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  • Révélations du noir

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    Sur une nouvelle noire achevée face à la mer. D’un roman terrifiant de Donald Ray Pollock et de ses résonances profondes. De l’imprimatur accordé par Lady L. à Black is Blacky.

    Au Cap d’Agde, ce samedi 26 mai. – Une déferlante de débris de méduses nous rappelle, ce matin, la présence de la nature naturelle jusqu’en zone naturiste, et j’en suis naturellement reconnaissant au Seigneur des marées qui brasse et rebrasse les océans tout en foutant un peu la paix à notre mère Méditerranée en son pourtour varié dont cette région s’alanguit en dunes infiniment douces et berceuses. De fait les méduses mortes sont encore du vivant, alors qu’un doigt de goudron suffit à gâcher tout le tonneau marin…

    °°°

    En achevant ce matin la composition de ma nouvelle noire intitulée Black is Blacky, dans laquelle j’essaie de moduler une réflexion « en acte » sur la représentation littéraire d’un passage à l’acte criminel, je constate une fois de plus combien la fiction est riche de surprises et d’enseignements, déjouant les plans et les intentions trop ordonnées. La chose m’intéresse particulièrement, en l’occurrence, par son effet de réel, par rapport au roman qu’est en train d’écrire mon ami Max Lobe, et plus encore dans la relation involontaire, mais non moins évidente, de mon récit avec la théorie mimétique de René Girard. La nouvelle raconte, grosso modo, comment un vieux lecteur pro, intéressé par le premier livre du nommé Blacky, jeune Africain établi dans les rues chaudes de la froide Geneva International, réagit à la lecture du nouveau roman en chantier du youngster, dont le crime de sang par jalousie lui semble peu crédible. Or ce qui m’a intéressé, en pointant le thème du passage à l’acte, a été de concevoir une mise en scène en milieu naturel, à la fois intimiste, trouble et troublante, où ce que les deux protagonistes ont en commun, malgré les quarante ans qui les séparent, se rejoue dans la mise en abyme du roman qu’ils imaginent l’un et l’autre. Dans la foulée, plusieurs belles idées narratives me sont venues, je crois, dont celle d’une espèce de transfert magique entre le vieux lettré et le jeune auteur, qui ont complètement inversé le dénouement que j’avais initialement imaginé. Je ne sais encore si tout ça tient la route, comme on dit, je ne vais pas tarder à soumettre la chose à Lady L. qui en a apprécié la première moitié, mais ce que je retiens de l’expérience, dans l’immédiat, est un plaisir aussi vif que j’éprouve en lisant les nouvellistes que je tiens pour mes possibles mentors, à savoir Flannery O’Connor, Paul Bowles ou Patricia Highsmith, dans l’inspiration commune des révélations du noir.

    °°°

    Pollock1.jpgPlus noir que Le Diable, tout le temps, tu meurs. Et mes craintes premières de voir l’auteur, Donald Ray Pollock, se complaire dans l’atroce et l’abject, après cent premières pages insoutenables, cèdent peu à peu, comme dans Catastrophes de Patricia Highsmith, ou comme dans La Route de Cormac McCarthy, devant le dessein manifeste d’un écrivain qu’on a justement rapproché de Flannery o’Connor. Cette suite d’histoires, plus affreuses les unes que les autres, mettent également, comme dans La sagesse dans le sang ou Ce sont les violents qui l’emportent, des prophètes-prédicateurs déjantés ou dégénérés, un ancien combattant de la guerre du Pacifique revenu foudroyé par ce qu’il a vécu, un prêtre pédophile, un couple monstrueux s’attaquant à de jeunes auto-stoppeurs pour les photographier « comme des stars » et les massacrer, un flic justicier basculant dans l’exécution sauvage de la Loi revue selon son goût – bref un pandémonium infernal où seuls quelques êtres, comme dans The Road, portent des relents de lumière ou de conscience. L’obsession du péché, l’ombre portée d’un Dieu méchant et pervers, le viol engendrant le viol: tels sont quelques-un des motifs de cette fresque hallucinante sur fond d’Amérique profonde (cela se passe en Ohio, dans le Midwest de la fameuse Bible Belt) brossée avec une sorte de vigueur visionnaire, dans une langue certes moins cristalline ou pénétrante que celle de Flannery ou de McCarthy – mais il faudrait regarder la traduction française, signée Christophe Mercier, de plus près et avec une meilleure connaissance de l’anglais que la mienne. Bref c’est « du lourd » que ce roman, creusant bien plus profond que les innombrables polars américains que l’on pourrait dire de la face sombre des States, mais j’y reviendrai …

    °°°

    Dunes5.jpgAprès lecture à Lady L., qui m’a fait corriger deux ou trois mots et une conclusion frisant la provoc, ma nouvelle noire Black is Blacky a obtenu sa première imprimatur, en attendant la réaction du Gitan, alias Marius Daniel Popescu, son commanditaire,  et de Max Lobe son dédicataire. Sur quoi nous allons nous régaler de fruits de mer et de vin des Corbières avant de regagner, demain dimanche, nos pénates préalpines..


     

  • Là-bas en enfance

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    Au commencement

    Une cigarette tue un lapin, disait Grossvater. On ne doit pas fumer : c’est mal. C’est un péché. Dieu ne sera pas content s’Il vous voit fumer. Dix cigarettes tuent un cheval.

    Lorsque Dieu créa le monde, Il le fit comme il faut. Alors, personne ne fumait, ni ne buvait, ni ne gaspillait son argent. Dieu n’a pas créé la cigarette ni les tavernes. Il n’a pas pu vouloir ça.

    Dieu a tout de suite tout arrangé tiptop dans le jardin, disait Grossvater.

    Au commencement, Il a fait les cieux et la terre. Pour qu’on s’y retrouve, dans le noir, Il a mis la lumière. Et la lumière fut. Et puis l’eau : l’eau douce qu’il y a au robinet, et l’eau salée à la mer. Vous n’avez pas encore vu la mer. Regardez là, sur l’atlas : la Suisse, c’est ça, et la mer c’est ça. Quand nous sommes allés travailler à l’Hôtel Royal du Caire, avec Grossmutter, nous avons pris le grand bateau pour la traverser.

    Dieu a créée la mer pour les poissons, disait Grossvater. Et de même Il a créé le ciel pour les oiseaux. Et c’est comme ça aussi qu’Il a fait les cinq continents pour tous les animaux. Et pour finir, Il a créée l’homme qu’Il a appelé Adam, comme c’est écrit dans la Bible. Et d’une côte d’Adam Il a sorti une femme, et ce fut Eve.

    Tout cela, Dieu l’a fait en six jours. Et le septième jour, qui était un dimanche, Dieu s’est reposé.

    La faute

    Avec l’argent de ce taxi, dit une fois Grossvater d’un ton de reproche à Tante Greta, comme nous venions de débarquer pour les grandes vacances, on aurait acheté une quantité de pain !

    Alors tante Greta lui répondit du tac au tac, tout en dialecte, tandis qu’elle rangeait nos vêtements dans la penderie et que Tante Lena montait le reste de nos affaires à la mansarde.

    Mais Grossvater poursuivait déjà : Dieu n’a pas pu vouloir le gaspillage.

    Au commencement, il a  mis Adam et Eve dans le Jardin, et tout était en ordre : les fleurs poussaient, chacune selon son espèce, les arbres donnaient et il y avait aussi des denrées coloniales et des comestibles, selon leur espèce.

    Dieu avait tout prévu de manière à ce qu’on fût paré, mais voilà que l’homme a fauté.

    L’homme veut toujours plus, disait Grossvater, alors il finit par faire des dettes.

    Nous n’y comprenions rien, les enfants. Cependant, nous imaginions le lapin et le cheval fumant leurs cigarettes, sans oser nous échapper de là.

    Quant à nos tantes, elles s’évertuaient à le faire taire, mais Grossvater continuait, imperturbable : et parce qu’il a fauté, l’homme a été chassé du Jardin, et la femme avec, et Dieu les a punis en les envoyant travailler à la sueur de leur front. Jawohl ! 

    Chameau (kuffer v1).jpgLes Mahométans

    Chez les Mahométans disait Grossvater, à celui qui a volé, on coupe la main. Ce qui est juste est juste. Et il faisait le geste, avec une main, de trancher l’autre, supposée avoir fauté.

    Au-dessus du poêle de la Stube (la chambre commune) se trouvait une grande photographie montrant Grossvater et Grossmutter au temps du Royal, juchés sur deux chameaux que conduisaient deux personnages vêtus de longues robes noires.

    Celui qui va devant, nous avait dit Grossvater, c’est Mustapha, ce qui nous avait fait rire, à cause du maraudeur tigré de nos voisins, à la Rouvraie. Et celui de Grossmutter, c’est Brahim. Le Dieu de Mustapha et de Brahim est Allah. Quand ils vont prier, ils se prosternent ainsi en direction de La Mecque – et Grossvater s’était prosterné devant nous –, et jamais ils n’osent boire une goutte d’alcool, car Allah l’a défendu. Et nous pouvions distinguer, sur la photo sépia, les mains intactes des deux Mahométans.

    Ensuite nous passions à table. Durant la prière, je fermais les yeux pour mieux voir Dieu, ainsi que me l’avait recommandé Tante Greta. Et le soir, après qu’il avait rangé sa bécane de colporteur à côté de l’atelier du facteur d’orgues, son plus vieux locataire, Grossvater y allait d’une autre litanie.

    On reconnaît l’homme à son travail, disait-il. Lorsque Dieu a chassé Adam et Eve du Jardin, Il savait ce qu’Il faisait. On doit faire son travail comme il faut. Parce que si l’homme ne travaille pas, il va à la taverne et s’enivre pour oublier. Et comme l’argent vient bientôt à lui manquer, car tout se paie, voilà que l’homme est dans les dettes jusqu’au cou.

    En outre, convoiter des douceurs, lit-on dans les Proverbes, est un péché, disait Grossvater.

    Ainsi, au moment où, rituellement, avant le coucher, Grossmutter faisait passer, autour de la table de la Stube, la grande boîte ornée de vues polychromes des Alpes toujours pleine de choses délectables, les yeux de Grossvater se vrillaient-ils soudain à sa Bible ou à ses glossaires.

    De fait, l’Ecriture Sainte et les langues étrangères qu’il avait pratiquées jadis, et dont il se gardait tant bien que mal de perdre l’usage, constituaient l’essentiel de ses lectures vespérales.

    Telle année, il nous apprenait ainsi à souper que le fromage, en arabe, se dit gibne ; et telle autre, que l’expression appropriée à l’infortune du voyageur victime de quelque Italien aux doigts longs se traduit par gli è stato rubato il portafoglio.

    Guisan1.jpgOr, dès que Grossvater se mettait à parler d’autres langues que celles de Guillaume Tell ou du Général, son regard s’allumait.

    Il disait good night, sleep well en se penchant vers nous, ou bien il disait buenas noches, hasta manana, ou encore, en français pointu de Paris, qu’il connaissait d’un séjour au Ritz, au temps de son apprentissage, il disait bonsoir Froufrou en clignant de l’œil à celle de mes sœurs qui était là, et Tante Greta secouait la tête, l’air de trouver que c’étaient là de drôles de manières, cependant que, de son côté, Grossmutter demeurait silencieuse comme à l’accoutumée, les yeux baissés sur son ouvrage.

    Puis l’une ou l’autre de nos tantes nous conduisait à la mansarde et, si c’était Tante Greta, nous faisait répéter les versets du jour :

    « Dans les cités de la savante Asie

    Chez les enfants sauvages du désert

    Et jusqu’au sein de la Polynésie

    La Vérité marche à front découvert ».

    La mansarde exhalait des odeurs d’herbes séchées, de naphtaline et de vieux chapeaux.

    Pour échapper aux yeux scrutateurs de l’ours aux parapluies, je n’avais qu’à me tasser sous le duvet, contre la paroi orientée au levant, vers le Mont Righi et La Mecque, pendant qu’on nous faisait la lecture de Pinocchio

    Pinocchio était en bois  et il parlait, tandis que l’ours aux parapluies, qu’on avait retiré du hall d’entrée parce qu’il faisait nid à poussière, au dire de tante Greta, ne parlait pas bien qu’il fût lui aussi en bois.

    Quant à mon Mâni (ours en peluche), il n’était en bois ni ne parlait, mais c’était mon Mâni que je n’aurais pas lâché, en de tels instants, pour tout l’or du monde.

     

    Suisse12.jpgBerg am See

    Le prince Fiodor vilipendait tout son avoir, disait Grossvater, que c’en était une vergogne.

    Au début de son exil, on racontait qu’il avait plus de fortune que tous les hôtes de Berg am See réunis. Mais il n’a pas su résister à la tentation, de sorte que le démon du jeu l’aurait ruiné, s’il n’était mort avant.

    On ne doit pas jouer, disait Grossvater : c’est mal. Cela non plus, Dieu n’a pas pu le vouloir. Et s’Il a puni le prince Fiodor de s’être tellement enivré et d’avoir tant fumé et tant joué avec Lord Hamilton et les autres Messieurs, Il n’a fait qu’appliquer Sa Loi. Que ceux qui ont des yeux voient ! Que ceux qui ont des oreilles entendent !

    Pensez que le prince Fiodor ne se levait jamais avant des onze heures du matin, alors de quoi s’étonner ?

    On commence à jouer, disait Grossvater. On met d’abord une petite somme : mettons cinq francs. Et puis on met plus – c’est le démon du jeu. On met donc dix francs. Pensez à tout ce qu’on achèterait de nécessaire avec ça ! Et puis on met encore plus. On met cent francs. Et alors c’est fini terminé. Schluss : on est perdu !

    Et savez-vous ce que faisait ce fou de Russe certains dimanches, quand il avait bu jusqu’au matin ? C’est presque  à ne pas croire, et pourtant Grossmutter aussi l’a vu.

    Donc le jour du Seigneur, le prince Fiodor descendait à l’église du village avec Lord Hamilton. Ils prenaient par le sentier muletier, et c’était le vieux diplomate qui soutenait le prince Fiodor, lui qui avait à peine trente ans. Ensuite, le prince allait se mettre juste au-dessus du parvis, derrière un mélèze accroché à la pente, et quand les gens sortaient de la messe, il plongeait ses deux mains dans ses poches et en sortait des poignées de monnaie qu’il faisait pleuvoir de là-haut. Alors les enfants du village se jetaient les uns sur les autres comme les diables de la Géhenne. Et cela faisait rire les deux insensés ! C’étaient pourtant des Messieurs, mais lorsqu’ils sont pris de boisson, le maître et le valet sont pareils.

    Maintenant, vous pouvez regarder  à la longue-vue.

    De la galerie du Grand Hôtel désaffecté de Berg am See où il nous avait entraînés cette fois-là, pendant que Grossmutter et nos tantes préparaient le goûter au milieu des gentianes, Grossvater désignait un chemin longeant un promontoire d’herbe ensoleillée d’où il semblait qu’on eût pu se lancer dans les eaux de cristal émeraude du lac, en contrebas.

    Regardez, disait Grossvater, mais chacun son tour : voilà par où arrivaient les hôtes, dans le temps, tous à dos de mulet, sauf le prince Fiodor qui se faisait transporter par l’ancienne chaise à porteurs.

    Et là-haut, poursuivait Grossvater, c’est le Teufelhorn.

    A la longue-vue, on voyait deux espèces de cornes et l’arête d’un long museau de pierre à l’aplomb du clocher de la chapelle anglicane flanquant le Grand Hôtel.

    C’est là-haut que le Sepp emmenait les Messieurs pour quelque argent, disait Grossvater. Des trois fils du carillonneur de Berg am See, ce Sepp était le seul qui ne buvait pas, et puis on disait que sa bravoure en faisait un autre Winkelried.   

    Alors le prince Fiodor, quand il s’est mis à tousser, a voulu que le Sepp monte au Teufelhorn pour y allumer un feu à l’occasion de son anniversaire. Et les Messieurs buvaient avec lui, ce soir-là, en attendant la tombée de la nuit. Et le prince Fiodor, à l’instant où l’on a vue la lueur du feu sur la montagne, s’est levé et a dit qu’il allait bientôt mourir mais qu’il laisserait un pécule au Sepp à la condition qu’il commémore ainsi son souvenir d’année en année. Et il en fut selon sa volonté, après le décès du pauvre type, jusqu'à ce triste printemps où l’avalanche a emporté le Sepp.

    Dans le temps, dit encore Grossvater, comme nos tantes, probablement à notre recherche, donnaient de la voix de tous côtés, on ne vivait pas comme au jour d’aujourd’hui, et pourtant il y avait déjà le Bien et le Mal, et en cela rien n’a changé.

    Au commencement, Dieu n’a pas créé le riche et le miséreux, mais Il a établi Adam et Eve dans le jardin, et c’était bien comme ça.

    Ensuite, tout remonte à la faute, sans quoi vous n’auriez pas tant de pauvres bougres. Car voilà ce qui se passe depuis l’affaire du Serpent : l’homme fait tout ce qui est défendu, et c’est alors qu’il s’égare dans les ténèbres, tout comme Caïn que Dieu a maudit.

    A supposer que vous donniez la même somme le matin à deux particuliers, ajoutait-il, vous pouvez être sûrs que le soir, l’un des deux aura tout dépensé alors que l’autre se sera dépêché d’aller faire un versement à sa Caisse d’épargne. Et Grossvater nous enjoignait, une fois de plus, de mettre de côté sou par sou afin d’avoir de quoi plus tard.

    D’un côté, il y a donc le Bien, disait-il encore, et de l’autre il y a le Mal. Ce que l’homme a semé, il le moissonnera.

    Grossmutter qu’on voyait coudre ensemble des carrés de laine destinés aux missions des pays chauds, c’était le Bien. Tandis que le Mal était d’enfreindre les Dix Commandements, de céder à l’attrait de l’un ou l’autre des Sept Péchés Capitaux, de ne pas honorer la mémoire du Général, de fouler les plates-bandes de Tante Greta, de se présenter à table  les ongles en deuil ou de ne pas se tenir tranquille à la messe au risque d’être privé non seulement du Salut, mais encore de la traditionnelle friandise de l’étape dominicale au tea-room La Couronne.

     

    (Ces pages constituent le début du récit kaléidoscopique intitulé Le Pain de coucou, paru en 1983 à L’Age d’Homme, Prix Schiller 1983, et réédité dans la collection Poche suisse (No 144) avec une préface de Pierre-Olivier Walzer.)

  • Ceux qui se lâchent dans le jacuzzi

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    Celui qui affirme que la lecture de Michel Onfray équivaut à une cure de wellness / Celle qui affirme que seule la cure de phosphate pourrait aider Michel Houellebecq à positiver / Ceux qui voient en l’eau plate un substitut économique aux romans de Marc Levy / Celui qui s’est fait tatouer la Joconde sur le gland / Celle qui estime qu’un peu de surréalisme aide à vivre / Ceux qui essaient de revendre la litho de Jeff Koons le représentant en train de lécher Cicciolina qui leur a quand même coûté 85.ooo dollars / Celui qui recycle sa collection de la Transavantgarde italienne devenu obsolète avec la Crise / Celle qui a modélisé les étrons d’Inès de la Fressange en résine bleue sans être sûre sûre de l’authenticité de leur origine mais elle se la coince /Ceux qui n’osent plus dire qu’ils aiment le cinéma de Bergman / Celui qui a tout Joyce chez lui et t’a juré qu’il passait ses nuits sur Finnigon’s Wait / Celle qui se fait faire un creaming à la Kristeva / Ceux qui te proposent d’aller travailler nos relations dans l’Espace Freud / Ceux qui apprécient la human touch de la nouvelle émission Nous on lit pas / Celui qui retire toutes ses photos des archives médiatiques pour vivre l’expérience de Michaux / Celle qui se retrouve seule dans un ascenseur avec Beigdeber qu’elle confond avec Benchetrit / Ceux qui regrettent que Sartre ne soit plus là pour nous dire QUE FAIRE / Celui qui estime qu’à l’époque de Céline et Bernanos un Dantec ou un Houellebecq eussent juste fait les chiens écrasés de la NRF / Celle qui a posé pour Balthus alors qu’elle allait sur ses vingt-sept ans / Ceux qui ont affiné leur art de parler des livres qu’ils n’ont pas lu, etc.

  • Le chevrier voyageur humaniste

    Un chroniqueur qui préfigure Rousseau, Cendrars et Bouvier: Thomas Platter.

    Les mémoires de Thomas Platter (1499-1582) racontent l’histoire d’un petit pâtre pauvre des hauts gazons valaisans, qui traversa toute l’Europe du XVIe siècle, fuyant la peste et les bandits pour grappiller un peu de savoir, et qui finit par s’établir à Bâle où il devint un humaniste érudit, imprimeur et professeur.
    Racontée sur le tard (Platter dit le Vieux avait passé la septantaine), cette saga d’un présumé descendant de géants (son grand-père aurait procréé jusqu’à l’âge de cent ans…) n’en a pas moins une épatante fraîcheur de ton, mélange d’ingénuité et de cocasserie, tout en constituant un merveilleux « reportage » sur l’Europe de l’époque. L’historien Emmanuel LeRoy Ladurie a rendu hommage à Platter et à ses fils, grands personnages eux aussi de la Renaissance protestante, après les portraits incisifs qu’en a tracés Alfred Berchtold dans Bâle et l’Europe. Mais par-delà l’histoire, c’est également une source vive de la littérature suisse, entité parfois discutée, qu’on trouve dans Ma vie, pétrie de bon naturel et d’indépendance d’esprit, terrienne dans l’âme mais avide de savoirs et d’autres horizons, à l’opposé de la Suisse mortifère et satisfaite dont on dit complaisamment qu’elle « n’existe pas ». Platter est un conteur-voyageur savoureux comme le seront un Cendrars ou un Cingria, ou un Nicolas Bouvier qui en a fait le père fondateur de la Suisse nomade. La partie de ses mémoires évoquant ses épiques errances d’écolier maraudeur, ici poursuivi par un précepteur-maquereau exploitant ses gamins, là convoqué par une vieille Allemande refusant de « mourir tranquille » avant d’avoir vu un Suisse, est un pur régal. Plein de détails inoubliables (la découverte des premières tuiles ou des premières oies…) et d’échos de l’époque (Marignan), ce récit annonce les observations de la « nouvelle histoire » autant que le ton moderne des étonnants voyageurs.

    Thomas Platter. Ma vie. L'Age d'Home, collection Poche suisse, 1982.

  • Chemins de JLK

     

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    À propos du dernier livre de JLK, vu par Claude Amstutz, grand lecteur et rêveur à plein temps.

     

    Il m'arrive de ne pas lire la préface des livres qui, souvent, se perd en bavardages insipides et sans intérêt, sinon pour l'auteur lui-même! Rien de tout cela avec celle de ces Chemins de traverse - Lectures du monde 2000-2005 qu'on pourrait résumer par ces mots empruntés à Charles-Albert Cingria: Observer c'est aimer, cités par Jean-Louis Kuffer dans son introduction. Et c'est bien de cela qu'il s'agit dans cette cristallisation de la mémoire faite de rencontres, de notes de voyages, de regards portés au-delà de la surface des êtres et des choses, comme il l'a déjà fait dans les trois volumes précédents: Les passions partagées - Lectures du monde 1973-1992, L'ambassade du papillon - Carnets 1993-1999 et Les riches heures - Blog-Notes 2005-2008.

     

    Cette célébration de la vie, de l'amour et des arts emprunte cette fois-ci une forme plus structurée que dans les volumes précédents, mais on y retrouve toujours ces éclairages qui doivent autant à la peinture qu'à la littérature, avec ce souci de coller au plus près de la vérité - la sienne - et ce soin apporté aux détails comme chez Charles-Albert Cingria, qui tissent un ensemble cohérent de joies et de peines mêlés ne laissant jamais le lecteur indifférent: Délivre-toi de ce besoin d'illimité qui te défait, rejette ce délire vain qui te fait courir hors de toi. Le dessin de ce visage et de chaque visage est une forme douce au toucher de l'âme et le corps, et la fleur, et les formes douces du jour affleurant au regard des fenêtres, et les choses, toutes les choses qui ont une âme de couleur et un coeur de rose, tout cela forme ton âme et ta prose...

     

    Comme le balancier subtil du temps, la mémoire de Jean-Louis Kuffer se débarrasse peu à peu, au fil des années, des déceptions qui ont entaché certaines de ses amitiés - avec Jacques Chessex, Vladimir Dimitrijevic ou Bernard Campiche - pour n'en vouloir retenir que les moments qui l'ont fait grandir à leurs côtés. On retrouve alors dans ces pages douloureuses toute sa singularité et sa générosité. A vif. De même quand il évoque sa Bonne Amie - ni chienne de garde, ni patte à poussière - ou rend un hommage particulièrement émouvant à sa mère.

     

    Mais Jean-Louis Kuffer reste viscéralement un homme de littérature, insistant sur les aspects originaux de ses auteurs favoris, parmi lesquels on peut citer Georges Simenon, Robert Walser, Charles-Ferdinand Ramuz, Louis-Ferdinand CélinePaul Léautaud. L'ensemble de ces admirations, superposées les unes sur les autres, définissent assez bien l'auteur de ces Chemins de traverse: Un homme attachant, sage en apparence, timide et discret, mais qui doit ressentir un besoin constant de se prouver à lui-même qu'il ne l'est pas tant que ça... Un aspect particulièrement mis en évidence sur son blog Les Carnets de JLK, aux humeurs volontiers irrévérencieuses, parfois rabelaisiennes à souhait, où perce un humour souvent déjanté qui peut surprendre ceux qui ne se frottent pas à ses chroniques quotidiennes sur la planète Internet!

     

    Dans ces Chemins de traverse, chacun peut y retrouver ses propres résonances intimes: la rébellion contre le langage creux, les convenances, la médiocrité ou l'inacceptable. De même que dans ce mal au monde qu'on ne peut s'empêcher de lire et d'aimer, malgré ses noirceurs ou ses signes de désolation: On repart chaque matin de ce lieu d'avant le lieu et de ce temps d'avant le temps, au pied de ce mur qu'on ne voit pas, avec au coeur tout l'accablement et tout le courage d'accueillir le jour qui vient et de l'aider, comme un aveugle, à traverser les heures...

     Et si c'était cela, le secret de l'éternelle jeunesse du coeur?

    Traverse1.jpgJean-Louis Kuffer, Chemins de traverse - Lectures du monde / 2000-2005 (Olivier Morattel, 2012)

    Ce texte a été publié onitialement sur le blog littéraire de Claude Amstutz, La Scie rêveuse http://lasciereveuse.hautetfort.com/

     

  • Fraternel Jean Vuilleumier

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    Auteur d’une œuvre romanesque aussi importante qu’inaperçue, le critique et romancier genevois s’est éteint dans sa 79e année.

    « L’écrivain écrit par besoin, voilà qui semble généralement admis. Mais quelle est la nature de ce besoin ? Face à la souffrance du monde, quelle peut être sa légitimité ». Ainsi Jean Vuilleumier commençait-il de répondre, il y a quarante ans de ça, à la question « Pourquoi j’écris ? » que lui avait posée Franck Jotterand au fil d’une série publiée par la Gazette littéraire, publiée en recueil en 1971. Au terme de sa réponse, le Vuilleumier trentenaire concluait en ces termes applicables à toute son œuvre ultérieure : « Le besoin d’écrire répond à quelques questions essentielles. Mais le meurtre et l’injustice ne renvoient pas à l’ailleurs de la guerre ou de la révolution.Ils sont perpétrés ici, chaque jour, dans le texte des vies les plus banales. (…) C’est aux confins du silence, au bord d’un vertige toujours suspendu, que l’écriture peut se permettre de surgir, sans illusion ni emphase, rachetée, si elle doit l’être, par la conscience de sa dérisoire insuffisance ».

    À l’époque où il écrivait ces mots, Jean Vuilleumier dirigeait les pages littéraires de la Tribune de Genève. Avec Georges Anex et quelques autres, c’était alors l’un des chroniqueurs les plus attentifs de la littérature française et romande. Il n’avait que deux romans à son actif : Le Mal été (L’Age d’Homme, 1968) et Le Rideau noir (L’Aire/Rencontre, 1970), mais sa réflexion oriente toute son œuvre ultérieure. Il était en outre déjà proche de Georges Haldas, dont il partageait l’attention aux « vies perdues », la révolte contre un monde de plus en plus déshumanisé et superficiel, et le goût de la bonne cuisine. Or, une année après la mort tragique de Vladimir Dimitrijevic, qui publia tous ses livres avec la complicité de Claude Frochaux, sa disparition est l’occasion de rendre hommage à un homme discret et à son œuvre comptant plus de trente romans et récits dont l’ensemble constitue la fresque minutieuse et pointilliste d’un univers soumis à ce que Peter Handke (auquel il ressemble parfois) appelait « le poids du monde »

     

    Le meurtre derrière les géraniums

    Lorsque Jean Vuilleumier se demande, à 35 ans, ce que l’écrivain peut « face à la souffrance humaine», il ne se paie pas de mots. Nous l’avons vu bouleversé par la tragédie des moines trappistes de Tibéhirine, massacrés par un groupe islamiste en 1996, qu’il évoque dans un livre, mais la  plupart de ses romans modulent une souffrance plus intime et quotidienne, et de pauvres drames que Georges Haldas disait relever du « meurtre sous les géraniums ». De L’écorchement (Prix Rambert 1974) au Combat souterrain (Prix des écrivains de Genève 1975) ou au Simulacre (Prix Schiller 1978), et dans les vingt-cinq livres suivants, l’écrivain genevois  poursuit l’observation clinique de tous nos asservissements quotidiens, nos faillites, nos engluements, notre torpeur ou nos velléités d’action généreuse - notre aspiration à « être plus » malgré tout. Analyste lucide d’un certain syndrome d’impuissance paralysant beaucoup d’auteurs romands, sous l’effet de ce qu’il appelle Le complexe d’Amiel (L’Âge d’Homme, 1985), Jean Vuilleumier incarnait lui aussi, à sa façon, une « conscience malheureuse », dont le délivrait pourtant un intense désir de lumière et de pureté qui l’a fait se passionner pour les « silencieux » et les mystiques.

    L’homme était débonnaire et gentiment marié, Pécuchet souriant aux côtés du fulminant Bouvard qu’incarnait son ami Haldas, auquel il consacra un ouvrage référentiel : George Haldas ou l’Etat de poésie (L’Age d’Homme 1985). Le critique littéraire de La Tribune de Genève n’a pas connu de successeur de sa qualité. L’écrivain reste à découvrir, pour beaucoup, dans ses livres sans pareils.      

  • Poète de la mémoire

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    L’Argentin de Paris a tiré sa révérence. Hector Bianciotti, passeur de littérature et auteur de magnifiques autofictions, est mort à l'âge de 82 ans. 

    C’est un écrivain majeur et un critique littéraire de haut vol qui vient de disparaître en la personne d’Hector Bianciotti, mort à Paris à l’âge de 82 ans. Comme le Roumain Cioran, le Tchèque Kundera ou l’Espagnol Semprun, Bianciotti l’Argentin faisait partie de l’espèce singulière des écrivains « étrangers » qui ont vécu comme une seconde naissance en adoptant la langue française. Plus même : Hector Bianciotti fut accueilli à l’Académie française en 1996, où le rejoignit son compagnon Angelo Rinaldi. Mais l’écrivain se disait particulièrement touché d’avoir été fait citoyen d’honeur de la bourgade piémontaise de Cumiana où sonpère avait vu le jour à la fin du XIXe siècle…  

    Né dans la pampa d’Argentine où avaient émigré ses parents, qui interdirent à leurs enfants de parler leur dialecte italien d’origine, le jeune Bianciotti, né en 1930. passa par le séminaire catholique et connut « le climat de peur, de délation et d’infamie » de la dictature de Peron. Ses premier romans, autofictions d’une lancinante poésie, traitent avec mélancolie et tendresse un passé souvent âpre, entre la fuite de la plaine argentine et un premier exil (dès 1955) en Italie, où il creva de faim. À ce propos, il écrivait que « si tous les hommes en avaient fait l’expérience, la face du monde, les rapports entre les gens, les nations, seraient autres »…

      Après un séjour de quatre ans en Espagne, Hector Bianciotti débarqua à Paris en 1961, où il ne tarda pas à s’intégrer dans le milieu littéraire (au titre de lecteur chez Gallimard), bientôt publié et reconnu à la fois comme prosateur et critique. Le grand découvreur Maurice Nadeau publia son premier roman (Les déserts dorés, en 1967), et La Quinzaine littéraire, Le Nouvel Observateur et Le Monde accueillirent ses chroniques de grand connaisseur des littératures européenne et mondiale. Passeur de littérature, Hector Bianciotti avait l’art de partager ses enthousiasmes à l‘écart des modes et des jargons. Quant à l’auteur du Traité des saisons (1977, Prix Médicis étranger) ou des magnifiques nouvelles de L’Amour n’est pas aimé (Prix du meilleur livre étranger en 1983), il laisse une œuvre marquée au sceau des  douleurs du monde, à la fois collectives et intimes, filtrées par la musique d’une langue – la découverte de la musique fut par ailleurs l’une des expériences marquantes de son enfance – et portées par un mélange d’inquiétude et d’émerveillement devant le monde.

  • Au Jardin

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    Des ressources lyriques de la culture potagère. De la lecture de la Vie de Rancé au jardin de curé de La Désirade. Où la mort se trouve priée à goûter.

    Ce que je préfère, c’est le fumet de plant de tomate en relisant La vie de Rancé, là vraiment je lévite. Ou reprendre n’importe où La Recherche avec le regard imbibé du jaune tendron de la fleur de courge, ça aussi c’est le nectar, ça et tant d’autres choses que jamais jusque-là je ne pensais trouver au jardin.

    C’est que l’image de Candide se retirant derrière sa haie de buis m’avait toujours paru le bas bout de la régression, style troisième âge à flanelle et nains de terre cuite. Tout ce que j’avais envoyé valdinguer à l’âge de refaire le monde se trouvait en somme symbolisé par ce carré confiné: tout le grégaire et le trantran suissaud, tout le côté chasseur de limaces et vieux sage en pot: tout cela me remplissait de fureur à peine adoucie par le fait que mon père aimable, et le père de mon père, participaient eux aussi à la conspiration.

    Hélas, combien d’années aurai-je ignoré le goût de la feuille de chou-fleur crue, que j’associe désormais à la lecture d’  Ecuador et à ce moment bleu-vert, frais et croquant, des fins de matinées, après une longue pluie de juillet, quand le Haut Lac fume et que ça sonnaille à tout drelin dans le val suspendu.

    Tant de saveurs ignorées par blasement d’époque ! Mais n’est-ce pas le propre de cette fin de siècle au jouir sommaire et au savoir vague, qui prétend avoir fait le tour de tout et s’en ankylose de mélancolie alors que tout reste à goûter, bonnement offert sur un plat ?

    medium_Widof12.2.JPGAu moins me suis-je assez rattrapé, ces derniers mois, depuis que j’ai commencé d’arracher un carreau à la jachère du jardin de curé de La Désirade, puis un autre et un autre encore, sans me presser ni cesser de lire ou de psalmodier à portée de voix de celle que j’aime.

    On sait le hasard des rencontres, ou plus exactement ce mélange d’imprévisible et de nécessaire qui fait se croiser deux destinées ou soudain apparaître l’évidence de la parenté liant la tomate verte à Chateaubriand.

    De relire une fois de plus La Vie de Rancé m’avait rappelé nos premières lettres d’amour, et celles ensuite d’année en année qui racontaient notre histoire en filigrane, et me revint le parfum à la tomate fraîche de ma jeune fille en fleur.

    A un moment donné, plus rien ne compte qu’un certain bonheur de phrase. Ce matin dans le jardin les tomates sentaient la jeunesse des corps et c’est cela même qui me touche tellement dans les pages que je lisais sur la vie qui file d’une lettre à l’autre, le premier mot qu’on écrit dans la transe et ceux qui suivent tous les jours, puis l’érosion, ou l’émiettement, l’effondrement parfois, la chute à pic d’une seule lettre de rupture, ou l’étirement des déchirures et des imaginations vengeresses, ou pour nous deux la fidélité plus lente et les détails bonifiés dont nos gestes seuls et nos regards, nos moindres inflexions formaient toute l’écriture à l’instant quintessenciée en parfum juvénil sur les petites terrasses balinaises de mes plants de tomate.

    Puis une autre sensation ancienne me revint en remuant les cailloux brenneux, une sensation de terreur douce.

    Je m’étais retrouvé à marcher à travers champs avec le père de mon père, je revois nettement la petite gare au milieu des prés et le seul chemin montant vers nulle part où se déploie soudain un parterre de jonquilles comme je n’en ai jamais vu, puis c’est la ferme dans un repli et, dans la cuisine enfumée de la ferme, la vieille tante à mains sèches que j’entends encore parler, baissant la voix, d’un certain individu qui rôde de par le pays et fiche le feu aux fenils, et le soir que je suis conduit à la grande chambre froide juste en dessus d’où je continue d’entendre l’inquiétant murmure, et j’ai de la peine à me faire à la matière fluide et dure à la fois du petit oreiller rempli de noyaux de cerises, je n’arrive pas à m’ôter de l’imagination que l’individu se dissimule derrière telle horloge jurassienne ou dans l’ombre de telle armoire, et comme une douceur m’apaise cependant, mon grand-père a dû me rejoindre et c’est maintenant lui qui joue le spectre en chemise de nuit, et je perçois bientôt une sorte de bruissement dans l’oreiller, et je vois peu après se déployer l’arbre immense dans la brise de la nuit, oui tout cela me revient pêle-mêle tandis que la terre que je sarcle se remet à respirer.

    L’idée d’ Ecuador qu’on puisse courir sur l’océan soudain solidifié, la formidable partie de rollerskate qu’évoque ce journal de voyage m’a fait imaginer à mon tour, je ne sais pourquoi, la coupe de la terre en transparence: du jardin aux fourneaux enfouis des volcans mexicains tout communiquait soudain, et mes siècles de lecture.

    Aux îles Bienheureuses, trente ans plus tôt, dérivant entre d’incertaines amours, mais accroché au bois flotté des livres, je voyais déjà tout comme ça: comme un ensemble relié dessous par un même socle et dessus par de fulgurantes flèches. Dans les Cyclades un squelette de chien dans le sable me faisait communier avec un vice-consul ivre à Cuernavaca, ou le goût de la figue de Barbarie dans la fraîcheur du matin s’alliait au nom de Nietzsche sur un livre trempé d’eau de mer que j’annotais au crayon violet au milieu des hippies.

    medium_Widoff21.JPGLa terre en coupe est comme un rêve d’enfant: un merveilleux terrier à étages où l’on descend et remonte à n’en plus finir par tout un réseau de galeries fleurant la vieille farine et les fleurs séchées. Il y a des greniers et des cachettes: c’est là qu’on range les réserves de fruits et les chaînes de saucisses, les jarres et les barriques, les souvenirs de toute sorte. Il y a des balcons de bois d’où l’on surplombe tout le pays et les montagnes d’en face, selon la lumière, forment tantôt un dernier diadème himalayen et tantôt une cordilière pelée.

    Les mains dans la terre je divague. Je creuserais bien jusque de l’autre côté, comme lorsque je me suis fait azorer pour grave atteinte à la pelouse familiale, ce jour de l’été de mes sept ans où j’avais décidé de partir à la rencontre des Têtes Bêches à corps peints.

    Résumé de la situation: nous sommes au jardin pour toujours et convions la mort à goûter nos tomates. Les anges envient notre miam miam.

    littérature,poésie(Ce texte est extrait du recueil intitulé Le Sablier des étoiles, paru chez Barnard Campiche en 1999).

     

  • Ceux qui assomment les pauvres

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    Celui qui estime que les insectes nuisibles ma foi ça se traite / Celle qui pense qu’un mendiant est un exploiteur à sa façon / Ceux qui ne raisonnent plus qu’en termes policiers / Celui qui relance la théorie du Mur de Protection / Celle qui ne donne qu’aux infirmes diplômés et aux vieilles non basanées / Ceux qui ramassent le dinar où ils peuvent / Celui qui se sent atteint dans sa chair quand on critique la course au profit / Celle qui dit haut et fort qu’elle donne pour alléger à la fois sa conscience et sa bourse / Ceux qui ont une technique appropriée à la détection des faux mendiants (disent-ils) / Celui qui va breveter la machine à trier vrais et faux mendiants / Celle qui se ferait plumer plus volontiers que d’en arriver à méfiance / Ceux qui prétendent qu’« ils sont partout » / Celui qui refuse (dit-il) de céder à certaine affectivité démago qui écarte le vrai problème global dont Russes et Chinois n’ont que foutre tant qu’ils avancent / Celle qui déclare que la Roumanie doit prendre ses responsabilités point barre / Ceux qui ont fait l’Europe à l’image de l’Internationale financière / Celui qui affirme qu’après l’interdiction de la mendicité en Suisse romande s’imposera la taxe sur la pauvreté / Celle qui affirme que la générosité est une forme d’hypocrisie / Ceux qui en concluent que les émirats arabes n’ont qu’à subventionner la misère africaine / Celui qui rappelle à sa famille réunie pour le barbecue qu’on est quand même bien entre gens qui ont « quelque argent » / Celle qui fait office de rabat-joie sempiternel en constatant entre la poire et le fromage qu’un enfant meurt de faim dans le monde toutes les deux minutes / Ceux qui trouvent qu’une rue sans mendiant est comme un jour de prison sans pain sec / Celui qui participe à toutes les manifs solidaires sans y aller vu qu’il est grabataire et notoirement sans ressources / Celle qui déjoue toute forme d’agression vertueuse / Ceux qui ont le cœur sur la main et celle-ci sur la matraque / Celui qui affirme que les plus pauvres des pauvres sont humainement plus riches que les riches ce qui fait une belle jambe aux pas vraiment pauvres et aux pas tellement riches / Celle qui préfère danser la zumba / Ceux qui demandent au mendiant de se déplacer le temps de sortir leur Porsche Carrera du garage, etc.