Rhapsodies panoptiques (19)
…Et revenant de Paris l’Taulard me replonge dans l’Histoire avec une grande hache. Son ami Pruszko est reparti lui aussi mais dans l’autre direction, sur Varsovie et l’appart de sa première moitié retrouvée. Que je t’esplique : c’est un peu compliqué mais c’est fait de ça l’Histoire qui nous hache. C’est fait de toutes les petites histoires hachées par la grande, et la Pologne est pour ainsi dire spécialisée en l’espèce. Des décennies en arrière le vieux Czapski m’avait déjà fait la remarque, comme quoi dans les familles polonaises on comptait les petites histoires qui s’étaient pas fait mâcher par la grande. Czapski en savait quelque chose vu qu’il avait juste coupé au massacre de ses camarades à Katyn. Bref, le tragique fait partie du bagage polonais au même titre que la fiole de krupnik, même que ça enrage les Français. Jalousie de cathos, mais là aussi faudra que je t'explique, plus tard, pasque là, tousuite, le sujet c’est l’Taulard…
…Donc l’Taulard, dont tu connais les dispositions amicales poussées (je trouve) à l’excès, était reparti quelques jours sur Paris après les dernières alertes à la santé de Pruszko, et là ça ne s’arrangeait pas vraiment avec son cancer. Tu sais ça aussi, l’Kid, que le cancer est une grande hache perso vicieuse et pernicieuse, pour ainsi dire une arme de destruction massive mais à lenteurs rusées, ça va, ça vient, ça feint de s’en aller, ça revient en trombe subite a mitrailler les radios de glaviots, ça s’insinue, ça « couleuvre » comme dirait notre ami Quentin, ça se planque sous les bombardements de rayons, ça recule sous la chimio puis ça repart comme à quarante et bientôt à cent quarante, mais Pruszko en était entre deux assauts quand l’Taulard a débarqué dans le quartier chinois où l’artiste à son atelier, et là c’était après Waterloo qu’il a débarqué - dans le chaos total de l’atelier de Pruszko…
…Là, Kiddy, toi qui kiffes l’argentique, tu serais aux anges. Aux archanges toi qu’as inauguré tes Œuvres complètes reliées pures cuir de bœuf musqué par une Prière polaroïd. Parce que là, dans le tohu-bohu bordélique de Pruszko, genre bureau de Piaget ou de Dumézil en cent fois plus pire, tu te ressourcerais les mécanismes en voyant le démiurge du Portrait Synthétique se démener entre boîtiers et ressorts. C’est le grand Toqué du Beréshit avant le premier des Sept Jours. On se dirait dans les décombres d’après le Grabuge mais l’Taulard m’est témoin que l’atelier de Prusko relève aussi du bric-à-brac originel. Un jour j’te raconterai la Genèse selon Gulley Jimson dans La Bouche du cheval, mais ce sera pour plus tard ça aussi. Faudra qu’on vive vieux tout le monde pour se raconter tout ce qui doit être d’Entête à Apocalypse. Mais pour le moment j’te la fais courte avec Pruszko, grand imagier polonais dont les Portraits & Monuments sont autant d’empilements historiques par superposition, j’précise : Pruszko fait dans le montage diachronique, il t’empile vingt portraits d’Hitler à tous les âges et te livre un visage dont les strates se subliment en résultat tremblé ; il remarie Sartre et Beauvoir en un visage tendrement additionné par ironique tendresse ; ou bien il surimpressionne tous les rois de Pologne ou les rues d’Amérique – ça pourrait fait gadget, et pourtant non, ça pourrait faire concept à la mords-moi mais c’est bien plus que ça : tout à coup t’es devant un résultat, c’est comme ton chaos de poème qui accouche d’une paire de vers affleurant la pure musique ; or tout ça flotte au-dessus d’une inimaginable brocante traversée de sentiers et de canaux, dans l’atelier de Pruszko, y a partout des années de journaux empilés, des mois de chaussettes à repriser, des semaines d’assiettes à relaver et pourtant ça n’a pas l’air sale tout ça, Pruszko lui-même a l’air d’un prince en nippes mais propre sur lui, l’angoisse l’a certes grossi mais l’Taulard ne le trouve pas trop avachi pour autant – l’Taulard est assez artiste lui-même pour trouver de la beauté à cet inimaginable foutoir dans lequel, débarquant, il va passer deux trois jours en essais de rangements sommaires permettant ici de dégager un canapé ou là de gagner un coin de table entre les tours branlantes d’objets de toutes espèces ; et puis les deux amis n’en ont à vrai dire qu’au salopard qui rôde dans les replis de ces catacombes, que Pruszko compte semer tantôt en retournant en Pologne Christ des nations où l'attend sa nouvelle amie…
…J’ai cueilli l’Taulard avec la Jazz, il avait cessé de neiger, on est remontés dans la nuit et il m’a raconté ses visites diverses à Fahti le kiosquier de Djerba, Michel le flûtiste sénégalais aux filles bluesy, son amie avec laquelle il a réglé ses comptes en bons amis et les histoires de la nouvelle moité de Pruszko dont la vie a subi un premier coup de hache de la grande Histoire quand son père, l’ingénieur chimiste prêt à diriger une nouvelle usine d’armement après le grand ménage des libérateurs staliniens, en 1945, fut condamné à mort par les nouveaux maîtres inquiets de ses accointances avec la résistance polonaise. J’te passe les détails, mais tout à coup, sur nos flancs enneigés dominant le lac noir, le long de cette route où, Kiddy, tu t’étais « viandé » quelques jours plus tôt, pour citer ton expression, le souffle de la grande Histoire a repassé entre nous tandis que je me rappelais, en d’autres années, une nuit à errer dans les rues de Cracovie à l’époque de la guerre au Vietnam, une autre à siffler de la vodka à la vipère avec les déçus de la nouvelle société friquée des apparatchiks recyclés ; et bientôt tombera le verdit des dernières radios de Pruszko, et ce soir ce sera Noël en attendant - l’anniversaire concomitant du Taulard et de Iéshoua…
…Juste après que t’es reparti tout à l’heure, Kiddy, sur ton scooter d’enfer, on a regardé, avec Lady L. et le Taulard, le film que Nicholas Ray, l’auteur du film « culte » La Fureur de vivre, a osé faire après Abel Gance et avant Mel Gibson sur la vie de Iéshoua. The King of the Kings que ça s’intitule. Super Technirama Technicolor. Musique suave à gerber mais tout n’est pas à jeter : Nicky voit pas mal l’arrière-fond zélote et politique, les images relaient le sulpicien jusqu’à une sorte de pureté décantée : c’est peut-être le plus juste qu’on puisse faire dans le mélo hollywoodien, avec quelques séquences très fortes, mais pas ça d’émotion. C’est quand même ça qui frappe avec ces essais de faire passer la story de Iéshoua : c’est qu’on retombe à tout coup dans la convention - même Pasolini me semble-t-il qui est peut-être le plus près de l’Esprit par la lettre à vingt-quatre images secondes -, mais l’émotion n’y est pas, j’entends l’émotion réelle et pas le frisson pavlovien de catéchumène ou de paroissien lénifiant : le feu de Dieu de cette story d’enfer qui devrait nous faire hurler sous la Croix…
…J’sais pas trop ce que tu penses de tout ça, l’Kid. Moi Iéshoua je ne suis pas prêt de croire à la lettre à sa story, au sens de l’Eglise de Pierre qui ne cesse de le trahir, mais je l’aime. L’affreux Dosto disait quelque part qu’à choisir entre Iéshoua et la Vérité, il serait du parti du premier, et ça me va, cette doxa pas très orthodoxe. Comme t’es aussi barbare que Quentin, Blacky, Sweet Heart, Dark Lady et autre youngsters de vos âges, tu n’as pas encore médité trop grave, et tant mieux peut-être ? sur la légende du Grand Inquisiteur de l’affreux Dosto, qui raconte le retour, une nuit, du SDF Iéshoua en Espagne où il comparaît devant le Grand Salopard, cancer de la croyance aveugle…
…Tout ça n’est pour beaucoup que du cinéma, à tous les sens, mais la Lettre résiste, et ce n’est pas au début de lettreux lettré que tu es que je parle ici, Kiddy : c’est à tout ce qui nous attend encore dans le débarras du vocabulaire où s’entasse encore, ça et là, dans les débris du parler pourri de l’époque, les gemmes d’une espèce de grand langage oublié, j’sais pas comment dire ça - toi tu te la joues jeune poète, t’en as l’âge sur ton scooter où tu files tel Quichotte avec sa Dulcinée cocolette, et puisse cela ne pas te passer, puisses-tu rester fidèle à ton début de folie, puisses-tu résister aux éteignoirs de la Faculté et autres vigiles de mouroir, tu sais déjà que l’âge est à la fois corps et fiction et que ça se vit d’un temps l’autre à fond la bise et tout en dentelles au mot à mot que rien ne trompe ; enfin que ça devrait car tout n’est que vœu pie en vraie poésie…
Images: Villes d'Amérique, et Sartre-Beauvoir, par Krzystof Pruszkowski; Philippe Sellen; Daniel Vuataz.