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  • Le Solitaire

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    Rhapsodies panoptiques (23)


    …Et comme à l’accoutumée en ce dernier jour de l’an, selon votre calendrier, notre job est de veiller un peu partout dans le silence plus ou moins enneigé, et c’est toujours une mission de douceur particulière que ce travail de longer les fenêtres éclairées ou de s’arrêter sous les ponts, le long des terrains vagues et partout où le souffle humain se perçoit en buée, jamais on ne sent aussi seul qu’en ce moment-là de vivre avec eux la fiction d’un Temps qui bascule, puisque nous savons la réalité tout autre, mais nous jouons à dire MAINTENANT et je le dis aussi avec une solennité particulière en vous entendant dire et répéter APRÈS avec des espoirs variés, et je me laisse porter de MAINTENANT en MAINTENANT…

    …Il va sans dire qu’on me croit inatteignable et cela ne fait qu’accroître mon sentiment lourd, mais telle est la loi des Médiations et Murmures à laquelle je suis soumis par l’Auteur ; or le fait est que cette vocation correspond à ma nature paisible ou disons pacifiée en des orages qu’on ignore, tant il est vrai qu’il n’y aurait pas de paix accessible sans rages ni tempêtes affrontées et plus ou moins domptées dans les temps d’AVANT, mais c’est une autre histoire que MAINTENANT où me voici par les allées de la nuit de fête aux fenêtres…


    …Ils n’osent me penser voyeur : c’est à l’Auteur seul qu’ils imputeront ce qu’ils considèrent comme un vice en nous prêtant à nous autres des ailes et quelque mécanisme occulte pour les agiter, tout ça faute d’imagination et par crainte aussi des Puissances et des Trônes, ou par fascination pour le perpétuel Agité – mais plus que démentir j’appliquerai notre règle des Nuances et Précisions pour préciser à la nuance près que regarder MAINTENANT est plus que se rincer l’œil, comme ils disent : que regarder est prendre garde et qu’aux fenêtres telles est ma vocation de veiller plus que de prier…


    …Donc aux fenêtres je veillerai MAINTENANT, il a neigé blanc tout le jour et le jour déclinant il neige noir ce soir et je m’enveloppe de ce noir ardent de ma solitaire douceur, MAINTENANT je les dévisage, les masques font leur théâtre mais je vois sous les masques, je vois les mains, je vois les gestes, je vous regarde, je fais attention, je serai très attentionné toute la soirée de ce MAINTENANT, j’exercerai mon droit aux médiations réparatrices et aux murmures consolateurs, cependant n’attendez point de ma part chattemites et minauderies de nitouches car de loin en loin il me sera loisible aussi de déchaîner ires voire extermination de moches délires…

    …L’humanité belle me fait respirer : me ferait battre des ailes si j’en avais. Aux fenêtres je ne vois pas qu’elle mais elle y est : elle y est partout. MAINTENANT que je suis aux fenêtres d’une cité pas mal disgraciée de Moundou, loin de la neige des maisons de l’auteur et de son gang, je la repère et fais rapport circonstancié ; et quand trop de peine m’apparaît aux fenêtres je recours à mes magies de marabout non déclaré et j’y vais de mes consolations et de mes mélodies bluesy, nul mur ni muraille n’y résiste : et si ça se trouve je sors mon brumisateur de joyce et brumise alors en ordonnant aux murmures la diffusion du vocable REJOYCE - je sais bien que ce n’est pas le Pérou mais MAINTENANT que je rôde par les hauts de Lima je respire et soupire devant tant d’humanité bonne que je continuerai de chercher tout à l’heure à Trona…

    …Ce que je ne saurais souffrir en revanche, ce que nos instances secrètes ne laisseront pas se faire est l’injure au vocabulaire qui fait du solitaire un diamant à greluches souriant à faire pisser le sang des gens par le maudit minerai. Partout au monde et MAINTENANT, j’veux dire MAINTENANT, à Kono où je passe en coup de vent, à Tongo Field où le froid me transit, cette insulte au vocabulaire me transforme au point de ne plus voir partout qu’homicide et génocide – mais là je me sens impuissant aussi devant les Trônes et les Puissances adverses, là tout bascule et c’est MAINTENANT que Trona gagne, j’veux dire : le désespoir de Trona…

    …Mais les groins humains se défendent. Qu’on a déjà donné, qu’ils me disent. Que mes états d’âme ils s’en tapent, ils me disent sans me parler vu que je perçois tout aux regards. Que le trou du cul du monde de Trona est le vrai royaume où tout est vrai de la plus vraie mocheté. Et là, MAINTENANT, ce sont de moches regards : faut pas se leurrer. Regarde ce qui vient là : regarde le Mal aux axes mensongers qui disent que tout est vrai à Trona. Regarde le trône abject de l’église aux barbelés dont l’entrée se paie de ne plus croire en rien. Je sais. Je sais ce que c’est. Je sais que c’est moche l’humanité et que ça pèse comme un vrac de tout-venant ; et c’est aussi de ça que je suis censé faire rapport - et l’Auteur avec son sac de diamants ; et que lui aussi ça lui tombe dessus ce soir comme un poids, lui qui va se trouver tout à l’heure tout entouré d’humanité bonne qui le trompera sur tout ce qui pèse là-bas un peu partout, de Trona au Nord-Kivu et de Saga à Gaza - le poids des armes et partout et MAINTENANT, le prix des larmes…

    …Sur quoi je me rappelle combien c’est hors de leurs règles et règlements que de n’être qu’un esprit et de témoigner pour l’éternité de tout ce qui a trait à l’intimité de chaque mortel, et je me dis une fois de plus, à fumer avec eux sur leur balcon de nuit enneigée, combien je me sens las de n’être qu’un esprit passant, ce soir j’aimerais que ce survol éternel se termine enfin, ce soir j’aimerais sentir en moi un poids, ce soir j’aimerais sentir qu'imine autre densité même mortelle abolisse l’illimité et me rattache au monde de ce cercle de fumeuses et de buveurs et de buveuses et de fumeurs, j’aimerais à chaque pas, à chaque coup de vent, pouvoir dire MAINTENANT, et MAINTENANT, et MAINTENANT, au lieu de dire DEPUIS TOUJOURS ou À JAMAIS, enfin ce soir bon sang puissé-je m’asseoir à la table de Lady L. et de ses hôtes comme j’aimerais, plus tard dans le noir, m’asseoir à la table d’inconnus, là-bas à Gaza ou à Trona, jouant aux dés ou aux cartes, pour être salué d’un simple geste amical, ou regarder les gens et en être regardé simplement comme ici, au-dessus du lac noir et des bois transis - mais la mélancolie m’a repris en songeant que lorsqu’il nous arrive de prendre part, nous autres les Assistants & Messagers, nous ne faisons que simuler et que, dans ce combat en pleine nuit on a fait semblant, on a simulé une luxation de la hanche dans le combat avec le videur de boîte, comme on feint d’attraper le lynx dans leur foulée, comme on feint de s’asseoir dans le cercle où ils se sont assis pour écouter l’un d’eux sous le grand tamarinier du bord du fleuve, puis de boire ou de manger en leur compagnie, quand ils font rôtir des agneaux devant la yourte purifiée à la fumée de genévrier, quand on sert du vin sous les tentes du désert, quand le vent se relève et que tous s’en vont…


    ...Personne n’a remarqué, cela va sans dire, que je me suis tiré dans la nuit après avoir fait semblant d’écouter les uns et les autres et de fumer, de boire, de faire comme si, et là je me retrouve dans la neige noire, je voudrais dire : le cœur plus léger, si j’avais un cœur, je voudrais dire : l’âme plus claire si je pouvais me dédoubler, mais chacun son job n’est-ce pas et là, je le sens, on m’appelle MAINTENANT partout, même si je ne fais que simuler je sais que ceux qui le demandent se figurent que je prends part, même sachant que j’ai feint de ne pas voir que l’enfant était mort dans les bras de sa mère à laquelle j’ai imposé les mains, même sachant que mes pouvoirs sont peu à près vains, même sachant que je ne fais peut-être que vaporiser de bons sentiments, va savoir - il y a peut-être de quoi désespérer mais j’fais mon job…

  • L'Kirghize

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    Rhapsodies panoptique (22)

     Pour Françoise Berclaz

    …Là ce que je vais te raconter dans la neige de ce matin, l’Kid, toi qui vois ce que je vois sur l’autre versant de notre val, donc aussi blanc de neige qu’une page vierge  et que ce que nous voyons à la fenêtre, avec Lady L., depuis que la neige a recommencé de neiger – ce que je vais te raconter finira dans les larmes ou peu s’en faut, et pas à cause de l’horreur du monde mais à cause de ses beautés puisque je vais te balancer, en seconde main, la plus belle histoire d’amour du monde…

    …Tout à l’heure on était encore, avec Lady L, les deux au pieu comme dans une case ou une yourte, elle plutôt case congolaise en train de lire un article affreux sur les damnés de la terre du Nord-Kivu condamnés à gratter des éclats de cassitérite pour survivre et souder nos circuits imprimés, moi plutôt yourte en me pointant au seuil des steppes fleurant le pollen de l’absinthe sauvage où allait se dérouler la plus belle histoire d’amour du monde - tous les deux par conséquent sur le tapis volant des mots alors que l’Taulard, revenu de Paris comme je te l’ai dit, s’emmitouflait pour aller déneiger ce qu’il n’en finissait pas de neiger tant et plus sur ces hauteurs, genre Sisyphe de fin d’année…

     

    …C’est dame Berclaz, tu sais, la fille libraire du vieux Zermatten que tu n’as pas connu en son règne controversé de romancier-colonel conservateur mal vu de nos élites littéraires ; dame Françoise la tenancière de la fameuse bouquinerie La Liseuse, au cœur de Sion la bien-nommée (ô peuple de Sion, ô fille aînée de la catholicité valaisanne, ô sainte Corinna et saint Chappaz, ce genre de couplets…), Françoise Berclaz-Zermatten donc, pour la nommer en toutes lettres et honneur, qui m’a fait cadeau, l’autre jour que je passais par là-bas - et juste après que je lui eus dit merveille de l’opuscule de Quentin qui venait de lâcher son bagou à la radio -, de ce petit Folio guère plus feuillu intitulé Djamilia sous couverture polychrome représentant une espèce d’Asiate à longs cheveux et créoles d’or aux oreilles, robe violette et pleine d’entrain à ce qu’il semblait sur fond de steppe verte et de nuages de bel été – et la dame bouquinière de préciser que c’était la plus belle histoire d’amour du monde qu’oncques il lui avait été bâillé depuis le temps de l’Amour courtois et même avant, non sans préciser qu’Aragon avant elle l’avait claironné…

     …Or moi Louis Aragon, Kiddy, tu te doutes que je n’vote pas les yeux fermés pour tous les dits et écrits de sa firme, genre La Femme est l’Avenir de l’Homme et autres simagrées. Mais l’Aragon n’est pas que vidure de démagogie, il y a pire : l’Aragon est aussi la salope rusée de l’idiotie utile stalinienne ; l’Aragon a été l’cafteur autant que Céline le tout mariole a été le provocateur pousse-au-crime. Cependant, minute papillon ! l’Aragon Louis fut aussi Rossignol que son pair Ferdine, et la sœur de Marat, qui disait qu’un peu de sable suffit à effacer les turpitudes humaines des uns et des autres, l’eût répété après moi ce matin devant la mémoire blanchie de la neige – d’ailleurs la préface d’Aragon au jeune Kirghize Tchinghiz sonne juste et vrai, c’est d’un homme de bonne volonté et d’un amoureux que ce coup de cœur, selon l’expression des libraires à la coule et des médias à la masse ; bref j’ai commencé de lire Djamilia et là j’ai ramené mes voiles noires et brûlé mes vaisseaux, comme on  dit : je me suis bientôt retrouvé dans les eaux profondes du Sentiment à l’état pur et de la Nature absorbée par tous les pores - oublié le Nord-Kivu le temps de voir se dessiner les figures de Djamilia et de Danïiar sous le crayon pur et sûr de Seït l’adolescent de quinze ans qui raconte cette histoire, laquelle sera double puisque lui aussi, qui se découvre artiste en écoutant le chant bouleversant de Danïiar le secret, vivra son premier amour dans la chaste attention du témoin…

    Kirghizes.jpg…Toi qui aimes le nordique plus ou moins sibérien et t’en reviens de la Panonnie, Kiddy, avec ton sens des objets tu kifferais grave, pour parler comme ta tribu, les figures et les objets de Kirghizie : tous les détails captés et réfractés en mots précis par le romancier qu’avait à peu près tes âges quand il a écrit Djamila. Sauf qu’il en savait plus que toi, l’Kid, c’est forcé. Quand son père a été liquidé par un Tyran au nom du peuple et qu’on se retrouve orphelin en Soviétie on apprend un peu forcément, et toute sa vie il apprendra, Tchinghiz Aïtmatov, jusqu’à devenir conseiller ès Perestroïka et mémoire des martyrs du Petit Père des Peuples -  mais passons sur la leçon d’histoire parce que là c’est le vent de la steppe qui souffle à pleins poumons en roulant ses chardons, c’est le souffle de la terre et les chevaux fous de la passion longtemps « rentrée »…

    …Plus encore c’est l’histoire de Passage du poète de Ramuz que cette plus belle histoire d’amour du monde, en plus sauvage et en plus terrible puisque la guerre y a sa part, la guerre et les nations, la guerre et les ethnies du bout du monde et leurs prières variées. Mais j’vais pas te priver des surprises du scénar, le Kid. Juste deux ou trois bouts de synopsis pour t’allécher. Donc ce type qui passe, cet orphelin comme le jeune auteur revenu des errances et de la guerre d’où il ramène une patte folle dans ce bled du fin fond des steppes où roule une rivière torrentueuse du nom de Kourkouréou qu’il aime écouter mugir le soir dans le noir. Aussi le type, taiseux, aime se percher sur une hauteur appelée la « butte de sentinelle », et sa façon de rester fermer ne plaît guère mais intrigue, à la longue, le jeune Seït qui raconte et s’enhardit à l’interroger sur son passé. Or le rêveur solitaire ne se livrera que du regard à l’apparition de Djamilia l’indomptable, la grâce et la force incarnée, qui le repousse et le moque avant de le mettre au défi en l’humiliant, dans un jeu qui tout coup se retourne contre elle – et Danïiar de se révéler pour ce qu’il est : à savoir l’amoureux de cette femme, certes, mais dont le sentiment irradie le monde entier par le truchement du chant le plus pur et le plus mélancolique qui soit, et voilà ce que ça donne par écrit, Kiddy : « C’était un homme profondément amoureux. Mais  amoureux, il l’était, je le sentais bien, pas seulement d’un autre être humaine : il s’agissait là de je ne sais quel amour tout autre, d’un énorme amour de la vie, de la terre. Oui, il cachait en lui cet amour, sa musique, il en vivait. Un homme indifférent n’eût pas pu chanter ainsi, quelle que fût la voir qu’il possédait ». Et c’est, après le chant de Djamilia qui « cherchait » Danïiar pour se faire pardonner son offense, par le chant de celui-ci qu’elle s’éprend de lui jusqu’à renier son mari aux armées qu’il a épousée pour en faire sa servante et qui se fera fort de remplacer Djamilia après la fuite de celle-ci : « Elle est partie, grand bien lui fasse ! Elle crèvera quelque part. De notre vivant. Nous ne manquerons pas de femmes. Même une femme à cheveux d’or ne vaut pas le dernier des bons à rien »…

     

    … Or ce qu’il y a de si beau là-dedans, Kiddy, c’est que l’Kirghize ne dore pas la pilule. Dans la case jouxtant ma yourte purifiée à la fumée de genévrier, j’entendais Lady L. soupirer, tout à l’heure, en découvrant le destin d’enfer que subissent les damnés mineurs de fond du Nord-Kivu se ruinant la santé pour un dollar par jour, et j’me rappelai les lointains infinis du goulag de naguère et des camps de la misère actuelle de partout, mais partout la chanson de Danïiar ressuscite de loin en loin, à l’instant je me rappelle le prologue des Chroniques tchadiennes de Nétonon Noël, au bord du fleuve Logone, et ce pourrait être le Kourkouréou de Kirghizie : « Ces instants de communion privilégiée avec la nature, ces heures magiques bercées par la paisible rumeur des vagues, le murmure insouciant de la brise dans les buissons et le ramage incertain des rouge-gorge tenaient une place à part dans ses souvenirs :il pouvait y entrée, grand blessé de la vie ; il en ressortirait toujours, pansée en ses plaies les plus intimes »…

    … On voit ainsi s’en aller ces deux-là, l’Kid, on pourrait dire que leur histoire finit bien alors qu’elle commence à peine, sur cette terre inhumaine que les hommes ont façonnée à l’image de ce qu’il y a de pire en eux, et ce n’est pas de l’amour à bon marché que celui de Djamilia et de Danïiar, on n’est pas ici dans les romances frelatées à la Marc Levy qui saturent nos marchés de dupes, on est dans le meilleur de l’homme que réfracte la poésie et ça finit comme ça, Kiddy, y a qu’à recopier et, même si  mes yeux se brouillent un peu,  je recopie ces mots du Kirghiz  et te les transmets dans la pleine conscience que la cassitérite y est pour quelques chose : « Où êtes-vous aujourd’hui, sur quelles routes marchez-vous ? Il y a maintenant beaucoup de chemins nouveaux chez nous dans la steppe, par tout le Kazakhstan jusqu’à l’Altaï et la Sibérie ! Beaucoup de gens audacieux travaillent là-bas. Peut-être, vous aussi, êtes vous allés dans ces pays ? Tu es partie, ma Djamilia, par la large steppe, sans regarder en arrière. Peut-être es-tu lasse, peut-être as-tu perdu la foi en toi ? Appuie-toi à Danïiar. Qu’il te chante sa chanson sur l’amour, la terre, la vie ! Que la steppe se mette à bouger et à jouer de toutes ses couleurs ! Que tu te souviennes de cette nuit d'août !  Va, Djamilia, ne te repens point, tu as trouvé ton difficile bonheur ».

     

    LireAïtmatov.jpgTchinghiz Aïtmatov. Djamilia. Traduit du kirghiz par A. Dimitrieva et Louis Aragon. Préface de Louis Aragon. Denoël/Folio, 124p. 

  • L'Mariole

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    Rhapsodies panoptiques (21)

     

    Pour Nétonon Noël Ndjékéry

     

    …Ensuite au bout de la nuit n’y a pas de nuit, ce matin de neige et de brouillard, mais je n’en finis pas moi d’lire Voyage et de le relire ce satané bouquin. Là je relis l’épisode de la vieille Henrouille et de Robinson, tu te rappelles Nétonon ? Tu me parlais l’autre jour de nos vieux, dans ce pays devenu pour moitié le tien. Tu me disais combien tu en appréciais les gens pour leur réserve. Tu les croyais hostiles d’abord à les voir se taire pareillement dans les endroits passants, et puis tu as mieux perçu ce qu’il y avait derrière. T’as cru que c’était ta peau noire. T’as cru que c’était ta dégaine de cannibale en costar élégant. T’as pensé qu’ils se méfiaient du Tchadien, alors qu’ils sont comme ça avec tous, un peu moins policés que des Japonais mais tout comme : la réserve et un peu de timidité de mince pays, tandis que le Japon se croit le Fils du Ciel. Donc tu me parlais de la mort et de nos vieux. Tu nous complimentais pour notre savoir-faire de Maîtres horlogers et nos mécanismes politiques à complications, mais je sentais venir l'objection, je sentais ta réticence et même que je la devinais, je pressentais que t’allais parler de nos vieux et de notre façon de faire passer nos morts par la porte de derrière, et ça na pas manqué : tu vois que je les connais aussi mes clichés - et ce matin je me rappelle aussi que Voyage a été ton livre de chevet, à Moundou, comme il l’a été de Quentin dans le désert de Joshua Tree, celui de Tonio et celui du Gitan et de tout un populo que les phrases du Mariole scotchent genre celle-ci que je te sers ce matin de frimas gris : « Être vieux, c’est ne plus trouver de rôle ardent à jouer, c’est tomber dans cette insipide  relâche où on n’attend plus que la mort »…

    …Tu m’avais donc parlé de nos vieux et de notre façon de les reléguer, Nétonon, et voilà que je retombe sur l’épisode de la vieille Henrouille, tu te souviens, dont son fils et sa belle-fille rêvent de se débarrasser chez les Sœurs ou en quelque cabanon, et du coup ça me fait penser au vieux Ricain de Quentin que les siens s’impatientent de voir calancher, et je me dis que c’est bien ça qui nous est arrivé avec ces puritains congelés qui ont réduit le Seigneur à une morale ou un compte bancaire : c’est cette édulcoration de tout ce qui meurt dans tout ce qui vit, cette horreur du sexe virée en obsession, cette peur du macchabée, cette terreur de l’inutile et cette panique à l’idée qu’une vieille ou qu’un vieux puissent encore bander – façon négro de parler…

     

    …  Tu te rappelles l’épisode des Henrouille dans Voyage, Nétonon. Le fils indigne et la belle-fille à l’avenant  qui s’impatientent de jeter la vieille peste, et Robinson qui passe par là. Robinson le vaurien qu’a fait un peu la guerre avec Ferdine, Robinson qu’est un peu le Vendredi mal barré de Bardamu – Robinson qui rêve lui de se refaire avec les biftons que lui vaudrait un crime d’assassinat  pas vu pas pris, la solution parfaite du pétard appareillé au clapier que la vioque prendra en pleine poire au moment calculé qu’elle viendra voir le lapin. Mais le lapin foire, tu te le rappelles, et c’est Robinson qui prend la chevrotine en plein cigare. Et là le rôle ardent revient au galop à la vieille rescapée qui va pour rameuter tout le quartier et le Parquet dans la foulée si le docteur et son acolyte ne parviennent pas à faire diversion. Et la vieille de se gondoler comme une possédée. Comme l’écrit le Mariole encore : « Un vieillard, rire et si fort c’est une chose qui n’arrive que chez les fous »…

    …Sauf que les fous c’est plutôt nous, tu l’as pointé Nétonon Noël : c’est bien cette façon d’ourdir le pire pour éviter d’être dérangé. Cette horreur suissaude, j’te le fais pas dire, enfin cette horreur au sens élargi qui inclut l’Europe unie par le jacuzzi et l’Occident solidarisé par le barbecue : NE PAS DERANGER. Le tout sera de bien « gérer », comme ils disent en usant et abusant de ce verbe que je hais. Gérer le défunt, Jackie. Gérer la fin de vie de ton défunt quotidien, Jackie. Notre amie Jackie qui se lève tous les matins pour aller gérer ses graves cas à l’hosto. Tu vois ça Bona ? La mort il y a des papiers pour ça. C’est comme le Congo, Bona : il y a des dossiers à gérer. C’est comme pour Tonio dans la cage aux fauves aux lycéens ingérables : faut gérer le stress et veiller surtout à ne pas déranger… 

    …Mais l’Mariole est là qui veille, et la vie des mots. Les mots ne seraient rien que des décorations d’académiciens compassés s’ils n’étaient pas repeints par le Mariole et compagnie, et là j’te vois venir, Nétonon Noël, avec ton griot malpoli, ton Douradeh laboureur de temps et semeur de mots, j’vous vois venir tous, semeuses et semeurs de mots pour ne pas toujours rien dire - on vous espère on vous attend comme disait l’autre…

    …L’Mariole a tout fait pour bien se faire détester, avec lui le monstrueux de la poétique est à son pic en cela qu’il mime la canaille humaine au plus pire, « le voyage c’est la recherche de ce rien du tout, de ce petit vertige pour couillons », qu’il dit, mais il voyage et jusqu’au bout et jusqu’au bout il délire, il déraille, j’ai lu toutes ses lettres et son grand dépit d’hygiéniste rêvant de tout nettoyer, sa fierté blessée, son génie dénié et vilipendé par jalousies atroces, mais jamais assez à son goût d’un côté l’autre, et t’as vu, Quentin, sa carcasse de parano : t’as vu le centaure buté, t’as vu l’Orgueil incarné; nous avons lu tous ses pamphlets, au Mariole, gloriole et ridicule, la vieille histoire du bouc émissaire et là ce sera sus aux youtres, comme il les appelle et feindra de ne pas les avoir appelés pour se tirer des fiotes, mais plus je vais et moins j’ai envie de le comprendre tout à fait ni de lui pardonner rien – d'ailleurs qu’aurais-je diable, qu’aurions -nous donc à pardonner à son verbe affolé ?...

     

    …Ce mariole de Nétonon Noël est un poète qui ose lui aussi parler de politique, mais le délire raciste ne passera pas par là; comme de Douradeh le griot sa peau « reproduit le pigment de la nuit afin de mieux piéger et démasquer les ténèbres », et le v’là qui renvoie à son obscurité noiseuse le Sarko foireux qui s’en vient gérer l’Africain en lançant comme ça que « dans cet imaginaire où tout recommence toujours, il n’y a de place ni pour l’aventure humaine, ni pour l’idée de progrès », non mais t’as lu ça Bardamu, et toi l’Mariole absolu dont le Voyage a parlé mieux que personne de la vilenie faite aux négros, lis encore ce délire fade de l’indigne nouveau roitelet à venir : «Dans cet univers où la nature commande tout, l’homme échappe à angoisse de l’histoire qui tenaille l’homme moderne mais l’homme reste immobile au milieu d’un ordre immuable où tout semble écrit d’avance », eh,  tu te souviens de ce beau discours glapi au Sénégal, ami Alassane ?...

    …Moi l’Afrique je n’y suis pour rien, Blacky, je t’écoute juste me parler des commères de Douala et de ton Président parasite, j’me retrouve parfois dans vos contes et vos diatribes, je compatis ou je salive de loin, je me suis saoulé avec l’immense Amadou Kourouma peu avant sa dernière révérence au soleil des indépendances bafouées, j’ai prolongé de belles conversations  avec  Henri Lopes si bien élevé et cultivé dont je reçois à l’instant Une enfant de Poto-Poto dont la dédicace affirme trop généreusement que rien de ce qu’apportent le vent et les voix du Sud ne m’est indifférent, enfin tu sais ce que sont les anciens ministres, Bona, toujours tellement polis – et dire que celui-ci se paie le luxe mariole d’être écrivain et des meilleurs encore…

     

    …Mais là le brouillard s’est levé, Nétonon Noël. Tu vois que la nature naturelle fait elle aussi des progrès : ça arrive autant ici qu’à Tananarive ou Ndjaména. Et maintenant va falloir gérer les affects du jour. J’te balance encore ces quelques mots de l’affreux Céline et j’te souhaite de passer d’un an l’autre au bonheur de ta case, avec ta femme soumise et tes enfants obéissants : « Il est difficile de regarder en conscience les gens et les choses des Tropiques à cause des couleurs qui en émanent. Elles sont en ébullition les couleurs et les choses »…   

     

    Nétonon1.jpegNétonon Noël Ndjékéry, écrivain tchadien et suisse, a publié récemment un roman très substantiel, intitulé Mosso, aux éditions Infolio. Les citations ci-dessus sont tirées de ses Chroniques tchadiennes, autre beau roman paru en 2008 chez Infolio.

  • Jean Ziegler sus aux affameurs

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    Destruction massive bouleverse et révolte. Avec de terribles constats établis sur le terrain. Et des lueurs d’espoir…

    Parler de ça entre deux bombances ? S’entendre dire, alors qu’on se remet à table, qu’un enfant de moins de dix ans meurt de faim dans le monde toutes les cinq secondes ? Ou que, dans son état actuel, l’agriculture mondiale pourrait nourrir sans problèmes 12 milliards d’êtres humains si sa production n’était pas perturbée, détournée ou ruinée par des prédateurs ? Que la faim n’est pas qu’une fatalité naturelle mais le résultat de plans humains injustes et désastreux ?

    On peut se rebiffer devant le rabat-joie, mais les faits sont là : Jean Ziegler, après huit ans de mission sur le terrain au titre de rapporteur spécial des Nations unies pour le droit à l’alimentation, décrit l’état du « massacre » et témoigne de ce qu’il a vu. D’Afrique en Corée ou du Guatémala en Inde, en passant par Gaza : des situations intenables. Mais aussi de formidables rencontres de femmes et d’hommes de bonne volonté. Un état général qui s’aggrave pour les plus pauvres du fait des sacro-saintes « lois du Marché ». Mais des forces qui se regroupent pour leur défense et leur survie.  

    Certes, la faim dans le monde est parfois la conséquence de fléaux naturels. Mais c’est aussi une arme de guerre, nous rappelle Ziegler. Elle l’a été par Hitler à grande échelle, et par Staline. Elle le fut en Inde par les Anglais quand ils affamèrent une partie du pays pour nourrir leur armée. Elle l’est aujourd’hui par de grandes instances financières « régulatrices », tels le FMI, l’OMC et la Banque mondiale. Plus directement encore par les trusts transnationaux de bio-carburants et les spéculateurs boursiers sur les aliments de base.  

    Maintes fois, comme il le raconte,  Jean Ziegler aura entendu l’objection primaire: mais vous nous embêtez !  Car après tout, si les Africains ont faim, c’est parce qu’ils se reproduisent comme des lapins ! Ou cette réponse non moins significative qu’on lui servit en 2009, après le 3e sommet mondial de l’alimentation à Rome, dédaigné par les chefs d’Etats occidentaux, y compris Pascal Couchepin, quand il s’en indigna auprès d’une amie fonctionnaire à Berne : «Mais pourquoi tu t’énerves ? Personne n’a faim en Suisse !» 

    L’égoïsme de l’argument peut sembler énorme, mais c’est bien lui qui prévaut à l’échelle mondiale, du côté des nantis. Or Destruction massive va bien au-delà de la seule dénonciation anti-occidentale. Plus qu’à dorloter notre bonne conscience, ce livre alerte notre conscience d’êtres humains, simplement. Son intérêt majeur tient à la mise en rapport constance des faits, documentés, et des exemples concrets observés par Ziegler et ses équipes, qui montrent combien tout se tient, du détail à l’ensemble.  

    Au Niger ce sont par exemple ces sœurs  de Teresa, à Saga, qui se battent pour arracher chaque jour une dizaine de gosses à la famine, tandis que cent autres resteront sans soins ; et dans la foulée nous apprenons que le Niger a subi la loi d’airain du FMI qui a ravagé le pays par plusieurs programmes d’ « ajustement structurel ». À la même enseigne, l’on apprendra comment, en Haïti, le même FMI a ruiné la riziculture au profit des importations d’Amérique du nord. En Zambie, dont la population mangeait à sa faim au début des années 1980, des plans d’ajustement structurels analogues firent péricliter l’agriculture locale, chuter la consommation du maïs de 25% et exploser la mortalité infantile. Et la même loi d’airain a été appliquée au Ghana par le même FMI, alors que l’OMC, de son côté, s’attaquait de front à la gratuité de l’aide alimentaire au nom du sacro-saint Marché.

    Mais les « Seigneurs de la faim » les plus redoutables sont ailleurs : ce sont les trusts agro-industriels qui provoquent la famine de centaines de millions d’êtres humains. Alors même que les institutions visant à combattre la faim, comme la FAO (Food and Agriculture Organization, fondée en 1945) et le Programme alimentaire mondial (PAM), sont affaiblis, des sociétés privées géantes, plus puissantes que des  Etats, exercent leur monopole sur l’ensemble de la chaîne alimentaire.   

    Que faire alors, vous demanderez-vous entre la poire et le fromage ? Jean Ziegler consacre de nombreuses pages  aux organisations luttant contre les prédateurs, comme le mouvement international de la Via Campesina ou le Réseau des organisations paysannes et des producteurs d’Afrique de l’Ouest (ROPPA) que dirige l’ancien instituteur Mamadou Cissokho. Entre autres remèdes, Jean Ziegler prône l’interdiction de la spéculation boursière sur les aliments de base et la prohibition des biocarburants à partir de plantes  nourricières, ou la préservation de l’agriculture vivrière. « Les solution existent », conclut-il, « les armes pour les imposer sont disponibles. Ce qui manque surtout, c’est la volonté des Etats »…

    Jean Ziegler. Destruction massive. Editions du Seuil, 348p.

     

    Ziegler3.jpgNotre Quichotte gauchiste

    35 ans après la parution d’Une suisse au-dessus de tout soupçon, Jean Ziegler continue de déranger. Cette année encore, le discours qu’il devait prononcer pour l’ouverture du Festival de Salzbourg, en juillet dernier, a été annulé à la suite de réactions négatives des sponsors de la manifestation (notamment l’UBS, le Crédit Suisse et Nestlé)   qui menaçaient de se retirer si leur vieil ennemi s’en venait parler de la faim dans le monde en impliquant forcément leurs responsabilités. Comme on a pu le lire dans les colonnes de 24Heures, le discours « refusé » a valu un prix à son auteur, décerné par l’Université de Tübingen. Son texte, comptant 18 pages, a déjà été vendu à 40.000 exemplaires dans son édition allemande et a été diffusé sur Youtube.

    De la même façon, Destruction massive suscite un engouement particulier auprès du lectorat francophone, sans doute proportionné à l’indignation croissante que suscite l’arrogance néo-libérale. Ziegler pointe l’absurdité : que les Etats européens mobilisent 162 milliards d’euros pour sauver les banques détentrices de la dette grecque, alors que le budget planétaire du Programme alimentaire mondial (PAM) a été réduit à 2,8 milliards parce que les pays les plus riches ne payent plus leurs cotisations…

    On a traité Ziegler d’agent d’influence ou d’idiot utile, de clown ou de fou. On peut lui reprocher ses accointances passées parfois douteuses avec Khadafi et autres « libérateurs » devenus potentats. Ce qui saisit du moins, aujourd’hui, c’est que la « destruction massive » qu’il décrit n’est pas un fantasme de président américain, ni une lubie de Quichotte gauchiste, mais la triste réalité du monde globalisé…

  • Ceux qui poulopent

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    Celui qui fera son Test Cholestérol le 32 décembre / Celle qui vise déjà le Projet 2013 / Ceux qui se sont exhibés en Santa Claus à strings sexy / Celui qui marche d’un bon pas vers la Nouvelle Année sans se douter de ce qui l’attend le 27 juin jour anniversaire de la finition de la dactylographie du Temps perdu comptant 712 pages / Celle qui a trop bu sur la terrasse de Hary Bosch et s’est retrouvée dans un canyon des abords de Mulholland Drive en tenue peu décente / Ceux qui se sont congratulés devant le sapin bio / Celui qui a passé la Noël dans le caisson de Michael Jackson avec l’accord des avocats et sans divulguer le montant de la prestation / Celle qui a reçu un lapin de peluche blanc dont  les oreilles mécaniquement animées battent la mesure d’un Jingle Bells de la meilleure tradition genre Dolly Parton / Ceux qui ont fini le foie gras chouravé Au Bon marché sous le Pont au Change / Celui qui se dit le châtelain des Courants d’air /   Celle qui remarque qu’un sapin de plastique peut « faire » plusieurs années après quoi tu n’as qu’à le donner à Emmaüs / Ceux qui se disent intermittents de la Fête / Celui qui a passé l’Avent en peignoir infoutu de se soucier de ce qu’il y a après / Celle qui a conclu que qui a trop bu trop boira / Ceux qui calculent la valeur totale des cadeaux déballés et en tirent des conclusions mitigées sur l’état de la consommation en classe moyenne dans le quartier des Oiseaux / Celui qui se rappelle le dernier Noël du père qui se tenait un peu à l’écart / Ceux qui le soir de Noël ont regardé un film de cul hard pour bien montrer leur indépendance après quoi rien ne s’est passé vu que leurs boosters étaient mal barrés / Celui qui reçoit la visite d’une escorte girl déguisée en Marie / Celle qui a tricoté le même bonnet bleu à raie blanche pour les trois frères chauves / Ceux qui vont toucher aujourd’hui les chèques virés par la famille en échange de ceux qu’ils lui ont virés / Celui qui se fait virer de l’Amicale des Pères Noël Gay au motif qu’il en pince aussi pour une Lolita malgache / Celle qui lit Les Communistes  à seule fin de complaire au fils naturel d’Aragon qui l’entretient / Ceux qui retrouvent leur entrain de jeunes chrétiens positifs en entendant dire (ils n’ont pas la télé) que le pape allemand a béni les Palestiniens en hébreu et ensuite le contraire / Celui qui a étendu son syncrétisme philosophique à une acception hyper-large de la pratique sexuelle en milieu protégé / Celle qui poulope à qui mieux  / Ceux qui sont tout à fait conscient du fait que l’esprit de l’Entreprise n’eût pas admis qu’ils ne poulopassent point en s’engageant dans le Nouvel Exercice Comptable, etc.   

     

  • L'Homme des Bois

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    Rhapsodies panoptiques (20) 

    Pour Max Lobe

    …Moi ce que j’te dis c’est qu’il y a un personnage, dans ce pays à dorlote, dont on n’a pas assez parlé et que c’est de lui que vient tout ça aussi que j’aime dans l’alpin et le préalpin et jusqu’au fond des plaines à tabac ou des étendues blondes ou bleutées des blés de l’été : c’est cette espèce de sauvage qu’on voit errer et qui parfois s’incarne, parfois journalier, parfois anar à la Farinet donc un peu contrebandier ou faussaire de monnaie mais avec des idées de bonté surtout, parfois aussi vannier mais ça ne se voit plus tant, aiguiseur de couteaux mais ça non plus ça ne survit guère sauf au fond des campagnes ici et là ; chiffonnier encore de loin en loin, donc un peu rétameur où réparateur de poupées anciennes ou de mécanismes divers – mais l’occupation, les apprentissages et les compétences artisanales, variables, comptent moins que la disposition d’esprit libertaire et la propension à la rêverie que j’ai retrouvée chez les plus humbles mais aussi dans les figures quelques fois illustres de nos annales…

    …Et dans la série des inconnus, mais que nous, ses proches, avons connu sans nous douter toujours de cet esprit qu’il y avait en lui du chemineau de la forêt, je voudrais d’abord et avant tout, l’Bantou, te parler du père de ma mère, alias Grossvater, en ses dernières années de pérégrinations sur terre, passée la nonantaine, costumé et cravaté de la plus décente façon et quittant le quartier des hauts de Berg am See, tous les matins, sur son vieux vélo militaire noir, avec sa valise de cuir de Russie et ses guêtres cirées, pour  sa coutumière tournée de colporteur de toutes les inutilités imaginables à proposer par les campagnes, maugréant ses moralités et retrouvant partout des clients fidèles et parfois s’arrêtant en route à une table et racontant, l’Bantou, racontant un peu comme vos griots à vous racontent, donc racontant un peu de tous les pays qu’il avait parcourus – mais ce n’est que plus tard que j’ai compris que ces tournées d’une parfaite inutilité économique, pour les siens et lui qu’on pouvait dire à l’abri du besoin, n’avaient en somme pour finalité que de l’éloigner de ce qu’il m’avait un jour désigné comme le Tribunal des jupes – et c’est cette même instance de jugement, non pas des jupes mais des caleçons longs, que fuira l’inénarrable Lina Bögli dont je te brosserai tantôt le portrait, l’Bantou, pour te montrer qu’entre vos génies de la forêt et les nôtres se dessinent parfois de curieuses ressemblances…

    …J’te parlerai de Max le marcheur de la paix. Je t’ai parlé déjà de Farinet et de Jean Ziegler mais je t’en reparlerai. Je te parlerai en long et en large de Robert Walser et de Louis Soutter, génies profonds de ma forêt à moi que je retrouve de clairières en clairières avec la fée Aloyse et le satyre Wölfli, mes anges terribles. Car ce sont de terribles innocents que nos esprits de la forêt. Un ange à peu près normal ne peut pas subir tout le temps la loi du Tea-Room ou du Bureau. Qui plus est : du Tea-Room ou du Bureau suissauds. Il y a des salons de thé redoutables dans le Yorkshire et des administrations lourdes à Lisbonne, mais le Tea-Room suissaud, ou le Bureau à l’helvète sont incomparables et ça aussi je te le raconterai. Je te raconterai, l’Bantou, comment on peut en arriver à des idées de meurtre sous la pression des silences suisses d’un aimable tea-room ou du plus placide bureau de je ne sais quelle firme assurancière. On me dira que tout ça c’est clichés et compagnie mais les clichés nous renseignent, Blacky, tu le sais autant que moi et c’est par vos clichés aussi que je te connais toi et les tiens, les Africains, si peu que ce soit. Or je présume que vous aussi avez vos tribunaux de pagnes et colifichets, mais ça c’est toi qui le raconteras, donc j’en reviens à l’affolement de nos innocents, j’en reviens à l’affolement en chacun de nous de l’Homme des Bois qui se sent tout à coup circonvenu, montré au doigt, réprimé d’un regard ou bonnement rejeté, avant que ça passe ou que ça casse…

     …Ce n’est que bien plus tard, donc, après l’avoir écouté en nos enfances, que j’ai compris qu’à la fin Grossvater se cassait. Se tirait de la maison aux Bonnes Âmes, Grossmutter et ses filles. Prolongeait ses inutiles tournées pour échapper aux arguties raisonnables. Comme quoi maintenant fallait se reposer. Se regarder vieillard comme tu es. Plus se croire tellement utile à la fin ou alors se rendre utile selon leur délibéré. Leur volonté de jupes. Se faire au pli – tu te vois l’Bantou te faire au pli des jupons ! Là c’est vrai que je verse carrément dans le genre miso mais j’assume pour Grossvater et Lina, d’ailleurs tu m’as bien compris petit pédé de mon cœur qui as osé braver la Loi du Calbar ; toi aussi t’as l’esprit des bois dans le mental et c’est pourquoi je te raconte tout ça à toi, d’ailleurs l’Grossvater de ton conjoint l’Grison ressemble au mien, et là encore on se rassemble…

    …C’est ce vieux dino de Dürrenmatt, je te l’ai dit d’entrée de délire, qui a défendu de son vivant cette figure de l’Homme des Bois veillant au cœur de la Suisse  des vals de l’aube et des bars du soir, et j’te raconterai tantôt le Niederdorf de naguère et l’Barbare de jadis, aujourd’hui le Bout du monde au nombre des lieux encore fréquentables, ou la table 25 du Buffet de la Gare de Lausanne, à l’aplomb du Cervin mandarine où nous accoutumons de nous retrouver entre séditieux innocents de l’improductivité radieuse, et là j’pourrais te raconter la vie de toutes les serveuses et serveurs du périmètre et te pointer le sauvage éventuel en chacune et chacun d’elles et eux. Rien ici du tea-room de rombières : on n’y fait que passer. Rien du jugement compassé des chaisières de paroisses ou des conseillers ès fiscalité responsable : on est ici dans les limbes voyageurs et tout passe… 

    …J’te raconterai une autre fois, l’Bantou, la mort de Grossvater toute semblable à celle de Robert Walser, dans le neige et le silence d’une fin de journée - et Walser c’était un 25 décembre, je n’invente rien : ce ne sont pas des choses qui s’inventent comme on dit pour rendre hommage aux inspirations de la vie. Nous sommes encore le 26 pour un quart d’heure, à l’instant où je t’écris, te sachant au taf là-bas dans ton studio de télé de Geneva International où tu vas trier toute la nuit les News du multimonde; dans un quart d’heure s’inscrira la date du 27 me rappelant l’anniversaire de ma petite mère dont l’âme ne cesse de voleter alentour comme un éternel éphémère gracieux, toujours à me faire d’insensées recommandations et moi ne cessant de l’envoyer promener et de m’en repentir dans le même mouvement – il y a donc dix ans que l’Homme qui tombe n’en finit pas de tomber au dire des médias alors qu’il tombe depuis le début de Beréshit, et ça la fout mal en Syrie, l’Bantou, tout à l’heure j’au fait une grande virée solaire dans les vignobles incendiés de lumière de Lavaux avec l’Irlandais, le mec de Sweet Heart qui m’a raconté la Thaïlande et le Cambodge où il a planché sur le droit humanitaire et tout ça, et Ziegler me parle de ton  pays mis à sac par les grandes sociétés avec l’avale de votre Président parasite passant la moitié de son année à l’Intercontinental de Geneva, tiens donc, tu vois que tout se tient au dam de l’Homme des Bois, mais c’est pour lui que moi et toi nous tenons, nous et Bona et l’Tchadien Nétonon et le Sénégalais Alassane, tous tant qu’on est et le Kid et Dark Lady la farouche  et toute l’occulte Abbaye de Thélème devant laquelle Lady L. fume son clope avant de se faire un clopet…

    … Ils sont en pleine destruction massive, l’Bantou, mais nous leur résisterons en gens déraisonnables que nous nous opiniâtrerons à rester, promis-juré. Dans ta vigie de Geneva International, là-bas au bord de la nuit, tu vois défiler la poulope des dépêches que tu ventiles aux télés du monde entier. Faudra, Blacky, s’accrocher pour le garder, l’esprit d’innocence du génie des bois, mais je te laisse, je t’embrasse, je te souhaite de bien vivre et de bien écrire puisque tu as toi aussi à nous en raconter de toutes les couleurs…     

     Image: peinture au doigt de Louis Soutter