que la lumière à tourné et qu’on va retrouver un certain «ton» pictural et musical (au sens d’une peinture et d’une musique mentales mais sans rien d’abstrait) qui émane pour ainsi dire physiquement des livres de Philippe Jaccottet.
La lumière de Grignan, un dimanche après-midi d’hiver, comme assourdie sous le ciel pur, dans les rues vides du bourg puis dans la chambre à musique de la vieille maison tout en hauteur où habitent les Jaccottet depuis plusieurs décennies - cette lumière du dehors se prolongeant à l’intérieur nous renvoie naturellement aux promenades du poète et aux tableaux de Madame. «Nous voulions vivre autrement qu’en Suisse, remarque Anne-Marie Jaccottet. Nous étions attirés par le Sud et, comme nous avions peu de moyens, nous avons imaginé cette solution».
Comme nous évoquons l’origine de la parole poétique, à propos de la rêverie sur laquelle s’ouvre le Cahier de verdure, où le poète parle de ce qui le pousse à écrire «pour rassembler les fragments plus ou moins lumineux et probants, d’une joie dont on serait tenté de croire qu’elle a explosé un jour, comme une étoile intérieure, et répandu sa poussière en nous», Philippe Jaccottet s’est mis à parler, non sans précautions scrupuleuses, avec son refus coutumier de toute certitude assenée, de ce qui s’est révélé dans la lumière de Grignan, et tout semble s’accorder.
De la beauté. – Il n’y a pas une place pour la beauté : toute la place est pour la beauté, du premier regard de l’enfance aux paupières retombées à jamais, et la beauté survit, de l’aube et de l’arbre et des autres et des étoiles de mémoire, et c’est un don sans fin qui te fait survivre et te survit.
(Ces pages sont extraites de Chemins de traverse; lectures du monde 2000-2005, paru récemment chez Olivier Morattel).