UA-71569690-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

  • L'Taulard

    Pruszko3.jpg

    Rhapsodies panoptiques (19)

    …Et revenant de Paris l’Taulard me replonge dans l’Histoire avec une grande hache. Son ami Pruszko est reparti lui aussi mais dans l’autre direction, sur Varsovie et l’appart de sa première moitié retrouvée. Que je t’esplique : c’est un peu compliqué mais c’est fait de ça l’Histoire qui nous hache. C’est fait de toutes les petites histoires hachées par la grande, et la Pologne est pour ainsi dire spécialisée en l’espèce. Des décennies en arrière le vieux Czapski m’avait déjà fait la remarque, comme quoi dans les familles polonaises on comptait les petites histoires qui s’étaient pas fait mâcher par la grande. Czapski en savait quelque chose vu qu’il avait juste coupé au massacre de ses camarades à Katyn. Bref, le tragique fait partie du bagage polonais au même titre que la fiole de krupnik, même que ça enrage les Français. Jalousie de cathos, mais là aussi faudra que je t'explique, plus tard, pasque là, tousuite, le sujet c’est l’Taulard…

    Panopticon1445.jpg…Donc l’Taulard, dont tu connais les dispositions amicales poussées (je trouve) à l’excès, était reparti quelques jours sur Paris après les dernières alertes à la santé de Pruszko, et là ça ne s’arrangeait pas vraiment avec son cancer. Tu sais ça aussi, l’Kid, que le cancer est une grande hache perso vicieuse et pernicieuse, pour ainsi dire une arme de destruction massive mais à lenteurs rusées, ça va, ça vient, ça feint de s’en aller, ça revient en trombe subite a mitrailler les radios de glaviots, ça s’insinue, ça « couleuvre » comme dirait notre ami Quentin, ça se planque sous les bombardements de rayons, ça recule sous la chimio puis ça repart comme à quarante et bientôt à cent quarante, mais Pruszko en était entre deux assauts quand l’Taulard a débarqué dans le quartier chinois où l’artiste à son atelier, et là c’était après Waterloo qu’il a débarqué - dans le chaos total de l’atelier de Pruszko…

    Pruszko.jpg…Là, Kiddy, toi qui kiffes l’argentique, tu serais aux anges. Aux archanges toi qu’as inauguré tes Œuvres complètes reliées pures cuir de bœuf musqué par une Prière polaroïd. Parce que là, dans le tohu-bohu bordélique de Pruszko, genre bureau de Piaget ou de Dumézil en cent fois plus pire, tu te ressourcerais les mécanismes en voyant le démiurge du Portrait Synthétique se démener entre boîtiers et ressorts. C’est le grand Toqué du Beréshit avant le premier des Sept Jours. On se dirait dans les décombres d’après le Grabuge mais l’Taulard m’est témoin que l’atelier de Prusko relève aussi du bric-à-brac originel. Un jour j’te raconterai la Genèse selon Gulley Jimson dans La Bouche du cheval, mais ce sera pour plus tard ça aussi. Faudra qu’on vive vieux tout le monde pour se raconter tout ce qui doit être d’Entête à Apocalypse. Mais pour le moment j’te la fais courte avec Pruszko, grand imagier polonais dont les Portraits & Monuments sont autant d’empilements historiques par superposition, j’précise : Pruszko fait dans le montage diachronique, il t’empile vingt portraits d’Hitler à tous les âges et te livre un visage dont les strates se subliment en résultat tremblé ; il remarie Sartre et Beauvoir en un visage tendrement additionné par ironique tendresse ; ou bien il surimpressionne tous les rois de Pologne ou les rues d’Amérique – ça pourrait fait gadget, et pourtant non, ça pourrait faire concept à la mords-moi mais c’est bien plus que ça : tout à coup t’es devant un résultat, c’est comme ton chaos de poème qui accouche d’une paire de vers affleurant la pure musique ; or tout ça flotte au-dessus d’une inimaginable brocante traversée de sentiers et de canaux, dans l’atelier de Pruszko, y a partout des années de journaux empilés, des mois de chaussettes à repriser, des semaines d’assiettes à relaver et pourtant ça n’a pas l’air sale tout ça, Pruszko lui-même a l’air d’un prince en nippes mais propre sur lui, l’angoisse l’a certes grossi mais l’Taulard ne le trouve pas trop avachi pour autant – l’Taulard est assez artiste lui-même pour trouver de la beauté à cet inimaginable foutoir dans lequel, débarquant, il va passer deux trois jours en essais de rangements sommaires permettant ici de dégager un canapé ou là de gagner un coin de table entre les tours branlantes d’objets de toutes espèces ; et puis les deux amis n’en ont à vrai dire qu’au salopard qui rôde dans les replis de ces catacombes, que Pruszko compte semer tantôt en retournant en Pologne Christ des nations où l'attend sa nouvelle amie…

    …J’ai cueilli l’Taulard avec la Jazz, il avait cessé de neiger, on est remontés dans la nuit et il m’a raconté ses visites diverses à Fahti le kiosquier de Djerba, Michel le flûtiste sénégalais aux filles bluesy, son amie avec laquelle il a réglé ses comptes en bons amis et les histoires de la nouvelle moité de Pruszko dont la vie a subi un premier coup de hache de la grande Histoire quand son père, l’ingénieur chimiste prêt à diriger une nouvelle usine d’armement après le grand ménage des libérateurs staliniens, en 1945, fut condamné à mort par les nouveaux maîtres inquiets de ses accointances avec la résistance polonaise. J’te passe les détails, mais tout à coup, sur nos flancs enneigés dominant le lac noir, le long de cette route où, Kiddy, tu t’étais « viandé » quelques jours plus tôt, pour citer ton expression, le souffle de la grande Histoire a repassé entre nous tandis que je me rappelais, en d’autres années, une nuit à errer dans les rues de Cracovie à l’époque de la guerre au Vietnam, une autre à siffler de la vodka à la vipère avec les déçus de la nouvelle société friquée des apparatchiks recyclés ; et bientôt tombera le verdit des dernières radios de Pruszko, et ce soir ce sera Noël en attendant - l’anniversaire concomitant du Taulard et de Iéshoua…

    …Juste après que t’es reparti tout à l’heure, Kiddy, sur ton scooter d’enfer, on a regardé, avec Lady L. et le Taulard, le film que Nicholas Ray, l’auteur du film « culte » La Fureur de vivre, a osé faire après Abel Gance et avant Mel Gibson sur la vie de Iéshoua. The King of the Kings que ça s’intitule. Super Technirama Technicolor. Musique suave à gerber mais tout n’est pas à jeter : Nicky voit pas mal l’arrière-fond zélote et politique, les images relaient le sulpicien jusqu’à une sorte de pureté décantée : c’est peut-être le plus juste qu’on puisse faire dans le mélo hollywoodien, avec quelques séquences très fortes, mais pas ça d’émotion. C’est quand même ça qui frappe avec ces essais de faire passer la story de Iéshoua : c’est qu’on retombe à tout coup dans la convention - même Pasolini me semble-t-il qui est peut-être le plus près de l’Esprit par la lettre à vingt-quatre images secondes -, mais l’émotion n’y est pas, j’entends l’émotion réelle et pas le frisson pavlovien de catéchumène ou de paroissien lénifiant : le feu de Dieu de cette story d’enfer qui devrait nous faire hurler sous la Croix…

    …J’sais pas trop ce que tu penses de tout ça, l’Kid. Moi Iéshoua je ne suis pas prêt de croire à la lettre à sa story, au sens de l’Eglise de Pierre qui ne cesse de le trahir, mais je l’aime. L’affreux Dosto disait quelque part qu’à choisir entre Iéshoua et la Vérité, il serait du parti du premier, et ça me va, cette doxa pas très orthodoxe. Comme t’es aussi barbare que Quentin, Blacky, Sweet Heart, Dark Lady et autre youngsters de vos âges, tu n’as pas encore médité trop grave, et tant mieux peut-être ? sur la légende du Grand Inquisiteur de l’affreux Dosto, qui raconte le retour, une nuit, du SDF Iéshoua en Espagne où il comparaît devant le Grand Salopard, cancer de la croyance aveugle…

    Vuataz7.jpg…Tout ça n’est pour beaucoup que du cinéma, à tous les sens, mais la Lettre résiste, et ce n’est pas au début de lettreux lettré que tu es que je parle ici, Kiddy : c’est à tout ce qui nous attend encore dans le débarras du vocabulaire où s’entasse encore, ça et là, dans les débris du parler pourri de l’époque, les gemmes d’une espèce de grand langage oublié, j’sais pas comment dire ça - toi tu te la joues jeune poète, t’en as l’âge sur ton scooter où tu files tel Quichotte avec sa Dulcinée cocolette, et puisse cela ne pas te passer, puisses-tu rester fidèle à ton début de folie, puisses-tu résister aux éteignoirs de la Faculté et autres vigiles de mouroir, tu sais déjà que l’âge est à la fois corps et fiction et que ça se vit d’un temps l’autre à fond la bise et tout en dentelles au mot à mot que rien ne trompe ; enfin que ça devrait car tout n’est que vœu pie en vraie poésie…

    Images: Villes d'Amérique, et Sartre-Beauvoir, par Krzystof Pruszkowski; Philippe Sellen; Daniel Vuataz.

  • L'banquet

     

    Panopticon717.jpg

    Rhapsodies panoptiques (18) 

    …Tu sais combien je vomis le festif, Quentin : tu sais combien je dégueule tout ce degueulando – mais j’vais te répondre. Je vais répondre au dernier chapitre de ton premier livre où tu racontes le retour du jeune voyageur à la case départ, genre l’enfant prodigue on débriefe. Je vais tenter de te répondre en vioque de ton âge. Je vais traverser le Temps en quelques phrases et tâcher de répondre au vioque que j’étais à ton âge. C’est le plus beau passage de ton livre. Le moment où toute ta ferveur accumulée devient rage. Le moment où tout ce que tu as accueilli et déployé bute contre ce mur de visages. Les parents et amis. Les proches tout à coup si lointains mais qui font cercle. Les aimés qui font une place laissée vacante au baladin mais le voici rentré dans le rang et là faut qu’on le serre. Les bienveillants. Les souriants. Tu notes ça que j’ai tant de fois ressenti en tous mes âges de vioque pas tout à fait sorti de l’innocence: que ce sourire est le pire piège si ça se trouve. Toute cette bonté suisse. Encore merci. Non c’est moi. Et bonne fine de matinée. Et bon début de soirée. Toutes ces balises. Toutes ces bonnes mines juste inquiètes que tu fasses juste à présent. Parce que c’est à présent qui compte. À présent et demain l’ouverture des bureaux. Juste à présent que tu racontes juste ton voyage. Juste que tu nous fasses rêver ça c’est sûr. Juste que tu nous dises si Death Valley c’est juste comme dans les films et tout ça, genre Blow up et tout ça – notre bohème des sixties et tout ça, l’époque où nous autres vioques de vingt ans on ne mettait pas de slip sous nos jeans - tu te rends compte la liberté. Le tout bon sourire complice des bohèmes de retour. Route Sixty-Six. Entre Kerouac et Goa : la Route, quoi. Fais-nous juste rêver bis repetita…

    … Et plus qu’évidemment, Quentin, que j’te captes. À dix-huit ans j’étais déjà d’accord avec toi: leur bonté me terrifiait. Et pourtant j’étais aussi en désaccord avec moi : leur bonté déteignait sur moi. C’était affreux que je me disais: j’aime être bon. J’étais plutôt salaud de nature comme quand on est amoureux grave, pour parler comme toi, mais je m’sentais bien quand j’étais bon. Le vrai con comme eux. Les miens. Genre nos proches. Parents et amis. Je leur apportais des cadeaux à Noël. Je choisissais le meilleur : pas le virement de chèques que c’est devenu mais le cadeau vrai, genre LE livre à lire vraiment ou LE disque à écouter les yeux levés. Tu vois ça, toi que je sens redouter Noël, dans ta vingtaine débutante, comme Noël m’a fait gerber dans ma trentaine de déviant aggravé, mais à Noël je revenais chez les miens qui chantaient encore de vagues cantiques. Et tendre Papa prévenant. Et brave maman passée mère-grand avec les premiers marmots du frangin. La poésie au pied du sapin : j’te mens pas toi qui aimes l’exactitude, même que je te le cite de mémoire : « La petite bougie a l’œil pointu a dit / c’est la fête à Jésus sois gentil ». Texto. J’te  dis pas d’où je venais le soir d’avant et où j’irais le lendemain. Je me la jouais agent double. Plus trouble tu meurs : j’voulais passer partout. Comme toi dans le désert aux fous. Mais il y avait des années que je revenais sans cesser de repartir, et c’est là que je reviens à ton premier retour…

    …Il y a chez toi de l’humanité directe, Quentin, et c’est pourquoi je t’écris ce soir d’avant Noël, dans la pluie d’après la neige, dans le froid que réchauffent le feu de bois et les mots. Or toute la peur et l’horreur de Noël qu’on ressent de plus en plus, je la partage sans la partager. Toute l’horreur des fêtes, toute cette horreur de plus en plus partagée je la partage de moins en moins pour dire  vrai. Pas que je m’aligne avec les alignés : pas que je m’avale à mon tour avec les avalés, mais j’te lis entre les lignes, Quentin, et ce que je lis là dit le contraire de ce qu’on croit lire : que ta rage est d’humanité. Que ton orage est bon. Que la rage des humiliés devant la fête devenue simulacre est bonne. Que toute cette dinderie du festif a tourné à la pure connerie, j’vous  le fais pas dire, et qu’il est bon de se retirer dans ses fêtes à soi…

    …Ta fête à toi c’est d’avoir vécu « tous ces trucs », comme tu le dis dans ton volapük, et de le raconter comme personne. Notre truc à tous est de vivre comme personne, mais pas tous ne s’en avisent tant les paupières d’un peu tous pendouillent jusque par terre. Tu connais le démon de la légende russe, dont les paupières habitudinaires pendouillent jusque par terre et qui ronchonne à tout moment qu’il n’y a rien à voir vu qu’il ne voit rien. Et c’est cela la fête en somme, enfin ce qu’on appelle désormais la fête festive et du soir au matin, partout, c’est le cinéma sous les paupières, c’est Vegas que tu as vu comme personne de même que tu as vécu Trona au bas bout de nulle part où Bukowski rejoint Beckett et les branleurs de Webcamworld. La fête festive c’est ça : c’est le branle absolu dans l’désert. Tu les as bien regardés et sans moraliser. Tu t’es reconnu le frère fraternel de ce poufiat de Jim qui fait ses records de dégueulée de Budweiser sur Youtube. T’as bien vu la Star Ac universelle et ce que t’en écris est sans haine. Juste un peu triste. Juste ce qu’il faut d’humour à peine décalé, Juste ce qu’il faut d’énergie pour repousser ce que tu dis le suaire de l’habitude. Juste ce qu’il faut pour esquiver ce que tu dis les relents de morgue. Juste ce qu’il faut pour ne pas pouloper ensemble comme tu dis  avant de solenniser dans le genre youngster à bonne école anar en déclarant comme ça qu’aux urnes tu n’amèneras que les cendres d’un bulletin de vote – mais tu fais ce que tu veux citoyen Quentin du moment que tu votes comme personne au graffiti sauvage…

    …Et là je me suis levé et j’ai grand ouvert la fenêtre noire de nuit belle au souffle montant du lac et des forêts. Or voilà l’banquet que je me dis. Le banquet n’est pas ailleurs que je me dis. Picturalement le premier plan de ma noire fenêtre ouverte est une grande ondulation de montuosités forestières à clairières un peu moins noires où scintillent des loupiotes humaines. Juste derrière un peu plus bas il y a comme une fumée, comme une étole de brume au-dessus du lac noir à reflets plus ou moins lunaires que voile la fumée de mon clope Dominican 100% Tobacco  dont il est précisé qu’il nuira gravement à ma santé et à celle de mon entourage, mais Lady L. n’en à cure à présent qu’elle s’est piquée à Sister Morphée – et picturalement j’ajoute que l’ubac de la côte française est pointillé d’autres loupiotes humaines dont celles d’un certain casino où des fortunes ont été claquées cette nuit-même, et juste en face c’est le diadème de Novel à notre altitude à peu près, j’veux dire 1111 mètres au-dessus de la mer étale toi qui aime le surexact en ta vaguerie barbare de fan de rock industriel, enfin et pour clore ce banquet visuel j’ajouterai que picturalement le ciel est à l’instant même une conque d’un autre noir que les noirs d’en bas où commencent de scintiller de stellaires informations d’un passé plus que présent – j’veux dires des étoiles comme il y en a découpées dans du papier argenté sur les pacsons de Noël et dans les mirettes des bons enfants poils aux dents…

           …Nous les festivités festives on en à rien à souder, Quentin, sous les étoiles qui n’ont que l’âge de leur éclat passé, et là je te ressors ce que tu as noté un jour à Beatty, tombé de la lippe du barman du saloon, que j’ai noté à mon tour et que je prie mes 1888 amis-pour-la-vie de Facebook de noter -  ça ne s’invente pas le vrai de la vie qu’est notre banquet à tous , comme quoi « il paraît que le monde tiendrait dans la main s’il n’y a avait pas de vide », avant que ledit barman philosophe à la manque ne conclue comme ça tout gravement : « Je me demande ce qu’il resterait de l’esprit si on compressait la parole»…

    …Ce qui se passe vraiment dans la nuit des mots, ce qu’on croit dire en écrivant, ce qu’on aurait voulu leur balancer à la table des familles, ce qu’on était impatient de retenir du Voyage et de le signifier à l’Humanité par courrier direct, ce qu’on a ressenti, ce qui nous a secoués, ce qui nous a surpris au bord des routes à l’arrêt clopes & chips, ceux qu’on a aimés ou cru aimer et cru séduire ou cru perdre, celui qu’on croyait être et celle qu’on est devenue, ce qu’ils sont vus du dehors ou quand on les étreint sous le dôme des étoiles, ce qui nous parle, ce qui se tait – tout ça c’est l’banquet, Quentin, et j’te remercie, petit, de l’avoir écrit même si c’est nous tous qui l'écrivons, l’banquet, tous tant qu’on est…

    (Ce texte a été écrit en écho à l'épilogue, intitulé Le Banquet, du premier livre de Quentin Mouron, Au point d'effusin des égouts, publié chez Olivier Morattel en décembre 2011)

  • L'Gang

    Panopticon996.jpg

    Rhapsodies panoptiques (17)

    …L’autre soir on était là toute la Sainte Famille, le Père indigne, la Mère martyre, le Frère Taulard de la Belle Image et la progéniture One & Two - Dark Lady et Sweet Heart -, plus leurs prétendants légitimes déjà dans les affaires courantes, le Noiraud et l’Irlandais, et v’là que Sweet Heart commence de nous livrer du Top secret sur sa mission du lendemain à la frontière italienne où elle va soumettre une Multinationale bancaire à un Audit spécial sur le blanchiment - mais ça reste entre nous, n’est-ce pas : pas que ça sorte du cercle Antigang…



    Pano9.jpg…T’imagines l’émotion, l’Kid : ta fille légitime se la jouant Carla Ponte, la fille puînée de la femme de ta vie jamais revenue tout à fait du Groupe Afrique, la nièce avérée du Taulard retiré de la militance mais jamais regagné vraiment aux convenances sociales, la sœur de Dark Lady l’enragée à t-shirt guévariste ennemie jurée des ploutocrates – bref notre innocente Bimbo promue au rang de justicière dans la foulée des Ziegler et consorts ; or justement je lui sors le big argumentaire comme quoi le Grand Capital qui se planque en nos murs n’a plus qu’à trembler puisque la voilà qui débarque, cinquante ans après Zorro Ziegler tenté par la Revolucion et se faisant rétorquer par le Che en personne : que non pas, camarade, que la Revolucion tu la feras là-bas, en el Paìs, dans le cerveau du monstre -, voilà ce que je lui dis et notre tendron de ne pas trop savoir si son affreux paternel se paie sa mine ou délire une fois de plus en sa sincérité matoise de vieux fêlé qui lui a dit et répété, comme Lady L. et sa mère l’anar amstellodamoise le lui ont seriné sur tous les airs : que jamais au vieux jamais l’Gang ne les circonviendrait…


    ...Tu vois ça, l’Kid ? Tu te représentes ? T’as vu maintenant Cardin à Budapest comme j’ai vu Dior à la Rue Arbat. On a vu les apparatchiks l’autre jour dans les rues de Montreux comme Sweet Heart les a vus avec son Darling, de Bangkok à Ourgada, partout métatastés nickel à bagouzes, partout américanisés et nipponisés, multimondialisés comme les traders de Manhattan ou de la City de Zurich : partout chitinisés de roubles et de dinars mais attention les voleurs de vélos : voilà se ponter Sweet Heart par Audit spécial : halte-là ! No pasaran ! Tu vois ça et t’y crois autant que j’y crois : no pasaran ! J’veux dire : en nouvelle donne. Pas tout à fait à la stalinienne. Plus le style du POUM ! Votre volée ne pleurniche même plus sur le spleen des lendemains qui déchantent, et je trouve ça pas mal, même sans avoir lu les reportages d’Orwell vous avez capté deux ou trois choses à propos des méfaits de tous les maximalismes brun ou rouge, bref : Sweet Heart débarque avec son détecteur d’argent sale et ça va craindre chez les banquiers sans visages du Front berlusconien de notre paradis fiscal – et que m’arrive-t-il donc le lendemain de l’autre soir tandis que je vaque en ville : v’là que le Hans bernois m’appelle sur mon Blackberry, salut Kamerad qu’il me fait, il sait que j’ai horreur de cette complicité louche, d’autant qu’il m’est arrivé de l’allumer dans mes écrits pour ses accointances plus que douteuses parfois avec des potentats d’Afrique, il me dit que mon dernier livre est encore meilleur que le précédent, donc là je le sens venir : il va me demander un papier sur le sien que je suis précisément en train de lire, et ça ne manque pas: Kamerad je serais honoré qu’il me fait, et je me glisse in petto mariole que tu es ! mais je lui dis, sans le flatter, que sa Destruction massive me fait mal à l’humanité, que l’auteur sanglote toujours un peu trop comme à l’accoutumée mais que je vais en écrire, promis-juré, s’il cesse enfin de me compromettre dans les lendemains qui déchantent; puis je lui raconte l’épisode de Sweet Heart en Carla Ponte et mes révélations à notre enfant sur le Che et lui, alors le pèlerin des famines nous félicite, Lady L. et moi, pour notre éducation pour ainsi dire léniniste; et le soir même c’est Bona qui m’envoie de ses sombres nouvelles via Facebook, tristes à pleurer, sur ce qui se passe ces jours au Congo, et je ne sais pas que lui dire au cher Négro de mon cœur, juste que je vais lui envoyer Destruction massive de l’affreux Ziegler; sur quoi c’est mon ami Dindo qui me balance un courriel désespéré pour me dire que l'Gang a encore marqué des points contre lui: que plus personne ne veut de ses films que la télé, qu’après son Gauguin son Vivaldi prouve que lui-même est resté le pur et dur qu’il a toujours été, comme je n’en ai jamais douté, pas plus que de son caractère de castapiane mal léché; enfin ce qu’il me dit de tout privé achève de me désoler pour cet invétéré Don Juan dont les groupies se font aussi rares que les cheveux sur nos nobles frontons – tu m’suis Kiddy ? …

    PanopticonF9.jpg…Toi qu’es une partie de mon Antigang, l’Kid, je vais te raconter en exclusivité un rêve que j’ai fait la nuit dernière, auquel je resonge ce soir en me demandant, une fois de plus, par quelles voies se construit tout cet onirique cinéma ? J’te jure que je n’invente rien. J’te jure que j’ai tout noté ce matin comme je l’ai rêvé, à la lettre près. Donc voilà que, dans ce songe absolument étranger à mes cogitations ordinaires, je me retrouve d’abord aventuré sur l’espèce de grille de ce qui me semble un monte-charge à découvert, qui se met en effet à descendre à travers le haut immeuble (il me semble que je suis parti de la terrasse supérieure des anciens bâtiments de l’Uniprix, à l’avenue du Théâtre). Or on parcourt de nombreux étages et je me retrouve, non sans angoisse, face à un vaste espace genre atelier d’industrie dans lequel deux grands types me font mauvaise figure au premier regard. Qu’ai-je donc à foutre en ces lieux, de quel droit, avec quel Autorisation officielle ? Que ça ne se passera pas comme ça ! Mais tout de suite je me fais amical et félicitant, remarquant que l’endroit se trouve manifestement en de bonnes mains, que cela fleure le fer travailleur et qu’on sent immédiatement la compétence. Les deux lascars se radoucissent alors d’autant et me proposent de me faire visiter les lieux, ne m’épargnant aucun détail technique et méthodique. Deux grands chiens assez joueurs nous accompagnent en sautant comme mus par de naturelles élégances. Je mets certes un certain temps à comprendre où je suis mais je suis intéressé comme par les portulans et les presses d’imprimerie. Mes deux nouveaux amis sont manifestement fiers de leur rôle de gardiens du matériel. Celui-ci est impressionnant de variété et de qualité. Il y a là des machines à caterpillar, un stock important de marbre importé de Chine, des vérins, tout un appareillage utile à la conduite des eaux, toute une réserve de cuivre rutilant, pas mal d’autres fournitures coûteuses. Tout cela pour une construction prochaine. Le site a été occupé longtemps par la firme Tetra Park, qui a fait faillite. À un moment donné, une dame assez belle avec son chien à elle, un lévrier afghan il me semble, surgit et me dit son enthousiasme puis disparaît, les lascars se sont éloignés dans le fond du chantier à ciel ouvert et c’est alors que je rencontre l’Ingénieur à l’air correct. Tempes argentées et parler clair. Me rappelle mon oncle Léo et m’explique le topo. Le site, précise-t-il, a été racheté par une famille américaine milliardaire. Des gens dans les armes et les computers multinationaux. Puis un autre personnage apparaît qui semble comprendre les chiffres défilant sur un écran de la Bourse. Je dis alors à l’ingénieur Correct que notre ami Lemercier va nous expliquer où en sont les affaires. Je me sens enfin concerné par les menées du Gang. Lemercier fait son modeste en invoquant du moins les interstices vacants de la productivité marchande. « Les Américains ont compris qu’il faut parfois ventiler le Capital par un peu de fantaisie ». Il le dit sans ironie mais avec un certain humour qui provoque une moue dubitative de l’Ingénieur, alors que je me sens conforté dans les projets de l’Antigang. Je me sens indéniablement plus en phase avec Lemercier qu’avec Correct. Je sens en lui un messager de mèche qui me dit ceci: que même le Grand Capitall doit ventiler, donc il y a des clairières, donc Heidegger n’a pas tout faux. Bref, Kiddy, cela te paraîtra peut-être torsadé tout ça mais je trouve ce rêve assez valorisant car j’ai toujours été nul en économétrie. Surtout je suis réconforté de voir mes théories sur la Fantaisie - puisque c’est de cela qu’il s’agit - pratiquement et je dirai même poétiquement confirmées dans les conceptions élargies d’une firme familiale WASP aux investissements sûrs. Sur quoi je me suis réveillé avec regret. J’ai constaté qu’il avait encore neigé cette nuit, puis je me suis rendormi tout tranquillement tandis que tu psalmodiait sûrement déjà, là-bas, dans ton studio d’étudiant du Calvaire, genre poète éveillé…

    Images: Philip Seelen.

  • L'homme qui tombe, story 2.

    vlcsnap-2011-12-17-21h34m46s95.png


     Rhapsodies panoptiques (16)

    … Nuage apparut en trombe tout en haut de la rue tombant en pente comme du ciel à la mer, voyou et sa voyelle sur la Kawa, elle lui serrant le pilon dur sous le cuir, elle aux cheveux du Cap Vert et aux yeux pers et lui le frelon rapide et sa cam en bandoulière qui ferait de lui le sniper des images en mouvement, et tous deux crièrent Sancho ! leur cri de guerre, et le film en projet fut lancé, la Kawa rugit elle aussi, le compte à rebours des producs pourris allait commencer, qui avaient déjà mal préjugé de la belle paire : on était loin avec ces deux-là de Sailor et Lula, loin en avant, à nous la vie et la poésie pétaradant - et j’avais noté, moi le romancier qui-dit-je, j’avais noté sur un bout de papier, dans mon coin, ceci qui lançait pour ainsi dire le roman du Voyou et de sa Voyelle :  « En l’honneur de la vie aux funèbres trompettes, j’entreprends d’écouter, dans mon corps, jour par jour, l’écho de ce futur qui ne cesse de devenir du passé , dès qu’on le touche»…

    Or tombant à pic des quartiers de résidence sus au centre des affaires puis aux périphéries, fonçant, twistant, se faufilant, couleuvrant entre les gros cubes et les processions à l’arrêt, freinant à la der des ders, repartant à la ruade sur l’orange, se déhanchant jusque par terre dans les virolets, Nuage et sa voyelle apparurent et réapparurent sur les écrans de surveillance du Centre Panoptique et furent tôt repérés par l’agent Jegor, de faction ce jour-là, qui les suivit en commutant d’un écran l’autre et non sans attention jalouse et complice à la fois, guettant la défaillance sans la souhaiter pourtant, bon prince envers ce plus ou moins frère d’armes qu’il imaginait tantôt se précipitant vers quelque mauvais coup ou courant au contraire en sauveur de Dieu sait quoi – Jegor étant lui-même double agent sous couvert d’uniforme – et ce fut ainsi la ville de part en part que la paire déboulée traversa non sans fracas et tracas de passants médusés, et Nuage lui aussi cadrait tout au passage, calandres et sémaphores, fuselages et trouées - et l’instant, l’instant capté dans le mouvement précipité, et  les plans à venir aussi, zoom avant, tout dans l’imagination prémonitoire, l’instinct voyou, coups de gueule hors-champ (putains de producs de mes deux !), et déjà l’Objet lui revenait en vue et de plus en plus à mesure que, d'intersections en passages sous-voie, de plongées en échappées on approchait de la Zone où tout allait commencer selon le scénar…

    … On s’est retrouvés au Café des Abattoirs avec Basil, qui m’avait filé le film de Pedro Costa, Dans la chambre de Vanda, on en a parlé et il m’a parlé de son nouveau projet – il avait un scénar épique, donc très loin de cette suite de sidérants plans-séquences - tout dans le mouvement m’a-t-il dit en roulant ses yeux étranges qu’on dirait de l’agate de poisson, tout dans ce qu’il voyait comme une plongée dans le plus-que-réel et la beauté brute, comme dans La Chambre de Vanda mais dans le mouvement et les enchaînements de plans jamais prévisibles, jamais convenus genre télé, qu’il a précisé, jamais ce cousu réchauffé genre série, même si la story pouvait paraître rebattue à l’excès : du vu et revu, je te dis que ça, pour ainsi dire la plus vue et revue des histoires de cœur et de cul, mais sans rien d’attendu ça je te garantis ; tout étant dans l’écriture évidemment et ça filait à cent à l’heure mais en même temps on était hors du temps, c’était filmé à la vitesse de la lumière et à fleur de peau, et là tu sais ce que j’entends, Tonio, on en a souvent parler - souvent je t’ai dit ce que je pensais de la peau et d’écrire par la peau…

    …Moi tu le sais, Tonio, que je j’ai ce défaut des bêtes de mots de tout réduire à des vocables, mais ce que je flaire par la peau exsude aussi des images et des mélodies, et c’est ainsi que, tandis que Basil da Cunha me parlait de son prochain scénario, ce jour-là, je me repassais les images de La chambre de Vanda tout en me saoulant des fados du portugais – tu connais ça toi aussi, toi que j’ai fait lire Explication des oiseaux d’Antonio Lobo Antunes et lire ensuite tout Antunes, tu connais cette osmose, tu connais ces glissements d’un plan à l’autre entre les phrases d’Antunes et parfois dans la même phrase, cette façon de raconter trois histoires en même temps et d’avancer comme à tâtons – donc Basil me regarde et me raconte des trucs en rapport avec son scénar, mais en même temps quelque chose s’est passé dans le café à l’arrivée en tourbillon d’une vingtaine de collégiens filles et garçons en soudaine pagaille d’étourneaux direction l’arrière du troquet où une longue table les attend, et je vois Basil les mater par-dessus mon épaule en continuant de parler, et moi je pense à la première séquence de La chambre de Vanda qui s’ouvre sur ce lit défait où les deux sœurs se préparent le méchant pétard, tout de suite on est dans un orbe à part, tout de suite on est dans la chambre de l’enfant séparée du monde, Vanda doit bien avoir vingt ans mais elle a les gestes d’un enfant, la bande-son est immédiatement déchirée par une toux de vieillard mais on est dans la chambre de l’enfant du Multimonde ; et me repassant ces images je remarque l’attention accrue de Basil sur la tablée de derrière où il a l’air de se passer quelque chose…

    …  Cette histoire de l’homme qui tombe, et ce que signifie le temps de l’homme qui tombe, dans une story, ce que signifie le temps de passer d’un plan à un autre et comment, au cinéma, m’intéresse de plus en plus, Jackie, en fonction de la vie qui passe et du temps plus précisément que met un fin-de-vie à trépasser, comme tu les suis de près, j’veux dire : comment le raconter ? Comment faire que le sentiment passe ? Comment raconter la réalité ? Comment reproduire, non pas le photomaton de la réalité mais la réalité telle que tu la vis là-bas ? Pas affaire de branleur qui se prend la tête tu le sais ! Pas affaire de gendelettre en mal d’odeurs fortes ! Pas du tout ça que Basil non plus filme dans les lieux les plus paumés perdus : pas du tout la papatte au prolo, la fine gâterie démago je-vais-au-peuple, pas du tout ça ! Mais le détail juste, Jackie, le détail qui fait mal. Toi qui me racontais ce que ça fait, enceinte, de tirer le dernier drap sur une vioque ou sur un enfançon, ce serait à peu près ça qu’on chercherait si on devait faire maintenant un film ou un roman sur l’épique époque…

    Romeo.jpg…Et c’est là que Basil a commencé de s’exclamer : mais c’est pas vrai !, et  il a répété ça pendant près d’une heure, après, sans cesser de revenir à la table là-bas des lycéens, par-dessus mon épaule -  et que je me retourne de temps à autre pour voir la scène en plus saccadé, non mais c’est pas vrai, et il me racontait,  Tonio, j’te dis, comme s’il était en train de mater un bout de son propre scénario en train de se tourner : c’est Love Story le retour, me disait-il en détaillant les péripéties du roman-photo en train de se dérouler à la table là-bas entre un grand Roméo baraqué genre Monténégrin soudain entouré de silence et d’opprobre après qu’il eut été tancé par sa fiancée genre Florentine blonde  aux yeux verts Véronèse ophélien, enfin tu vois le tableau genre Macbeth et Juliette à la fête de fin de bachot, et Basil qui me détaille les scènes et les redécoupe, se fait disert et me décrit tout à mesure en affabulant dans la foulée, et de fait en me retournant je vois le drame évoluer, les feux de l'envie, le jeu de la fille aux cent SMS, les autres mecs, les regards, les alliées furieuses, les familles à l’arrière en chœurs guerriers, tout ça même pas en deux heures, le temps d’une pizza, quoi, et les amants se sont boudés grave, les Montaigu et la Capulet se sont massacrés, Basil construisait et déconstruisait son scénar en me racontant ses démêlés et ses projets – et moi qui compte les secondes une fois encore, moi qui pense à Jackie, moi qui pense à Tonio en train de peaufiner le roman de Malik, moi qui n’y suis pour personne car je tombe, je n’ai pas cessé de tomber et MAINTENANT, que je me dis, les caméras du roman panoptique tournent sans discontinuer et MAINTEANT – je me trouve dans la chambre de Vanda la camée qui se cherche la veine et j’entends tout autour les cris et les sirènes du Multimonde, on remonterait à présent les pentes de Mulholland Drive après avoir longé les abîmes d’Alvarados, on franchirait des canyons et je tomberais pendant ce temps, sept secondes encore et c’est la révélation, l’aiguille pénètre dans la veine et la chambre de l’enfant retrouve la paix… 

    Image: Dans la chambre de Vanda, de Pedro Costa.

  • En silence

    Amiet.jpg

    Rhapsodies panoptiques (13)

    Pour Jean-Pierre Oberli et Jean-Yves Dubath

    …Je me suis retrouvé à écouter ce type qui lisait des fragments de ses livres, dans un cercle de gens de tous âges que je n’avais jamais abordés, je m’étais arrêté là parce que j’avais vu un groupe de fumeurs sur le parvis du café, j’ai fait signe que je voulais du feu, un jeune gars en blouson de cuir m’en a donné, puis je les ai vus entrer tous ensemble dans le café et j’ai suivi le mouvement vu que dehors il faisait froid, la première neige venait de faire son apparition sur les hauts après l’été indien prolongé, et nous sommes donc entrés, il y avait un escalier montant, à l’étage ça faisait club à fauteuils, il y avait une quinzaine de livres sur la table centrale et un fauteuil occupé par le type qui allait visiblement commencer de lire quelque chose, et je me suis assis un peu à l’écart, je ne dérangeais visiblement pas, nul ne me connaissait ou ne me devinait visiblement, on se sentait entre personnes bien disposées, le type a été présenté comme un écrivain, donc une espèce de collègue éventuel, il avait l’air à la fois vieux et jeune, timide et détaché, présent et absent, ça me mettait en confiance ce mélange, un jeune gars dont j'ai appris plus tard qu’il était cuisinier l’a présenté, lui a fait son modeste mais on ne me la fait pas, puis il a chaussé des lunettes bon marché, à peu près les même que je porte pour lire ou écrire un rapport, et peu après  qu’il a commencé de lire ce qu’il lisait m’a ramené des années en arrière dans un champ de neige que je traversais en silence…

     

    …Le type a d’abord lu des espèces de listes et c’est dès ce moment-là que je me suis senti dériver dans mon silence enneigé. C’était une sorte de litanie étrange. Comme un inventaire. Il invoquait successivement « celui qui, celle qui, ceux qui », sans discontinuer, dans une succession régulière qui aurait pu lasser. Sauf que des images apparaissaient. Des débuts de scènes. Des situations. Des bouts de tableaux. Et du coup j’ai commencé de regarder les gens, qui se regardaient entre eux. Le jeune gars en blouson de cuir était juste en face de moi. Au premier regard il avait plutôt l’air d’un amateur de rock que de lecture. Sous son blouson il avait un t-shirt de Motörhead. Son regard était marqué par un léger strabisme qui lui donnait comme deux visages. Je crois que c’est le premier détail qui m’a fait penser que ce garçon détonait sous son air de boy friend de série américaine et qu’il devinait de ces choses que je suis censé cacher depuis tant de temps – et c’est alors que le type qui lisait a attiré mon attention par sa propre attention aux mots et aux images…

     

    …Il a invoqué celui qui a des poèmes dans sa poche, et j’ai pensé aussitôt que plusieurs des auditeurs de ce soir-là pouvaient se sentir concernés, je n’avais aucune preuve mais je ne ferais pas mon job sans certaines dispositions en ce sens, et déjà je voyais que certaines attentions avaient été saisies, puis le type a invoqué   celle qui cherche à retrouver le climat de la salle de lecture de la 42e Rue quand il neigeait sur Times Square, et là j’ai vu l’attention du fan de Motörhead éclairer une moitié de son visage – je dirai la moitié la plus sombre, et le type a évoqué ceux qui se sont juste mis à l’abri du froid en passant ce soir par là par hasard, comme s’il m’avait percé à  jour, puis il a invoqué ceux qui aiment les mots doux et parfois les mots durs ça dépend des fois, et là j’ai vu plusieurs regards s’éclairer, surtout celui d’une jeune femme au doux visage et aux yeux vifs dont quelque chose dans l’expression signifiait qu’elle pouvait avoir une parenté proche avec le type qui lisait, et ce rapprochement apparemment anodin des mots doux et des mots durs m’a fait poursuivre mon chemin dans le silence de la neige…

     

    …C’est extraordinaire, me suis-je dit alors, de n’être qu’un esprit et de témoigner pour l’éternité de tout ce qui a trait à l’intimité de chaque mortel, mais parfois moi je me sens fatigué de n’être qu’un esprit, j’aimerais que ce survol éternel se termine enfin, j’aimerais sentir en moi un poids, sentir que cette densité abolit l’illimité, me rattache au monde de ce cercle de fumeuses et de liseurs et de liseuses et de fumeurs, j’aimerais à chaque pas, à chaque coup de vent, pouvoir dire MAINTENANT, et MAINTENANT, et MAINTENANT, au lieu de dire DEPUIS TOUJOURS ou À JAMAIS, s’asseoir à une table où des personnes jouent aux cartes, pour être salué d’un simple geste amical, ou regarder les gens et en être regardé simplement comme ici, mais la mélancolie m’a repris en songeant que lorsqu’il nous arrive de prendre part nous ne faisons que simuler et que dans ce combat en pleine nuit on a fait semblant, on a simulé une luxation de la hanche, comme on feint d’attraper le poisson avec eux, comme on feint de s’asseoir dans le cercle où ils se sont assis pour écouter l’un d’eux, puis de boire ou de manger en leur compagnie, quand on fait rôtir des agneaux, quand on sert du vin sous les tentes du désert…

     

    …Or le type parlait maintenant du désert, il arrivait visiblement au bout de ses lectures au fil desquelles de nombreux mots, le mot DEHORS, le mot CLAIRIÈRE, le mot CELA, avaient atteint mon silence, puis il s’est mis à lire des flots de mots, cela ruisselait pour ainsi dire, il appelait ça des rhapsodies, j’aurais aimé le freiner quand même, j’aurais aimé m’exclamer : trop de mots, mais alors il a cité les mots et les images d’un texte d’une autre main et il a désigné le fan de Motorhead, et j’ai vu le visage clair de celui-ci s’assombrir tandis que le type évoquait une église-container dans le désert que je connais évidemment, et les mots du fan de Motorhead, dans son premier livre publié à ce que j’ai entendu ensuite quand j’ai feint de boire avec les uns et les autres - ces mots étaient de ceux qui retiennent mon attention et me font donner à celui qui demande tandis que j’arrache jusqu’à ce qu’il a à celui qui ne demande pas, ces mots étaient tissés du silence que je parcours…

     

    …L’église-container évoqué par le fan de Motörhead est évidemment celle de Trona, que je connais pour y avoir écouté maintes fois le silence. Ce que je donne de meilleur de mon silence se donne là. Aucun vitrail, aucune fenêtre, a noté le fan de Motörhead, comme le répète le type qui lit et le cite encore : Qu’une très grande porte rouillée qui hurle sur ses gonds. Et je puise dans la mémoire de mon propre silence depuis toujours et à jamais : Aucun parvis. De la poussière. Le milieu du désert. Et des grillages autour. Je sais tout cela par cœur mais tout de même cela me touche que le garçon aux deux visages ait noté cela, et la mélancolie me reprend lorsque je l’entends cité encore par le type qui lit en indiquant l’exclamation : Avec des barbelés ! et le fan de Motörhead se fend alors d’un jugement perso qui me fait le regarder encore plus attentivement : Si j’étais Christ sur le retour, j’irais sûrement jamais le faire ici !, enfin le type qui lit laisse entendre que ces mots l’on atteint lui aussi dans son propre silence…

     

    …Personne n’a remarqué, cela va sans dire, que je m’étais tiré dans la nuit après avoir fait semblant d’écouter les uns et les autres et de fumer, de boire, de faire comme si, et là je me retrouve dans la neige noire, je voudrais dire : le cœur plus léger, si j’avais un cœur, je voudrais dire : l’âme plus claire si je pouvais me dédoubler, mais chacun son job n’est-ce pas et là, je le sens, on m’appelle à Trona, même si je ne fais que simuler je sais que ceux qui le demandent se figurent que je prends part, même sachant que j’ai feint de ne pas voir que le garçon aux deux visages n’en a qu’un je pressens qu’il m’a deviné, et je sais que le lecteur de ce soir lui aussi feint d’attraper le poisson avec nous, je sais ce qu’il leur manque à un peu tous,  je feins d’y être quand ils boivent des coups mais j’y serai bel et bien quand ils feront silence puisque c’est mon job de les attendre là…

    Image: Cuno Amiet.

  • L'bazar

    Grammont13.jpg

    Rhapsodies panoptiques (15)

    Pour L.

    …Finalement nous nous sommes retrouvés devant le silence du lac noir, Lady L. et moi, et c’est ça qui a fait le compte. J’avais bien été tenté d'agonir tout l’toutim, et ça n’a pas manqué, mais elle a mis le holà, allez allez, et la Nature a fait le reste ; Lady L. a détendu l'atmosphère, elle a retenu mes grands chevaux en invoquant notre humour séculaire – elle m’a bel et bien suivi dans mes échappées furieuses mais sans peser comme je pèse - mon côté contempteur des Marchands du Temple, mon côté Savonarole ou Calvin le retour, mon côté trop sérieux, elle me disait : mais tu débarques ! Et c’est vrai que je débarquais, vrai que je n’en croyais pas mes yeux, vrai que je me croyais chez les dingos: vrai que je n’en revenais pas de tout ce toc mastoc tandis qu’elle l’avait déjà vu et revu, elle, l’bazar, et moi aussi d'ailleurs mais ailleurs…

    …On avait pourtant annoncé la chose dans les gazettes : j’aurais dû savoir. C’était de notoriété publique genre on fait la pige à la Crise. Il y avait de la bonne humeur annoncée et du vin chaud. C’était écrit : Marché du Bon Enfant, et Lady L. m’avait dit : faut voir ça, tout le monde y va, on ne peut pas vivre toujours comme des sangliers, y a partout des cabanons à ce qu’on m’a dit ; mais je ne la sentais pas tout à fait convaincue dans ses arguments – je la connais : pas plus que moi le kitsch ne la branche, j’sentais que c’était plutôt sa curieuse malice qui la boostait et ça me plaisait vu qu’on partait d’entrée de jeu dans le décalé pas dupe, donc j’ai signé le billet, on s’est fait sortables, chapeaux, portables, on a dégringolé des altitudes et nous voilà dans le vif de Noël-City le long du lac noir…


    …Ce que je dois dire là-dessus à propos de Noël, toi qui sais combien j’exècre Halloween et ces niaises festivités ricaines, c’est que cette naissance douteuse ne m’a jamais inspiré non plus. Déjà ce relent de culte solaire. Cette arnaque au calendrier. Ce côté recyclage. Ce replâtrage d’un mythe l’autre, Mythra, Dyonisos, tout l’gotha – déjà ça, passé le sentimental Tannenbaum de nos souvenances persos, la famille toute bonne en rond sous les boules et les bougies, les cloches à la volée dans l’quartier, la neige, les poésies apprises, l’piano, tout ça, notre enfance en un mot - tout ça déglingué, dénaturé, n’a bientôt plus ressemblé à rien et ce qui restait me reste sur l’estomac sans que j’en fasse une théorie mais quand même…


    …Dire à quel moment ça s’est gâté ça je ne sais pas, mais j’ai mon idée à ce propos : j’ai comme l’impression que c’est quand on a commencé de parler de fête que la fête a calanché, et c’est comme ça que tout a calanché par invocation - enfin calanché j’exagère, Lady L. me le répète à tout bout de champ : que j’exagère et que je noircis, que je lui obscurcis le ciel et les étoiles, que je serai bientôt le tout malcontent si j’insiste, et la voilà qui me dit tout à l’heure qu’on va plutôt s’amuser de tout ça au lieu de peser et qu’on sera peut-être surpris, va savoir, faut pas conclure, faut pas trop juger me fait-elle à l’avocate – et déjà j’vois la Roue style Prater tourner là-bas au-dessus des toits ornés de guirlandes des centaines de cabanons, déjà nous parviennent les premières bouffées de marrons grillés, déjà ça sent la cannelle et la crêpe et la gaufre et le beignet et le sirop d’érable et le pissat d’étable, enfin tout le sucré et le mélange des charbonnades et des touffeurs miellées, tout ça tourbillonnant dans les allées des cabanons où scintillent de loin et de toujours plus près les trente-six mille feux du simili…

    …Et de fait le Noël convivial du Bon Enfant battait son plein le long du lac noir à reflets de sabre quand avec Lady L. on y a débarqué. Mais tout de suite au lieu de me busquer et de me braquer, tout de suite j’ai pris sur ma superbe et me la suis joué à la coule des boules et bougies. Tout de suite tout m’a paru frelaté mégastore mais je n’en ai rien montré même à Lady L. évidemment pas dupe. Ils croyaient rêver mais pas moi ! Ils croyaient se jouer de la Crise mais ils y ajoutaient à l’évidence et je le constatais une fois de plus. Parce que j’avais vu ça déjà cent fois cela va sans dire, les cabanons, de Vegas à Shangaï et d’Alsace à Varsovie, mais ici le lac faisait mur. Faisait tache. Faisait contre-feu. Notre lac. Notre propriété que nous traversons sur notre cheval bleu par les fonds. Notre lac de sable que nous méharisons sans avoir jamais soif. Ils faisaient ça à notre lac. Ils amoncelaient le brimborion devant notre lac. Ils avaient construit des tas de chalets non pour y vivre mais pour vendre. Vendre était devenu ce mur de chocolat devant le lac à encorbellements de sucre glace. De l’autre côté s’élevaient les stucs blancs et stores jaunes du Montreux-Palace où Vladimir Nabokov avait composé Ada ou l’ardeur, chef-d’œuvre de duplicité amoureuse et de poésie apollinienne, et maintenant ses mânes spirites voyaient là s’aligner des cabanons faussement rustiques comme il s’en voit désormais partout d’Oslo à Taiwan à la même enseigne, et déjà la foule en houle nous entraînait dans les bouffées de chocolat grillé et de gaufres et de crêpes et de saucisses sucrées, et là-bas Freddie Mercury gesticulait, et tout à coup la sensation que les enfants se trouvaient là rackettés sous complot m’a fait me rembrunir et tempêter au dam de Lady L. Qu’une fois de plus j’étais trop morale vintage. Et j’entendais une autre voix moderne me dire qu’on n’attaque pas plus le Bon Enfant que le mammouth : antédiluviennes agitations …

    Panopticon703.jpg…Mais tout à coup, plus précisément, les oursons m’ont fait tourner panique - les oursons et les greluchons, les santons et les baudruches. Tout soudain j’ai redouté les conséquences. Plus fort que moi : cela devenait nerveux, tripal, alerte au sous-marin mental. Je voyais partout des greluchons déferler sur le quai du Bon Enfant par un flot, tandis qu’un autre flot portait les oursons. Nous étions pris en tenaille Lady L. et moi, mais elle pouffait en considérant mon ire soudaine virée délire. N’empêche que partout, et de plus en plus, les enfants étaient poussés à commander: je les sentais réclamer de loin en loin et de plus en plus voracement de quoi se pourlécher babines et mandibules et déjà je les sentais enfler rapaces, je flairais la concupiscence aux multiples tentacules, et comment les accuser à charge puisque le Bon Enfant le voulait - partout je ne voyais que des Objets faits pour eux au nom du Bon Enfant tandis qu’une litanie enregistrée se répandait à l’infini et sans contredit : nous sommes les Bons Enfants du multimonde, voyez les luminaires dans nos yeux innocents, la joie du Bon Enfant c’est nous, grâce à nous c’est partout senteur et saveur de Bon Enfant, nos savons positivent et nos oursons sèment la joie de concert avec nos greluchons: nous incarnons l’émerveillement de l’enfance, l’émerveillement c’est nous, qui ne s’émerveille point sera déchu de son droit humain…

    …L’émerveillement a fait gonfler les baudruches. Le souffle m’a été coupé par cet air tiédasse gavant les pétufles, aussitôt nouées par le Captain Ourson à skis de rando. Une piste de fausse neige avait été tracée le long du lac noir que je sentais de plus en plus contrarié sous le ciel plombé à reflets violets, mais le Captain Ourson dirigeait l’émerveillement infantile. Chaussez et voyez ! bramait-il en agitant sa cassette. Chausser c’est tant de francs mais voir sera pour votre émerveillement désintéressé et là-bas au bout de la piste vous attend le funiculaire du Bon Enfant direction les étoiles, visez là-haut sur les Rochers : c’est là-haut que notre ami le Bon Enfant pédophile attend les petits, et voici que le canon à fausse neige nous recrachait un monceau de flocons pelucheux…

    Nocturne.jpg…Mais la Nature est plus forte. Je le savais autant que Lady L. C’est ce qui nous apparie naturellement elle et moi : ce lac noir sur lequel la nuit tombait finalement loin du boucan de cette ordure de Bon Enfant. Et j’en ai fait encore une leçon, sous le regard narquois de Lady L. qui est nature naturellement, elle, tandis que je reste tellement leçon, surtout les soirs d’hiver. Et là c’est immense. Faudrait se taire mais comment se taire quand c’est tellement pour faire clamser les baudruches cette immensité du soir aux camaïeux de gris profonds striés de bleus et d’or en partance - regardez ça les enfants si c’est pas Byzance…