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  • Aux couleurs de Cingria

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    «Mars.

     Je crois que ça déteint sur moi. J’y pense régulièrement, je me mets à les voir, moi aussi : les couleurs qui se délavent, sauf le noir et le vrai blanc qui ne sont que mirages, et le bleu de l’encre qui est une sensation scolaire. J’y pense par moments, aux petits os qu’on a sous les épaules et qui tiennent les muscles. Aux arbres contre lesquels a haleté le Christ, à l’abri d’une colline. Aux infusoires qui ne vivent que le temps d’un laghu matra. Aux animaux morts dans l’Arche et qu’on ne connaîtra plus. Aux échographies qui nous font oublier le ventre si proche et projettent des images mentales. Aux graines universelles coffrées dans le béton en terre de Béring. À l’achat de toute l’Alaska pour une poignée de dollars. Aux îles Diomèdes depuis lesquelles, pour autant qu’on possède un balcon, la Sibérie s’offre au regard. A Pavuvu et à l’enfer des rats. A la paonne qui crie le nom d’un pape ancien et prophétique juste sous mes fenêtres d’enfance. Aux gens qui nous sourient et qu’on laisse derrière nous, parce que c’est impossible, on ne peut pas faire autrement, on n’aurait pas le temps, on n’aurait pas le courage. Même si on le voudrait. Même si on leur courrait après, ils auraient disparu. Il reste alors les livres, gros, remplis de pages terribles et de couleuvres dans les flaques. On y pense en marchant, puis les couleurs se fanent. On y pense comme des reptiles. Roulés en bandes sur des murets, seuls au soleil qui est une étoile lointaine ».

     

    Ce texte est un extrait des Impressions d’un civiliste à Lausanne, rédigé en marge d’un travail accompli par Daniel Vuataz dans le cadre de son temps de Service civil, en remplacement du service armé, passé avec l’équipe de l’édition des Œuvres complètes de Charles-Albert Cingria. L’entier de ce texte paraîtra dans la prochaine livraison du journal littéraire Le Persil, consacrée à Cingria. Heureux pays tout de même que la Suisse, où les objecteurs ont la possibilité de servir la Littérature…  

    Photo JLK: Daniel Vuataz à La Désirade, ce 29 septembre 2011.

     

  • Ceux qui se la jouent


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    Celui qui se la joue artiste maudit / Celle qui se la joue victime du Mec / Ceux qui se la jouent rouleurs de mécaniques / Celui qui se la joue décideur sans états d’âme / Celle qui se la joue politiquement concernée / Ceux qui se la jouent rebelle / Celui qui se la joue libéré sans préjugés / Celle qui se la joue on-ne-me-la-fait-pas / Ceux qui ont des bajoues / Celui qui se la joue salsa du démon / Celle qui se la joue romantique éplorée / Ceux qui se la jouent casseurs de pédés / Celui qui se la joue grand seigneur avec l’argent du syndicat / Celle qui se la joue super bijou / Ceux qui se la jouent détachés de tout / Celui qui se la joue nobody / Celle qui se la joue beau body / Ceux qui se la jouent gros lobby / Celui qui se la joue tout-marketing / Celle qui se la joue tout bénef / Ceux qui se la jouent tout est permis / Celui qui chique une noix de cajou / Celle qui se la joue promotion de l’Anjou / Ceux qui se la jouent vieux sapajou / Celui qui se la joue voile et vapeur / Celle qui se la joue retour à la case rigueur / Ceux qui se la jouent au revoir et merci, etc.


  • Ceux que ça dérange

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    Celui qui se fie strictement à l’organigramme / Celle qui esquive toute discussion à contenu / Ceux qui se raccrochent à l’acupuncture virtuelle / Celui qui n’écoute que l’horloge parlante de son cœur / Celle qui ne tire même plus sur sa laisse / Ceux qui t’observent dans ta cage /  Celui qui pelote le hérisson femelle / Celle qui a un tigre dans son motard / Ceux qui refusent d’admettre qu’ils ont une Bête en eux alors que ça se sent rien qu’à l’odeur / Celui qui ne fait rien sans reconnaissance préalable du territoire féminin / Celle qui n’ouvre son jardin qu’au jardinier diplômé / Ceux qui se replient sur le minibar / Celui qui est de toutes les petites et grosses commissions où les vieux bonnets siègent / Celle qui a commissionné le commissionnaire bien membrée / Ceux qui sont membres à vie et plus tard membres d’honneur / Celui qui est donneur d’un membre dont personne ne veut dans la Yougoslavie démembrée / Celle qui a fait greffer le membre de son fils gymnaste hélas décédé à son beau-fils dont le corps a finalement rejeté l’organe / Ceux qui ont fait ce matin le compte des membres actifs de la Défense Passive / Celui qui pense toujours Travaux Récréatifs en astiquant les statues du canton / Celle qui a fait pas mal d’erreurs en Allemagne qu’elle répétera sûrement en tant que veuve du Japonais / Celui qui fait relier ses Pensées dérangeantes en cuir pleine peau de vache / Celle qui te demande j’te dérange quand elle vient te déranger en effet / Ceux qui ne se dérangent pas pour les consultations dans les quartiers pauvres / Celui qui pense ses films trop dérangeants alors qu’ils sont juste un peu chiants / Celle qui ponctue sa conversation de « du coup » et de « juste » genre : du coup, j’te dis, Marcello, moi j’le trouve juste trop pas juste / Ceux qui n’ont jamais admis que les garçons lisent trop / Celui qui a toujours trop réfléchi au goût de son père pharmacien et conseiller du Groupe Jeunesse de la paroisse des Bronches / Celle que ses mœurs libres ont désigné à l’opprobre de ses cousines darbystes Duflon / Ceux que le torse velu du facteur Miauton dit Verge d’or a  fait jaser quand il a passé la tondeuse à gazon  sur l’espace privatif de la veuve Sandoz en simple boxer DIESEL / Celui que l’on dit dérangé avec ses listes de probable maniaco-dépressif ou peut-être pire / Celle qui dit que plus rien ne la dérange en tant que clitoridienne rangée des secousses / Ceux qui vont voir ce que la médecine chinoise peut faire pour leur dos et leur libido / Celui qui dit son Sonotone en dérangement pour qu’on lui foute la paix maintenant / Celle dont le soleil moral est dérangé par le soleil physique / Ceux que rien ne dérange même pas un contre-ut loupé par la diva au Concert de l’Abonnement qui reste quand même LE Concert de l’Abonnement / Celui qui n’a jamais utilisé son abonnement au cancer d’ailleurs périmé avec le temps / Celle que ta seule présence dérange au motif que tu n’es que ce que tu es alors qu’elle est ce qu’elle est /  Ceux que tu ne dérangeras pas pour ton enterrement après que tu t’es dérangé pour le leur, etc.

    Image: Philip Seelen

  • Ceux qui ne s'ennuient jamais

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    Celui qui ne s’ennuie jamais sauf quand ça lui arrive faute d’attention / Celle qui ne s’ennuie même pas en regardant le émissions de télé les plus cons ou en passant des heures sur ses patiences / Ceux qui ont toujours subi la vie et se sont donc pas mal fait tartir / Celui que la réparation des jouets des enfants du quartier a préservé de la maussaderie ambiante / Celle qui diffuse l’ennui comme un gaz fleurant la soupe tiède / Ceux qui te reprochent de ne pas te montrer assez concerné par la nouvelle péréquation intercantonale en matière de culture et de multilinguisme / Celui qui revient à tout moment d’un colloque international passionnant où il a cassé les burnes à tout le monde / Celle qui ne s’emmerde jamais chez les Bontemps dont les vins aussi sont okay / Ceux qui fuient les barbecues sympas entre voisins / Celui qui n’écoute que les artères de la Ville-Monde / Celle que sa fibre africaine préserve de la morosité genre tea-rooms de rombières / Ceux qui accoutument de fréquenter les mauvais lieux au motif qu’ils sont moins chiants que les salles d’attente des Cellules Psychologiques de Soutien / Celui qui ne se la coince jamais au goûter des vioques / Celle qui peint genre colorature / Ceux qui raffolent des garçons tchèques et des filles des îles Samoa et environs / Celui qui fuit les milieux humides et les poétesses drainées / Celle qui fantasme sur les torses épilés des aveugles polyglottes / Ceux qui n’épuiseront jamais les ressources rythmiques de la prosodie en lâcher-prise / Celui qui s’est toujours gaussé des laudateurs du Plaisir du Texte aux airs si coincés / Celle qui travaille les sous-entendus du sous-texte / Ceux qui ont essayé de baiser l’assistante du prof de lettres et sont tombés sur un osselet / Celle qui développe l’art du commérage à la manière des douairières de Douala / Ceux qui se font suer en compagnie des lettreux vertueux / Celui qui a acquis de bonnes bases en matière d’ontologie  conceptuelle en s’interrogeant longtemps sur l’Être de l’étang /  Celle qui se dit spécialiste du philosophe monadologue Leibnitz (Gottfried Wilhelm) qui n’y peut mais / Ceux qui estiment (comme moi par exemple) que la sexualité contemporaine est une fiction intéressante à l’exception des processus classiques de procréation naturelle ou assistée qui émargent à la réalité réelle et plus si affinités ludiques ou poétiques / Celui qui dit aimer à fleur de peau ce qui vaut parfois l’os / Celle qui ne s’embête jamais avec ses sextoys /  Ceux qui s’ennuient un peu en attendant les Barbares ou le Saint Esprit / Celui que l’ennui redore après l’amour alors qu’elle va fumer sa clope sur le balcon du Motel /  Celle que l’ennui rend si belle que son père va la marier avec le type le plus riche et le plus assommant des Beaux Quartiers / Ceux que j’appelle les Ennuyeux et que je ne fréquente que dans les livres, genre Verdurin, etc.

    Image : Philip Seelen       

  • Nabucco bibliophile



    Les Nubiens n’ont pas leur pareil à la frotte du bois de pierre. Tout ce qui pèse en moi de mélancolie se trouve allégé quand un Nubien lustre mes fameux sols de chêne silicifié que les ambassadeurs étrangers prennent pour de l’ambre.

    Je ne sais si les Nubiens ont une âme, il n’est pas de mon ressort de relancer la controverse de Ninive, mais peu d’êtres animés ont autant qu’eux le sens des hiérarchies esthétiques.

    Mêmes réduits en esclavage mes Nubiens n’ont rien perdu de leur ascendant princier. Je les aime voir manger des fruits crus et déféquer dans la paille, j’aime les voir lutter à mains nues et se masser ensuite à grand renfort d’onguents parfumés.

    En ce qui concerne la reliure, je recommande un abattage traditionnel des individus certifiés les plus purs quant au sang et au derme. De tous les volumes de ma Librairie, il n’est pas un dont on puisse dire que la façon pleine peau n’a pas pour provenance un Nubien travaillé à la fleur de l’âge.

    De la qualité des onguents fournis à mes Nubiens dépend en outre, pour beaucoup, l’odeur qui émane de mes chers ouvrages.  Or chacun sait, jusqu'au Barbare, que l'odeur est le langage de Dieu...

  • Ceux qui remontent sous le vent

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    Celui qui fonce sur sa Kawa dans le nouveau roman du romancier qui-dit-je / Celle qui s’accroche au piton du motard / Ceux qui croient voir de nouveaux avatars de Sailor et Lula / Celui qui se sait bien au-delà de Sailor se sachant unique et du lendemain / Celle qui a les yeux de sa mère du Cap Vert / Ceux qui accoutument de tout recadrer même hors-champ / Celui qui porte en lui le plain-chant inné et l’art martial acquis / Celle qui ayant tout fait pour couper à la glu n’est même pas restée au couvent / Ceux qui ont compris ce que signifie la guerre à zéro mort et le sexe à zéro vivant / Celui qui revoit tous les films de Cassavetes et de Ferrara pour vérifier quelque chose / Celle que la littérature érotique conventionnelle a toujours fait marrer / Ceux qui se rappellent les figures du Quichotte et de Zorba pour se remonter la pendule / Celui qui hante les boîtes pour le casting de son prochain long / Celle qui voit loin mais pense court / Ceux qui en sont restés au marketing de leur chère personne / Celui qui entre dans le roman par un vasistas transparent / Celle qui explique au jeune auteur que tout est dans la Story elle y compris / Ceux qui estiment que Love Story est le parangon du roman contemporain qui arrache - d’ailleurs Gérard de Villiers me l’a confirmé du haut de sa taille de basset / Celui que la jobardise de neuf directeurs littéraires sur dix sidère sauf en Irlande du Sud ou au Portugal du nord et encore / Celle qui sait que cette obsession déclarée de la Story est une feinte de feignants / Ceux qui ont en eux les ressorts des meilleures histoires genre récits de Tchekhov ou nouvelles de James / Celui qui a consacré son master à la tradition russe du Skaz puis est retourné écumer les boîtes de Luanda  / Celle qui vit dans la tour en pleine air sans fenêtres de Luanda que tu vois dans le film Libertade / Ceux qui se trouvent mieux à squatter les containers et les cargos du bord de mer de Luanda / Celui dont la maîtresse (dit-il) a des tétons aux bouts de platine / Celle qui s’est lassée des polars nordiques et en revient donc aux Noirs de chair et de sang / Ceux qui connaissent aussi bien les contes russkofs d’Afanassiev que les légendes maguttes de Calvino / Celui qui aime les Castapianes et les Bougnoules et ne rougit point de les appeler comme ça même à la cafète de la Faculté de théologie où l’on parle toujours un peu à mi-voix / Celle qui est consciente de  ne fréquenter que des Blacks et se doute de ce qu’on en dit au Groupe Tricot de la paroisse calviniste / Ceux qui pratiquent le jeu du cerf-volant en se foutant de ce qu’en dit leur psy / Celui qui essaie de rester naturel en parlant maîtres siennois avec le hardeur cultivé / Celle qui te prend pour un brocanteur à la terrasse du Mao /  Ceux qui t’ont souvent pris dans le Bronx pour un Juif new yorkais / Celui qui fuit les lieux qu’ont dit ceux où il faut être vu sans montrer son QI / Celle qui a acquis son embonpoint rose dans une maison lyonnaise / Ceux que leurs vices variés (dont la boulimie téléphonique) ont rendu plus indulgents à l’égard des vertueux / Celui qui sait que l’énergie dépend de facteurs concomitants dont l’amour platonique ne doit pas être exclu à la base /  Celle qui conclut à la malchance à la mort accidentelle de son troisième mari avant de toucher l’assurance / Ceux qui trouvent la vie intéressante mais ne le crient pas dans les couloirs de la fac de philosophie / Celui qui affirme (à l’Université de Genève) avoir un rapport charnel avec l’Ecriture avec un grand E, ce que conteste le doctorant camerounais M’Bala dont les étudiantes prétendent (sans preuve) qu’il est monté comme un mulet / Celle qui a toujours été à l’écoute de son corps dont les silences depuis quelque temps l’interrogent au niveau du senti / Ceux qui aiment tellement la vie qu’ils vont réclamer une rallonge au patron, etc.  

    Image : Philip Seelen