« Peut-on accéder jamais à la plénitude de l'art sans suivre jamais le sentier étroit de l'humilité absolue, de la vénération du monde capté par l'œil, dans ce travail où s'avèrent possibles le contrôle objectivable de l'exactitude de l'œil et de celle de la main» (Joseph Czapski)
Ce vendredi 29 avril. – Surprise de ce matin : que le fils de Dimitri, Alexandre Dimitrijevic, dit Taki, me demande, via Facebook, de lire un texte de sa composition consacré à son père. Or le texte qu’il m’a envoyé, évoquant son père en « héros », est à la fois touchant et intéressant, sensible mais sans pathos, et je lui ai assez longuement répondu comme il l’attendait peut-être – ou peut-être pas, vu ce que je lui ai dit en toute sincérité : « Cher Taki, Merci de m’avoir fait lire ton texte. Il sonne vrai. Ton père l’apprécierait pour ton souci de dire ce que tu ressens sans fioritures. Tu as compris qu’on peut dire plus de choses par le récit et la « fiction » que par la narration autobiographique directe – ce qui n’est pas toujours vrai d’ailleurs : ton père a publié le Journal d’Amiel qui est une sorte de roman, et c’est le premier écrivain dont il s’est enquis en arrivant en Suisse romande. Mais bref : ce que tu écris vaut autant par l’aveu indirect que parce que tu exprimes au tréfonds, à la fois clair et embrouillé.
Ton père essayait d’écrire des poèmes. Il m’a demandé d’en traduire puis on a passé à autre chose, dont il reste Personne déplacée. J’ai rédigé ce livre de A à Z sur la base de 25 cassettes enregistrées, mais on entend je croix la voix vraie de ton père là-dedans, comme on entend ta voix sous tes mots. J’aurais beaucoup de choses à dire de ton texte, mais tu as beaucoup de choses à écrire à partir de ce noyau. Ce que je retiens pour le moment est le mot arnaque, le mot destructeur et le mot constructeur. Et j’apprécie grandement ta réserve par rapport à toute critique, même si je sais que tu n’en penses pas moins. Tout ça forme encore un magma d’ombre et de lumière, parce que ton père était un tel magma. JMO en a fait un héros romantique, et tu écris aussi le mot héros. Pour ma part je vois le vrai Dimitri en Gitan sur les routes autant qu’en vieillard de quarante ans perclus de rhumatismes, célébrant la pantoufle et les écrits intimistes de Rozanov. Le véritable héros est une bibliothèque.
Quant au vrai Dimitri, c’est une bibliothèque à reconstruire en nous, sans nous en laisser conter par le despote paternel. Celui-ci était en effet, aussi, un petit garçon teigneux devant sa mère et un ado admiratif devant son père. J’ai passé des heures avec celui-ci, le premier à me parler des malheurs de la Serbie. Passer vingt ans avec Dimitri sans entendre parler une seule fois de nationalisme, et le voir soudain prendre flamme pour la Serbie, ç’est ce que je pourrais te raconter longuement, et comment la politique, que le père de Dimitri méprisait, a tout gâché, ou plutôt le nouveau désordre du monde. Constructeur, oui, mais aussi destructeur. J’ai connu les deux, beaucoup aimé le premier et fait beaucoup de choses avec lui, et ensuite pas mal détesté sa face d’ombre qui me rappelait par trop la mienne. Bref, je ne t’en écris pas plus aujourd’hui. Tu voulais l’avis d’un spécialiste, or je n’aime pas les spécialistes. J’ai commencé de te répondre de manière un peu brute, à l’image de ton texte. Si tu veux poursuivre le dialogue, à toi de jouer. Je te souhaite un beau dimanche. Amicalement. Jls »
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Le corps fléchit mais ne rompt point. Difficulté de souffle (à la montée) et d’équilibre (oreille interne et cristaux) sur le plat des rues, douleurs jambaires et articulaires (aux genoux et aux chevilles), et le transit est moins contrôlable que naguère, mais on fait avec, selon l’expression consacrée, comme on fait avec la libido quasiment à zéro, fantasmes non compris…
Ce mardi 3 mai. – J’ai rêvé cette nuit que je renonçais à sauver la Belgique, et je m’en suis trouvé bien : plus léger et plus libre.
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Ma liste du jour est consacrée à Ceux qui ne disent pas tout, dont je serai de plus en plus. Ou plus exactement, je vais dire de plus en plus non sans filtrer la publication de mes écrits, question à la fois de prudence et d’efficacité.
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Ce propos réaliste de Lichtenberg : « Un livre est un miroir ; quand c’est un macaque qui s’y mire, il ne réfléchit pas le visage d’un apôtre ».
Ce mercredi 4 mai. – Tôt réveillé ce matin. Je me réjouis d’accueillir Stéphanie Cudré-Mauroux qui vient inspecter mon fonds personnel en vue de sa (possible) acquisition par les Archives littéraires de la Bibliothèque nationale. La dame m’est plutôt sympathique, et le fait qu’elle se déplace est de bon augure. Cela marque aussi, pour moi, une façon de tournant symbolique : mon entrée éventuelle dans les bons papiers de la Confédération…
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J’ai lu ce matin le long plaidoyer pro domo du journaliste belge indépendant Michel Collon, à propos de la théorie du complot et des accusations de « conspirationisme » qui lui sont faites, tout à fait injustes à mon avis. Or il explique bien à quoi sert cette nouvelle arme idéologique de la « théorie du complot », qu’on sort aujourd’hui pour discréditer toute forme de critique politiquement « inappropriée ». Dès qu’on attaque, aujourd’hui, les menées des States et d’Israël, ou la politique extérieure de la France, le poisson est noyé par l’invocation de la « théorie du complot »…
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Cet après-midi une belle dame au visage doux, aux yeux très bleus et à la pimpante robe à fleurs, qui dirige à Berne une division des Archives littéraires suisses, parcourait d'un œil expert les centaines de carnets aquarellés et le monceau de lettres (identifiant illico la graphie de son ami Jacques Réda ou celle de Philippe Jaccottet) accumulés depuis une cinquantaine d'années et que j'aimerais déposer dans ce haut-lieu de mémoire mille fois plus signifiant que nos temples bancaires - mille murmures s'y faisant encore entendre dans les feuillages imprimés, où la voix un peu nasale de Blaise Cendrars croise le barrissement alémanique de l'immense Fritz Dürrenmatt (à l'origine de ces archives), entre tant d'autres de Jacques Chessex à Patricia Highsmith, ou plus récemment Étienne Barilier ou Roland Jaccard nos compères toujours vivants...
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Si la Suisse est d'Europe et du monde, c'est par ses écrivains (au sens élargi des poètes et des penseurs, des pédagogues et des théologiens, des historiens et des érudits tutti frutti), et nous devons revenir sans cesse à cette maison Suisse (dégagée cela va sans dire de tout chauvinisme suissaud) en attendant que l'Europe entre dans notre confédération d'esprit et d'art plus ou moins brut...
Ce qu'attendant je découvre avec reconnaissance la 33e livraison de la revue Quarto consacrée aux accointances helvétiques de Pierre Jean Jouve et préfacée en quatre langues par Stéphanie Cudré-Mauroux.
Or je me rappelle volontiers quela Suisse de Jouve culmine dans un étincelant petit roman de structure cinématographique et soubassements de psycho-analyse, restituant ce qu'on pourrait dire l'âme romande en sa double source artiste et puritaine, intitulé Le monde désert et fortement marqué par le passage du poète dans la Genève calviniste et sur les hauts du val d'Anniviers, à cela s’ajoutant la Russie et la France de deux de ses protagonistes.
Et demain, toujours avec ce Jouve « suisse », nous retrouverons le Soglio de Rilke et de Daniel Schmid sur son promontoire du val Bregaglia, en relisant Dans les années profondes...
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Mes deux « soleils » littéraires de jeunesse : soleil d’or byzantin de Charles-Albert et soleil de feu de sang de guerre des sexes de Witkacy. Cette antinomie est à mes yeux fondatrices et correspond évidemment à ma dualité personnelle: c’est l’explosion du TOUT DIRE contre l’épure de la sublimation.
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Je regarde les huit épisodes de la nouvelle série française Marseille, qui me semble intéressante par son ratage même. C’est en effet le comble du pillage tous azimuts à grand renfort de copiés/collés de plans et de séquences « empruntés » à House of cards, West wing ou Borgen, sur un canevas en revanche bien français par son manichéisme sommaire, et avec un dialogue artificiel que le talent des comédiens (Gérard Depardieu et Benoît Magimel en tête) ne parvient pas à compenser. Bref je comprends mieux pourquoi j’ai si peu de goût pour les séries télévisées françaises, où le moralisme binaire et l’emphase de l’interprétation, le manque total d’imagination et la prétention de faire aussi bien que les Américains va de pair avec la pauvreté de l’écriture, jusques et y compris celle des dialogues qui ont parfois été le fort des Français.
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L’idée m’est venue ce matin, en écho à ma lecture du Platonov de Tchékhov, de composer un dialogue théâtral dont le décor serait une chambre d’hôpital, et qui se développerait en trois temps. Le premier temps serait celui de l’échange entre une vieil homme irascible et son voisin de lit, de quarante ans son cadet. Le vieux cracherait sur la vie en maudissant sa naissance, et le jeune homme plaiderait au contraire pour les beautés de l’existence. Dans le deuxième temps, durant lequel le jeune homme resterait muet, on entendrait le vieux, éveillé en pleine nuit, « dialoguer » avec le patron du service de chirurgie, qui lui expliquerait qu’il serait nécessaire de l’amputer le lendemain, etc. Ce monologue à plusieurs voix exprimerait la solitude désespérée du vieux. Dans le troisième temps on retrouverait le jeune homme du premier temps en sexagénaire, à côté d’un jeune homme en phase terminale de cancer, etc.
L’idée de cette pièce m’est venue, aussi, au ressouvenir d’une scène vécue en je ne sais plus quelle année, quand j’ai partagé la chambre d’hôpital d’un vieux râleur dans la soixantaine finissante, fou de détresse enragée à l’idée qu’on doive l’amputer de sa jambe atteinte par la gangrène, et qui ne réapparut jamais à mes côtés…
Ce mardi 10 mai. – J’ai accompagné Lady L., ce matin, à la gare de Montreux, d’où elle est partie pour Genève Aéroport dont elle s’envolera vers 10 heures pour Londres et, après une assez longue attente, pour San Diego. Ce genre d’adieux est toujours marqué par une pointe d’angoisse, mais les statistiques sont là pour nous rassurer même si je ne serai soulagé de toute inquiétude que demain matin.
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À relire L’Inassouvissement, je me dis que ses phrases extraordinairement enchevêtrées relèvent plus de la « peinture » à la masse que de l’écriture ordinaire, ou de la cacophonie mimétique. Maître Jacques, assez peu intelligent en ces matières-là (et surtout monté contre L’Âge d’Homme et notre défense passionnée de Witkacy), appelait celui-ci Choucroutiewicz. Cependant la matière métaphysique et visionnaire, en termes de société et de futur politique européen, est bel et bien là, incomparable et irremplaçable. Simplement, c’est à prendre ou à laisser, comme on dit.
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À la radio romande, le guide de montagne et « penseur rebelle » Jean Troillet y va de ses coups de gueule d’écolo mondial. Tout le monde devient philosophe à partir d’une certaine notoriété, à ce qu’il semble, mais pour ma part j’en ai assez de ces « sages » médiatiques répétant les mêmes lieux communs.
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La littérature, en somme, m’aura tenu ensemble, selon l’expression de Ramuz. Et quand je dis littérature, c’est dans un sens peu académique, au plus courant des jours enrichis par les livres, les mots (le goût et la saveur des mots) et la recherche d’un sens à tout ça.
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Les premiers récits de Tchékhov, signés Tchekhonte et remontant à sa vingtaine, dénotent un sens du comique et une vitalité gouailleuse qui tranchent, pour le moins, avec l’image plus grave et mélancolique qu’on se fait ordinairement d’Anton Pavlovitch, même si la touche noire du tragique y est déjà perceptible de loin en loin.
Sur quoi je relis La dame au petit chien, pour me dire que c’est tout de même autre que les farces du début : qu’on accède ici à la pure poésie de la vie.
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Le type qui s’est beaucoup arrêté, dans ses écrits, sur le fait d’« aller à l’écriture », comme s’il s’agissait de la préparation d’une véritable exploration, plus intéressante par ses préliminaires que par sa réalisation, et comme si l’hésitation, le doute, la remise en question du fait même d’écrire comptaient plus que le simple fait de « s’y mettre » une bonne fois. Or ce qu’on aura observé dans la foulée, c’est la véritable passion avec laquelle les profs de littérature qui sont tentés par quelque « campagne d’écriture », et les critiques littéraires convaincus que le peu est préférable à l’excès, se seront attachés à l’écrivain détaillant les multiples composantes de son effort difficultueux d’aller à l’écriture, etc.
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Je n’en finis pas, en continuant de lire l’intégrale d’À la recherche du temps perdu, de me demander pourquoi je m’intéresse à tant d’interminables digressions, plus emberlificotées les uns que les autres, relative à la « maladie d’amour » d’un agent de change frotté d’esthétisme et qui a ses entrées au Jockey-Club, alors que j’ai été si peu jaloux dans ma vie sentimentale et qu’il faudrait me payer pour passer la moindre soirée au milieu des plâtres et des emplâtres du Cercle littéraire lausannois ou du Rotary ? Pourquoi Joseph Czapski, dans le chaos de la guerre, a-t-il cru bon de parler de la duchesse de Guermantes et des jeunes filles en fleurs à ses camarades prisonniers du camp soviétique de Griazowietz, et pourquoi Sam Beckett, Pietro Citati, Walter Benjamin et tant d’autres, jusqu’à Cees Nooteboom qui voit en Proust le plus grand écrivain du XXe siècle, se sont-ils immergés dans cet océan verbal en dépit des railleries facile, voire imbéciles, d’un Louis-Ferdinand Céline, oui pourquoi ?
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Ils voyagent mais ne voient rien. Ils lisent tout ce qu’il faut lire pour être dans le trend, mais sans rien retenir de ce qu’ils ont lu. Ils lisent pour s’évader de leur morne vie alors que la littérature ne sera jamais qu’invasion et retour à la vraie réalité dont ils ne perçoivent à vrai dire rien, faute d’amour.
Ce samedi 21 mai. – Divers messages « divins » m’arrivent ce matin à fleur d’éveil. Sur la présence de Dieu ressentie depuis toujours comme une évidence sans la moindre idée de ce qu’elle est au juste. Sur ma confiance aveugle « en général » et la façon dont les autres en abusent « en particulier ». Sur les lumières du délire. Sur la contraction, dans le mot ICI, de tous les partout et de l’éternel toujours. Sur la maladresse en matière sexuelle et sur les images flatteuses qui surabondent. Sur la visite matinale du Seigneur aux malades. Sur la percée des tunnels. Sur la stupidité des hommes sûrs d’eux, etc.
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Comme Nanni Moretti et Wim Wenders, Godard ou Fassbinder, Woody Allen est de ces auteurs de cinéma chers à notre génération, qui nous ont accompagnés en quelque sorte. Pas tout à fait à la hauteur des plus grands, tels Bergman ou Fellini, ils n’en ont pas moins reflété l’époque en chroniqueurs mêlant souvent autobiographie et fiction ; et l’on retrouve ce mélange dans Cafe Society qui fait à la fois clin d’oeil à la carrière du réalisateur et figure d’anthologie des standards hollywoodiens, avecironie et tendresse.
Ce mardi 24 mai. – En passant à la Librairie de Morges, où j’ai acheté pour 250 francs de nouveaux livres, dont quatre ouvrages de Cees Nooteboom, je dis à La Maréchale (très occupée avant de m’accorder sept minutes de son temps précieux) qu’elle a le plus beau choix de littérature tous azimuts de Suisse romande, constituant une sorte de bibliothèque idéale « personnelle » où je retrouve pas mal de nos goûts communs. Elle est pleinement d’accord avec moi, en outre, pour décerner à l’Atlas d’un homme inquiet de Christoph Ransmayr (qu’elle a eu de la peine à vendre, au demeurant) le titre de meilleur livre de l’année 2015.
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Rêve de l’affreux type. Je le croise en remontant à La Désirade. Je lui demande ce qu’il fait là. Il me dit qu’il est venu aux nouvelles, vérifier qu’il est seul sur la liste des acheteurs avec les Joly. Comme je lui objecte qu’il n’y a aucun risque que nous partions, il a un petit rire entendu avant de me laisser entendre qu’il est courant de nos difficultés de ces derniers temps. Je le défie de me le prouver, aussi lance-t-il d’un air d’en savoir long : hé hé. Or l’idée qu’il ait pu enquêter sur nous me met hors de moi et le chasse non sans lui lancer : vous savez ce que je ferai si vous achetez la maison. Et comme il me demande quoi je lui dis tout à trac : devinez !
Ce mercredi 25 mai. – Ma journée a été marqué, entre dix heures du matin et six heures du soir, par une grande virée à travers la campagne vaudoise, jusqu’à Yverdon où j’ai failli louper mon rendez-vous avec Janine Massard (je la cherchais du côté de Grandson…), un frichti moyen à la pizzeria Da Peppone et une balade au bord du lac où elle m’a raconté ses tribulations avec notre chère Asa Lanova, sa voisine tyrannique pendant quelques années.
Ensuite nous avons fait un petit tour du quartier industriel où elle tenait à me montrer une maison close entourée de trois églises tenues respectivement par les mormons, les évangélistes et je ne sais quelle autre secte. Quant à la maison de passe, c’est un assez vilain bâtiment locatif rouge pâle et non moins sale de quatre étages, dont tous les stores sont baissés pour ménager une nuit permanente aux amours tarifées ; mais les fenêtres restant ouvertes j’ai toute de même entendu quelques soupirs, bribes de chuchotements et autres râles significatifs. M’approchant ensuite de l’entrée, j’ai noté le nom de LUCIA sur l’une des portes du premier palier, ladite porte étant en outre couverte de photos propres à affrioler le visiteur. Dans la foulée, j’ai adressé une brève prière à sainte Lucie afin qu’elle protège la locataire du studio, et ma bonne amie qui en partage le prénom lumineux. Hélas, Janine se tenant à distance et s’impatientant visiblement, je n’ai pu pousser ma petite exploration plus avant.
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Au fil de notre conversation, Janine m’a raconté que, feuilletant des écrits personnels de sa mère après la mort de celle-ci, elle y a trouvé cette observation notée au lendemain de la mort de sa fille: punition d’une mère mécréante. Or la romancière de Gens du lac aura dû subir, au long de sa vie, bien d’autres mômeries familiales du même acabit, typiques à mes yeux d’une certaine méchanceté marquée du sceau de la « religion ».
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Je commence à lire Le chant de l’être et du paraître de Cees Nooteboom, dont je relève ceci : «Le spectacle d’un écrivain seul dans son bureau a quelque chose d’indiciblement triste. Tôt ou tard dans la vie d’un écrivain vient ce moment où il doute de ce qu’il fait. Le contraire serait peut-être surprenant. Plus un individu avance en âge, plus la réalité devient envahissante et en même temps moins elle l’intéresse – il y en a tant. Faut-il encore y ajouter quelque chose ? »
Or notant cette citation, je m’aperçois de cela que je pense aussi, parfois, qu’écrire est décidément vain, avant que ce constat ne provoque, à tout coup, la réaction contraire, non par idéalisme aveugle mais au contraire par amour de la réalité…
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J’entends à la radio cette citation (approximative) de Romain Gary, selon lequel le patriotisme correspondrait à l’amour des siens, alors que le nationalisme se fonderait sur la haine des autres.
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En lisant le Journal de Pierre Bergounioux, auteur très estimable qu’il me semble cependant exagéré de citer comme l’un des écrivains français les plus éminents de l’époque, je me dis que s’observer soi-même ainsi jour après jour comme sous une loupe, et se soucier autant du moindre accroc de sa petite santé, relève d’une posture d’homme de lettres un peu dérisoire à la longue. Mais le diariste lit beaucoup et en parle, et cela du moins relance mon intérêt. Je n’en dirai pas autant d’un Renaud Camus, dont la cuistrerie satisfaite du Journal m’insupporte absolument.
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Je pense de plus en plus à mes « frères humains » comme à autant de pauvres imbéciles, au nombre desquels je me compte évidemment. Ensuite seulement on peut « faire dans le détail » et distinguer, notamment, les bienveillants des malfaisants.
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Mon amie Marie-Laure B*** me demandait, l’autre jour, ce que je trouve dans Proust, qui lui semble une énorme chose vaguement fastidieuse et lui restant à tout le moins opaque. Or je n’ai sur lui répondre que cela : que dans la Recherche du temps perdu je trouve toute l’humanité, et plus encore : toute la poésie du monde.
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La (re) lecture de Révérence à la vie, de ce cher Théodore Monod, me requinque une fois de plus. Quel bel exemple d’humanité ! Quel homme droit et pur ! Quel admirable emmerdeur sur le chemin des cyniques et des puissants !
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Aux alentours de la centième page du premier livre de la Recherche, il est question des menées « familiales » de Françoise, la vieille servante des parents de Marcel, qui, telle la fourmi fouisseuse, prépare jalousement l’héritage de sa progéniture en s’efforçant d’écarter les autres domestiques de son aire - vieille rigueur rusée de l’âpre paysannerie. Et non moins frappante : l’apparition du cul de Legrandin aux dehors de croupe féminine dont on se dit qu’il « promet »…
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La poésie de Cees Nooteboom, que je découvre dans le recueil du Visage de l’oeil, suscite en moi des échos multiples et profonds, semblables à ceux que j’ai éprouvés à la lecture des poèmes d’Adam Zagajewski, et je ne m’étonne donc pas de trouver, dans les notes de cette anthologie chronologique à rebours – dont les derniers vers qu’elle contient sont ceux de sa prime jeunesse -, un renvoi à la Mystique pour débutants du poète polonais, dont les poèmes sont de ceux que je place aujourd’hui le plus haut.
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La dévastation se fait aussi, aujourd’hui, par encombrement.
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J’écris (aussi) pour le garçon de 18 ans que je pourrais être aujourd’hui, ou pour nos filles de trente ans passé, ou pour n’importe qui se reconnaissant en me lisant, etc.
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« Le talent se sert de tout ce qu’il se rappelle, le génie de tout ce qu’il a su oublier ». (Pierre Reverdy)