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  • Mon frère se marie

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    Jean-Stéphane Bron traite le thème du choc des cultures dans une famille suisse déglinguée. Tendre, drôle, émouvant, vrai...
    L’idée centrale de ce premier film de fiction est formidable, qui relève de la pure comédie. Pour ne pas choquer sa mère vietnamienne, catholique attachée aux traditions, le jeune Vinh, qui a été accueilli par les Depierraz à l’époque des boat people, demande à sa famille suisse, éclatée depuis le divorce des parents, de jouer la bonne entente à l’occasion de son mariage. Si le père (Jean-Luc Bideau) accepte en ronchonnant, le simulacre est beaucoup plus pénible à la mère (Aurore Clément), dont le besoin d’authenticité sera finalement comblé par la complicité chaleureuse qu’elle vivra avec la « vraie » mère de Vinh. Cette dimension affective est d’ailleurs essentielle dans ce film oscillant sans cesse entre la cocasserie et l’émotion ou le coup de gueule, chaque situation frisant le burlesque (du premier repas en commun pris sur une table branlante au mariage religieux, et du bal évitant juste la catastrophe à l’excursion finale à Zermatt) tout en captant les sentiments exacerbés des protagonistes, où les relents de conflits non-résolus remontent par saccades.

    Après le magistral Génie helvétique, Jean-Stéphane Bron a passé du documentaire à la fiction en conservant sa position d’observateur aigu par rapport aux personnages, que les comédiens investissent avec une sorte d’immédiateté brute. D’une construction relevant du funambulisme, jouant plus sur l’engagement personnel des acteurs que sur la structure du scénario ou le dialogue, Mon frère se marie nous touche à vrai dire bien plus que maints films mieux « finis » ou plus lisses, tant ses figures sont attachantes et ses situations justement observées.
    La « famille » des acteurs réunis, tous excellents, a cela de particulier qu’ils n’ont en rien un « air de famille ». Angoissée, farouche, agressive par honnêteté, ou très tendre, Aurore Clément campe une mère hypersensible et « à cran », tandis que Jean-Luc Bideau, grave à souhait (son personnage empêtré dans la soixantaine est en train de vivre une faillite) ne fait (presque) jamais « du Bideau », donnant parfois son meilleur de grand comédien souvent sous-employé. A côté d’un Vinh tout de douceur (Duoq Dung Nguyen), Catherine l’indépendante (Delphine Chuillot, incisive à proportion d’une blessure non cicatrisée) et son frère Jacques (Cyril Troley, lui aussi très intense dans son rôle de pacificateur panique), ont tous quelque chose de « perdu », en contraste avec la mère vietnamienne (Man Thu) digne et sereine en apparence mais qui « pige » tout, et que le personnage truculent de l’ « oncle » Dac (Thanh An), dont les facéties détendent l’atmosphère autant que les quelques vrais gags de comédie émaillant le film.
    Sans être un chef-d’œuvre, Mon frère se marie, qu’on pourrait situer dans la filiation de L’Invitation (en moins accompli) de Claude Goretta ou des Petites fugues d’Yves Yersin (en plus complexe), est un film à la fois drôle et sérieux dans son approche des relations familiales et sociales en déglingue.

    Le film de Jean-Stéphane Bron vient d'obtenir deux distinctions au Festival de namur: le Bayard d'or pour le scénario, et un Bayard d'interprétation masculine pour Cyril Troley. 

  • Un monde à en crever de rire

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    Jean-François Sonnay raconte, avec une verve débridée, les tribulations d’un Quichotte de l’humanitaire.

    La cinquantaine fringante, largement reconnu en Suisse romande pour ses romans, ses nouvelles et ses contes, Jean-François Sonnay est le moins « homme de lettres » de nos auteurs, notamment du fait de ses activités régulières de délégué du CICR, qui lui ont fait vivre de près les tragédies de l’Afghanistan, de l’ex-Yougoslavie ou du Darfour. Cette expérience humaine imprégnait déjà Le prince perdu, mais elle devient la matière même d’Yvan, le bazooka, les dingues et moi, roman picaresque et souvent désopilant, dont le comique n’est en rien du cynisme ou de la légèreté facile, comme l’écrivain s’en explique.
    - Quel a été le déclencheur de ce roman ?
    Une photo, l'image d'une vieille femme au regard halluciné, qu'on évacue d'un endroit X pendant un conflit armé et qui soulève la bâche arrière du camion pour regarder (quoi? qui?). J'ai commencé (au début 2003) par raconter l'histoire de cette femme, long fleuve difficile à canaliser en un texte tant soit peu captivant, puis j'ai tout recommencé en changeant de point de vue, façon pour moi de ne pas trop empiéter sur la vie de cette pauvre femme, qui devait avoir déjà connu bien des malheurs et méritait la paix.
    - Pourquoi le choix de la veine comique ?
    - En gros et grossièrement dit: le comique permettra peut-être à ce livre de ne pas passer totalement inaperçu. La thématique me semble importante. J'ai la faiblesse d'y tenir. Puisse-t-on m'accorder cette faveur! J'aimerais distraire et faire réfléchir en somme, sans être trop pédant. Avec une thématique pareille (misère, rentabilité, inhumanité, brutalité, altruisme) il m'a semblé qu'on pouvait facilement tomber dans le pathétique et que ça n'aurait conduit nulle part. Le fait est que nous sommes déjà abreuvés d'émotions et de bons sentiments, lesquels tapissent la (mauvaise) littérature comme la télévision contemporaines. Et ça ne sert à rien. Les bons sentiments, je ne crache pas dessus, mais je trouve qu'ils relèvent de la sphère privée, de la famille, des amis, des voisins, et que socialement, civilement, ça ne vaut pas grand-chose. Dans les grand-messes sentimentales, les gens se font surtout plaisir à eux-mêmes, ils écrasent une larme et puis rien ne se passe, comme si le fait d'avoir compati ne serait-ce qu'une minute, les rassurait ou les excusait de ne rien faire, de ne pas se poser de questions ou de ne pas assumer leurs responsabilités de citoyens. Le comique la farce, la satire, le burlesque ont l'avantage de ne pas pardonner : ni à l'auteur quand il ne réussit pas à faire rire ni au lecteur s'il se laisse embarquer. Ici pas de fausse compassion, pas d'hypocrisie, on rit ou on ne rit pas et, si l'on rit, on est forcément un peu cruel. Cela dit le rire est aussi spontané, ce qui lui donne quelque chose de très intime, de très humain. Il trouble, il dérange, il nous renvoie peut-être une image plus fidèle de nous-mêmes, à condition qu'on aime à s'interroger et on peut supposer que les gens qui lisent sont de cette sorte-là. D'autre part, de manière générale, je trouve qu'on ne rit pas assez. Je lisais récemment l'interview d'une Brésilienne à qui l'on demandait pourquoi elle était si gaie dans sa favela sinistre et qui répondait que le monde allait bien mal que d'être triste n'allait sûrement pas l'améliorer. Enfin, j'ai le sentiment que la littérature a beaucoup perdu de son pouvoir critique. On ne la prend plus guère au sérieux et la satire ou le théâtre guignol sont peut-être encore un moyen d'en appeler à l'intelligence sans pour autant pontifier.
    - Pourquoi le sous-titre « Ceci n’est pas un roman » ?
    - Je ne suis évidemment pas maître de la façon dont on lira le titre, mais ce livre ne "se défend" pas d'être un roman. Je voulais seulement manifester, non sans une certaine prétention, je l'avoue, que ce n'est pas un roman comme il s'en fabrique des centaines chaque année et que, même si par dérision je mets "moi" dans le titre, je ne suis pas du tout le "sujet" de cette histoire, seulement son artisan, son diseur, son conteur. Les lecteurs comprendront s'ils en ont envie (c'est de toute façon ce qu'ils font toujours).
    - Comment vivez-vous la relation entre « réalité » et fiction ?
    - Sur la relation réalité - fiction, j'avoue que je ne change guère d'un livre à l'autre : la vérité est la condition d'existence de la fiction, tout est fictif parce que tout est vrai, mais d'une vérité que je dirais distillée. En d'autres termes il n'y a pas une clé (biographique, géographique ou politique), comme dans les romans "décalques", mais des centaines de clés, tellement de clés qu'au fond elles n'ont plus aucune importance, de même que dans un alcool de poire ce n'est pas la somme des centaines de poires individuelles qui compte, mais "la" poire qu'on en a tirée. Ce n'est pas le
    capitaine Sigg qui me contredira sur ce point…
    - Le tableau que vous brossez est désespérant à bien des égards, et pourtant vous allez repartir en mission. Qu’est-ce qui vous anime ?
    Je ne suis pas plus désabusé sur la question humanitaire que je ne le suis sur la démocratie, sur la justice ou sur la liberté d'expression. Cela fait toujours partie des choses qui me motivent, et profondément. Par contre je suis de plus en plus souvent en colère : pas contre l'humanitaire, mais bien davantage contre le monde cupide et hypocrite qui se drape de compassion pour mieux dissimuler une totale indifférence à la souffrance humaine. Je ne sais plus qui disait qu'il y a deux choses infinies chez les hommes (et donc incompréhensibles) : la bêtise et la cruauté. Cela ne se raisonne pas. On ne peut qu'en rire. Ce qui ne dispense pas de les combattre. C'est d'ailleurs bien souvent une question de vie ou de mort. En vérité, s'il y a un mort dans un bombardement, je ne pense pas qu'il faille d'abord s'en prendre à l'ambulancier qui ne serait pas parvenu à conduire le blessé assez vite à l'hôpital, mais plutôt chercher les vrais fauteurs de troubles et incriminer celui ou ceux qui lancent les bombes ou les font lancer par d'autres parce qu'ils sont lâches. D'ailleurs le livre commence par des dizaines de pages où il question d'économie et non d'humanitaire. Il me semble, sans en avoir fait le compte exact, que dans l'histoire d'Yvan il y a beaucoup plus de pages sur le fric et le commerce (sous toutes ses formes) que sur la pauvre et précaire action humanitaire. J'avais d'ailleurs pensé au titre "L'horreur économique" pour ce livre. Mais vous le savez sans doute : je suis spécialiste des titres « déjà pris »....

    Epopée

    Panique

    Au poète algérien Kateb Yacine qui lui décrivait les malheurs de son peuple et lui demandait comment en témoigner, Bertolt Brecht répondit : bon sujet de comédie ! Or nous y repensions en lisant Yvan, le bazooka, les dingues et moi, qui relève bel et bien de la comédie et n’en procède pas moins d’une révolte authentique et d’une vraie compassion, nourrie en outre d’observations percutantes. Celles-ci rappellent parfois les féroces satires d’un Alexandre Zinoviev, notamment dans la première partie où il est question de la privatisation démentielle de l’Empire d’Est en Ouest, où les pénitenciers et les asiles psychiatriques sont industriellement recyclés après la vente des mines et usines, ponts et poulaillers…  Savoureux personnage de Quichotte de nos temps mondialisés, le Parigot Yvan est mandaté par son ONG,  Charité.2, pour une mission d’évaluation dans un trou perdu de République-Centrale, au lieudit Sebbah où de farouches montagnards, et autres dingues, résistent à l’instauration par la force du bonheur généralisé. Une frise de personnages superbement dessinés, dont un capitaine suisse à la montre réglée sur l’heure de Berne et un général Arkan en hélico capitonné Napoléon III, se convulsent au fil de cette épopée panique finissant si mal qu’on en rit d’autant plus…

    Jean-François Sonnay. Yvan, le bazooka, les dingues et moi. Bernard Campiche éditeur, 369p.

    Portrait de Jean-François Sonnay: Philippe Pache
     

  • Les idiots utiles

    medium_mao1.jpgMaos de Morgan Sportès

    « Ceux qui ont tout cru pensent tout croyable », écrivait Guy Debord dans Cette mauvaise réputation, et le premier mérite de ce roman de Morgan Sportès tient au rappel, citations « incroyables » à l’appui, en tête de chaque chapitre, de l’extraordinaire jobardise manifestée par divers pontes de l’intelligentsia occidentale à l’égard du maoïsme, de Philippe Sollers à Pierre Guyotat en passant par Roland Barthes, Serge July ou André Glucksmann. Or le sinistre souvenir de la Révolution culturelle chinoise, dont la dénonciation des crimes valut à un Simon Leys d’être traîné dans la boue avant qu’on reconnaisse sa lucidité, a été largement documenté depuis lors, aussi ne reprochera-t-on pas trop à l’auteur de cette satire grinçante de mettre les rieurs de son côté. Campant avec brio un ancien « mao » bien installé dans le fromage de l’édition parisienne, qui a choisi de dire « oui » à la nouvelle société autant qu’à sa compagne Sylvie, et que rattrape soudain un ancien camarade le chargeant d’une mission « de guerre », Morgan Sportès compose, à (très) gros traits mais avec pas mal de verve et de drôlerie, une espèce de bande dessinée romanesque qui se corse formellement à la faveur d’une sorte de mise en abyme de la narration. Reste que le sujet est traité très en surface, qui laisse finalement à penser que l’auteur n’est pas moins « léger » que ceux qu’il brocarde…

    medium_Maos.JPGMorgan Sportès. Maos. Grasset, 406p.

     

     

     

     

     

     

    Florilège de la jobardise

    Roland Barthes : « Les calligraphies de Mao, reproduites à toutes les échelles, signent l’espace chinois (un hall d’usine, un arc, un pont) d’un grand jeté lyrique, élégant, herbeux : art admirable présent partout ».
    (Le Monde, 25 mai 1974)

    Philippe Sollers : « Depuis 1968 la répression bourgeoise n’a pas cessé de frapper pratiquement en toute impunité, c’est-à-dire avec le soutien complice des révisionnistes ».
    (Peinture, Cahiers théoriques, no 6/7, 1973.)

    Pierre Guyotat : « Tout militant (communiste se doit d’exiger que cesse dans sa presse les calomnies contre la révolution culturelle chinoise, fait historique sans précédent, renouvellement radical du communisme ».
    (Littérature interdite, 1972)

    André Glucksmann : « Le nouveau fascisme, c’est aux salves de la Révolution culturelle prolétarienne chinoise qu’il répond »
    (Les Temps modernes, 1972)

    Nota Bene: A ces propos exquis doit s'ajouter le rappel du paragraphe des Samouraïs, roman de dame Julia Kristeva qui raconte une visite de la Grand Muraille par un quarteron d'intellectuels parisiens de haute volée, Sollers et Barthes en tête. A un moment donné, alors qu'un des promeneurs se demande avec ingénuité pourquoi Mao les a conviés aussi gentiment, Philippe Sollers émet cette sentence historique: comme quoi Mao se devait, pour toucher le monde entier et ses environs, de faire passer le message par le truchement des instances de consécration de l'avant-garde révolutionnaire parisienne, universellement prescriptives comme chacun n'est pas censé l'ignorer.