Lettres par-dessus les murs (61)
Ramallah, ce lundi 21 octobre 2008.
Cher JLs,
Comment va la vie, par chez vous ? Tout baigne ici, je joue au guide touristique avec mon frère, de checkpoints en villes assiégées. Le soir je m'évade - faute de pouvoir me procurer la Symphonie du Loup, je lis ces jours Atlas, de Joël Mützenberg. Moins provocateur sans doute, mais d'une trempe tout aussi admirable, et je suis soufflé par le récit, poétique et éclaté, de son séjour en Amérique du Sud.
« Je suis arrivé à Quito hier, après une journée de marche sur la panaméricaine, couverte d'eucalyptus abattus, de murs de pierre, de pneus en flammes… » Les routes difficiles qu'emprunte le poète m'évoquent celles de Palestine, plus chaotiques, plus incertaines encore - on part de Caracas, on finit à Quito, mais Quito on y est déjà passé et tout est fait pour nous perdre, dans cette progression en spirale qui traverse des lieux étranges aux noms rêveurs, Puerto Maldonado, Nuevo Progreso, Buenaventura, d'autres plus connus, Medellin, Bogota, mais tous se mêlent dans le lent périple du voyageur : « Dès mon arrivée, en même temps que Caracas, ce sont les souvenirs d'autres villes qui sont apparus, si bien que je crois souvent être ailleurs. Je suis en train de construire une ville sans fin ».
Le temps comme l'espace se dilate dans ces pages, dans les révolutions qui s'étirent et les guérillas vacillantes, dans l'omniprésence des armes. La dureté de la nature traversée sous la chaleur et les déluges n'a d'égale que la voracité des industries qui la ronge, et pourtant la violence est toujours comme étouffée par la poésie, dans un combat constant où l'humanité ne baisse jamais les bras, où affleure une surprenante tendresse.
«La Oroya. Une fanfare n'arrête plus de faire taper son tambour et chialer ses trombones, trompettes, violons, saxophones. Je raconte des blagues aux enfants, je dis que je suis Colombien, que dans mon pays il y a des gens grands comme la tour de l'église, et toutes sortes de monstres ».
Des monstres, on sent que le narrateur en traîne quelques-uns, comme autant de casseroles, mais il n'en parle pas, bien que ces textes puissent se lire comme le récit d'une quête personnelle, où la description du paysage ne serait qu'une autre façon de se dire, de se chercher. Mais on y devine aussi une interaction constante du marcheur avec ses frères humains, même lorsqu'il se cogne aux murs de son étrangeté, surtout lorsqu'il admet la distance qui sépare ceux qui sont ici chez eux, et celui qui ne fait que passer – et bien qu'il revienne souvent sur ses pas, comme pour creuser le sillon de la mémoire, porté par une errance à la fois insouciante et obstinée. A chaque pause, son carnet se couvre de mots et de croquis, des dessins d'une simplicité admirable qui viennent ici rehausser le texte et en renforcer le vécu : paysages le plus souvent, solitude choisie, mais aussi des portraits remarquables, rencontres de hasard, visages qui surgissent au détour d'une page, qui interpellent le lecteur par l'intensité de leurs regards.
Rien ici du carnet de voyage qui prendrait l'exotisme pour seul prétexte : Atlas est un livre profond, né d'un vrai besoin – et à qui se demanderait ce que cherche le voyageur, et les raisons de sa présence dans cette étrange contrée, cet ouvrage constituerait en soi une réponse suffisante.
La Désirade, ce dimanche 26 octobre.
Cher Pascal au nom d’agneau,
Comment va la vie ? La vie va bien, enfin pas pour tout le monde, mais notre vie va bien, on est verni, et je me le dis ce matin plus que jamais, poursuivant la lecture de La Haine de l’Occident de mon ami Jean, qui évoque notamment, dans les pages que je lisais avant le lever du jour, le sort inique qui est fait aux gens de Gaza.
Les gens du monde entier ne demanderaient qu’à vivre tranquillement leur vie, mais la loi du plus fort aboutit à cela que seuls quelques-uns y ont droit, tandis que d’autres sont damnés de naissance. J’y pense beaucoup ces jours en poursuivant un récit où il est beaucoup question de l’enfance de nos sentiments et de nos découvertes, qui nous révèle bientôt un monde à la fois émerveillant et désespérant, que l’esprit de conséquence de l’enfant ne peut tolérer. L’esprit de conséquence de l’enfant ne peut tolérer la promesse non tenue ou l’injustice. L’adolescent romantique en fait ensuite autre chose, tenant de la révolte, pure ou impure, confuse et le plus souvent retombée à l’âge suivant celui qu’on dit de raison, et puis on s’accommode, on s’arrange, on fait avec, on se range…
L’ami Jean ne s’est jamais rangé. Il est resté l’adolescent confus et révolté qu’il était quand il a fichu le camp de chez son père le colonel, notable bernois qui ne le renia jamais au demeurant, pour vivre son destin d’éternel révolté, confus et têtu, tel que je l’ai été quelque temps, mais sans croire longtemps à l’Avenir radieux que les militants de sa trempe voyaient ou fantasmaient pour demain. Ce cher Jean m'a parfois semblé le pur dément partisan, comme tel jour où il devint le garant du Prix Khadafi des Droits de l’Homme... Or je souris aujourd’hui en le voyant stigmatiser le double langage de l’Occident en matière de Droits de l’homme précisément, alors que tant de potentats les ont piétinés au nom des Lendemains qui chantent dont il se faisait le héraut.
Un jour que je me trouvais, à la télévision, sur le même plateau que Jean Ziegler, mon premier compliment à son égard a été de le traiter de fou, ce qu’il a reçu sans manifester le moindre agacement. Or je l’entendais au sens de chenapan, de Lausbuebe – tu dois comprendre ce mot, toi qui pratique un peu l’allemand -, comme lorsque, recevant de lui une lettre à en-tête du Conseil national où il était député, je lui fis observer que c’était d’un chenapan, d’un Lausbuebe, d’abuser ainsi de ce papier à lettres, et lui de me répondre que son père, déjà, lui avait fait le même reproche combien justifié – hélas on ne se refait pas...
L’ami Jean, comme tu le sais, révolté national longtemps protégé dans les hautes sphères, puis cassé dans les mêmes hautes sphères, tour à tour adulé et vilipendé pour ses positions et ses pratiques à la fois admirables et discutables parfois, il faut aussi le reconnaître, l’ami Jean Ziegler a été rapporteur spécial des Nations unies pour le droit à l’alimentation et siège aujourd’hui au comité consultatif du Conseil des droits de l’homme de l’ONU. L’ami Jean continue bien entendu d’abuser de son papier à lettres officiel aux armes des Nations unies, et je l’en gourmande gravement, mais je me sens plein de reconnaissance, ce matin, pour ce que notre Lausbuebe national m'apprend, continuant de combattre l'injustice et l'iniquité en éternel adolescent révolté. Je lisais ainsi ce matin, dans La Haine de l'Occident, avant le lever du jour, le récit de ces paysans indiens qui se suicident en avalant des bidons de pesticides (il y en a eu 125.000 entre 2001 et 2007) pour se voir mourir lentement de honte, tués par la substance même qui les a ruinés sous l’empire de la libéralisation de l’agriculture. J’ai lu hier soir le récit de la désastreuse conférence de Durban, tel que l'ami Jean l’a vécue, et j’ai lu ce matin, comme le jour se levait, le récit qu’il fait du bombardement de Beit Hanoun par l’armée israélienne et de la tragique affaire de Karima Abu Dalal que tu te rappelles sans doute mieux que moi.
Un jour que nous parlions de la Suisse, que nous aimons tous deux profondément, l’ami Jean me disait que la vraie révolutionnaire, dans sa famille, avait été sa grand-mère, bien plus que lui, et jamais je ne me suis senti si proche de l’énergumène que ce jour-là, me rappelant mes propres aïeux, soucieux de justice et d’honnêteté, de vraie démocratie vécue et partagée.
L’ami Jean me rappelle, ce matin, qu’un enfant de moins de dix ans meurt toutes les cinq secondes. Et que veux-tu que je fasse d’une telle nouvelle, suis-je tenté de lui dire, mais l’enfant en moi, le petit crevé, l’a noté dans son coin…
Je vous embrasse tous deux et vous souhaite un dimanche clément.
Images: dessins de Joël Mützenberg, Jean Ziegler.
Joël Mützenberg, Atlas, Samizdat, 2008; Jean Ziegler. La Haine de l'Occident, Albin Michel, 2008.