
À nos amis Jackie et Tonio
Celui qui monte au Loft avec une bouteille de Cuvée Mythique de la Coopé / Celle qui se réjouit de découvrir le beau maréchal-ferrant, dit le Bouc / Ceux qui savent que Léa préfère les manuels sans (toujours) l’assumer / Celui qui se pointe avec celui qu’il appelle son compagnon de vie comme lui barbu mais jardinier / Celle qui a peint les briques de la dernière installation de Léa / Ceux qui se font annoncer pour la fin de la soirée vu qu’ils ont faim et connaissent Léa/ Celui qui se demande ce qu’est cette Cuisine Pauvre que Léa se targue de pratiquer / Celle qui glousse en surprenant le jeune maréchal-ferrant dans la cuisine en train de se couper une tranche de saucisson d’ail / Ceux que Léa accueille sur le seuil en toge casaque de lin blanc très classe / Celui qui écrit un essai sur l’Art Pauvre dans lequel il n’a pas hésité à classer les derniers travaux de Léa / Celle qui se demande s’il n’y aura qu’une coupelle de pistaches à l’apéro pour tout ce monde qui arrive / Ceux qui reconnaissent le critique D. toujours un peu bluesy / Celui qui se demande si l’ambiance va prendre / Celle qui dit à Léa merci d’exister en entrant dans le Loft blanc / Ceux qui sont un peu effrayés par la beauté prolétaire du jeune maréchal-ferrant aux tatouages carrément flashy / Celui qui prend le jeune maréchal-ferrant pour un Grec alors que c’est juste un Sarrasin pur Valaisan / Celle qui aide Léa à servir le Buffet Pauvre pendant que le jeune maréchal-ferrant décrit sa nouvelle Kawa au galeriste K. / Ceux qui se regardent l’air gêné pour Léa / Celui qui surveille les regards de son compagnon de vie que les tatouages du jeune maréchal-ferrant semblent fasciner grave / Celle qui constate qu’après le Buffet Pauvre il n’y aura pas de viande rouge / Ceux qui se taisent en pensant à la rigueur de la vie d’artiste / Celui qui se veut provoc en demandant au jeune maréchal-ferrant s’il a lu Proust / Celle qui trouve nulle la remarque de Fabien au motif qu’elle-même n’est jamais entrée dans La Recherche alors qu’elle a un bac latin-grec / Ceux qui se disent qu’au moins Léa ne leur impose pas un Kosovar / Celui qui croit de bon goût de remarquer tout haut que Léa a toujours eu l’intelligence du cœur / Celle qui pense clairement que le jeune maréchal-ferrant valaisan a des ressources cachées et peut-être même à lu les commentaires de Deleuze sur Proust / Ceux qui se sont promis de prononcer les noms de Derrida ou de Barthes avant la fin de la soirée / Celui qui se tait de plus en plus alors que l’heure tourne / Celle qui demande à Léa ce que ça fait d’avoir cinquante ans / Ceux qui finissent par trouver le jeune maréchal-ferrant trop sympa / Celui qui fera une scène ce soir à son compagnon de vie en lequel le jeune maréchal-ferrant a trouvé un autre passionné de Chris Rea / Celle qui sent que bientôt tout le monde se taira sauf le loulou de Léa / Ceux qui arrivent à onze heures en se demandant comment ce sera et que le silence gêné de tous gêne aussitôt / Celui qui a amené un lot de vendanges tardives qui réchauffe l’atmosphère au dam de certaines et certains / Celle qui sent que les certaines et certains vont pas s’attarder et s’en réjouit alors qu’elle lance à Léa qu’elle a à un super beau mec et à celui-ci que ferrer des chevaux est aussi beau que les monter comme elle son Prospero / Ceux qui semblent redouter de ne plus s’ennuyer et qui prennent congé en remerciant Léa d’exister sans regarder le jeune maréchal-ferrant / Celui qui note la date de la prochaine expo de Léa et lui dit qu’il tâchera d’être de retour d’Oslo / Celle qui regarde Léa regarder son maréchal-ferrant et l’envie carrément / Ceux qui diront plus tard que cette soirée était de celles comme on n’en fait plus à présent que le marché de l’art bat de l’aile, etc.
Image : L'Aporie du réel, uneoeuvre de Léa P., dans sa série Arte Povera. Photo Philip Seelen.




Je dis occulte car je ne connais Bona que par nos mots et sa peinture, puisque Bona est peintre aussi, et pourtant, après ce nouvel écrit en partage d’une incantation poétique à la vie à la mort, je me sens plus proche de Bona que de beaucoup de gens de mon entourage, comme d’un frère d’esprit et de cœur qui finirait mes phrases et dont je devinerais la fin des siennes.
Fusion. – Le miracle de ce livre à la fois bref et très dense tient, je crois, à un mélange à tout moment surprenant de clairvoyance intelligente et de poussées pulsionnelles ou tripales, de pénétration critique pure de tout pédantisme et d’expérience intime de la création, d’un discours qui oscille lui-même entre confession et prône, invective et prière, analyse et effusion, et tout est là en puissance de ce qu’on sait ou qu’on sent du Caravage et de ses œuvres, disons plutôt de Michelangelo Merisi de Caravaggio, dit Le Caravage, en ses œuvres, et tout est là, tout est lié et relié, tout est religieux, tout est filtré par un amour plus fort que la mort dont l’art n’est qu’un résultat, tout sublime qu’il soit, cristal épuré de toute une vie de tourments et de turpitudes, de mouvements désordonnés apparemment mais à travers lesquels court un fil rouge – tout est ressaisi par dedans, puisque c’est lui qui parle, au seuil de ce dernier jour, face à la mer et à la mort, dans un torrent de mots qui résument une vie.
Passion. – Je ne sais combien de vies ont été vécues par le compère Bona, ce ne sont pas des choses qui se comptent, mais ce qui est sûr est que c'est comme si ce Congolais aux passions multiples, citant Cendrars comme il évoque Gesualdo ou saint Philippe Neri, poètes et penseurs de partout et de tous les temps, avait tout compris de ce qui compte vraiment. À savoir qu’un grand artiste n’a de comptes à rendre à qui que ce soit n’étaient deux ou trois personnes en une, pour parler chrétien, car c’est en chrétien que nous parle bel et bien ici Le Caravage, si révolté qu’il soit contre les curies et les aigres docteurs de la Loi.
Sa peinture, tissée de ténèbres et de lumière, exprime évidemment les ténèbres et les lumières d’une vie, mais l’intuition baudelairienne de Bona Mangangu lui fait dépasser l’opposition conventionnelle de ténèbres toutes mauvaises dont triompherait la lumière toute bonne, en pétrissant ses ténèbres de lumière et en humanisant celle-ci. La tendresse est un élément, à mi-chemin de l‘amour terrestre et du détachement, qui baigne la parole du Caravage en ce dernier jour, où la mélancolie a sa part aussi, comme la sensualité revisitée sans relents moralisants, alors que le ressouvenir du crime ravive la blessure, au tréfonds de la conscience, d’un acte irréparable.
Baudelaire rôde dans ces pages, mais aussi Bloy, Barbey, Dante aussi dans la vision claire-obscure et le double recours à l’Elu et à une présence féminine un peu lointaine mais pure, un peu ténue mais d’autant plus présente et apaisante au milieu des beaux garçons fessus que le narcissisme masculin multiplie à l’envi, sans parler des amitiés chastes que le poète chante autant qu'il chante Rome et ses filles de joie.
Enfin, c’est un livre du recours ultime que ce Dernier jour du Caravage, qui dégage une voix émouvante d’un chaos puissamment évocateur de nos temps actuels. 
