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  • Ceux qui se purifient

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    In memoriam Henri Ronse

    Celui qui ramasse ses miettes de mémoire et en fait du pain-perdu / Celle qui s’imprègne du silence de l’aube avant le premier chant du merle / Ceux qui se retrouvent à Königsberg pour leur promenade quotidienne / Celui qui associe ironiquement le caniche et la boniche de Schopenhauer / Celle qui revit son premier saisissement devant la crypte des morts de Palerme / Ceux qu’enchante la seule évocation des îles Borromées / Celui qui joue la sonate Hammerklavier au clair de terre / Celle qui a lu L’Abbé C. de Georges Bataille en ses années intranquilles / Ceux qui se récitent par cœur les derniers poèmes d’Umberto Saba / Celui qui s’accoise en songeant au Chiostro verde de Paolo Uccello / Celle qu’a toujours ému la drôle de tristesse d’Erik Satie / Ceux qui contemplent les quinze pierres grises posées sur la nappe de sable blanc qui forment, sans arbres, ni eau ni fleurs, la parfaite géométrie d’éternité du jardin sec de Ryôan-ji où seules les mousses au pied des pierres…  / Celui qui ne saurait oublier la rencontre de l’ermite et de la reine de Saba / Celle qui voit les statues de l’île de Pâques en fermant les yeux dans le métro / Ceux qui se sentent visés par les autoportraits d’Egon Schiele / Celui qui regarde les cerises bien rouges sur la nappe bien bleue reflétant le ciel bien pur /  Celle qui scrute le visage de Stendhal scruté par Valery Larbaud dans ce texte où il est question de cette espèce d’amour « désincarné, spirituel, sans espoir et cependant durable, pour un souvenir, pour une ombre, pour une âme entrevue » / Ceux qui resongent à l’exil de Dante et à sa mort à Ravenne / Celui qui a souvent croisé un certain jeune homme élégant au chapeau à large bord à la Cinémathèque où souvent ils furent seuls sans s’adresser ni regard ni parole / Celle qui regarde la pluie tomber sur Athènes / Ceux qui se rappellent toujours le goût des petits fruits cueillis en famille dans les bois de Rovéréaz / Celle qui pense certains matins gris aux yeux bleus de son père défunt / Ceux qui ont de tels nœuds papillon qu’on dirait qu’ils vont s’envoler / Celui qui a d’abord hanté les petites maisons côtières de Jersey et ensuite les demeures forestières de Guernesey  / Celle qui voit s’épanouir le camélia de Billie Holiday quand elle entend le saxo de Lester Young / Ceux qui aiment la caresse des tissus de Fortuny / Celui qui vit à sa façon l’exil d’Ovide en mer Noire / Celle qui sait ce que disent les saintes catins mutiques de Louis Soutter /  Ceux qui prisent les noirs très noirs des lavis de Victor Hugo / Celui qu’émeut le regard éperdument absent des portraits du Fayoum / Celle qui balance entre la préférence des bibliographies et celle des généalogies / Ceux qui se rappellent leur séjour à Ostende où dehors le vent de mer faisait trembler les chaises / Celle qui se délecte à la visite nocturne du Magasin de curiosités de Jean-Daniel Dupuy / Ceux qui écrivent des lettres aux hirondelles en réponse à leurs célestes paraphes / Celui qui se sent protégé sous le nuage rouge de Mondrian / Celle qui entend encore frissonner les ailes aquarellées des oiseaux d’Audubon dans le petit musée de La Nouvelle Orléans au jeune gardien disert / Ceux que berce la voix d’Elvis Presley dans Blue Moon, etc.

    Image: le jardin zen de Ryôan-ji.

  • Ceux qui font le job

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    Celui qui s’impatiente par trop impatiemment / Celle qui s’en remet aux préceptes du jardinage et de la sagesse stoïcienne selon la collection de poche Marabout / Ceux qui prennent acte du pire en savourant leur carpaccio aux orties  / Celui qui oppose à l’imbécillité machiste la grâce du Chérubin des Noces de Figaro / Celle qui fut un Chérubin craquant à Salzbourg en 1922 et chantonne à présent toute seule dans le couloir vert céladon de la maison de retraite L’étoile du matin / Ceux qui en appellent  à une Afrique responsable et travailleuse genre démocratie libérale à la danoise / Celui qui compte ses amis Facebook avant de s’endormir dans sa peau de mouton / Celle qui préfère le fromage de chabichou émietté style Twitter / Ceux qui se sont juré fidélité sur Meetic et se sont séparés d’un clic / Celui qui se documente sur la modélisation des sentiments ambivalents dans la future robotique amoureuse / Celle qui compare son âme à une chauve-souris pacifiste / Ceux qui croient que ce en quoi ils croient a plus de réalité que ce qu’ils ne croient pas / Celui dont l’âme existe parce qu’il le croit en tant qu’intermittent du spectacle / Celle qu’on dit l’âme vaillante des majorettes sceptiques / Ceux qui ont perdu leur âme (disent-ils) en se rinçant les cheveux à l’ammoniac /  Celui qui aime le remuement et le changement dans sa journée qui lui rappelle la sentence de Pétrone selon lequel « le jour lui-même ne nous plaît que parce que l’heure change de chevaux dans sa course » / Celle qui change de cheval moins souvent que l’eau de ses carpes chinoises / Ceux qui découvrent les neurosciences à l’insu de leur directeur de conscience / Celui qui déconseille à Rémi de se fiancer à Suzanne au motif que celle-ci ne se donne pas vraiment à sa charge de monitrice d’école du dimanche / Ceux qui ne connaissent pas un membre féminin de la famille Du Pontet de Sous-Garde qui se soit fiancé sans arrière-pensée d’ordre économico-romantique / Celui qui se dit chrétien mécréant pratiquant / Celle qui te demande « où tu en es avec Dieu » avant de t’interroger sur ton salaire mensuel de ténor extra / Ceux qui conseillent à leur cerveau de ne pas se prendre la tête / Celui qui ne fait rien (affirme-t-il) qui ne serve à rien et fonctionne donc comme l’abeille industrieuse (interprétation poétique) ou la blatte (version polémique) sans en avoir plus conscience que le scolopendre ou la punaise / Celle qui avance sur les échasse de son orgueil familial dont l’une se brise hélas sous l’effet de son surpoids de gourmande notoire / Ceux qui se reposent le 7e jour et en profitent pour se replonger dans L’Origine des espèces, etc.     

    Image: Daniel Vuataz

  • Ceux qu'on floute

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    Celui qu’on efface par Photoshop / Celle dont on gomme le bec-de-lièvre / Ceux qui ont l’air de disparus / Celui qui n’est plus persona grata en tant que pipole / Celle qui se dénigre par (fausse) modestie / Ceux qui incarnent un reproche vivant socialement indésirable / Celui qui sent bourdonner en lui une musique continue genre machine à coudre à la Jean-Sébastien Bach / Celle qui découvre la science des sentiments en autopsiant le cerveau de son ex / Ceux qui ont mal à leur membre amputé / Celui qui n’a plus peur du loup depuis son AVC / Celle dont la mémoire s’est surdéveloppée au volante de son taxi londonien / Ceux qui cartographient le Tendre neuronal / Celui qui hésite de plus en plus à parler de « mystère » à propos de son amour des tortues et des clavecinistes jeunes / Celle qui achoppe au problème de l’unicité de l’âme et du corps depuis qu’elle est a perdu la moitié de son hypermnésie / Ceux qui se donnent rendez-vous à la Casa Spinoza de la Haye / Celui qui a flouté le suaire / Celle que les idées de Baruch emporte « comme un balai de sorcière » / Ceux qui font de leur joie une nécessité vitale / Celui qui constate tranquillement ce matin clair que ce qu’on appelle Dieu et ce qu’on appelle la Nature se trouvent contenus dans son cerveau voletant ça et là dans la cage d’os de son crâne d’académicien dit immortel / Celle à qui on ne la fait pas en matière de transmigration de l’immatériel immature / Ceux qui reçoivent leurs ordre directs des Invisibles à l’œil nu / Celui qui efface ses traces dans la boîte aux lettres / Celle qui signe de son seul ADN avec un joli paraphe / Ceux qui s’éclipsent à la lune rousse / Celui qui s’exerce à l’effacement virtuel / Celle qui se rappelle que le nom de Little Boy n’est pas que d’un enfant sage / Ceux qui voient plus loin que le BUZZ / Celui qui se prête au jeu sans en penser moins / Celle qui tombe sous le coup de la formule dite de l’emploi switché / Ceux qu’accable l’optimisme simulé / Celui qui rêve de fjords et autres lieux du Nord ardent / Celle qui tient compagnie au hamster Turelure / Ceux qui saignent du coeur sur la main / Celui qui ne demande rien mais prend tout / Celle qui tricote des liens sociaux / Ceux qui en appellent à un retour aux sources à dividendes mieux répartis entre propriétaires responsables, etc.   

  • Au présent absolu

     

     

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    Il n’y a pas une poésie du passé qui s’opposerait à celle du présent: il n’y a qu’un saisissement, d’angoisse ou d’émerveillement, de l’être qui se reconnaît au monde et l’exprime par le cri ou le chant, qui me fait le contemporain instantané du poète T’ang lorsque je lis: “Où donc s’enfuit la lumière du jour ? Et d’où viennent les ténèbres ?”

    Je vois ces idéogrammes sans les comprendre, mais c’est alors qu’il m’apparaît que les mots parlent en deça et au-delà des mots, comme le corps se fait âme lorsqu’il danse, et quand je dis le corps “en chinois” je pressens qu’il est corps du pain et du vin et que son âme le déborde et le prolonge tant dans les sept sens que dans les songes de la mélancolie.

    Tout à l’heure, et c’était en l’an 700, là-bas à la corne du bois je fermais les yeux dans le parfum du soir et je traduisais en murmure ces traits ailés de pinceau depuis des siècles redevenu poussière: “Des jeunes filles se sont approchées de la rivière; elles s’enfoncent dans les touffes de nénuphars; on ne les voit pas, mais on les entend rire; et le vent se charge de senteurs en passant dans leurs vêtements”.

    Et mille deux cents ans plus tard, rentré dans ma trappe, j’avais les yeux ouverts sur le journal et je me rappelais les mots de Tou Fou: “A la frontière, le sang humain se répand, formant des lacs. Mais l’ambition de l’Empereur n’est pas satisfaite!”

     

    264c0cd5e7cd88ee9d20398e40657ef8.jpgCalligraphie de Fabienne Verdier

    Peinture ci-dessus: Fabienne Verdier, détail de Maturare No1, L'Esprit de la montagne, 2005.