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  • Zucchero poivre et sel

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      Il y a du crooner à l’italienne et du bluesman, du rocker trapu et du ciseleur de mots chez Zucchero Sugar Fornaciari, dont on retrouve toutes les facettes dans ce nouvel opus qui gagne « quelque chose de plus » à chaque écoute. De Fabrizio de Andrè à Vasco Rossi, en passant par Adriano Celentano, les chanteurs populaires italiens ont l’art baroque de brasser tous les genres en échappant à la taylorisation plate. Fly en est une nouvelle preuve, qui s’envole vigoureusement dès l’initial Bacco perbacco, puis rebondit souplement dans Un kilo aussi « latino » que la Salsa de Cuba libre. Si Zucchero, poivre et sel, apparaît tout seul sur la pochette, marcheur ou pianiste au milieu d’un désert poétique, et s’il évoque explicitement la mélancolie de l’âge plus que mûre dans Quanti anni ho, c’est évidemment avec une escouade de musiciens « top » et de choristes girondes à l’américaine qu’il peaufine cette galette savoureuse et somptueuse, avec plein de clins d’yeux aux sixties-seventies genre « nos plus belles années » mais sans gâtisme pour autant, comme en témoignent Occhi et son planant « flying away », ou le chaloupant Pronto et son « Miralo che bueno/Il Paradiso »…   Zucchero murmure enfin, dans Troppa fedeltà,  que « trop de fidélité le tue », mais ceux qui l’apprécient risquent fort de l’achever dans la foulée…

    Zucchero. Fly. Polydor

  • Les femmes d'abord

    medium_Staka5.jpgmedium_Staka4.jpgAvec Das Fräulein, Andrea Staka signe un film admirable de sensibilité et d’intelligence, que deux grands prix ont déjà consacré à Locarno et Sarajevo.

    Dès ce premier long métrage, après son Hôtel Belgrade déjà très remarqué, la réalisatrice alémanique Andrea Staka, de mère bosniaque et de père croate s’est imposée à l’avant-poste du jeune cinéma suisse. Les jurés internationaux de Locarno et de Sarajevo ont ainsi consacré Das Fräulein, dont le public romand appréciera les qualités sous le triple aspect de l’empathie humaine, de l’écriture cinématographique et de l’observation portée sur la Suisse actuelle.

    - Quel a été votre premier désir de cinéma ?

    - Ma passion de l’image est liée à la saisie de moments fugaces de la vie. C’est par exemple un passant, dans la rue, dont vous captez le sourire qu’il adresse à quelqu’un d’autre, et l’histoire commence. Qui est-il ? Que signifie ce sourire ? Comment cela va-t-il continuer ? C’est donc ce reflet de la vie, saisi au vol…

    - Et le reflet de votre vie à vous, en quelques mots ? 

    - Une vie urbaine, dans une famille patchwork très ouverte aux idées et aux arts, entre une mère bosniaque de Sarajevo dentiste et les pieds sur terre, un père croate architecte et artiste, un frère peintre, enfin le deuxième compagnon de ma mère, Serbe de Belgrade. A dix-huit ans, visant la photo,  je suis parti à Londres pour l’étudier, et le cinéma du même coup, dont la magie m’imprégnait déjà, et qui m’attirait aussi par son aspect collectif. Dès cette époque, les films de Tarkovski, de Fellini ou de Bergman m’avaient appris qu’on pouvait raconter une histoire autrement qu’à la télé ou dans le mainstream, avec, je dirais, plus d’ « âme » et de poésie…

    - Que vouliez-vous dire dans  Hôtel Belgrade ?

    - Ce premier « court » est né d’une séparation amoureuse et de la nécessité de montrer aux gens qu’il y avait, en ex-Yougoslavie, des gens ordinaires. Sans être nationalistes du tout, nous avons vécu cette période de façon douloureuse. Au sentiment de perte d’une « île » à laquelle nous tenions, s’est ajouté celui de n’être pas compris en Suisse.

    - Quelle différence entre Hotel Belgrade et Das Fräulein ?

     - Hôtel Belgrade posait la question du conflit entre vie personnelle et situation politique. Das Fräulein parle aussi de déracinement, mais c’est surtout un film sur les femmes et sur la force de vivre. Je voulais dire la solitude dans la grande ville,  mais pas de manière forcément négative. Mon personnage central serait une femme indépendante, qui aurait un peu oublié de vivre sa vie. En outre, des choses me restaient à dire à propos de la communauté yougoslave en Suisse, avec le décalage entre les émigrations successives. Pour Ruza, la Fräulein du film, j’avais en tête le personnage de Miljana Karanovic, grande actrice dont j’aimais le mélange de force et de sensualité.

    - Comment avez-vous travaillé avec les trois comédiennes ?

    - Elles étaient si heureuses de jouer dans un film où des femmes tiennent des premiers rôles  très étoffés que parfois elles tendaient à trop bien s’entendre... Or je tenais à marquer les différences liées à chaque personnage. Entre Mila venue en Suisse avec l’idée d’y faire sa pelote et de rentrer au pays, Ruza qui affirme son indépendance, et la jeune Anna marquée par la guerre, errante et malade, la solidarité n’exclut pas les tensions ni la solitude. Par ailleurs, les hommes qui les entourent ne sont pas moins seuls…

    -                      Des hommes que vous ne gâtez pas !

    -                      Je pense que les hommes sont très importants dans la vie des femmes, mais en l’occurrence ni les uns ni les autres n’arrivent à bien se rencontrer. Comme je voulais faire un film dont les femmes soient les héroïnes, trop en dire sur les personnages masculins risquait de le déséquilibrer.

    - Autre « personnage » important du film : la ville…

    - Je dirai même : « ma » ville, à la fois belle, labyrinthique, froide et agressive, qui évoque à la fois les lieux de mon enfance, le Zurich des junkies et de l’industrie et, pour Ruza, les collines qui lui rappellent Sarajevo. Avec le chef op’, nous avons tout fait pour éviter la carte postale et rendre, par les personnages et le décor, la musique des émotions.

    La patte d’un auteurmedium_Staka.2.jpg

    Das Fräulein d’Andrea Staka, Léopard d’or à Locarno et primé au festival de Sarajevo, détaille les tribulations de trois femmes originaires d’ex-Yougoslavie, dont les destinées se croisent dans la cafétéria d’une entreprise zurichoise. Dans un labyrinthe urbain dont elle suggère fortement l’oppression et l’enfermement au fil des plans, la réalisatrice parvient à exprimer, avec une intensité émotionnelle constante, et sans beaucoup de mots, la solitude et  les aspirations respectives de Ruza la Serbe qui entend ne devoir rien à personne (Mirjana Karanovic, dont la magnifique présence allie vigueur farouche chaude féminité), de Mila (Ljubica Jovic) son aînée croate trimant pendant que son conjoint téléphage rêve d’une maison en Dalmatie, et d’Ana (Marija Skaricic, elle aussi formidable d’intensité et de justesse) la jeune Bosniaque de Sarajevo fuyant dans la danse et le plaisir ses souvenirs de guerre et sa peur de mourir de la leucémie. Déjà passionnant par l’aperçu très nuancé qu’il donne de la vie des trois immigrées, Das Fräulein vaut aussi par la cohérence de son scénario, la justesse de ses dialogues et sa beauté de poème visuel, d’un auteur qui comptera sans doute

  • Reconnaissance en filiation

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    Pierre Charras rend hommage au « perdant » dont il est le fils

    C’est un livre émouvant et vrai que Bonne nuit, doux prince, à la fois tendre et dur, âpre et pourtant généreux, qui rétablit un lien posthume à double valeur d’exorcisme personnel et de témoignage sur un certain type d’hommes dans une certaine France d’une certaine époque. Né en 1911, neuvième enfant d’une famille de montagnards, aspirant vite à fuir le plus tôt possible son bled natal (dont 15 appelés sur 16 tomberont à la Grande Guerre) pour la ville, cet homme marqué à vie par la mort prématurée de sa sœur jumelle, à douze ans, que l’auteur dit peut-être mort lui-même à ce moment-là, est le type du sans-grade qui s’est toujours senti méprisé, tenu pour rien, et qui fera de son effacement et de sa résignation un style de vie « à bas bruit ».
    Comme souvent dans ces cas, la défaite du père lui fait reporter sur le fils l’espoir de la Réussite, via le baccalauréat et une carrière qu’on espère exceptionnelle. Devenu professeur et écrivain, l’auteur ne sera pas moins rejeté par son père lorsque celui-ci apprendra sa « différence », accréditant le sentiment de Pierre Charras que « l’amour a toujours été associé aux larmes ».
    Rien cependant de larmoyant dans ce petit livre noble d’inspiration et vibrant de douloureuse reconnaissance, beau portrait d’un père en « enfant stupéfait » et, finalement, en « doux prince » du plus humble royaume.
    Pierre Charras. Bonne nuit, doux prince. Mercure de France, 114p.

  • Les Bienveillantes, premier monument littéraire du XXI° siècle ?

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    Les notes de lectures qui suivent, d'une pertinence remarquable,  m'ont été adressées par Pierre Levecque sous forme de commentaire. Le voici plus visible.

    Sur un plan factuel, deux obstacles de base :
    - On est d’emblée intimidé par le poids de ces plus de 900 pages, tassées, sans paragraphe, imprimées en caractère 6 …
    - Il faut surnager, au début, dans la houle des …strumfurher et des vocables germaniques, dans la noria de noms ukrainiens ou caucasiens de lieux et d’organisations : ce trait, qui m’a assez gêné au début, participe, pourtant, sans doute, à la patine, au grain photographique du récit, qui prend le poids d’une réalité dense, par-delà la fiction. A noter que l’essentiel des patronymes, des endroits et des épisodes rapportés appartient à l’histoire et à la géographie du réel ( Wikipédia & Google vous seront , à ce niveau, des amis utiles. )
    Si l’on surmonte ces deux obstacles et que l’on parvient à la page 125 sans trop d’épuisement, je gage qu’on ne quittera plus le récit jusqu’à sa finale convulsive.

    Le récit est structuré comme une suite musicale de danses classique : toccata d’exposition, allemandes, courante, gigue et fugue.
    Dans la Toccata, le narrateur expose ses motifs et ses moyens : du fond de son bureau de directeur d’une usine de dentelle au nord de la France, il entreprend sur le tard la rédaction minutieuse de son parcours de guerre, qui nous conduira de l’attaque-surprise du Reich contre la Russie stalinienne en 1941 à l’apocalypse berlinoise de 1945. Ses raisons ne sont pas clairement énoncées : tout au plus un besoin d’exonération , comme les matières fécales , en tout cas pas le regret ou le remords, à l’en croire.
    La suite se compose de longs récits polyphoniques, pour se conclure dans une fugue démoniaque et haletante.

    Max Aue cache une fracture originelle : enfant mal aimé, entre un père allemand ancien combattant tôt disparu et une mère française remariée, reflet sombre d’une sœur jumelle solaire, faisant office d’idéal féminin incestueux, Max se cherche sans trouver son unité. A la suite d’une scolarité rigoureuse et grise, d’internat en pension austère, Son penchant homosexuel commence à s’affirmer. Il se consacre à un doctorat en droit et, à sa majorité, choisit la nationalité paternelle : il rompt ses derniers liens familiaux et gagne l’Allemagne de Weimar à bout de souffle.

    Esprit fin, assoiffé d’absolu, en quête d’objet, il est rapidement séduit par la radicalité du national-socialisme et adhère au culte du Volk. Au gré des circonstances, des rencontres et d’un fait-divers homosexuel dont il doit s’amnistier, ses compétences juridiques aidant, il rejoint la SS. Il quitte son poste administratif en 1941 , pour le front de l’est, dans les rangs de l’einzatgrup SS du sud , fraichement constitué, pour sécuriser les arrières de la Wermacht dans les vastes territoires rapidement conquis et y mettre en œuvre une épuration d’abord sur des critères idéologiques , puis rapidement raciaux. Le glissement progressif d’une mission d’un service spécial en guerre vers un processus, d’abord artisanal, pus organisé et peaufiné, coordonné et rationnalisé, à l’image du Fordisme dans l’industrie lourde, en vue de l’anéantissement définitif d’une « race » entière nous est rendu, par petites étapes successives, où s’observent tout le panel des réactions individuelles, dans cette descente infernale vers la transgression morale définitive.
    Jonathan Littell nous emmène presqu’en douceur vers l’un des visages les plus hideux du Mal, à travers l’esprit rationnel , précis , subtil et conscient d’un être qui paraîtra longtemps proche de nous, malgré ses actes et sa dérive intérieure , proche par ses doutes et ses faiblesses , proche par les rares pépites de pureté qu’il héberge encore .

    Les scènes d’action (massacres, accrochages) alternent avec des longues périodes d’attente, où les officiers se lancent dans des discussions aussi variées qu’imprévisibles. Les références fourmillent, à un corpus éclectique de savants , de philosophes ( Tertullien, Spinoza , Heidegger, … ) , d’écrivains ( Lermontov, Stendal , Maupassant) , de musiciens ( Rameau, Couperin, Monteverdi, Bach , évidemment ) .
    La route chaotique de l’Est nous conduit de Kiev aux limites du Caucase, de la steppe aux montagnes volcaniques, où se côtoient splendeurs naturelles et culturelles, à peine obscurcies par les horreurs de cette guerre.
    La course fatale de Max se termine dans la nasse de Stalingrad, dont Littell nous dépeint, avec densité et économie, l’atmosphère inhumaine et glaciale. Héros un peu malgré lui, gravement blessé, Max échappe in extremis à la capture.
    Au terme d’une lente convalescence nostalgique sur les rives de la Baltique, il rejoint Berlin en 1944 pour reprendre sa place dans l’administration mortifère de la solution finale, dorénavant clairement énoncée et méthodiquement industrialisée et mise en œuvre, depuis la conférence de Wansee. Un court détour par la France lui offre l’occasion de franchir le point de non-retour , dans son parcours individuel, vers sa malédiction intime.
    Dans la capitale d’un Reich déliquescent, Max côtoie un monde interlope où s’agitent, sous la caste de quelques seigneurs nazis, des petits comptables du crime, des nobles prussiens cyniques, des parvenus vulgaires, des veuves séduisantes, des escrocs. De la piscine au bistrot, puis du bar aux abris, sous le feu croissant des avions alliés, le temps paraît suspendu, au bord du vide de la défaite.
    Dans son rôle bien rôdé d’évaluateur de la chaine de destruction, Max, sur l’injonction de Speer, va s’activer pour adoucir un peu la condition des déportés, du moins ceux qui pourraient représenter un potentiel de travail inestimable dans la guerre totale de Goebbels. Il se heurte aux obsessions purificatrices d’Himmler, aux visées carriéristes d’Eichmann, à l’inertie sadique des bourreaux de terrain.
    Max s’inscrit à la stricte intersection d’une démence collective titanesque, dont il nous montre bien la multiplicité des ressorts et d’une folie personnelle autodestructrice et immanente, proche du fatum latin, coupable expiatoire d’une faute commune et d’un crime individuel.

    L’explosion de folie finale, où Max révèle toutes les facettes de son « Dasein », dans le climat d’apoptose morbide et violente qui baigne Berlin en août 1945, nous en parait d’autant plus ambigüe.

    La malédiction du peuple allemand lui répond en écho, comme, à l’opéra, le chœur au soliste.
    Il en ressort une responsabilité collective, qui échappe à l’addition des culpabilités individuelles.

    Le titre « Les Bienveillantes » fait référence au nom d’entités mythologiques primordiales, censées, dans la tragédie grecque, pourchasser sans répit les auteurs d’actes inexpiables – la légende des Atrides et la malédiction d’Oreste, matricide par la volonté des Dieux ( Eschyle ) .

    Ce roman est un monument littéraire somptueux, impressionnant par son souffle épique, sa densité, sa richesse, ses multiples niveaux de lecture et de références, posant de façon originale les questions de la responsabilité et de la culpabilité, individuelle et collective de l’homme, et auscultant de façon troublante notre parenté au bourreau.
    Style touchant au naturalisme, avec des échappées dans le baroque et l’onirisme.
    Lecture qui donne à réfléchir, à s’interroger, à se souvenir et à ressentir, sur les questions essentielles de notre histoire et de notre civilisation.


    Je me permets de citer, pour conclure, Alain Nicholas , chroniqueur littéraire de l’Humanité :
    « Jonathan Littell, qui se confronte dès son premier roman à une matière pleine de risques, et au genre difficile du roman historique, se l’approprie avec maestria. Mieux encore, il le tire hors de ses codes, l’ouvre à la modernité sans sacrifier l’efficacité de la narration ni le réalisme de son univers. Le lecteur qui voudra bien accompagner cette démarche verra ses efforts récompensés. »

     

  • A la vie à la mort

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    Dans Etranger au paradis, Philippe Lafitte conjugue lyrisme et vérité.
    Certains livres semblent marqués au sceau du vrai, et c’est cela même qui distingue, dans le tout-venant de la rentrée, l’âpre et superbe troisième roman de Philippe Lafitte (déjà remarqué pour Mille amertumes et Un monde parfait), qui rappelle les premiers récits d’un Louis Calaferte. Entre une première évocation de la frénétique course à l’ovule marquant la conception d'un individu, et les remémorations d’un vieillard reposant dans une chambre avec vue sur les tours d’une ville immense, le récit d’Etranger au paradis ressaisit à la fois les péripéties de la vie du narrateur, qui a juste le temps d’entrevoir mai 68 avec ses parents profs avant que ceux-ci ne se tuent accidentellement, et toute une époque ressaisie avec une foison de détails merveilleusement évocateurs, où les premières présences féminines (de Petite Couette qui deviendra championne de France à Grands Carreaux ou Ventre Rond) vont de pair avec les Pifs Gadget, les premiers disques des Beach Boys, les Carambar ou les Pieds Nickelés…
    Tandis qu’une douce Kiyoko s’efforce de rendre sa vitalité érotique au vieux grabataire, le souvenir de l’orphelinat se trouve irradié par la figure du compère « à la vie à la mort » de l’adolescent, Gitan supervivant au prénom de Lotr, qui lui fait entrevoir une vie plus vraie, où les livres ont leur place, avant que sa propre course se poursuive sur les rails de l’époque, course de rat ou disons plutôt : de quidam de son temps.
    Or la grande force d’Etranger au paradis, avec son mélange de dureté et de tendresse, tient à la balance qu’il établit entre une destinée individuelle et le siècle que nous vivons, de grandes espérances juvéniles en bilans crépusculaires. Le ton est à la mélancolie, mais également à la reconnaissance fraternelle et à la célébration, par le truchement d’une écriture magnifiquement rythmée, des belles et bonnes choses de la vie.
    Philippe Lafitte. Etranger au Paradis. Buchet/Chastel, 201p.
    Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du mardi  19 septembre 2006.

  • Les Bienveillantes suscite la malveillance

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    Il fallait s’y attendre : l’extraordinaire succès des Bienveillantes de Jonathan Littell, dont plus de 120.000 exemplaires ont été vendus en moins d’un mois, au point de déstabiliser la logistique de Gallimard, attise les jalousies et les rumeurs dépréciatives, à commencer par la plus imbécile, selon laquelle Robert Littell, romancier américain à succès, serait l’auteur du livre de son fils.
    Plus grave et combien inélégante : la façon de Claude Lanzmann, réalisateur de Shoah, film-monument de mémoire auquel Jonathan Littell a d’ailleurs rendu hommage, de dénigrer Les Bienveillantes. Claude Lanzmann affirme ainsi qu’il n’y a que deux personnes au monde qui peuvent comprendre Les Bienveillantes : lui et Raul Hilberg, l’auteur fameux de La destruction des juifs d’Europe, auquel Littell a également reconnu sa dette. Si Lanzmann rend hommage au travail monumental du jeune auteur, il insinue, en se contredisant d’ailleurs, que ce livre ne serait pas vraiment « incarné », tout en récusant le droit du romancier à peindre un SS tissé de complexes et de perversions, mais également de qualités personnelles. A croire que les aspects « trop humains » de Max Aue risquent de distraire l’attention du lecteur. Selon Lanzmann, ce livre serait en outre trop difficile à lire, et, surtout, le fait qu’il soit lu par tant de gens impliquerait une dépréciation du sujet…
    Est-ce à dire que Les Bienveillantes soit le chef-d’œuvre absolu qu’il s’agit de célébrer à genoux sans oser la moindre critique ? Nullement. Il est vrai que ce livre exige un grand effort de lecture. Vrai aussi que le protagoniste n’est pas le «monstre » typique. Vrai surtout que cette plongée progressive dans le Mal est une épreuve à la fois nerveuse et physique, mais qui nous semble absolument pure de toute complaisance et de toute fascination.
    Or c’est là que Claude Lanzmann est le plus injuste envers Jonathan Littell : en laissant croire que le romancier est fasciné par son personnage et qu’il se délecte de son abjection. Les lecteurs de bonne foi apprécieront !
    Les Bienveillantes, au demeurant, ne traite pas que de la Shoah. Contrairement à ce que d’aucuns ont déjà conclu sans le lire, ce n’est pas une « lamentation juive » de plus (nous empruntons l’odieuse expression à ceux qui la ressassent de plus en plus ouvertement) mais c’est un très grand livre sur le consentement au Mal. Ce que vit le SS Max Aue en se soumettant à son idéologie de mort ne concerne pas, en effet, que le nazisme, même si l’industrie des sieurs Eichmann & Co aura touché à des sommets d’organisation et d’efficacité dans l’horreur – ce que Jonathan Littell montre de l’extérieur et de l’intérieur.
    Par ailleurs, il est vrai qu’on aura trop vite comparé le jeune romancier à Léon Tolstoï ou à Vassili Grossman, et que la masse du livre ne «rayonne» pas de la même façon que celle de La Guerre et La Paix ou que Vie et Destin. Mais Jonathan Littell est le premier à récuser ces comparaisons relevant du marketing. Reste que nous n’avons rien lu cet automne de plus sérieux, de plus bouleversant, de plus instructif et vivant, de plus réellement nécessaire que ce livre, comme on a pu le dire, toutes proportions gardées là encore, de L’Archipel du Goulag de Soljenitsyne.
    Le succès des Bienveillantes risque-t-il de créer un « trou noir » éditorial dont pâtiront les autres livres parus cet automne ? Même si cela devait s’avérer, l’intérêt de l’ouvrage est tel que cet « effet collatéral », d’ailleurs improbable, nous semble secondaire, et parfaitement obscène la façon d’en imputer la responsabilité à son auteur.

    Cette chronique a paru dans l’édition de 24Heures du 29 septembre

  • Les Bienveillantes au dévaloir


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    Peter Schöttler attaque Jonathan Littell dans Le Monde

    Après le dénigrement oblique de Claude Lanzmann, un chercheur allemand remet ça avec plus d’arguments et plus d’injustice.
    Tom Ripley au pays de la Shoah : tel est le titre à sensation sous lequel a paru, dans Le Monde, une attaque en règle des Bienveillantes, dont la conclusion ramène le roman au niveau des productions hollywoodiennes…
    Sous la plume de Peter Schöttler, historien allemand directeur de recherche au CNRS et professeur associé à l’Université libre de Berlin, cette nouvelle attaque portée aux Bienveillantes est, il faut le relever en premier lieu, plus sérieuse et, à certains égards, mieux fondée que celle de Claude Lanzmann.
    Dans les grandes lignes, Peter Schöttler reproche au protagoniste des Bienveillantes d’être peu crédible, parce qu’insuffisamment étoffé du point de vue de son passé allemand, alors que l’auteur focaliserait par trop son attention sur sa perversité ; Max Aue est à la fois trop franco-centré au goût de l’historien allemand, et l’auteur, insuffisamment instruit en matière de langue et de culture allemandes, ne parvient pas non plus à restituer le milieu des officiers et des soldats allemands que fréquente Aue, leur mentalité réelle pas plus que leur parler. En bref, Schöttler reproche à Max Aue de n’être pas assez allemand et trop « marqué » par ses mœurs homosexuelles, et à Littell de ne pas faire un roman réaliste.
    Comme il veut faire court (aussi vite qu’il semble avoir lu le livre), Schöttler conclut à la hache, prétendant qu’on ne sait rien du passé idéologique, social et politique de Max Aue en Allemagne, ce qui est faux, qu’il ne fait que patauger dans la merde et le sang alors que l’auteur n’en finit pas de s’attarder à ses penchants incestueux ou homophiles, qui ne nourrissent en réalité que quelques épisodes dans la trajectoire du personnage; enfin que ledit personnage ne s’exprime guère mieux qu’un héros de roman de gare, ce qui relève purement et simplement de la malhonnêteté intellectuelle si l’on reprend l’ensemble des dialogues échangés par Max Aue et ses innombrables interlocuteurs. Conclusion : Les Bienveillantes ressortit à la littérature de bas étage. Et la trouvaille de Schöttler annoncée par le titre devrait achever d’envoyer cette saleté au dévaloir : Monsieur le pion compare en effet Max Aue à Tom Ripley, le héros effectivement pervers et tueur de Patricia Highsmith, type de l’homme humilié, esthète et psychopathe, qui incarne un raté glauque dans une série de romans fort intéressants au demeurant mais sans le moindre rapport avec Les Bienveillantes.
    L’impression qui domine finalement, s’agissant de l’attaque de Peter Schöttler autant que de celle de Claude Lanzmann, c’est que les gardiens du temple cherchent noise au jeune Américain. Pensez donc : un Américain se mêler de la Shoah… Or s’il y a du vrai dans les critiques de Schöttler par rapport au manque de « réalisme » du roman, tel qu’aurait pu le rendre un Günter Grass ou quelque autre écrivain de pure souche germanique, ce qu’on peut répondre est que Jonathan Littell se défend justement d’avoir écrit un roman réaliste (on pourrait ainsi dauber sur le caractère presque actuel de certains éléments de dialogue) et que l’ouvrage n’est pas plus un grand poème épique qu’un document humain ou une étude exhaustive éclipsant les témoignages directs (de Robert Antelme et tant d’autres) ou les études référentielles (d’un Hilberg, notammnent), mais qu’il est ce qu’il est et que c’est déjà saisissant et souvent bouleversant.

    En ce qui me concerne, alors que la littérature contemporaine se vautre si souvent dans l’insignifiance, je suis saisi, impressionné et même bouleversé par le fait qu’un jeune homme ait pris sur lui, dans une visée qui n’a rien d’opportuniste ou de sensationnel, de plonger dans ces ténèbres de l’âme humaine et d’en tirer ce livre. Chef-d’œuvre littéraire ? Je ne le crois pas. Premier monument littéraire du XXIe siècle. Je ne le crois pas non plus, notamment en me rappelant les derniers romans d’un Orhan Pamuk nobélisé ces jours. A ce propos, qu’on relise les cinquante premières pages de Mon nom est Rouge ou de Neige et l’on verra, par rapport aux Bienveillantes, ce qu’est un grand poète du roman. Nul doute que Jonathan Littell n’a pas cette trempe, mais c’est un autre débat, tout littéraire.
    Or ramener Les Bienveillantes à ce qu’on estime de la littérature de gare (ce que les romans de Patricia Highsmith ne sont d'ailleurs que pour Schöttler le pion) ou aux stéréotypes hollywoodiens me semble d’une injustice crasse, sans doute accentuée par le succès du livre. Celui-ci est taxé finalement, par l’académique Schöttler, de pornographie (laquelle devrait « à la fois empêcher et propulser sa diffusion scolaire », relève-t-il avec quelle élégance), mais les lecteurs jugeront par eux-mêmes de ce que signifie en réalité, dans le roman, le nihilisme et la fondamentale incapacité d’aimer du protagoniste, lequel n’est aucunement « acclimaté » ou « excusé » par l’auteur. Max Aue, figure du Mal, s’acclimate certes à lui-même faute de se suicider, mais il ne saurait s’excuser puisqu’il dit une abjection qui lui est consubstantielle – paradoxe évident du projet de Jonathan Littell qui sait, par son expérience vécue ailleurs que dans le cabinet du Dr Schöttler, que les bourreaux se taisent...