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Carnets de JLK

  • Le joaillier, les grappilleurs et l'alouette

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    Des écrivains voyageurs aux voyageurs-écrivants.

     

    Il n’est pas, me semble-t-il, de véritable premier voyage qui ne s’ancre dans la première enfance, je veux dire : dans l’odieux emmaillotement de la première enfance et dans son immobilité forcée, dans la première impatience de l’enfance et son premier trépignement après son premier cri, dans les premiers regards effarés de la prime enfance sur tous ces murs et tous ces yeux et toutes ces serrures, dans le premier effroi de l’enfance qui vous a fourré dans ce corps et dans ces couches et dans ces entrelacs de bras et de barreaux de prison, dont il faut absolument s’arracher.

    La première enfance, il faut bien le dire, est tellement contraignante qu’elle appelle immédiatement au voyage. On ne peut rester là. On droit partir, on doit se casser, on n’en peut plus : de l’air ! Cependant pour l’instant – la vie est dure, mais c’est comme ça -, on ne peut aller nulle part ailleurs, sinon par l’imagination, et même cela sera pour plus tard.

     

    Quignard2.jpgPascal Quignard raconte, dans La barque silencieuse, le retour des nourrissons parisiens confiés aux femmes de Corbeil, connues pour leur bon lait campagnard et forestier, sur de longs coches d’eau appelés aussi corbeillats (dont le mot corbillard découlera), glissant le long de la Seine, et les terribles hurlements des nourrissons emmaillotés.

    Pascal Quignard n’est pas vraiment ce qu’on peut dire un écrivain du voyage, mais on voyage beaucoup, à travers ses livres, dans les mots qu’il ne cesse de sonder pour en dire mieux le transit. Ainsi écrit-il à propos de la prime enfance : « Quel qu’il soit, quel que soit le siècle, quelle que soit la nation, tout enfant est d’abord un inconnu.Tout destin humain est : l’inconnu de la mise au monde confié à l’inconnu de la mort. »

    Ensuite l’enfant se fait au monde, comme on dit. L’enfant s’acclimate et s’habitue. L’enfant s’avachit, en tout cas en apparence. L’enfant déchoit-il ? Minute ! Car l’enfant entend aussi des contes et commence bientôt à lire, et c’est alors un nouvel appel d’air et le possible sursaut du voyage, d’abord imaginaire, avec les livres et par les oncles.

    Cendrars7.jpgUne enfance sans oncles voyageurs, comme les sept oncles de Blaise Cendrars, une enfance sans tantes un peu aventurières, à l’image de l’institutrice bernoise Lina Bögli, est une pauvre enfance, convenons-en. Pourtant les premières nouvelles du monde rapportées de vives voix par les oncles et les tantes à l’enfant lui arriveront, tout aussi bien et parfois mieux, par les livres.

    Par les oncles l’enfant apprend qu’il y a des pirates en Malaisie et des mines à Sonora, les noms des oncles et des tantes diffusent une première magie que les livres prolongent les jours de pluie ou sous la lampe. L’enfant lit ainsi : « Le thé des caravanes existe », et le monde existe autour de lui. Puis l’enfant se cabre et se busque en adolescent farouche et lit alors : « Il y a dans l’intérieur de la Chine quelques dizaines de gros marchands, des espèce de princes nomades », et l’enfant se reconnaît évidemment et le voyage n’en finira plus désormais, il reçoit d’un de ses oncles Vol à voile de Cendrars et bientôt Bourlinguer et plus tard Moravagine et voici ce qu’il lit à douze ou quinze ans : «Moscou est belle comme une sainte napolitaine. Un ciel céruléen reflète, mire, biseaute les mille et mille tours, clochers, campaniles qui se dressent, s’étirent, se cabrent ou, retombant lourdement, s’évasent, se bulbent comme des stalactites polychromes dans un bouillonnement, un vermicellement de lumière. » Ces mots précis, ces mots comme des musiques et des sculptures, ces mots comme du cinéma ont marqué la pâte tendre de l’enfance et de l’adolescence, dont tous les voyages découleront ensuite plus ou moins.

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    De fait les mots précis des poètes, et je pense maintenant à Nicolas Bouvier, en disent plus que les récits plus ou moins ressassés, voire éventés, des oncles voyageurs, comme on verra que les écrivains qui voyagent en disent plus, dans le précis et le durable, des voyageurs qui écrivent, avec de notables exceptions.

    Lina Bögli en est une. Avant Nicolas Bouvier, mais sans l’intention poétique de celui-ci, Lina Bögli incarne une curiosité voyageuse assez typiquement helvétique, avec une façon de capter et de restituer ses observations, frottées de bon naturel, qui rappelle immédiatement Ma vie de Thomas Platter, le candide chevrier des hauts gazons devenu grand humaniste de la Renaissance européenne, Le pauvre homme du Toggenburg d’Uli Bräker, l’érudit paysan traducteur de Shakespeare, ou encore les merveilleuses lettres de voyage de Thierry Vernet, constituant un pendant foisonnant et primesautier de L’Usage du monde.

    Bouvier7.JPGOr, le rapprochement des écrits de Nicolas Bouvier et des lettres de son compagnon de voyage, représentant désormais près de mille pages, devrait permettre au lecteur de mieux faire la distinction entre ceux qu’on dit des écrivains voyageurs et ceux qui, voyageurs eux aussi, n’ont pas pour autant de prétention littéraire. La distinction n’est ni polémique ni académique non plus : elle vise au rapport de celui qui écrit avec la langue, elle marque la nuance entre l’écrivain accomplissant sur la langue un travail de joaillier, et celui, plus modeste, et délié, qu’on pourrait dire écrivant ou grappilleur.

     

    D’aucuns tendent à penser, peut-être par rejet de toute une mode actuelle des « étonnants voyageurs » devenue fonds de commerce, que, de la littérature du voyage, il n’y a de bon précisément que LA littérature, à savoir : les œuvre surfines d’écrivains surfins, stylistes parfaits, dont Nicolas Bouvier serait l’un des maîtres. Mais cette distinction ne tiendrait pas longtemps. Elle ne tiendrait même pas longtemps à comparer la prose étincelante de L’Usage du monde ou du Poisson-scorpion et certains récits de voyage de Bouvier, d’un éclat et d’une densité moindres. Il y a, de toute évidence, un incomparable joaillier chez Nicolas Bouvier, mais le grappilleur compte aussi, et la lecture de sa correspondance avec Thierry Vernet, loin de ternir son image, ne laissera au contraire de l’enrichir et de mieux montrer aussi l’entier du voyage, en deça et au-delà de la seule joaillerie. De la même façon, l’on pourrait distinguer chez un Cendrars ou un Charles-Albert Cingria, autre poète itinérant, les composantes du joaillier taillant, polissant et sertissant les mots comme des bijoux, et celles du grappilleur plus débonnaire. Mais revenons, un instant, à notre charmant tendron.

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    À trente ans, en 1892, craignant de s’encroûter dans la famille polonaise qui l’emploie à Cracovie, l’institutrice Lina Bögli décide d’accomplir un tour du monde dont elle fixe la durée à une dizaine d’années : « Je ne suis nécessaire à personne, je n’ai point de parents qui pourraient se tourmenter pour moi, donc je pars ! »

    Embaquée à brindisi à bord du bateau Vorwärts (En avant !, dont elle se rappelle que ce fut la devise de l’explorateur Nansen), la jeune femme, petite provinciale encore farouche, va gagner Colombo par Aden (« trop de degrés de chaleur, trop de serpents et trop de mendiants »…), avant de pousser jusqu’en Australie où elle s’installera plusieurs années à Sydney, toute dévouée aux variantes diverses de la jeune fille mondiale. Or, tout au long de son périple, Lina Bögli écrit à son amie Lisa des lettres épatantes d’ingénuité malicieuse et de franchise, mais aussi de précision réaliste dans ses observations, dont le ton et la sagacité pourraient être d’un Candide curieux de notre temps ou d’un Huron en jupon. Il y a chez elle en effet du petit reporter, qui soumettra tel vieux Maori cannibale à l’interview et se rendra chez les Mormons polygames de l’Utah en s’inquiétant d’abord de leur mœurs, avant de reconnaître les agréments inattendus de leurs arrangements. Et quant à la vraie douceur de vivre, notre probable vierge la découvrira aux îles Samoa où tel bel indigène la tentera bel et bien de s’installer en ce paradis avant de la faire se récrier : « Hélas, j’ai besoin de toutes les choses qui font mon tourment ! ».

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    Le récit épistolaire de Lina Bögli n’est à vrai dire ni d’un joaillier ni d’un grappilleur, mais il n’en participe pas moins d’une lecture de monde à la fois limpide et cousue de préjugés bientôt remis en question, typique en somme de l’approche du touriste contemporain le mieux intentionné, le moins prédateur, le plus sincèrement intéressé par le monde et les gens. Il est émouvant, ainsi, de la voir compatir, en Helvète démocrate, avec les Hawaïens humiliés par l’annexion américaine, et plus touchant encore de la voir bouleversée par l’arrivée des émigrants européens à New York, comme si cet exode exprimait toute la misère du Vieux Monde.

    Maints écrivains voyageurs sont plus brillants qu’elle, maints voyageurs-écrivants ont plus de choses à raconter, mais Lina Bögli nous ramène à une sorte d’enfance du voyage qui nous rappelle Tintin, Robinson ou les jeunes gens entreprenants de mark Twain ou de Jacl London, avec une fraîcheur, une capacité d’émerveillement, mais aussi d’indignation, que nous retrouvons également dans les lettres de Nicolas Bouvier et de Thierry Vernet en leur jeunesse impatiente de s’arracher à l’emmaillottement calviniste et bourgeois de leurs familles.

     

    À la fin de son tour du monde, fatiguée mais contente, retrouvant la vieille Europe et Cracovie dix ans après son départ, ponctuelle comme un coucou suisse, Lina Bögli formule cette humble conclusion pleine de reconnaissance : «En regardant en arrière, je vois qu’en somme j’ai eu bien peu de souffrance et de difficultés. Jamais le moindre accident grave ne m’est arrivé ; je n’ai jamais manqué ni train ni bateau ; je n’ai jamais rien perdu, n’ai jamais été volée ou insultée ; mais j’ai rencontré partout la plus grande politesse de la part de tous, à quelque nation que j’eusse affaire. » 

    Et tel pourrait être, aussi, le bilan d’un bon usage du monde, aussi légitime en somme que celui des joailliers ou des grappilleurs de la littérature voyageuse.

    Nicolas Bouvier, maître joaillier s’il en fut, n’est pas pour autant, non plus, l’artisan suprême de la poésie du voyage, évidemment incarnée par Dante Alighieri dont la Commedia représente le périple initiatique par excellence, ressaisissant le parcours symbolique de l’homme en ce bas monde dans une langue à la fois fondatrice et de radieuse portée, bonnement universelle.

    Or, au vingtième chant du Paradis, Dante trouve une image adaptée au démaillottement du mondial poupon cousu dans sa camisole de force, exprimant le plaisir divin d’être au monde dans la pureté du soir : « Comme l’alouette qui s’élance dans l’air / chantant d’abord, et puis se tait, contente de la dernière douceur qui la comble, elle me sembla l’image de l’empreinte/ du plaisir éternel, au désir de qui /toute chose devient ce qu’elle est… »  

    Pascal Quignard. La Barque silencieuse. Seuil, 2009.

    Lina Bögli. En avant ! Bernard Campicjhe, postface de JLK, 2007.

    Thomas Platter. Ma vie. L’Age d’homme, Poche suisse no 20. 1982.

    Uli Bräker, Le pauvre homme du Tiggenbourg. L’Age d’homme. Poche suisse, 1995.

    Nicolas Bouvier et Thierry Vernet. Correspondance 1945-1964. Zoé.

    Dante, La Divine comédie. Texte bilingue, traduit par Jacqueline Risset. GF Flammarion, 1992.

  • La beauté sur la terre

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    Carnets de Thierry Vernet


    Thierry Vernet s’est éteint au soir du 1er octobre 1993, à l’âge de 66 ans, des suites d’un cancer. Genevois d’origine, le peintre avait vécu à Belleville depuis 1958 avec Floristella Stephani, son épouse, artiste peintre elle aussi. Thierry Vernet avait été le compagnon de route de Nicolas Bouvier durant le long périple que celui-ci évoque dans L’Usage du monde, précisément illustré par Vernet.
    A part son œuvre peint, considérable, Thierry Vernet a laissé des carnets, tenus entre sa trente-troisième année et les derniers jours de sa vie, qui constituent une somme de notations souvent pénétrantes sur l’art et la vie.


    « La beauté est ce qui abolit le temps »

    « Je ne sais pas qui je suis, mais mes tableaux, eux, le savent ».

    « Mille distractions nous sollicitent. La radio, le bruit, le cinéma, les journaux Autrefois on devait être face à face avec son démon, on devait patiemment élucider son mystère. Maintenant, vite, entre deux distractions, on doit tout dire, avec brio de chic, faire son œuvre en coup de vent. A moins… à moins de résister aux distractions ».

    « L’Art commence quand, après une longue et patiente partie d’échecs, d’un coup de genou sous la table on fait tout valser ».


    « D’heureux malgré le doute, arriver à être heureux à cause du doute ».

    « Faire la planche sur le fleuve du Temps ».

    « C’est dans les larmes qu’on parvient à la géométrie ».

    « Aux gens normaux le miracle est interdit ».

    « Il suffit de voir qui réussit, et auprès de qui, pour être rassuré et encouragé ».

    « Nous vivons, en ce temps, sous la théocratie de l’argent ; et malgré soi on sacrifie de façon permanente à ce culte hideux ».

    « D’ailleurs c’est bien simple : ou bien les hommes sont ouverts, autrement dit infinis, ou bien ils sont fermés, finis, et dans ce cas on peut les empiler. Ou en faire n’importe quoi ».

    « Nous qui avons une patte restée coincée dans le tiroir de l’adolescence, nous en garderons toujours, sous nos rides, quelque chose ».

    « D’abord la sensation est souveraine, ensuite le tableau est souverain. Entre ces deux souveraientés, il y a la révolution ».

    « Dieu est éternel, le diable est sempiternel ».

    « En matière de peinture, la lumière n'a rien à voir avec l’éclairage ».

    « Quand son corps devient infréquentable, il convient de le servir poliment, juste ce qu’il demande, et de penser à autre chose, avec enthousiasme ».

    « Les visages : des ampoules électriques plus ou moins allumées ».

    « Les gens de la rue sont des bouteilles, des quilles, les automobiles des savons échappées de mains maladroites ; Dieu que le monde est beau ! »

    « Monsieur Pomarède, mon voisin retraité de la rue des Cascades, me voyant porter un châssis, me dit : « Vous faites de la peinture, c’est bien, ça occupe ! »

    « Une forme doit avoir les yeux ouverts et le cul fermé ».

    « Je me bats, et il est normal qu’à la guerre on prenne des coups ».

    « Ajouter ne serait-ce que sur 10cm2 un peu de beauté au monde, ce qui diminuera d’autant et probablement bien plus de sa laideur ».

    « Si l’on tue en soi-même l’espérance du Paradis, on n’hérite que de l’Enfer. C’est, me semble-t-il, le choix de notre civilisation ».

    « La foi en le vraisemblable ne nous sauvera pas de grand-chose ».

    « Votre société s’ingénie à rendre le désespoir attrayant ».



    « La mort, ma mort, je veux la faire chier un max à attendre devant ma porte, à piétiner le paillasson. Mais quand il sera manifeste que le temps est venu de la faire entrer, je lui offrirai le thé et la recevrai cordialement ».

    « Je suis un chiffon sale présentement dans la machine à laver. Lâche, hypocrite, flagorneur, luxurieux, cédant au moindre zéphyr de mes désirs et tentations diverses, comptant sur un sourire et mes acquiescements pour conquérir quelques cœurs utiles (et cela enfant déjà pour « m’en tirer » !). La machine à laver à de quoi faire. Mieux vaut tard que jamais.

    Le 4 septembre 1993, et ce fut sa dernière inscription, Thierry Vernet notait enfin ceci : « Je peins ce que je crois avoir vu. 4/5 de mon élan m’attache à notre vie et à tout ce qu’elle nous donne de merveilleux, mais 1/5 m’attire vers la vie éternelle d’où tant de bras se tendent pour m’accueillir ».

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    492232422.JPG1320679572.JPGÀ lire aussi: Correspondance des routes croisées, de Nicolas Bouvier et Thierry Vernet (1946-1964), fabuleux "roman" dialogué d'une amitié.

  • Mes échappées libres

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    Carnets de JLK: bilan après 12 ans de blog. 4888 textes. Plus 7889 articles sur  Facebook..

     

    Il y aura bientôt vingt ans, dès juin 2005, que j’ai entrepris la publication quotidienne de mes Carnets de JLK, (http://carnetsdejlk.hautetfort.com) comptant aujourd’hui 4888 textes et visités chaque jour par des  lecteurs fidèles ou renouvelés, dont la plupart me sont inconnus alors que de vraies relations personnelles se sont établies avec quelques-uns. 

    Ainsi me  suis-je fait d'occasionnels complices de Raymond Alcovère et de Bona Mangangu, dont j'ai rendu compte des livres dans le journal 24Heures, comme aussi de Philippe Rahmy et de François Bon, dont on connaît le travail considérable sur Remue.net et Tierslivre, à côté de son oeuvre d'écrivain; en mars 2008, de Pascal Janovjak, à Ramallah, avec lequel j'ai échangé une centaine de lettres, en ligne sur ce blog. De même ai-je apprécié les échanges avec Frédéric Rauss, Françoise Ascal, Bertrand Redonnet en Pologne, Jalel El Gharbi à Tunis, Miroslav Fismeister à Brno, Philippe Di Maria à Paris - ces cinq derniers blogueurs-écrivains ayant apporté leur contribution au journal littéraire Le Passe-Muraille, et je ne dois pas oublier quelques fidèles lecteurs, dont Michèle Pambrun ou les pseudonommés Feuilly et Soulef, entre beaucoup d'autres... enfin je pourrais citer désormais les nombreux liens personnels nouveaux établis ou relancés via Fabebook, notamment avec les écrivains Helene Sturm et Lambert Schlechter, Jacques Perrin ou Pierre-Yves Lador, Jean-Michel Olivier, Sergio Belluz et Philippe Lafitte, Jacques Tallote, Claire Krähenbühl ou Janine Massard,  les libraires Claude Amstutz et Jean-Pierre Oberli, les lectrices amies ou amis Anne-Marie Gaudefroy-Baudy et Anne-Marie Brisson, Fabienne Kiefer-Robert, Gio BonzonJacqueline Wyser, ou Maveric Galmiche, Chantal Quehen, Mira  Kuraj, Martine Desarzens, Lex David ou Jérôme Génitron Ruffin, Nicole Hebert au Quebec et Ann Pingree en Arizona, William Adelman à Los Angeles et Florian Gilliéron sur son VTT, ou Catherine Smits dite la belle Brabançonne, notamment.

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    Jamais, à vrai dire, je n’aurais imaginé que je prendrais tant de goût à cette activité si contraire apparemment à la silencieuse et solitaire concentration que requiert l’écriture. Or restant à l’écart du clabaudage souvent insane, vide ou vulgaire qui s’étale sur le réseau des réseaux, il m’est vite apparu que tenir un blog pouvait se faire aussi tranquillement et sérieusement, ou joyeusement selon les jours, en toute liberté ludique ou panique, que tenir un journal intime/extime tel que je m’y emploie depuis 1966, d’abord de façon sporadique puis avec une régularité et une densité croissantes, rédigé depuis 1973 dans une cinquantaine de carnets noirs à tranche rouge de marque Biella, dont la dactylographie et les enluminures remplissent une vingtaine de grands cahiers reliés de fabrication chinoise – l’ensemble redécoupé ayant fourni la matière de quatre livres représentant aujourd'hui quelque 2000 pages publiées, dans L’Ambassade du papillon et Les passions partagées, Riches Heures,  Chemins de traverse et L'échappée libre.

    BookJLK17.JPGBlog-miroir et blog-fenêtre

    A la différence de carnets tenus dans son coin, le blog est une pratique qui a ses risques, essentiellement liés au fait qu’on écrit quasiment sous le regard du lecteur et en temps presque réel. L’écriture en public, parfois mise en scène dans tel ou tel salon du livre, m’a toujours paru artificielle, voire grotesque, et je ne me sens pas du tout porté, à l’ordinaire, à soumettre au regard anonyme un texte en cours d’élaboration, dont je réserve l’éventuelle lecture à ma seule moitié ou à quelque autre proche.

     Si je me suis risqué à dévoiler, dans mes Carnets de JLK, une partie des notes préparatoires d’un roman en chantier, ou l’extrait d’un ou deux chapitres, je me garderai bien d’en faire plus, crainte d’être déstabilisé d’une manière ou de l’autre. Mais on peut se promener nu sur une plage et rester pudique, et d’ailleurs ce qu’on appelle le narcissisme, l’exhibitionnisme ou le déballage privé ne sont pas forcément le fait de ceux qui ont choisi de « tout » dire.

    BookJLK15.JPGAinsi certains lecteurs de L’Ambassade du papillon, où je suis allé très loin dans l’aveu personnel, en me bornant juste à protéger mon entourage immédiat, l’ont-ils trouvé indécent alors que d’autres au contraire ont estimé ce livre pudique en dépit de sa totale franchise. 

    CarnetsJLK8.JPGTout récemment, un effet de réel assez vertigineux m'a valu, après sa lecture de Chemins de traverse, la lettre d'un tueur en série incarcéré à vie me reprochant d'avoir parlé de lui comme d'un mort-vivant, ainsi qu'on le qualifie dans la prison où il se trouve toujours. Or le personnage lisait visiblement ce blog, et cet épisode n'a manqué de me rappeler certaines précautions à prendre dans l'exposition de nos vies sur la Toile; mes proches en ont frémi et je tâcherai d'être un peu plus prudent dans ma façon d'aller jusqu'au bout de ce que je crois la vérité.

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    Une nouvelle créativité

    Si la tenue d’un blog peut sembler vaine (au double sens de l’inutilité et de la prétention vaniteuse) à un littérateur ou un lecteur qui-se-respecte, l’expérience personnelle de la chose m’a prouvé qu’elle pouvait prolonger, de manière stimulante et enrichissante, voire libératrice du point de vue du jaillissement des idées et des formes, une activité littéraire telle que je la pratique, partagée entre l’écriture continue et la lecture, l’ensemble relevant du même atelier virtuel, avec cette ouverture « inter-active » de plus.

    Ayant toujours été rebuté par la posture de l’homme de lettres confiné dans sa tour d’ivoire, autant que par l’auteur en représentation non-stop, et sans être dupe de la « magie » de telle ou telle nouvelle technologie, je n’en ai pas moins volontiers pris à celle du weblog sa commodité et sa fluidité, sa facilité de réalisation et son coût modique, sans éprouver plus de gêne qu’en passant de la « bonne vieille » Underwood à frappe tonitruante à l’ordinateur feutré.

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    Bref, le blog n’est pas du tout pour moi la négation de l’écrit : il en est l’extension dont il s’agit de maîtriser la prolifération; et Facebook est aujourd'hui un nouveau vecteur qui étend, exponentiellement, les relations virtuelles d'un blog, jusqu'aux limites de l'insignifiance océanique. J'ai actuellement près de 4000 amis sur Facebook. La bonne blague ! 

    De l’atelier à l’agora

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    Michel Butor, dans l’évocation de sa maison A l’écart, parle de son atelier à écrire comme le ferait un artisan, et c’est ainsi aussi que je vois l’outil-blog, entre le miroir et la fenêtre, le capteur nocturne (ah le poste à galène de mon grand frère !) et l’émetteur privé, dans le tourbillon diffus et profus de l’Hypertexte.

    Un blog est enfin une nouvelle forme de l’Agora, où certains trouvent un lieu d’expression personnel ou collectif à caractère éminemment démocratique (d’où la surveillance bientôt organisée que lui appliqueront les régimes autoritaires), une variante du Salon français à l’ancienne qui voit réapparaître le couple éternel des Verdurin, ou le dernier avatar du Café du commerce. N’ayant plus trop le goût des chamailleries littéraires ou idéologiques, et moins encore celui de la tchatche pour ne rien dire, je me suis gardé d’ouvrir ce blog à trop de « débats brûlants », et c’est ainsi qu’en un an les commentaires (4610 à ce jour) n’ont guère proliféré ni jamais tourné à la prise de bec ou de tête. Tant pis ou tant mieux ? Quoi qu’il en soit la nave va...

    969203646.2.jpgDu blog au livre. Réponse à Jacques Perrin et Raphaël Sorin.

    Elle va même si bien qu'au début de mai 2009, une partie du contenu de ce blog a fait l'objet de la publication d'un livre, sous le titre de Riches Heures, constitué comme un patchwork et qui essaie de rendre le son et le ton de ces notes quotidiennes dans la foulée des deux gros volumes de Carnets que j'ai publiés chez Bernard Campiche et qui ont fait l'objet de deux prix littéraires appréciables en Suisse romande.

    Sans la proposition de Jean-Michel Olivier, directeur de la collection Poche Suisse aux éditions L'Âge d'Homme, d'accueillir un florilège tiré d'un corpus d'environ 5000 pages, il est probable que j'en serais resté au blog, étant entendu que mes carnets existent par eux-mêmes sur papier. 

    Autant dire que l'exercice relève de l'essai, dont seul le lecteur jugera de la réussite. En ce qui me concerne, toute modestie mise à part, j'aime bien ce petit livre. C'est une manière d'autoportrait en mouvement à travers mes lectures du monde, il est plus facile à emporter le long des chemins qu'un laptop et j'y ai borné mes notes très personnelles, voire privées, à des fragments le plus souvent brefs et datés, reproduits en italiques.

    IMG_1535.jpgMes Riches Heures ont paru avec le sous-titre Blog-Notes 2005-2008, mais ce n'est pas de mon fait, et je me demande si c'est une bonne idée... Dans une très généreuse présentation de ce livre sur son blog, Jacques Perrin (http://blog.cavesa.ch/) relève justement que la forme de ce livre reste tout à fait dans les normes conventionnelles du texte, sans l'iconographie et les multiples jeux qu'elle permet sur un blog, dont je ne me prive pas.

    Cela étant, je tiens à souligner le fait que les possibilités nouvelles de l'outil-blog ont été, dans le processus arborescent de mon écriture, une stimulation tenant à la fois à l'interactivité et aux virtulaités plastiques de ce support. C'est grâce au blog que j'ai amorcé, avec mon ami photographe Philip Seelen, le contrepoint image-texte du Panopticon, et c'est également grâce au blog que j'ai développé mes listes de Ceux qui, accueillies ensuite par l'édition numérique Publie.net de François Bon et son gang.

    Grâce aux réseaux de l'Internet, les 150 lettres que j'ai échangées avec Pascal Janovjak, jusqu'à la période dramatique de Gaza, ont pu exister quasiment en temps réel, et la question de leur publication éventuelle s'est posée à nous, mais leur non-publication ne les ferait pas moins exister.

    Angelus Novus.net

    Benjamin11.jpgEt c'est alors que j'aimerais faire une remarque, liée à une grande lecture, remontant à l'automne dernier, des écrits de Walter Benjamin resitués chronologiquement par Bruno Tackels dans son essai biographique paru sous le titre de Walter Benjamin, une vie dans les textes.

    On sait que, comme il en est allé de Pessoa, les textes de WB ont été publiés pour majorité après sa mort. Or il est possible que, comme le relève d'ailleurs Bruno Tackels, la publication sur le domaine public d'un bloc eût particulièrement convenu à WB. Je me le suis dit et répété en constatant que je m'étais éloigné, ces dernières années, du Système éditorial ordinaire, avec lequel WB a toujours eu un rapport délicat. Dieu sait que je ne me compare pas à ce génie profus, mais l'expérience est significative, que recoupe la récente auto-pubication du dernier livre de Marc-Edouard Nabe sur son site. 

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    Est-ce une alternative intéressante à l'édition mainstream ? Je n'en suis pas sûr du tout. Notre liberté devrait respecter la liberté de tout un chacun et j'aime assez qu'un jeune écrivain continue de rêver de gloire via Galligrasseuil !

    J'ai été content, pour ma part, de publier mes Riches Heures sous forme de livre, mais le travail amorcé par François Bon & Co à l'enseigne de Remue.net et de Publie.net me semble ouvrir de nouvelles perspectives qui vont changer, je crois, le rapport de l'auteur avec le Système éditorial ou médiatique. Raphaël Sorin voit bien qu'un lecteur-critique-écrivain ne dénature pas forcément son travail en pratiquant l'art du blog - je dis bien l'art du blog, car c'est ainsi que je le vis, bien plus librement aujourd'hui que sur papier journal où le nivellement du Système se fait de plus en plus sentir au détriment de l'art de la lecture. 

    Benjamin13.jpgMais il n'y pas que ça: quelque chose est en train de se passer dont nous pouvons, chacun à sa façon, devenir les acteurs. Walter Benjamin eût-il dit, comme Alain Finkielkratut, que l'Internet est une poubelle ? C'est fort possible. Mais j'aime aussi à penser qu'il l'eût écrit sur son Blog, à l'enseigne évidemment d'Angelus Novus.net.

    Chemins13.jpgAu début de l'année 2012, un nouvel éditeur du nom d' Olivier Morattel, ayant publié un livre surprenant, Au point d'effusion des égouts, d'un youngster qui aurait l'âge de mon petit-fils, nommé Quentin Mouron, m'a proposé de publier un livre avec lui sur papier bio. J'ai marché à l'enthousiasme. Ce vingtième livre de ma firme s'intitule Chemins de traverse et constitue le quatrième volume de mes Lectures du monde, représentant environ 4000 pages publiées. 

    3290233831.jpgEn avril 2014 paraissait L'échappée libre, qui  constitue la cinquième partie de la vaste chronique kaléidoscopique de mes Lectures du monde, recouvrant quatre décennies, de 1973 à 2013. Sa 4e de couverture précisait ce qui suit:  "À partir des carnets journaliers qu'il tient depuis l'âge de dix-huit ans, l'auteur a développé, dès L'Ambassade du papillon (Prix de la Bibliothèque pour tous 2001), suivi par Les Passions partagées (Prix Paul Budry 2004), une fresque littéraire alternant notes intimes, réflexions sur la vie, lectures, rencontres, voyages, qui déploie à la fois un aperçu vivant de la vie culturelle en Suisse romande et un reflet de la société contemporaine en mutation, sous ses multiples aspects.
    Après Riches Heures et Chemins de traverse, dont la forme empruntait de plus en plus au "montage" de type cinématographique, L'échappée libre marque, par sa tonalité et ses thèmes (le sens de la vie, le temps qui passe, l'amitié, l'amour et la mort), l'accès à une nouvelle sérénité. L'écho de lectures essentielles (Proust et Dostoïevski, notamment) va de pair avec de multiples découvertes littéraires ou artistiques, entre voyages (en Italie et en Slovaquie, aux Pays-Bas, en Grèce ou au Portugal, en Tunisie ou au Congo) et rencontres, d'Alain Cavaier à Guido Ceronetti, entre autres. De même l'auteur rend-il hommage aux grandes figures de la littérature romande disparues en ces années, de Maurice Chappaz et Georges Haldas à Jacques Chessex, Gaston Cherpillod ou Jean Vuilleumier.

    Dédié à Geneviève et Vladimir Dimitrijevic, qui furent les âmes fondatrices des éditions L'Âge d'Homme, L'échappée libre se veut, par les mots, défi à la mort, et s'offre finalement à "ceux qui viennent".


    IMG_1575.jpgPost scriptum de juin 2016 : Après L'échappée libre,  trois nouveaux ouvrages ont été achevés, intitulé respectivement Les Tours d'illusion, La Fée Valse et La vie des gens. Enfin, sous le titre de Mémoire vive, un ensemble de mes carnets recouvrant les années 1967 à 2017 devrait paraître en l'an 20**, pour les 7* ans de l'auteur peut-être encore en vie, sait-on. Enfin, je travaille à un autre vaste ensemble de chroniques voyageuses, publiées en ligne sous le titre de Chemin faisant et dont le titre définitif pourrait être Le Tour du jardin... 

    16864891_10212227559311026_3597400430900070615_n.jpgPost scriptum de juin 2017: En mars 2017 a paru, aux éditions de L'Aire, le recueil intitulé La Fée Valse. La réception critique de ce livre, en dehors de quelques présentations de qualité sur la Toile, a été pour ainsi dire nul.

    Elle reflète la débilité complète de la critique littéraire en Suisse romande, et l'affaissement délétère des chroniques culturelles dans ce pays satisfait et repu, contre lequel d'aucuns ont entrepris de réagir, soit en lançant une nouvelle revue littéraire, à paraître cet automne sous le titre de La Cinquième Saison, soit, après la calamiteuse disparition du magazine L'Hebdo, la création d'une plateforme médiatique de qualité, intitulée Bon Pour la Tête et dont il y a beaucoup à attendre !

     

    Nota bene d’avril 2024
    Je lis ces jours, à moins de deux mois de mes 77 ans (le 14 juin prochain, même jour de la naissance d’Ernesto Che Guevara et Donald Trump dont je me tiens à égale distance…), un recueil de nouvelles de l’écrivain franco-israélien Shmuel T. Meyer d’une extraordinaire acuité de perception, face à la tragédie en cours, et d’une qualité poétique d’expression rarissime qui me réjouit en plein accablement.
     
     
    Ce livre me rappelle une nouvelle fois que « ça continue », et j’en ferai demain une chronique sur la « média indocile » Bon Pour La Tête, où j’ai publié plus de 250 chroniques depuis 2017 et  où mon camarade Jacques Pilet remettait hier en cause la pleutrerie de la politique étrangère et financière de notre pays, honte à nos larbins !
     
    Shmuel T. Meyer, dans Tribus, nous rappelle à chaque page que l’idéal sioniste a été trahi en « messionisme » tribal dont le fanatisme n’a d’égal que celui des islamistes massacreurs, et que la déchirure vécue à Jérusalem est l’affaire du monde entier, comme le prédisait Jacques Derrida cité dans La Folie de Dieu du penseur allemand Peter Sloterdijk.
    Or la « folie de Dieu » est, une fois de plus, un défi lancé à la Littérature, journal de bord de l’humanité qui se poursuit aujourd’hui dans la confusion générale et la recherche particulière d’un Sens, ainsi que les évoque le physicien rebelle Freeman Dyson à la fin de La Vie dans l’univers.
    Bref tout continue, on reprend tout à zéro dans la fraîcheur de notre sempiternel âge tendre, mon ami Bona Mangangu vient de m’aider à publier mon vingt-sixième livre, conçu en Oklahoma et imprimé en Grand Bretagne, à l’enseigne des angéliques Editions de La Désirade, où paraîtront demain, peut-être, si Le Créateur et notre directeur de publication consentent, mes proses voyageuses du Tour du Jardin, puis un essai sur Czapski le juste, puis le sixième volume de mes Lectures du monde, intitulé Mémoire vive, puis un roman faisant suite au Viol de l’ange, Les Tours d’illusion, et d’autres livres possibles de ma conception tardive ou d’autre compagnes ou compagnons de route à me rejoindre, qui sait ?
     
     
    Mon avant-dernier livre, paru en Suisse romande en septembre 2023, Prends garde à la douceur, dont AUCUN média local « mainstream » n’a daigné rendre compte, à commencer par le journal 24 Heures auquel j’ai donné vingt ans de ma ferveur généreuse avant son effondrement dans l’insignifiance bavarde, pourrait constituer ma dernière révérence testamentaire avec son triptyque de pensée (de l’aube, en chemin et du soir), mais l’important est ailleurs puisque « ça continue » de toutes les façons possibles, même par le Nuage, en attendant que nos enfants et nos petits-enfants nous relaient dans la folie sacrée de lire ou d’écrire…

    PS: l'oeuvre reproduite en couverture de L'échappée libre est de Robert Indermaur. L'illustration de La Fée Valse est de la main de Stéphane Zaech. 

  • Comme un Rembrandt

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    (Aux Maîtres anciens)
     
    La nuit au grand museau muet,
    s’avance en lent silence
    entre les tombes et les bombes,
    sans se blesser dans les rochers,
    aux clochers effondrés,
    ni récuser l’énorme bruit
    de tout le bataclan
    que la vie arrache à la vie…
     
    La nuit broyeuse au grand sourire
    d’amoureuse édentée,
    te regarde dormir
    ou classer tes monnaies antiques
    en regardant ailleurs -
    le Grand Ailleurs, disait-elle ironique
    en visant le Faiseur…
     
    La nuit convulsive d’un Bosch,
    ou d’un Goya camé
    aux effluves de tequila,
    s’agrippe à vous de ses caresses
    et de ses dents vous blesse,
    vous fait soupirer à confesse
    et de votre tréfonds remonte,
    épurée par la liesse ,
    la douce et sainte incantation
    d’un Rembrant en sa ronde …
     
    Peinture: Rembrandt van Rijn.

  • Le coup du chapeau

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    (Le Temps accordé. Lectures du monde VII, 2024)
     
    À La Maison bleue, ce mardi 30 avril. - Après, leur façon de dire «du coup » m’exaspère à un tel point que je m’empare de cet «après » et de ce « du coup » pour les coller à mes mélodies bricolées, et du coup je te dis pas la soirée qu’on a passée l'autre soir avec Jackie et Tonio chez Clémentine et les pêcheurs, ça se raconte pas, mais après je te le raconte quand même, et du coup je revois Jackie à vingt ans qui affronte plus ou moins son père dans le sillage de mai 68, où elle enchaîne bombe sur bombe, puis c’est Tonio qui me chambre avec la nouvelle bio de Kafka, et du coup je le chipote en lui lançant qu’après ces bios de disciples à genoux et autres épigones ne sont finalement que genoux et épigones, et tes lettres de Flaubert à Louise Collet, super – il y a quelque temps déjà que je me suis emparé du mot « super » -, mais moi du coup je reviens à Frédéric Moreau, chez les Dambreuse, découvrant la fiesta des mondains aussi nulle que celle de Marcel au quartier Saint Germain...
    Tonio était arrivé à la Grappe d'or en chapeau, genre Nizon au chapeau, Guibert au chapeau, Saul Bellow au chapeau, et du coup ça me rappelle le jeune étudiant américain qu’évoque Annie Dillard, très décidé à se faire un nom d’écrivain et commençant par se nantir d’un chapeau – après j’imagine Tonio se pointant chez un chapelier et choisissant ce chapeau grave comme un chapeau de Monk, et du coup je leur dis, à Jackie et lui, que Tonio est un Monk à sa façon, un ahuri que je vois toujours apparaître en caleçon à l’embrasure de la porte de leur noble demeure vigneronne de Bourg en Lavaux, tandis que je m'entretenais avec la belle violoniste spécialiste de Berg - nous deux parlant donc d’Alban Berg et de ses difficultés et Tonio se levant de sa sieste et surgissant à la tangente de notre conversation avec son torse maigre de lecteur de Thomas Bernhard et ses roustons dépassant du caleçon; et à Jackie qui ne suit pas les séries sur Netflix je commence de raconter Monk le frère occulte de son compagnon et de Robert Walser et de Bartleby (dont Tonio a parlé dans un de ses écrits récents) et d’Oblomov aussi , bref de tous ces personnages un peu décalés, dépassés par les événements, genre « no country for the old man » même s’ils sont jeunes, ces ahuris sublimes comme l’était le jeune homme à tout faire de Walser, et du coup je me dis que Jackie et Tonio sont eux aussi des personnages de série, et comme ils acquiescent et se disent prêts à s’y lancer je leur raconte celle dont j’ai esquissé le scénar avec Simon & Lapp au générique, deux vieux potes dont le bon vivant (Simon le jovial) est tenté par EXIT alors que son compère (Lapp le déprimé de naissance) essaie de lui remonter la pendule, et je leur raconte qu’après il y a eu, avec le jeune cinéaste engagé et les compères, les ajouts sans nombre à mon script initial, la mise en œuvre de l’épisode pilote et tout une galère de détails, avant les tractations avec la télé, bref je leur raconte que le projet de série serait le sujet d’une autre suite d’épisodes mais j’ai perdu de vue les compères qui n’apparaissent plus ni à la radio ni sur Youtube à ma connaissance – après je n’en ai d’ailleurs que fiche, et du coup je reviens aux trois tas de journaux que je me suis promis, ce matin, de dépouiller et avec eux les quatre premiers mois d’infos de cette année dite du Dragon de bois par les Chinois, etc…

  • Au ciel délire

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    Les ombres remontent d’en bas,
    de sous la table, là,
    où s’étalent tous les décombres
    des maisons, des manies, des saisons
    et des familles aux raisons égarées -
    cela devait rester caché !
     
    Tu me cherches où je ne suis pas,
    et moi je te retiens
    par notre lien de long silence
    que tu disais précieux,
    si précieux que nul autre lieu
    que ma seule présence
    ne te semblait plus accueillant…
     
    Ce que vous auriez aimé taire
    au moment de le faire
    est ainsi votre aveu,
    le secret de vos yeux que dévoile
    ce regard d’un dieu reconnu
    pour allier l’eau et le feu…
     
    Douce folie jamais éteinte.
    tendre philosophie
    du poète passant par là
    sans se presser jamais,
    jamais futile, jamais feinte -
    au ciel qui s’ouvre perdez-vous…
     
    Peinture: Bona Mangangu, Fleur de volcan.

  • Devant ce portrait

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    (Le Temps accordé. Lectures du monde VII, 2024)
     
    À la Maison bleue, ce dimanche 28 avril.– Le vieux sage au cœur d’enfant et à l'âme souveraine que figurait Charles Du Bos le murmurait en sa timidité devant le monde devenu Machine à faire et défaire indifféremment : « Nous ne sommes pas désespérés, nous sommes dans la perplexité», et le vieux Charlie, en compagnie duquel tout un chacun se sentait toujours un peu grossier, reprenait sa lecture relative à la notion de complémentarité selon Nils Bohr et, plus précisément, à la relation mutuellement exclusive qui existera toujours entre l’utilisation pratique de n’importe quel mot et la tentative visant à le définir rigoureusement, autrement dit la poésie et la science, le savoir nocturne et les théorèmes au jour le jour, l’oraison matinale des peuples ingénus et la macération théologique – et le dimanche y allait de ses cloches à l’autre bout du quartier…
    J’avais placé ce portrait de Lady L sur la paroi faisant face au grand lit de tek indien haut sur socle dans lequel elle aura dit ces derniers mots un autre dimanche d'il y a trois ans de ça : « Lady veut dormir », et maintenant elle me regarde quand je dors ou m’éveille, avec son air de Madone rhénane, selon l’expression de Pierre Omcikous qui en achevait le portrait, se demandant apparemment ce que mijote celui-là, mais il y a aussi de la bienveillance et de la magnanimité dans son expression, et je lui renvoie son demi-sourire qui ferait croire à certains que je n’en finis pas de cuver mon deuil comme il en va de Monk supposé ne jamais se consoler de la mort non moins cruelle de Trudy, mais l'interprétation est fausse dans les deux cas de cette absence augmentant notre présence...
    Je suis naturellement plus joyeux de nature que Monk, et plus bohème aussi : pas question que je croche le dernier bouton de ma chemise ni ne panique à la vue d’aucune nudité sexuelle quelconque, mais les bonnes femmes restent réellement là avec leur fichu sens des réalités – ne me parle pas de la Béatrice de Dante ou de la Laure de Pétrarque, et si ma bonne amie n’a pas été aussi sordidement assassinée que la Trudy de l'autre ahuri, comment qualifier le lent massacre qu’elle a subi de la part de la vie elle-même, sinon de crime avéré contre l'humanité ?
    Peinture: Pierre Omcikous, Portrait de Lady L., 1987. Pp LK/JLK.

  • À mourir de rire

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    (Le Temps accordé. Lectures du monde VII, 2024)
     
    Le navire de Swift s'éloigne
    Dans le temps éternel.
    Nulle indignation forcenée
    Ne l'y déchirera plus.
    Imite-le si tu l'oses,
    Voyageur qu'abêtit le monde,
    Car Swift a servi la cause...
    De l'humain qui est d'être libre...
    (W.B. Yeats, Swift's Epitaph, traduction d'Yves Bonnefoy)
     
    À la Maison bleue, ce samedi 27 avril.- Ce pourrait encore être un lendemain d’hier, aurais-je pu craindre après mes errances dans le vide de la veille à surfer comme un zombie, avant ce que j’appelle le départ du navire de Swift dans la nuit du sommeil - ç’aurait pu être un retour de fiesta désespérée s’il n’y avait eu là-bas, dans ce café perdu à l’immense négressse, le souvenir du rire de Swift réitéré par le récit que Kasperl, dans le rêve, nous avait fait de l’ultime éclat du jeune homme littéralement scié de rire et finalement explosé de rire par la lecture du récit de la Passion du Christ représentée au théâtre municipal de Saavedra de La Paz, quand la croix tout à coup s’ébranle dans le décor minable et que le crucifié s’exclame « putain je tombe ! », et l’évidence ce matin qu’après ce rêve j’allais vivre un samedi féerique comme on en fait plus m’a fait relancer mon propre récit des apparitions de Gian Gaspard...
    Hier encore, avant le message électronique de Shmuel me remerciant pour ma chronique, qualifiée de « très belle et très touchante « , j’avais été touché moi aussi, en pédalant sur mon vélo de chambre avec, à l’écran de mon laptop, l’épisode à crever de rire (déjà!) de Monk se fait un ami , en me rappelant mon propre fantasme de toujours de l’Ami unique, partageant de toute évidence la candeur idiote du personnage voué par nature aux déceptions de l’enfance.
    Monk a peur de la Nature, ce qui n'est pas mon cas. Adrian Monk compte plus de 120 allergies, alors que je n'en ai déclaré aucune lors de mon dernier passage à l'hosto - Monk craint les hostos comme la lèpre et les sangsues, alors que je me surprends à faire de l'esprit avec les soignants - ce que je me reproche comme toute indiscrétion ou familiarité déplacées, tutoiement compris. Monk fait une tragédie du moindre saignement de nez, alors que celui-ci m'a fait découvrir la cour des miracles de l'Hotel-Dieu parisien, un matin d'hémorragie qui relevait peut-être de l'acte manqué - je devais rencontrer le même jour un éditeur influent. Monk est un intuitif plus-que- présent, en quoi je m'identifie à cet ahuri angélique me rappelant Robert Walser, Oblomov, Bartleby et autres âmes sensibles familières à Shmuel T. Meyer.
    Ce samedi à venir n'aura pas son pareil, dédié à sainte Zita, patronne des servantes et des femmes de charge sur la tombe de laquelle se sont multiplié les miracles - lesquels préludent en somme à ce jour qui me trouve un peu tousseux, le souffle court et les mollets sciés à crever de rire, plus quelques signes avant-coureurs de je sais quoi qui me font sortir mon doseur d'initrate isosorbide peut-être contre-indiqué d'ailleurs, avant la prise de mes 10 molécules quotidiennes prescrites au titre de cardiopathe accessoirement sponsor du Big Pharma...
    Peinture JLK: Le chemin sur La mer, Acryl sur toile, 2020.

  • Ce rire à la folie

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    (Kasperliana, 2)
    L’intensité sans pareille de sa présence se ressentait par défaut quand il les avait quittés et qu’ils se retrouvaient là tout cons à se demander ce qui leur était arrivé pour qu’à l’instant ils se sentent à la fois si pleins et si vides, ils (ou elles si tu préfères), s’étaient retournés une dernière fois dans la ruelle de cette nuit-la ou n’importe où d’où il venait de disparaître, et les choses restaient là sans lui , les choses inexplicables, les choses abruties quand on ne les regarde pas vraiment, le navire de Swift qui a disparu dans la nuit libérée par son rire, et c’est d’ailleurs de cela que vous aviez parlé avec Kasperl avant qu’il ne se retire de la Grappe d’or comme il y était entré - comme en douce serait l’expression la plus exacte-, ce rire à la Swift qui fait parfois mourir tant il est plein de toute la splendeur odieuse et de la cruauté délicieuse des choses de la vie - et ce soir là précisément Kasperl leur avait rapporté ce que son occulte compère Shmuel lui avait narré à propos du garçon scié de rire à la lecture du roman de Vargas Llosa, littéralement explosé de rire quand , à la représentation de la Passion du Christ au théâtre municipal Saavedra, à La Paz , la croix se met à trembler, dont le crucifié s’exclame tout soudain « je tombe, putain je tombe! », et le rire du jeune homme se met à proliférer alentour au kibboutz de Yaad Hanna, Kasperl reprend texto les mots de son compère Shmuel, « Le rire du jeune homme, qui venait de naître dans un théâtre d’Amérique du sud, à trois mille cinq cents mètres d'altitude, deux décennies avant que la nuit n’assombrisse la cime des cyprès et des arbres de Judée du kibboiutz Kvar Avraham, ce rite universel qui rend si truculent, la peau de banane, ce cinéma muet mental de seize images par seconde, avait provoqué la plus miraculeuse des mécaniques humaines »…
    Tonio riait comme on pète et Jackie pouffait, pliée, tandis que le rire gagnait toutes les tables de la Grappe d’or où la belle Camerounaise s’activait en se gondolant à son tour, et Shmuel y allait de sa lancée : «Jamais rire ne fut plus puissant, porté par le caquètement des poulets et des dindes, par le meuglement des vaches, le hurlement des chiens sauvages, porté à travers les collines desséchées du territoire de Menashé, de Jisr al-Zarqa, jusqu’aux ruines de Césarée, jusqu’à son aqueduc qui longe le sable et la mer, les eaux jaillissantes et le rougeoiement du ciel, aux confins de Sdot Yam »…
    Notre rire aussi avec Bona et sa Marie Lumière, Bona qui me montrait sur son portable la maison construite de ses mains au-dessus du fleuve Congo et dont tous les ouvriers agricoles s’étaient mis à se désopiler, le rire de Bona quand il avait rencontré cet enfoiré de Tonio, le rire de Marie Lumière quand j’avais débarqué au 69 Burnaby Steet à quelque pas de la salle de musculation désaffectée – vision de boutique bombardée aux gisantes haltères couvertes de poussière – où tu pouvais rencontrer Mister Muscle Great Britain avant les années de dépression -, ce même rire dont parlait Shmuel « destiné à faire plier les puissants et abattre cent portes de forteresse, de sépulcres et de sépultures », ce même rire qui fait dévier les drones russes au-dessus des chaumières d’Ukraine, « le rire libre, gratuit, celui qui n’a d’autre ambition que d’être un orgasme de l’esprit et des boyaux, de congédier dans la volupté le réel, la tragédie, la mort et son attente angoissée ; ce rire collectif était étoilé de milliers de nuances. Une polyphonie symphonique qui possédait toutes les clés pour ouvrir la ville comme une figue mûre et sucrée. Jérusalem fut surprise dans son sommeil peuplé de rêves messianiques », etc.

  • Tierce de joie

     
    (À l’Ami unique et pour Lady L.)
     
    Tu me suis partout où je vais,
    ou plus exactement:
    tu m’y as précédé souvent
    aux heures qui te chantent
    en ce constant enchantement
    de ta seule présence…
     
    Tu n’as surgi de nulle part:
    sans décrier le monde,
    la part que tu savais y prendre
    ne laissera plus d’autre trace
    que celle des mots
    tracés à l’eau sur le miroir
    se rappelant ta grâce…
     
    Toi seul savais me parler d’elle,
    alliés à jamais,
    buvant à la même fontaine
    la même eau pure du seul instant
    au commun sablier -
    seuls à jamais nous ressemblons
    à qui n'est jamais séparé...

  • Shmuel T. Meyer, contre la haine, célèbre la ressemblance humaine

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    Avec les douze nouvelles de Tribus, souvent déchirantes, mais combien éclairantes et gages d’espoir « malgré tout », l’écrivain franco-israélien en dit plus que maints experts et autres analystes, sondant les sources de la haine qui divise aujourd’hui la société israélienne, où l’idéal sioniste s’est transformé en « messionisme » vengeur avec une violence inouïe…
    Un double sentiment, d’accablement désespéré et de joie paradoxale, de tristesse partagée et de confiance confuse refusant le pire, ne cesse de s’imposer à la lecture des récits à la fois très incarnés et fortement symboliques de Tribus, nouvelle illustration de l’immense talent de Shmuel T. Meyer, vivant lui-même la déchirure vécue par les Israéliens entre eux.
    « La vie était propre et simple même après l’assassinat de Rabin, parce que la colère était nourrie d’espoirs. Yoav et son épouse croyaient en la rédemption des hommes », lisons-nous dans la sixième nouvelle de Tribus, intitulée Yoav et Maya et décrivant la vie d’un couple de sexas de bonne foi (lui est le rabbin d’une communauté réformée enseignant l’histoire des religions, et elle est infirmière en oncologie), mais ladite « foi en la rédemption des hommes » a du plomb dans l’aile depuis le 11 septembre (la famille de Yoav l’accompagnait alors aux Etats-Unis pour une série de conférences ), le « judaïsme bonhomme » pratiqué par le couple a subi des coups avec la radicalisation religieuse en marche, et plus particulièrement quand un juge intègre de leur connaissance, ancien président de la Cour suprême, a soudain été placé en résidence surveillée par un sbire du Premier ministre, enfin leur communauté libérale est devenue l’objet d’injures et d’attaques physiques de la part des ultraorthodoxes conspuant les « faux juifs prosélytes d’Amérique », et la conclusion est à fendre le cœur quand ces amoureux de Jérusalem, ces pratiquants d’un « judaïsme de la joie », se font dire, par un fonctionnaire de police des frontières à dégaine de seul véritable défenseur de la tribu, que leur nouveau passeport leur ouvrira désormais toutes les portes, sauf celles de leur pays...
    La vie décrite, plutôt que les bombes, les destinées personnelles et leurs « petites histoires », ressaisies dans la dérive collective de l’Histoire avec une grande hache, mieux que les analyses expertes et autres explications géo-politiques ou théologico-sociologiques: telle est la matière de ces douze modulations individualisées de la vie des gens à visages de femmes et d’hommes de conditions et de convictions diverses, témoins d’une tragédie aboutissant aujourd’hui, après un odieuse agression de masse islamiste, à un non moins abominable massacre des innocents.
    Mais que peut faire un écrivain face à la Shoah, face aux pogroms, face aux fatwahs et aux razzias ? L’on se rappelle l’injonction de Theodor Adorno, selon lequel « après Auschwitz, écrire de la poésie est barbare », mais de même qu’Adorno s’est rétracté, la Littérature a prouvé depuis lors qu’elle participait bel et bien à la lutte « contre Auschwitz », et c’est « la poésie », justement, qui constitue l’un des forces de Shmuel T. Meyer, à savoir la concentration, à chaque page de chacune de ses nouvelles de la beauté et de la bonté dans le contexte humain parfois le plus haineux ou le plus laid, cette nouvelle société israélienne aux prises avec le fanatisme et ce que le penseur allemand Peter Sloterdijk appelle justement « la folie de Dieu ».
    Or nous voici arrivés en ces temps où des citoyens qui ont cru à l’idéal sioniste, déçus voire désespérés par le « messionisme » qui fait danser les Messie avec Satan s’exilent en Allemagne…
     
    « Je fous le camp », déclare le jeune Avroumchik. «Définitivement. Vancouver, Melbourne, Auckland, Copenhaugue, Berlin. Un endroit qui n’est pas ici, un endroit où tu ne serais pas juge. Un endroit où Dieu me semblera heureux »...
    Dans la nouvelle intitulée Le jour du colonel, ce jeune caporal-chef chargé de conduire une juge militaire au procès d’un colonel dégradé représentant « le patron de ce qui restait de l’opposition parlementaire », taxé d’antisémitisme et de trahison par le Premier ministre et qui se suicidera le soir même, cet Avroumchik a perçu la nouvelle violence plombant la capitale de l’Etat hébreu, « une violence qui échappait au sens commun de la violence tribale, économique ou sociale », ici la violence était divine, il n’en doutait pas un instant, une justice sans miséricorde, une violence de la radicalité ».
    Et le vieux Ravi, le cœur à gauche et l’âme en lambeaux, de formuler son propre désespoir dès la première nouvelle de Tribus et dans son épilogue : « Lui qui était, aux yeux de la communauté séfarade, lorsqu’il portait encore l’uniforme, un symbole de fierté, était devenu à sa retraite et depuis son remariage avec Nava, la cible préférée des prêcheurs des synagogues orientales. Il avait toujours fait le choix d’Israël contre celui des tribus. Il s’était trompé. Le tribalisme ontologique du peuple juif s’était imposé face à l’utopie du rassemblement des exils ».
    Des prénoms, des visages et des voix…
    Si vous ne savez rien des traditions et des rites du judaïsme, ne connaissez rien de la cuisine judéo-arabe ou des découpages territoriaux de Jérusalem et environs cousus de checkpoints, sursautez plus ou moins devant les noms et prénoms, ou autres noms de lieux, tels que Shaul et Rafi (deux vieux amis aux positions contrastées) et Nava et Ronit (leurs épouses), ou le septième enfant de dix prénommé Yakov et surnommé Koby, ou le kibboutz Kfar Avraham où sont nés divers personnages, Josh le vieux hippie transformé en mystique , Scanner le rabbin et IRM son épouse, la ville arabe bétonnée à la diable de Umm el Fahm ou la tribu hiérosolymitaine de Reb Pinhas Altschuler ; si les premières manifs de Shalom Akshav (la Paix maintenant) ne vous en disent pas plus que les éditos contestés d’Amira Hass dans le supplément de Haaretz, pas de soucis les amis : vous serez illico dans le bain malgré vous grâce à la grâce grave du conteur dont les histoires rassemblent aux vôtres, histoires de familles semblables aux familles de partout avec leur grognes à propos de tout, sauf qu’Israël ne ressemble à rien avec son Histoire taillée à la hache, son passé terrifiant et « tout » qui recommence comme aux temps bibliques des tribus en bisbilles…
    Par delà l’horreur, la vie…
    La composition des onze nouvelles de Tribus a été achevée par Shmuel T. Meyer le 27 juin 2023, au kibboutz Nativ Halamed Hé. L’épilogue, plus que poignant : bouleversant, est daté du 7 octobre 2023. Nous y retrouvons Rafi, en phase terminale de cancer, Nava son épouse et le jeune infirmier Idan du « camp des vainqueurs », petit-neveu de Koby de la Mousrara, mais le contraire de ce perdant : un futur médecin à large kippa qui lance au grand malade : « On les crèvera tous…ces nazis, ne vous en faites pas, Monsieur Rafaël, ces sauvages on les crèvera tous ».
    Alors Nava, plus que jamais éprise de justice et de vérité, de reprendre Idan : « Ce ne sont pas des nazis. Ils ne mécanisent ni n’industrialisent la mort des juifs, ce sont des pogromistes, comme le furent les Roumains, les Ukrainiens, les Polonais, les Baltes, les Russes, les Croates ». Et la très belle femme aux cheveux blancs de poursuivre : « J’ai l’âge de ce pays dans lequel j’ai eu la chance de naître, je suis sûre que Rafi dirait « ou la malchance, imagine-toi la Californie en 1948 ». Je suis née à Jérusalem, imagine-toi Idan. Je suis née dans cette ville que tous les juifs durant toutes les générations espérèrent comme la fin de l’exil, la fin de la haine, la fin des pogroms et du gaz, et des crachats et de la peur »…
    Et la vieille épouse de Rafi de poursuivre au nom de celui-ci : « Le sionisme nous avait promis plein de choses et notre expérimentation collective de deux mille ans d’exil était tentée d’y apporter foi. Les juifs qui ont toujours espéré quelque chose ont été trahis chaque fois par de faux messies venus de leurs rangs, le sionisme semblait pour certains une espérance crédible qui avait répondu à sa première promesse – le retour du peuple juif sur sa terre ancestrale. Mais il y avait d’autres promesses, Idan. Celle d’être une démocratie généreuse, mais aussi celle d’être le seul endroit au monde où les juifs seraient en sécurité. Er ces deux promesses-là, le sionisme ne les a pas tenues. Notre démocratie ? La lumière s’éteint comme une bougie qui grésille depuis 1967 déjà. Des Cosaques venus de Gaza arrachent en Israël les têtes des enfants, éventrent les femmes, les violent, les brûlent, assassinent des vieillards. Voici les deux promesses que le sionisme n’a pas voulu ou pas pu respecter, Idan ».
    Et Nava d’enjoindre finalement le jeune infirmier qui va recevoir son ordre de mobilisation : « Alors, va te battre contre les Cosaque de l’Islam, mais fais respecter cette promesse avec justice et humanité et, lorsque tu reviendras de cette guerre, rallume la flamme de la démocratie qu’on y voie enfin clair dans ce pays et qu’il redevienne une espérance humaine, ici et maintenant, et pas dans un monde où le Messie danse avec Satan »…
    Shmuel T. Meyer. Tribus. Gallimard, 2024. 164p.

  • Ne pas savoir d'amour

     
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    (Aux mânes de W.B. Yeats)
     
     
    Jeunes, ils se seront donc aimés,
    ne sachant rien de rien,
    sur le rivage, en nudité,
    sans un mot pour le dire -
    le dire de l'obscure lumière,
    dès l’amour tout premier…
     
    Mort ou enfui, tout autre amour
    aura beaucoup parlé:
    les vieilles amours savent tout
    et les arbres en plein jour
    ne sauraient ignorer
    la nuit de leurs corps élevés
    en feuilles tout là-haut
    frémissant entre les écueils
    du grand ciel océan…
     
    Vous n’êtes pas morts au remords:
    vous savez le failli,
    dès l’enfant sans aucun déni,
    vous êtes préparé;
    mais savoir est ange déchu,
    aurez-vous donc appris
    dès qu’amour vous fut accordé,
    aussitôt enlevé, aussitôt révélé...
     
    Aquarelle: carnets de JLK

  • Sourcier de parole

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    Une belle rencontre en 1992, à Vevey. Yves Bonnefoy y était venu pour évoquer son ami le peintre et sculpteur Raoul Ubac. Entretien.

    Il est beau d'entendre un grand poète d'aujourd'hui s'expliquer loyalement, donc avec autant de simplicité que de minutieuses nuances, sur la quête d'une existence et d'une œuvre. Tel préjugé voudrait que la poésie fût réservée à quelques lettrés évanescents, ou ne constitue qu'une sorte de jeu cérébral ou d'évasion esthétique. Mais c'est à l'opposé de ces contrefaçons que se déploie l'œuvre poétique d'Yves Bonnefoy, dont la première vertu est de nous restituer, plus que réelle, la présence du monde, tout en ressaisissant notre propre présence au monde.

     

    —      Comment définiriez-vous aujourd'hui, pour le lecteur le moins initié, votre petit-fils ou votre grand-père berger, la poésie et ce qu'elle peut ou veut dire par rapport au discours ordinaire? 

    —      Votre question a plus de sens pour moi que vous ne l'avez imaginé. La mère de mon grand-père fut bergère, en effet, bergère toute sa vie sur le Causse, et si je l'avais connue, et à l'âge où je vins à réfléchir à la poésie, je me serais certainement demandé s'il fallait que je lui explique ce qui d'évidence me retenait à ces publications si étranges, quitte, ensuite, à m'abstenir de rien dire. Pourquoi ne pas vouloir parler de la poésie à un être que l'on respecte, alors que le poème n'existe que sous le signe d'autrui, et par un désir d'échange enfin autre et plus essentiel que les stéréotypes de la parole ordinaire? Parce que ce que cette vieille femme percevait encore instinctivement, sur ses précaires chemins de pierres, dans les chapelles de son village, ou penchée sur l'âtre noirci, à savoir qu'il y a de l'absolu, et que cette sorte-là de présence du monde est comme donnée, à des moments, dans l'arbre, dans le rocher, dans le ciel, eh bien, c'est ce qui pour d'autres qu'elle, et de plus en plus aujourd'hui, est une expérience difficile, à demi éteinte par nos façons de penser, d'où suit qu'on ne pourra la revivre que par une lutte contre les mots, dans des poèmes qui en seront ainsi d'accès difficile pour ceux qui n'ont pas eu l'occasion de prendre conscience de ces événements qui ont lieu à l'intérieur du langage. J'aurais eu à expliquer beaucoup de faits de culture, j'aurais dû tenter de le faire avec des vocables de spécialiste, et n'aurais donc pu qu'attrister la vieille femme vêtue de noir, aux mains sans écriture: elle aurait même pu en venir à croire que c'était moi, celui qui savait! Le souci de la poésie est aussi de nos jours un souci quant à la façon d'en parler à ceux qui sont le mieux placés pourtant pour la vivre encore. Et parmi eux les enfants. 

    —      Avez-vous souvenir de votre premier étonnement poétique?

    —      Vous avez raison, c'est bien cette idée de l'étonnement qui permettrait sans doute le mieux de définir, disons peut-être plutôt de désigner, la poésie: et surtout si c'est un enfant, celui auquel on s'adresse. Car un certain étonnement, c'est l'enfance même, et c'est en lui que la poésie peut prendre. Mon premier étonnement? Un de mes premiers, en tout cas? Je me revois à la fenêtre ou sur la terrasse de la maison de mes grands-parents, regardant un gros arbre isolé des autres sur la colline d'en face. Je revenais sans cesse l'interroger du regard, en sa distance, en ce silence, pourquoi? D'abord, parce qu'à être ainsi tout seul, là-bas, sur l'arrière- fond indistinct des autres, il parlait du fait d'être un individu, une existence d'individu, ce qui me permettait de prendre conscience de moi- même, en retour, comme d'une personne au seuil de sa destinée. Mais l'idée de personne n'a rien qui conduise à la poésie, spécifiquement, et l'étonnement se portait au-delà, si je puis dire: c'était de voir l'arbre s'éployer, dans cette forme et ce lieu de hasard jusqu'au bout portant de ses branches, à tous les points extrêmes de son contour sur le ciel, ce qui transmutait ce hasard en évidence, cette part du tout en le tout lui- même. L'arbre un jour ne serait plus là ? Et pourtant, c'était lui la réalité, et de façon si profonde que la pensée des temps à venir, ou passés, la pensée du temps, celle aussi bien de l'espace, se dissipaient. Comment mieux dire cela? Et justement, peut-on même le dire? L'étonnement, n'est-ce pas aussi ce qui ne trouve pas de mots pour se dire? Voilà ce que je pourrais rappeler si mon interlocuteur était un enfant (car quel enfant ne vient pas d'avoir une expérience semblable?) en lui disant qu'un poème, c'est quand ce qu'on lit vous rend brusquement à propos de ce dont il parle cette impression que me faisait l'arbre. Je pourrais alors ajouter que pour que le poème existe il faut que celui qui l'écrit ait écouté le son des mots: car c'est d'opposer dans le vers l'exigence des sons à celle du sens qui permet de ne plus être le prisonnier de cet enchaînement des notions qui nous offre de tout dire de chaque chose, sauf sa présence. 

    —       Qu'avez-vous pensé du déploiement festif lié à la commémoration de Rimbaud? 

    —      Rimbaud avait été cet enfant. Il a préservé comme aucun autre poète l'étonnement de l'enfance. Il a évoqué cet étonnement de façon irrésistiblement communicative dans quelques «Illuminations», par exemple. Comment, du coup, être heureux de ces commémorations qui l'ont entraîné dans un flot de formulations, de stéréotypes si conventionnels, si faciles que tout s'éteint là où ils fluent et refluent? Peut-on parler de la poésie, nous demandions-nous tout à l'heure, et comment? Seulement, en tout cas, dans le rapport de personne à personne — conversation, livre qui donne le temps de descendre en ce que nous sommes — et non sur des tréteaux, avec haut-parleurs, et l'imposteur qui est en train de parler plus fort que tous les autres, bien entendu! Dire cela, ce n'est pas vouloir que Rimbaud ne soit pas connu. C'est savoir qu'il ne vaut d'être présent partout que préservé dans son exigence. On n'aura plus rien de Rimbaud si on ne distribue de lui que l'image qui permet à n'importe quel adolescent d'imaginer qu'il est l'auteur d'«Une saison en enfer» dès qu'il se met un baluchon sur l'épaule...

     

    Bonnefoy3.jpgLa ferveur et l’absolu

     

    Célébration de cela simplement qui est (nos «vrais lieux» et leurs bases élémentaires de pierre et de vent et d'eau et de feu, puis les présences vivantes qui y inscrivent leurs traces et leurs projets), l'œuvre d'Yves Bonnefoy est simultanément interrogation vibrante sur le sens de cette présence marquée du «chiffre de mort» et cernée de «fausse parole»; le musicien du verbe rejoignant alors le penseur. 

     

    Dans le sillage de Valéry (dont il poursuit les grandes leçons de poétique au Collège de France), mais en terrien aux figures plus incarnées et moins drapées, Yves Bonnefoy est sans doute, des poètes contemporains, celui qui a le plus magistralement associe les élans obscurs de l'imagination lyrique et les pondérations de la raison discursive. 

     

    Ainsi les recueils du poète (les Poèmes de la collection Poésie/Gallimard, préfacés par Jean Starobinski, en regroupent quatre majeurs, constituant la meilleureintroduction, avec la monographie de John E. Jackson dans «Poètes d'aujourd'hui», chez Seghers; et l'on ne saurait trop recommander aussi Début et fin de la neige, paru au Mercure de France en 1991, qui nous comble par sa simplicité souveraine) voisinent- ils avec une œuvre non moins importante d'essayiste, de prosateur et de traducteur de Shakespeare. Lecteur admirable (son introductionà Rimbaud reste un phare pour les jeunes lecteurs), le poète est enfin un interprète à la fois savant et inspiré des messages chiffrés de l'art, dont témoignent les lignes fraternelles et lumineuse consacrées à Raoul Ubac dans le catalogue de l'exposition. Avec ce sourcier de silence, l'on pourrait dire, enfin, qu'Yves Bonnefoy partage le goût des matières élémentaires et des formes transfigurées, porté par la même ardente ferveur et le même sens de l'absolu.

    (Cette page a paru dans le quotidien 24 Heures en date du 13 août 1992)

  • Vivre et survivre

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    (Le Temps accordé, Lectures du monde VII, 2024)
     
    À la Maison bleue, Ce mardi 16 avril. – Comment échapper aux mots creux de la bondieuserie sans cesser de poursuivre sa chasse aux dieux de l’Amour avec une grande aile, me demandais-je ce matin à l’éveil d’une nuit vide suivant une soirée de désordre mental au ciel plein des trous noirs de l’Obsession ? À cela l’oblat aurait répondu : par la prière, tandis que je réponds : par la poésie...
     
    SERPILIÈRE. – Quand les jeunotes se pointaient au couvent très impatientes de s’élever l’âme et de plaire à l’Époux, soulevées d’avance à la seule idée d’être demain meilleures et après-demain parfaites, Teresa leur filait un seau et une serpilière et, désignant les sols à récurer, leur disait simplement : récure.
    Ce que je vais m’efforcer ce matin de faire pour nettoyer ma propre ordure, dedans, et dans mes chambres : les objets, trop d’objets, trop de tas de papiers, de journaux, de revues et de livres, de manuscrits et de tapuscrits, de brochures et de bricoles, et commençant par le tout début, de mon semainier je tire mes 8 molécules du matin en notant : plus de Metroprolol, donc pharmacie cet après-midi...
     
    LE SAGE INCONNU. – Constatant mon incapacité de faire des sermons ou de prodiguer de bons conseils sans grimacer, je me rappelle ces années où aux filles, petites ados, j’ai envoyé deux ou trois lettres signées Le Sage inconnu, qui les ont intriguées (cela était posté) amusées (je l’ai constaté) et peut-être incitées à quelque réflexion introspective, qui sait ? Aujourd’hui je n’oserais plus. Mais le Sage inconnu poursuit en moi son travail de sape et de rétrospection sourcilleuse ou d’encouragement libérateur à la relaxe magnanime, contre ma tendance puritaine voire narcissique à l’autoflagellation.
    À cette médiation participent le Camus de mes seize ans, Alexis Zorba sur les hauts d’Ailefroide, le Jouhandeau de mes dix-huit ans, Charles-Albert le solaire un peu plus tard, et Witkacy le visionnaire, Annie Dillard hier, ce matin l’oblat Maurice Zundel dont j’apprends qu’il cramait deux paquets de cigarettes par jour et ne dormait parfois que deux heures la nuit tant il bûchait, tout à l’heure l’Abbé au téléphone, et j’oublie, entre tant d’autres, le filosofo ignoto de Guido Ceronetti et ce cher vieil Amiel, et Mozart, et Rimbaud jusques au Harrar…
     
    DE L’OBESSSION. – Le seul mot fera croire à la police morale multiforme des temps qui courent que c’est de sexe qu’il s’agit, et c’est en effet de sexe qu’il s’agit, mais non tant d’amour et de filiation que d’agitation mondiale et de branloire générale, quand la folle Machine tue le temps, comme on dit, et que la multitude s’agite sur les écrans qui la paient de ses propres mots et d’argent sale, tel étant le trou noir de l’involution où parfois vous vous laissez emporter à votre corps peu défendant, car le corps s’est délabré lui-même en machine reptilienne et c’est ainsi que tout se défait, que tout se décrée entre votre miroir et les abattoirs de Gaza…
     
    DE LA SURVIE. – À Georges Haldas qui, d’un ton quasi inquisitorial, lui demanda un soir, au souper des amis, si elle croyait ou non à la résurrection ma bonne amie lui répondit du tac au tac que non, que pas du tout, qu’absolument pas, sauf tous les matins quand le merle ou le facteur sifflotent, et chaque matin je pense à elle qui, pudeur ou bonne façon de fille à sa mère maltraitée en son enfance par les Sœurs peu charitables, célébrait ainsi le cadeau tour à tour béni et maudit de notre vie dont la survie n'est que dans nos cœurs…
     
    Dessin JLK: Lady L. en nos jeunes années.

  • Comment Simenon et Patricia Highsmith déjouent les poncifs du polar

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    355642985_10231897324202855_8584267610137834341_n.jpgSouvent relégués au rayon subalterne du roman policier, Georges Simenon - sujet ces jours d’une exposition à Montricher, et Patricia Highsmith, dont le personnage de Tom Ripley fait l’objet d’une nouvelle série exceptionnelle de Steven Zaillian, avec Andrew Scott dans le rôle-titre - ont laissé deux œuvres d’envergure  sondant les profondeurs de la psychologie humaine et développant une observation sociale d’une lucidité rare – qualités rarement partagées par les auteurs de « polars », notamment en Suisse romande… 

    Georges Simenon se plaignait de ce que la critique et le public français le considérassent (pour parler comme San Antonio) strictement comme un auteur de romans policiers, alors que le reste du monde voyait en lui un écrivain à part entière. De la même façon, Patricia Highsmith – elle-même vive admiratrice de Simenon mais ne prisant guère le genre policier en tant que tel -, n’appréciait pas du tout le titre de « reine du crime » que d’aucuns lui accolaient. 

    Or s’il est vrai que les « purs littéraires », et surtout en France,  aiment à séparer ce qui est «vraie littérature » des genres dits mineurs (polar, science fiction, fantastique, littérature populaire en un mot), il n’est pas moins évident que le roman policier, dit aussi roman noir, thriller ou polar, a ses règles spécifiques qui en font, qu’on le veuille ou non, et sans mépris, un genre particulier.

    Simenon reconnaissait, le premier, que la série de Maigret obéissait à certains schémas dont il éprouva, à un moment donné, le besoin de se libérer. Cela ne signifie pas que ses Maigret soient forcément schématiques, mais le fait est que le meilleur de Simenon échappe aux normes du polar. Un volume en partie « biographique » de la prestigieuse Pléiade, paru en 2009, témoigne à la fois de la reconnaissance et du niveau de qualité et de profondeur d’au moins une  trentaine de romans qu’on taxe tantôt, comme l’auteur, de « romans durs », ou de « romans de l’homme ».

    C’est ainsi que Lettre à mon juge ou le balzacien  Bourgmestre de FurnesLa neige était saleLes inconnus dans la maisonFeux rougesLes gens d’en face ou L’homme qui regardait passer les trains, pour ne citer que ceux-là, ressortissent bel et bien à la meilleure littérature, comme il en va de Crime et châtiment de Dostoïevski, si proche à l’inverse de certains romans noirs.

    Mais qui était Simenon, formidable personnage lui-même de roman sans rien de «policier» ? De Pedigree à la Lettre à ma mère, entre sept autres romans, le volume de La Pléiade éclairait incidemment la personnalité même du grand romancier.

    Quand le « je » devient « il »

    Il aura fallu, à l’été 1940, qu’un médecin lui annonce sa mort à brève échéance (deux ans au plus) pour que Georges Simenon entreprenne soudain, pour son premier fils Marc en bas âge, de rédiger l’histoire de sa propre enfance et de son clan liégeois, «afin qu’il sache »...

    Dans l’immédiat, interdiction lui était faite de fumer, de boire ou de faire l’amour. Dur, dur pour un homme aussi porté sur la chair que sur la chère, incroyablement fécond (dix romans rien qu’en 39-40 !) et qui venait de payer de sa personne dans l’accueil de 18.000 réfugiés belges à La Rochelle, en tant que « haut commissaire » spécial…

    À 38 ans, déjà célèbre et richissime, le romancier avait signé plusieurs centaines de romans, sans jamais parler de lui-même. Or c’est en « je » qu’il allait rédiger les cent premiers feuillets d’un texte (réédité plus tard sous le titre de Je me souviens) qu’il soumit à André Gide, lequel lui conseilla de passer à la troisième personne pour se raconter plus librement, comme… dans un roman de Simenon.

    Ainsi fut écrit Pedigree, pavé de 400 pages et tableau vibrant de vie et d’humanité d’un quartier populaire de Liège au début du XXe siècle. Au premier rang : le jeune Roger Mamelin, entre un père sensible et digne (très proche de Désiré Simenon), et une mère castratrice, découvre tout un monde de petites gens attachants, les vertiges du sexe éprouvés par l’enfant de chœur courant au bordel avec les sous du curé, enfin la vie profuse de la ville ouvrière. Le récit s’achève à la seizième année du protagoniste, mais Simenon prétendait que l’essentiel d’un individu se forge avant dix-huit ans…

    Qu’il évoque la dictature politique (l’URSS des Gens d’en face) ou la guerre conjugale (dans Pedigree dont les conjoints ne se parlent plus que par billets interposés), ses anciens amis qui ont mal tourné ou les peines d’un enfant trop sensible, Simenon le romancier reste évidemment le même homme que le mémorialiste aigu (à qui l’on intentera trois procès !) ou que le reporter autour du monde : un écrivain d’une incomparable porosité, toujours fidèle à sa devise de « comprendre et ne pas juger ».

    Du noyau au « trou noir »…

    « Nous sommes deux, mère, à nous regarder ; tu m’as mis au monde, je suis sorti de ton ventre, tu m’as donné mon premier lait et pourtant je ne te connais pas plus que tu ne me connais. Nous sommes, dans ta chambre d’hôpital, comme deux étrangers qui ne parlent pas la même langue – d’ailleurs nous parlons peu – et qui se méfient l’un de l’autre »…

    Ce dur constat donne le ton d’un livre à la fois terrible et déchirant, par le truchement duquel on peut sonder l’abîme séparant une mère de son fils auquel elle a toujours préféré son frère cadet en dépit de la « réussite » fracassante de son aîné.

    Comme l’inoubliable In Memoriam de Paul Léautaud, griffonné au chevet de son père mourant, la Lettre à ma mère que Simenon a écrite le 18 avril 1974 à Lausanne, trois ans après le décès d’Henriette Brüll, est un de ces écrits fondamentaux qui jettent, sur une vie ou une œuvre, la lumière crue de la vérité.

    Ici, le manque absolu de tendresse, la frustration définitive éprouvée par un fils jamais caressé et jamais « reconnu », jusqu’à un âge avancé, en disent sans doute long sur les rapports, trivialement fonctionnels ou beaucoup plus compliqués, voire pervers, que Georges Simenon entretenait avec les femmes. Bref, une galaxie humaine à ne cesser de découvrir,  comme en témoigne l’expo à voir ces jours à la fondation Michalski.

    Figures  de l’humiliation

    Autre univers personnel à découvrir : l’arrière-monde de Patricia Highsmith, dont les Écrits intimes de plus de mille pages, parus en 2021 chez Calmann-Lévy, constituent la meilleure introduction. 

    Bien plus que les secrets d’une « reine du crime », nous y découvrons les soubassements émotionnels et le quotidien professionnel et affectif souvent très difficile d’une insatiable amoureuse qualifiée justement de « poète de l’angoisse » par le grand romancier anglais Graham Greene. Autant que Simenon, Patricia Highsmith a signé des romans et des nouvelles qui ne s’intéressent guère aux aspects techniques policiers ou judiciaires de la criminalité, constituant le fonds des auteurs actuels de polars, mais essentiellement aux motivations obscures de celles et ceux qui « passent à l’acte ». Dès ses premiers écrits de jeune fille, le crime la scotche, mais des flics et des « enquêtes » elle n’a que fiche…    

    Lors d’une visite que je lui rendis en 1988 dans le hameau tessinois d’Aurigeno, me recevant en l’humble maison de pierre où elle logeait avant sa dernière installation sur les hauts d’Ascona, la romancière, peu soucieuse de parler d’elle-même, répondit, à la question que je lui posai, relative à l’origine, selon elle, de la plupart des crimes, par un seul mot : l’humiliation.

    Or celle-ci est la base évidente de la psychologie du plus emblématique de ses personnages, au nom de Tom Ripley, dont tous les agissements paraissent un exorcisme à l’humiliation nourrie d’envie, de frustration et d’esprit de revanche.

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    On croit avoir tout dit de Ripley en le réduisant à un pervers inquiétant se plaisant en eaux troubles, mais le personnage est beaucoup plus que cela : un homme perdu de notre temps, un type qui rêve d’être quelqu’un, au sens de la société, et le devient en façade, sans être jamais vraiment satisfait, calmé ou justifié.

    Il faut lire la série des romans dans l’ordre de leur composition pour bien voir d’où vient Tom Ripley, survivant comme par malentendu à la disparition accidentelle de ses parents. C’est un peu la version thriller de L’homme sans qualités, dont l’écriture apparemment plate de Patricia Highsmith ne tisse pas moins un arrière-monde aux insondables profondeurs. Ripley l’informe rêve d’art et y accède par tous les biais, y compris le faux (l’invention de Derwatt) et le simulacre - il peint lui-même à ses heures, comme on dit…

    Ripley est un humilié qui se rachète en douce, comme il peut, un pas après l’autre. C’est un peu par malentendu qu’il commet son premier meurtre, parce qu’un jeune homme l’a vexé, et pour tout le reste qui justifiait cet énervement du moment, tout ce que symbolisait ce fils d’enfant gâté. Mais Ripley lui-même est un monde, qui suscite de multiples interprétations, comme on l’a vu au cinéma sous les visages successifs du (trop) bel Alain Delon (Plein soleilde René Clément), du plus équivoque Matt Damon (Le talentueux M. Ripley d’Antony Minghella) et, aujourd’hui, d’un Andrew Scott qui aurait probablement troublé Highsmith elle-même…

    Un Ripley « caravagesque »

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    Contre toute attente, s’agissant d’une série, et donc d’un sous-genre sacrifiant souvent à la superficialité, le dernier avatar de Ripley  de Steven Zaillian, avec un Andrew Scott stupéfiant de subtilité dans le rôle du protagoniste,  saisit à la fois par sa compréhension en profondeur de l’univers de Patricia Highsmith, son atmosphère « psychique » admirablement traduite par une image extrêmement soignée,  l’ensemble des décors, des paysages italiens, des visages et de toute la scénographie du film (on peut le voir ainsi, tout un, malgré ses huit épisodes, avec sa haute qualité cinématographique évoquant le noir et blanc d’Alfred Hitchcock – premier « traducteur » de Highsmith à l’écran avec L’inconnu du Nord-express, il faut le rappeler – autant que le clair-obscur du néo-réalisme italien), mais aussi les jeux du clair-obscur du Caravage qui devient d’ailleurs la référence picturale majeure de cette plongée dans l’Italie baroque à la sensualité lancinante jusqu’au morbide, et enfin dans le jeu des acteurs, formidablement dirigés et que domine la figure diaboliquement souriante, enjôleuse, tranchante et troublante à la fois, trompeuse en plein abandon de sincérité feinte, d’un Andrew Scott au-dessus de tout éloge.    

    D’aucuns se sont déjà plaints, ici et là, de l’usage du noir et blanc pour évoquer la beauté de l’Italie traversée, de la côte amalfitaine à Rome et de Venise à Naples, alors que c’est justement la « couleur » parfaite de ce périple conduisant Ripley loin de l’Italie des chromos et autres cartes postales aux vertiges existentiels du Caravage, immense artiste et peut-être criminel…

    Vide et taiseux, mais frémissant d’intérieure rage vengeresse, escroc minable mais génial instinctif, ambigu et d’emblée soupçonné d’être gay par la petite amie de Dickie le beau gosse de riche, mais insaisissable à tous égards : tel est le personnage de cette admirable série brève loin d’épuiser, à vrai dire, tous les aspects de ce personnage issu de l’imagination vertigineuse d’une romancière qui, chez elle, me disait qu’elle n’avait pas de télé au motif de sa peur du sang…    

           

    Georges Simenon. Pedigree et autres romans, Lettre à ma mère. Edition établie et préfacée par Jacques Dubois et Benoît Denis. Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 699p.

    Montricher. Fondation Jan Michalski. https://fondation-janmichalski.com/fr/agenda/simenon

    Patricia Highsmith. Les écrits intimes de Patricia Highsmith (1941-1995)

    Ripley de Steven Zaillian, sur Netflix.

     

     

  • Contre la décréation

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    (Le Temps accordé. Lectures du monde VII, 2024)
    À La Désirade, ce mardi 9 avril .- Après l’éclipse solaire totale de cette nuit, totalement invisible pour cause de nuit totale et de manque d’alignement des astres intéressés, le temps de ce matin rompt lui aussi l’alignement soleilleux d’hier: il pleut.
    Donc on se replie sous la pluie, dit le poème, avant de remettre un peu d’ordre dans le cabanon. Auf deutsch: Ordnung und Sauberkeit für deine Mutter waren das B-A Ba des Tagesprogramms: Liebe kleine Mutter, Heimameise. Meine Eltern waren bescheidene, unerschütterliche Vorbilder, trotz all unserer Fluchtversuche und anderen Verrätereien. Mein grundlegender Kompass im Chaos der Welt, trotz allem. Biblisches Wort: Ehre deinen Vater und deine Mutter usw.
     
    CONTRE LA DISPERSION. – Notre projet de fonder une association des Amis de La Désirade, datant déjà de plusieurs années, correspond initialement à mon souci quasi obsessionnel de transmettre un trésor après avoir constaté, ici et là, le gâchis de certains héritages vilipendés - suivez son regard...
    Ledit trésor, à part tout ce que j’ai reçu dès mon enfance et ma jeunesse, est à la fois affectif et spirituel, mais aussi matériel (et je ne le dirai pas « bassement » mais hautement matériel), constitué d’objets précieux à mes yeux, à savoir plus de 20.000 livres encore, après une première ponction de divers libraires, et plus de 150 œuvres d’art de valeur diverse, sans compter d’autres objets qui seraient à leur place dans un cabinet de curiosités, tel le masque inuit sculpté dans un os de baleine que m’a offert je ne sais plus qui, ou la tête de vieux sage taillée sous mes yeux dans le marbre par le spartano Mario del Sarto, sous les falaises de Carrare, entre autres…
    Le combat contre la dispersion a représenté pour moi, dès mes quinze ou seize ans, le fondement d’un effort, sans cesse distrait, de rassembler ce qui se dissocie et d’opposer à la « décréation » satanique ce qui nous unifie - et je me rappelle avoir noté la réflexion de Pierre Jean Jouve à propos du poète « qui unifie ».
    Or voici qu’après avoir envisagé, avec quelques amis, une année après la mort de Lady L., la création d’une entité qui s’opposerait à la déperdition de notre « trésor », et rien de concret ne se faisant pour autant sous l’effet, une fois de plus, de la dispersion des énergies, l’intervention tout à fait inattendue d’un ami longtemps virtuel, rencontré sur nos blogs respectifs il y aura bientôt vingt ans de ça, un certain artiste et écrivain congolais natif de Kinshasa au nom de Bona Mangangu, que je suis allé visiter une première fois à Sheffield en 1992 et qui a passé désormais le cap des 63 ans, m’a proposé de pallier la déroute à peu près complète de mes relations avec les éditeurs locaux par une voie qui m’a d’abord paru loufoque, hautement « improbable », comme on dit, à l’opposé de tout ce que j’aime dans la conception et la diffusion d’un livre, mais qui lui a permis de publier lui-même deux livres de son côté sans bourse délier – deux beaux romans que j’ai aimés autant sinon plus que tout ce que j’ai apprécié et commenté de l’olibrius en question – et voilà que le lascar s’empare du triptyque poétique dont je lui ai dit qu’une nouvelle maison du coin aux prétentions poétiques, à laquelle j’avais soumis le tapuscrit, n’a pas estimé me devoir la moindre réponse, en parfaite conformité avec la muflerie désormais répandue du « milieu »…
    Ainsi les éditions de La Désirade sont-elles nées, presque à mon insu et grâce à Bona, le seul compère qui m’ait concrètement aidé ces dernières années et s’impatiente, à présent, de défendre mes autres livres publiables, à commencer par mon essai sur Czapski le juste, également snobé par les éditeurs du cru.
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    Miracle des rencontres ! C'est à la même enseigne des conjonctions miraculeuses que j'ai publié, en 1973, mon premier opuscule postfacé par mon cher Dimitri - éditeur de rêve, et les meilleures choses qui me seront arrivées auront été marquées par la même magie des rencontres et des partages d'esprit et de coeur, ma bonne amie et les kids, merci Bona, merci la vie...

  • Les liaisons généreuses

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    (Le Temps accordé. Lectures du monde VII, 2024)
     
    À la Maison bleue, ce jeudi 4 avril. - Même après une séance apparemment réparatrice, hier, de shiatsu, aux bons soins de mon filleul Léo, dont je suis sorti fourbu et momentanément conforté, la doulou m’est revenue avec le ciel noir du soir et la quasi impossibilité de marcher sans une canne et boitant comme l’affreux Dr House que je me suis efforcé de ne pas imiter dans ses imprécations de sale type se vengeant sur les autres de ses propres putains de douleurs...
    Donc au lieu de hurler sur les quais et de maudire ma prochaine et mon prochain, je me suis tenu à carreau dans mon recoin à poursuivre la (re) lecture des 500 pages de la bio de notre cher Józio (prononcé Ioujo) en tachant de me représenter plus concrètement (souvenirs persos et photos à l’appui) ce qu’a été la vie de cette innombrable personne dont les innombrables épreuves , extérieures et partagées (deux guerres et deux révolutions), ou plus encore intérieures (existentielles, morales et artistiques) n’auront jamais entaché la noblesse (celle de son âme et de son coeur et pas celle de son titre de comte Hutten-Czapski) ni sa fragilité tourmentée de corps et de complexion affective , le faisant à tout moment notre semblable - Joseph m’ayant dit, un jour, avoir plus souffert du mal d’amour à vingt ans que des horreurs de la guerre et de la déportation, de la mort de ses camarades et des mensonges couvrant les massacres (Katyn au premier chef) dont il fut l'un des rescapés les moins enclins à oublier...
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    images-2.jpegET MOI, ET MOI, ET MOI...- Le travail accompli par Eric Karpeles est au-dessus de tout éloge, malgré ses quelques défauts d’écriture et ses commentaires à l’américaine parfois déplacés à mon goût , et relisant sa bio de Czapski, après l’extraordinaire aperçu de l’œuvre pictural de JC dans sa fabuleuse approche illustrée et commentée des tableaux parfois examinés comme sous une loupe, avec le sous-titre d’An apprenticeship of looking, je me dis que c’est un peu vain de ma part de prétendre y ajouter quoi que ce soit avec mon « regard personnel », puis je me rappelle que tous les livres consacrés, ces dernières décennies, à la personne et à la peinture de Czapski, à l’exception peut-être de la monographie de Muriel Werner-Gagnebin, procèdent en somme du même accaparement et de la même implication personnelle, ainsi Wojtech Karpinski et Richard Aeschlimann parlent-ils d’eux-mêmes comme Jil Silberstein et Karpeles parlent d’eux-mêmes en évoquant cette rencontre que j’ai évoquée à mon tour dans Czapski le juste qui constituera, sous l’œil avisé de mon ami peintre Bona, la deuxième publication des éditions de La Désirade, cette année encore…
     
    C’est par Proust (l’essai de Czapski intitulé Unknown-3.jpegProust contre la déchéance, que lui a envoyé un ami) que Karpeles, peintre lui-même, a découvert l’écrivain Czapski, alors qu’il préparait, en écrivain, un essai sur la présence de la peinture dans la Recherche, c’est en lisant ces conférences « de mémoire » prononcées par le prisonnier dans un camp du goulag et en y découvrant ce stupéfiant travail de la « mémoire involontaire », que Karpeles, plus de vingt ans après le mort de Czapski, a entrepris son énorme travail de recherche assorti de voyages et de rencontres à Paris et en Pologne, et je me dis maintenant que, de même qu’il a eu l’impression d’être « guidé » par les mânes de Józio, avec des coïncidences quasi magiques, tout ce qui rayonne du noyau commun associant Proust et Czapski – noyau spirituel et existentiel, artistique et conceptuel, éthique et sensuel, etc. – toutes les apparitions (celle du premier tableau de JC découvert par Karpeles chez Karpinski, évoquant «en abyme » un jeune homme contemplant une toile de Nicolas de Staël dans une exposition -, puis les rencontres, les liaisons amicales (Daniel Halévy) ou amoureuses (Czapski et le frère de Nabokov, Sergueï, mort lui-même en déportation), toute cette nébuleuse ressortissant à l’art et à la vie constitue la même « histoire », et la mienne ne vaudra peut-être pas la tienne, mais n’est-ce pas la même chaîne des vivants communiant entre eux par delà toute vanité ?
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    BROCHET DU SOIR, BONSOIR. – J’étais ce matin à bout de souffle, le cœur flippant dans sa cage d’osses et ruminant un testament relatif à la masse d’objets plus ou moins achevés que je laisserai à mes survivants de bonne volonté, mais ce soir le brochet de Clémentine la Camerounaise, sa sauce d’or et son goût parfait, s’ajoutant aux retrouvailles d’avec mes amis Jackie et Tonio, vieux enfants rieurs aux éclats dont j’aime le truculent et très libre naturel (ils ont fait récemment ami-ami avec Bona auquel j’ai envoyé quelques MMS en cours d’agapes), tout cela m’a si bien requinqué que, tel Lazare sortant de son bar, je me suis retrouvé sous les étoiles tout fringant, comme en ma jeunesse bohème de traîne-patin quotidien du Barbare…

  • L'échappée libre de la poésie

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    (Le Temps accordé. Lectures du monde VII, 2024)
     
    À la Maison bleue, ce mercredi 3 avril. - Le mot «âme » m’est revenu l’autre jour, à côté de l’ancienne tour des condamnés à mort dominant de son drapeau royal l’hôtel de charme dans lequel je créchais, le mot «âme» et la chose qu’il est censé designer, à la fois très vague et nous disant pourtant quelque chose, m’est revenu en cette veille de Pâques où je lisais, dans ma carrée de l’ex-quartier des officiers de l’ancienne garnison des Hillsborough Barracks, à Sheffield, les pages de Pierre Reverdy intitulées Cette émotion appelée poésie, où le poète commence par dire qu’aucun chirurgien jamais n’a découvert l’ombre d’une âme au bout de son scalpel; et mon cher Reverdy parlait ensuite de cette insaisissable entité avec les mots les plus précis qui seuls conviennent à la poésie à l’opposé de la jactance nébuleuse qui en constitue le plus souvent le commentaire.
    Le premier souci de Reverdy, dans cet entretien sur la poésie ancré dans l’expérience humaine la plus largement partagée, est de préciser aussi les mots de personne et de beauté, puis de nature, au motif que chaque personne est élément de multitude vague dont le visage et la voix fixent entre tous la personnalité tout à fait unique et irremplaçable (je pensai aussitôt au visage de Marie Lumière, à la voix de Bona et aux yeux de leur fils Parfait), de la nature au sens général émane une beauté particulière dont se distingue pourtant celle qui ressortit à la poésie ou à l’art en général - et Reverdy de préciser alors que la poésie n’est pas à prendre au sens restreint des faiseurs de vers mais désigne l’activité de « tout artiste dont l’ambition et le but sont de créer, par une œuvre esthétique faite de ses propres moyens, une émotion particulière que les choses de la nature, à leur place, e sont pas en mesure de provoquer en l’homme », et c’était faire un sort aux clichés du beau coucher de soleil ou de la beauté naturelle des chats ou des enfants jugée « poétique » par les sectateurs mondiaux d’Instagram & Co unlimited…
    De fait, le terme même de poésie - en allemand on parle de Dichtung, impliquant une notion plus large de création - est devenu le grand fourre-tout actuel du bavardage plus ou moins lettré et plus prétentieux que jamais - surtout en France - invoquant la poésie comme un supplément d’âme et produisaient cette nouvelle classe de pédants que sans crainte du ridicule on appelle des poéticiens…
     
    POÈTE, ET QUOI ENCORE ? - Mon ami Bona me disait l'autre jour, à propos d'un texte que j'ai commis sur la haute Toscane et ses beautés, que je pouvais en être fier, à quoi j'ai répondu what's the Hell Bona, mais un arbre a-t-il à se montrer fier de ses rameaux, alors qu'il se contente de ramer ? Et ça me ramène à ce que j'ai noté en forêt un jour de 1986, rapport à ces anges émissaires que sont en somme nos poèmes :
     
    Les poèmes nous viennent
    comme des visiteurs,
    aussitôt reconnus ;
    et notre porte ne saurait se fermer
    à ces messagers de nos propres lointains...
     
    Et qui pourrait s'en vanter ? Donc se dire poète, en orner sa carte de visite, se réclamer de cet état qui est exactement l'opposé d'un statut social, me semble aussi vain et dénué de sens que me dire vivant alors que je ne fais que vivre et vibrer - mais cela encore ne me concernant que seul, tout à fait content au demeurant de voir mes poèmes, que j'aime comme mes enfants, paraître et se répandre aux quatre vents, peut-être parler à qui veut les entendre ?

  • Suites californiennes

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    En octobre 1987, le sieur JLK se trouvait en Californie, accompagnant l’Orchestre de la Suisse romande en tournée mondiale. Avec le chef Armin Jordan, deux solistes incomparables: Martha Argerich et Gidon Kremer. Suite des chroniques  égrenées tous les jours pour La Tribune - Le Matin, au Japon puis en  Californie…

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    1.  Bouchées doubles

    Cela fait beaucoup. Il en est même qui disent qu’il y a trop. Qu’on se représente un peu: après treize jours de marathon, ponctués de concerts et de milliers de kilomètres de déplacements quotidiens, il leur a fallu quitter ce Japon auquel beaucoup commençaient à s’attacher.

    Sur quoi ce fut le premier déportement jusqu’à Narita, qu’une garde armée jusqu’aux dents continue de surveiller comme un camp retranché. Puis l’attente dans le no man’s land partout pareil, aux sandwiches évoquant le goût du néant. Et cette vision réitérée d’un violoncelliste allemand n’en finissant pas de poursuivre tout seul sa partie d’échecs, debout et lointain au milieu des foules variables. Et cette autre photo sur le vif : d’Armin Jordan commandant un cognac de plus et s’entretenant avec ses musiciens. 

    Puis le gros avion. La sale fumée. Le film idiot. L’impossible sommeil. Divers spectacles nuageux, et soudain de folles fleurs urbaines jetées sur les pentes inclinées : sans doute un bout de San Francisco, avant l'ultime dérive côtière vers le sud.

    Et de la neige, une bataille de coussins relevant de l’épopée aérienne et décontenançant définitivement nos chères hôtesses nippones. 

    885cebb0-a09c-41ed-8d2b-b0fa14bfae13.1.13.jpegPuis la joyeuse désorganisation californienne. Les quolibets du tromboniste de France méridionale à la caporale douanière de service, et toutes sortes de bulles ensuite, mais réjouissantes à vrai dire: le soussigné se pointant dans une chambre déjà occupée par le diable sait qui ; le premier violon concertiste surgissant en bermudas de l’ascenseur, à seule fin de se jeter dans la banale piscine. Et plus tard : le bain réparateur d’une tripotée de musiciens dans les rouleaux furieux de Santa Monica, et cet invraisemblable crépuscule rose abricot et vert céladon, comme au cinéma. 

    Ou bien encore l’Europe revenant par bouffées au Musée Paul-Getty de Malibu. Toute une peinture en vérité, mais comment en dire la nuance ? A vrai dire la question ne se pose pas, car ce soir-là les musiciens de l’Orchestre de la Suisse romande avaient d’autres chats à fouetter : à peine arrivés à Los Angeles, c’est à Costa Mesa, hier soir, qu’ils donnaient leur premier rendez-vous aux mélomanes de Californie. 

    Ah ! mais comment font-ils ? N’y a-t-il pas trop à la fois ?

    rechte_spalte_gross.jpg2. Musique vivante

    Il y a diverses façons d’entrer dans une œuvre musicale, qu’on se fie à sa seule émotion ou qu’on s’affaire à en décortiquer savamment la structure, qu’on en détaille les parties ou qu’on l’embrasse comme un tout. 

    Or, à vivre avec un orchestre en tournée, à fréquenter les musiciens avant et après le concert, à faire chaque jour de nouvelles connaissances et à partager ces moments de pure magie qui, de loin en loin, nous font oublier tout ce qui pèse ou qui grince, à vivre tout cela très pleinement depuis une quinzaine de jours, je ne saurais beaucoup mieux dire, avec mes pauvres mots, toute la gamme des sentiments nouveaux suscités par l'affinement de ma perception des œuvres, mais du moins puis-je mieux me figurer les multiples composantes qui font qu’un concert prend ou non, ressemble à un autre ou relève de l’incomparable. 

    Norton-Simon-Museum-2.jpgJeudi soir à Pasadena, après une balade quasiment estivale dans les collines des hauts de Hollywood aux folles masures, j’ai faussé compagnie à mes compagnons de route le temps de découvrir, ébahi aux anges, la prodigieuse collection du Norton Museum, avant de me pointer au concert. 

     

    Au programme figuraient la Deuxième symphonie de Brahms, dans laquelle je commence à peine à me diriger, la Rhapsodie espagnole et la Valse de Ravel. 

    Quoique lessivé par le manque de sommeil et pour ainsi dire abruti par l’intempestive transplantation, du Japon aux States, je jubilais encore d’avoir retrouvé, dans cet univers sans passé et splendidement chaotique, la « musique » de Botticelli et de Rembrandt, des Utrillo les mieux choisis (tout l’opposé de la surabondance clinquante de chez Paul Getty) ou des séries de Rouault et de Klee entre cent autres exposées comme à peu près nulle part. 

    Donc j’étais bien. Ça fonctionnait assez super, selon l’expression consacrée des branchés à cheveux rouges et dents bleues de Los Angeles. La salle sonnait plutôt convenable. Le public faisait un peu croquant avec ses applaudissements entre les mouvements. Jordan gratifia même tout un déferlement de retardataires d’un regard inhabituellement noir - à croire que les moquettes et les closettes sont plus respectées en ces lieux que les mânes de Brahms... 

    Mais finalement quelque chose s’est passé, là aussi, malgré la piètre concentration de l’assistance et la fatigue des musiciens: quelque chose qui tient à la fois à la maîtrise de plus en plus libérée des deux œuvres de Ravel par le Maestro et son orchestre, et à l’originalité propre de cette manière de sculpture sonore aux mille chatoiements et résonances, dans quoi l’on se plonge et replonge comme en un bain de jouvence.

    Liszt-caricature3.gif3. L'envers du vitrail

    Ils viennent des quatre vents et n’ont pour dénominateur commun que de faire métier de musicien d’orchestre. Races et nations panachées, ils se distinguent les uns des autres par l’âge et le caractère, ou leurs idées et leurs goûts. 

    La tendance au perfectionnisme désincarné pourrait le faire oublier, mais un orchestre n’est pas une cohorte d’anges dont les relations baigneraientdans l’huile d’onction. Ses membres se connaissaient bien plus mal qu’on ne se le figure. D’où l'intérêt notable d’une tournée, qui les réunit un peuplus étroitement que d’ordinaire, les stimule et les fait, parfois, se surpasser. 

    Fellini comparait l’orchestre à une réplique de société ; et c’est l’évidence même, avec l’antagonisme de toujours et de partout qui oppose les cordes et les souffleurs. Mais passons sur une psychologie de l’instrumentiste par trop sommaire, tout en relevant, à l’OSR par exemple, que les extravertis et les bonnes natures sont effectivement de cuivre, et les plus délicats, voire les moins voyants, de bois. 

    mahler-flemmskeuden.jpgAu demeurant, certains franchissent la redoutable ligne de démarcation. On sait un violoncelliste, à particule et profil de chef indien, fort assidu aux conciles arrosés de l’ennemi, et sans doute est-il d’autres cas de transgression inverse. D’ailleurs il n’y a pas que les clans,mais les tronches aussi, même si les plus fameuses ont rejoint aujourd’hui la légende. Disons alors : des personnages.

    Le violon dandy à bouc freudien qui s’adonne à la parapsychologie et que deux courtisanes, durant une tournée, plumèrent comme un pigeon. Ou son jeune compère aux yeux doux et à la très ample bedaine, dont la science culinaire n’a d’égale que celle du vétéran, violon lui aussi, dont on raconte la folle érudition en matière d’électrons et de nébuleuses. Ou bien le trombone facétieux. La fougueuse violoncelliste roumaine ou le cor aux allures de barde à longs cheveux bohèmes. 

    Ceux qui se détestent et ceux qui s’aiment. 

    Enfin autant de fragments plus ou moins bien assortis du vitrail dont la musique ne nous montre jamais que la face claire...

    spot-de-surf-monde.jpg4. Minutes heureuses

     Y a-t-il rien de plus « exciting » que la vision de vingt surfeurs aux silhouettes de fulgurantes otaries se détachant sur le fond mandarine du Pacifique au crépuscule ? Du moins le monde semble-t-il, alors, appartenir à cette jeunesse féline et très lisse filant à la crête des vagues comme on dirait que tout glisse en Californie, avec la même aisance de surface.

    C’était samedi dernier du côté de Santa Barbara, au soir d’une journée placée sous le signe de la qualité, après l’assez affreux vendredi 13 de la veille, dont le concert avait trahi la lassitude des musiciens interminablement trimbalés dans les encombrements de l’inhumaine galaxie de Los Angeles, et confrontés à la méchante acoustique d’une salle peu garnie, au public rustaud de surcroît. 

    Ainsi, succédant à l’horreur, ou presque : l’embellie en crescendo, avec le parcours d’une Riviera à l’italienne et la découverte, au cœur de la ville évoquant les colonies ibériques, du plus extravagant théâtre qui se puisse imaginer. 

    IMG_8959_HDR_11x18_Tom Ginn_ps2_sm.jpgQu’on se représente une place telle qu’il y en a à Séville ou à Grenade, avec ses façades multicolores, ses arcades et ses mezzanines. Tel étant, vu de l’intérieur, le décor en trois dimensions flanquant les travées de fauteuils de l’Arlington Theater, duquel on découvre en levant les yeux un ciel peint bleu nuit, aux étoiles incrustées plus vraies que nature. 

    Et que celui qui en doute renonce à me croire si j’ajoute qu’un oiseau surgit d’une fenêtre en plein concert, pour virevolter au-dessus du public, tournoyer autour du Maestro sans le distraire (!) avant de disparaître je ne sais où...

    Ce que je ne puis guère ignorer, en revanche, c’est que le concert de ce soir-là, malgré l’acoustique assurément déficiente, fut éclatant autant qu’apprécié par un public saluant l’interprétation de la 5e symphonie de Chostakovitch par le Standing Applause, signifiant, spectateurs debout, l’ovation de nos usages. 

     

    Où l’on voit qu’à la pluie succède le beau temps, les jours avec aux jours sans

     

    golden_gate_bridge.jpg5. En manque d’Europe 

    Dans les couloirs feutrés de cet immense hôtel de San Francisco, on entend, de loin en loin, la voix d’un hautbois ou celle d’une clarinette, ou encore un violoncelle reprenant inlassablement le même bout de phrase -  de Bach je crois bien.

    Bribes de mélodie, comme autant de fragments d’une mosaïque à peine entrevue. Car il est dit aussi que la plupart des musiciens n’auront à peu près rien vu des pays traversés de ce tour du monde.

    Avant-hier ils étaient sur le campus de l’UCLA, à Los Angeles, où l’OSR jouait dans une espèce de basilique italienne qu’il y a là. 

    downtown-san-francisco-ariane-moshayedi.jpgTrès beau concert au demeurant, avec une Cinquième symphonie de Chostakovitch dont certaines parties massives, ressortissant au réalisme socialiste le plus évident, me rebutent encore à vrai dire, lors même que ses beautés extrêmes, de violence déployée et de lyrisme si délicat, se dessinent de mieux en mieux dans la version détaillée et intense, engagée, qu’Armin Jordan nous en propose avec ses musiciens.

    Quant au Concerto pour piano de Ravel, j’avoue que j’ai passé cette fois à côté, prêtant mon attention à la partie orchestrale plutôt qu’à la soliste. Or, sans minimiser l’évidente virtuosité de Cécile Licad, je n’ai rien retrouvé avec elle, pour ma part, de l’émotion pure, légère et un peu sorcière que suscite Argerich, autant dans le tonitruant que dans le subtil et le lent.

     

    Sur quoi ce fut un ravissement, une fois de plus, de suivre les évolutions de L’oiseau de feu, qui m’évoquent les antinomies fondamentales de notre civilisation d’Europe ancienne, où la sarabande dionysiaque alterne avec les mélodies apolliniennes.

    images-9.jpegCe lundi était donc jour de congé. Tandis que les plus scrupuleux répétaient dans leur carrée, les autres auront essaimé vers la baie, les collines à funiculaires, les maisons victoriennes ou les quartiers à marchés bigarrés.

    De ma fenêtre du 57e étage, on ne voit certes pas ce que Ramuz apercevait de la sienne à La Muette. It’s a long way from Frisco to Lavaux…

    The-Mission.jpgCependant cette ville se laisse parcourir à pied, baroque jusqu’au délire et conçue à vues humaines. Ainsi l’Europe, qui nous manque parfois tellement, affleure-t-elle ici un peu partout…

  • La Maison dans l'arbre

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    La publication de La Maison dans l'arbre, de JLK, marque la 
    parution du premier ouvrage des Éditions de La Désirade (10 Mars. 2024)
    1820 Montreux, Suisse. (Switzerland). ‎278 pages.
    ISBN-13 ‏ : ‎ 979-8224874934. Directeur de publication: Bona Mangangu
     
    La poésie est un cristal ardent de neige noire arraché au sommeil comme un diamant prompt, elle exclut toute sentimentalité vague, elle est précise, elle est précieuse et sans manières, elle est minutieuse et surexacte par sa métrique et sa rythmique ; elle est chaotique en apparence en ses harmonies inouïes et cependant elle se plie et se déploie comme une rose follement ordonnée en ses tours et pourtours parfumés - elle dit tout ce qui ne se dit que les yeux fermés.
     
    Jean-Louis Kuffer, écrivain et critique littéraire, né en 1947 à Lausanne, vit à la Désirade sur les hauts de Montreux, en Suisse, entre renards, écureuils et mésanges. 25 livres parus en France et en Suisse. Prix Schiller, Prix Edouard-Rod, Prix Bibliomedia, Prix Budry, Prix de l'État de Vaud. Anime un blog littéraire depuis 2005. 
    A commander auprès de votre libraire habituel en indiquant le numéro ISBN : ISBN-13 ‏ : ‎ 979-8224874934
    ou en ligne: Barnes & Noble (usa), Fnac.com (France) Amazon.uk (United Kingdom), D&R (Turquie), Amazon.com.be (Belgique et Pays-Bas) Buecher, de ( Allemagne) Feltrinelli (Italie), Amazon.com (USA) Amazon.ca (Canada) etc. D'autres plateformes de distribution sont à venir.
    ©Éditions de La Désirade. Montreux. Suisse. 2024

  • Chinois et Ricains

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    416740582_929127958697226_4517930982378332870_n.jpg(Le Temps accordé. Lectures du monde VII, 2024)
     
    Sheffield, Hôtel Garrison, ce mardi 26 mars, soir. - Et là, et là, et là aussi ce sont les Chinois, Papillon, me dit Bona en me désignant, au centre de Sheffield où des quartiers entiers se trouvaient en voie de délabrement ou d’abandon, de nouveaux bâtiments imposants et d’une sorte de laideur architecturale programmée - là encore, le bloc trapu aux murs aveugles, et là, cet ensemble marron qu’on dirait un hangar et qui accueille des milliers de locataires, tout ça c’est les Chinois, me serine mon cher moricaud, comme il se surnomme lui-même, et je lui dis un peu fataliste: comme en Afrique, et lui en me souriant de toutes ses dents : comme en Afrique, et de m’expliquer que malgré les voix qui s’élèvent et le débat de défense, l’argent des Chinois a force de conviction comme chez nous le dinar et le dollar du Qatar, puis nous montons dans un long tram bleu qui nous conduit un peu à l’écart du centre ville dans un quartier plus arboré où nous longeons ensuite, à pied, autre relief de la récession, un lugubre bord de rue aux magasins abandonnés et aux rideaux de fer baissés dont les Chinois sauront que faire ; après quoi ce sont les anciens murs de la garnison abritant en partie le centre commercial Morrisons et divers Charity Shop, derrière lesquels se dresse l’ancien bastion militaire réhabilité en hôtel de charme - The Garrison , plus anglais et cosy tu meurs, au dam des Chinois, et c’est là que je vais crécher trois jours à cause des Américains…
    De fait, qui eût pensé que Bona, fils de roi congolais, rencontré sur nos blogs il y a près de vingt ans de ça, puis en 3D à Sheffield une première fois, à rire et sourire aussi avec sa Marie-Lumière, en complicité continue par le truchement de nos écrits et enfin relancé par Facebook découvert par l’entremise de François Bon notre commun compère virtuel – qui aurait pensé que ce peintre-écrivain hyperlettré, ancien élève de Deleuze et te récitant en latin des pages entières de Cicéron ou de Lucrèce, se prenne au jeu des Amerloques lui proposant, gratos, de composer ses livres de A à Z et de les diffuser dans le monde entier, et publiant donc Maurice porteur de foi, bio baroque de « notre » saint Maurice d’Agaune d’origine nubienne, et ensuite Le coin des enfants modulant la confession tendrement enragée d’une Angela de cité zonarde ?
    Or voilà que, mes affaires déposées dans la chambre-cocon de l’hôtel de charme, suivant l’olibrius jusqu’au bungalow à trois rues de là qu’il partage avec sa Dulcinée - bonsoir Marie Lumière, et nous éclatons de rire ! - et leur fils Parfait, je découvre enfin l’Objet, mon vingt-sixième livre entièrement composé par Bona à l’enseigne des Éditions de La Désirade, tout ça de pris aux Chinois sans vendre pour autant nos âmes au capitalisme sauvage, petite merveille orange enluminée par le découpage de Lady L. dont la grâce rayonne en nous…
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  • J'étais là, telle chose m'advint

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    (Le Temps accordé, Lectures monde 2024)
     
    À La Désirade, ce samedi 23 mars. – La Personne, et la Présence, cristallisent ce qui m’occupe depuis mes quinze à dix-huit ans, la période de mes seconds éveils, les premiers datant de mes dix à treize ans environ, je dis bien : environ, car c'est plutôt à quatorze ans que j'ai mémorisé des milliers de vers sans trop savoir à quoi ça rimait, et qui m'ont formé sans que je n'en aie aucune idée...
    La notion poétique de Personne s’est définie, comme idée fixant une réalité, au moment où, commençant de rédiger mes carnets, en 1965-1966, avant notre voyage en Pologne, donc entre quinze et dix-neuf ans, avant la confusion des sentiments et de la sensualité, quand je lisais « les personnalistes », précisément, Emmanuel Mounier et Nicolas Berdiaev surtout, René Char en poésie et Jean Genet après Camus et Ramuz, très à l’écart des gens de mon âge – cette notion, ou plus exactement cette réalité de la Personne se fondait avec la notion et la réalité de Présence, que j’ai retrouvée plus tard chez Gustave Thibon et chez Simone Weil, et que je vis aujourd’hui en consonance avec toutes mes lectures, et notamment de Zundel l'admirable, remembrances d’antan et partages vivants avec quelques-uns.
     
    APAGONES. – En un momento dado, el protagonista de Una singularidad, con el nombre muy significativo de Abel Fleck (Fleck significa mancha, como todo el mundo sabe), se despierta de un sueño “olvidado” de tres días durante los cuales está “ausente” como en su infancia sonámbula, y este "agujero negro", que comienza a conceptualizar y relacionar con los famosos embudos de la singularidad gravitacional, se confunde más trivialmente con un agujero de la memoria, que me recuerda tantos años como si hubiera sido borrado de mi memoria o los de los demás - así me dijo mi hermana mayor por teléfono que mi retrato de un joven bonito de dieciocho años le hizo darse cuenta de que esos años me había perdido completamente de vista y no sabía en absoluto cómo habría vivido en mi juventud salvaje, uno y otro, saliendo del redil familiar, viviendo cada uno su propia vida antes de reencontrarse años después, y mucho más unidos, incluso en complicidad, en lo que a nosotros respecta, desde la muerte de Ramón y su desgraciada accidente…
     
    CRÉPUSCULE. - J’étais hier soir sur le ponton de L’Oasis, seul client resté là au milieu des chaises retournées, attendant mon poulet/frites tandis que le soleil n’en finissait pas de rougeoyer à l’Est de mon Eden et que sur le pan noir de la montagne filait la frise de loupiotes des voitures de la fugue autoroutière des fins de semaine, et je continuais de blaguer sur Messenger avec mon cher Bona, entre deux messages de Quentin tout étonné d’apprendre que j’avais rencontré Jean Genet rue de Rome, en 1973, par hasard sur un banc - j’étais là, le serveur serbe Ilia m’a apporté mon frichti en regrettant avec moi l’absence de notre ami le chien, j’étais là et j’ai pensé avec tendresse à ma douce amie me reprochant ce matin (SMS occulte) d’avoir les cheveux trop longs, raison de mon escale ultérieure chez la coiffeuse Viviane où nous avons fait notre tour d’horizon habituel (la connerie des parents chauvins de jeunes footballeurs qui s’agressent sur les bords de terrains, entre autres), puis remontant à La Désirade je me suis dit qu’avec les oiseaux (la mésange en photo géante dans le salon de dame Viviane) et nos petits-enfants la vie nous restait plus légère et bonne à prendre tandis que Blaise Cendrars racontait, sur l’autoradio de la Jazz, comment, revenant d’Amérique sur le paquebot Volturno, il s’est saoulé de la poésie du monde en frayant avec les centaines de pauvres immigrés renvoyés en Europe par la police new yorkaise, et comment il recueillit les confidences d’un condamné à mort enfermé dans une cage sur le pont arrière, etc.

  • Lenteur de la nuit

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    Les heures de la nuit s’allongent...
    Que cela semble étrange
    avère la constatation
    que s’alentit le temps du songe...
     
    Par la bouche ouverte du rêve
    s’en vont les ombres claires
    en quête peut-être de chair
    ou d’autres joies trop brèves...
     
    Tu te réveilles dans le flot
    Immobile des heures,
    et te rendors bercé
    dans la tranquillité du leurre...
     
    Plus rien ne sert à la mesure
    du temps qui reste là,
    penché sur ton front que rassure
    le suspens de son pas...
     
    Te reste du moins la caresse
    de l’illusion féconde
    par laquelle toute tendresse
    rappelée, surabonde...
     
    Le temps se déplie à la fin
    comme une rose noire
    où tu boiras, comme au ciboire,
    le nectar assassin...
     
    Peinture: Leonor Fini

  • Coïncidences

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    (Le Temps accordé, Lectures du monde VII)
     
    À La Désirade, ce jeudi 21 mars. - Tôt l’aube ce matin le mot coïncidence, sur la page que je lis, cristallise l’idée et ses composantes d’hier et de l’instant présent , alors que le livre repris d’hier matin, et que j’annote au crayon bien marquant 5B, qui s’intitule Une singularité et se passe dans la tête d’un millenial actuel rescapé d'un AVC et se figurant au bord d'un trou noir universel, me renvoie à un autre livre que je reprends souvent ces derniers temps, non sans difficulté car je suis une nullité complète en matière scientifique - ce livre , La vie dans l’univers, du physicien rebelle Freeman Dyson, ne laissant de me passionner même si certaines de ses pages restent pour moi du chinois, au contraire du premier roman de Bastien Hauser en son immanence juvénile somme toute familière malgré les cinquante ans qui nous séparent et le séparent de l’écrivain hongrois Peter Nádas achoppant, lui, au trou noir de son palpitant et racontant cette autre chute dans le vide dans La mort seul à seul - encore une coïncidence , après mes deux infarctus, même si j’ai laissé le récit du Hongrois sur ma table de nuit depuis bien trois mois…
    Bastien Hauser, homonyme du Gaspard de Verlaine - l’un de ses poèmes que je préfère -, a 27 ans, et j’en avais 26 à la parution de mon premier livre, j’avais trente ans de moins que Georges Haldas et j’en ai aujourd’hui trente-huit de plus que Quentin Mouron dont j’ai fini de lire hier soir le dernier roman inédit et à qui j'ai dit subito, sur Messenger le très grand bien que j’en pense, à quelques détails près.
    Son roman, impossiblement intitulé Je nommerai désert ce château que tu fus, est à la fois un poème et un essai, tout à fait dans la lignée de Kundera, son récit est d’une coulée mais à la fois très lucidement intelligent, ça commence par le délire d’une femme qui fout le feu à un appartement balnéaire dans lequel elle a vécu le fol amour avec un Latino qui a disparu on ne sait pourquoi , puis ça continue avec les voisins d’en dessous dont le macho a été blessé dans l’incendie alors que sa femme africaine, prénommée Cerise et portée sur l’aquarelle d'après nature, a un fils d’un premier mariage prénommé Maxime dont le compagnon est affublé du prénom épicène de Césarée, lequel fait ricaner le beau-père de Maxime se posant en mec « qui en a » - le vrai mâle blanc viril pas comme ces fiotes du monde comme il va - ou plutôt ne va pas du tout…
    Les coïncidences sont énormes dans le roman de Quentin, dont le flux du récit, mimant l’oralité dégoisée en transes d'idéologies paniques , fait écho à l’oralité mimétique des dialogues « intégrés » du roman de Bastien Hauser, une ou deux générations en aval, j’veux dire, tu vois quoi ? du coup je t'explique pas, mais il y a là deux langues de la même époque et la coïncidence des personnages décalés et semblant tomber dans leur propre abime de langage, et je note que l'homme qui tombe sur la couve du livre de Bastien Hauser reproduit la chute du Falling man de Neil Rands au mur de mon bureau - ce Neil que peut-être je retrouverai la semaine prochaine à Sheffield - va savoir...
    Sur quoi cette autre coïncidence, plus inquiétante, s’établit ce soir entre les sensations éprouvées par Abel Fleck , dans Une singularité, relevant de la perturbation cérébrale et des troubles de l’oreille interne, et l’impression présente, en titubant le long du Grand Canal, que je subis moi-même une espèce de début de bourdonnement, avec les yeux qui ne semblent plus tout à fait en face de leurs trous, tout qui vacille entre les reflets des nuages dans l’eau quasi stagnante aux cheveux d’algues morbides, et les jambes qui se dérobent dans les soubassements de l’animal fatigué – mais je dois tenir au moins une semaine vu que j’ai trois jours de réservés à l’instant même (le SMS de Julie) à l’hôtel Garrison de Sheffield du 26 au 29 mars prochains, donc à la veille de Pâques dont le seul nom laisse en moi une lumière d'étoile jamais éteinte, etc.
     
    Peinture: Neil Rands, Falling man in Stonehenge.

  • Les vestiges des jours

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    par Marie Céhère
     
    À propos de «Prends garde à la douceur»...
     
    Prends garde à la douceur, elle t’échappera forcément. Jean-Louis Kuffer, que les lecteurs de Bon Pour La Tête connaissent pour son érudition, ses enthousiasmes et ses agacements, en sait quelque chose. Dans ce recueil de pensées, il est question de toutes sortes de douceurs. Celles du matin, en ouverture, un lever de soleil. Ce sont, mêlées, les images et les visions de l’enfance, avec les instants d’après la nuit. Pêle-mêle, les courses sur les chemins de montagne, les lectures la nuit sous la lampe, l’odeur du café, la contemplation du lac à ses pieds, les premières neiges. Nulle mélancolie, rien que des fragments qui ont l’universalité de l’intime. A la manière des poètes japonais, Kuffer esquisse, évoque, et fait naître des odeurs, des sons, des lumières. Les pensées en chemin, ensuite, sont celles de l’enfant qui devient homme, n’a toujours fait que lire et écrire, et qui rend hommage aux mondes infinis que l’on trouve dans les livres. Le chemin de Dante, le milieu de sa vie et sa forêt obscure. Mais il n’y a pas de Dieu, il y a de divines présences. L’herbe foulée. Les livres de poche. Les mots-oiseaux qui montent haut dans le ciel. Puis viennent les pensées du soir. Kuffer est un jeune veuf. Ces soirs sont ceux de l’Absente, la regrettée, la célébrée. La partie doucement dans le sommeil. La riante sur son lit. Il parle du «nous» devenu «il», du typhon silencieux de l’absence. Et finalement de la présence redécouverte, rendue, puisqu’il faut poursuivre son chemin.
     
    Jean-Louis Kuffer, Prends garde à la douceur. Editions de L'Aire, 2023.
    (Ce texte a paru sur le média indocile Bon Pour La Tête en date du 6 octobre 2023)

  • Emma forever

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    Ce lundi 18 mars. - Il fait tout moche ce matin, ciel bas de plafond et morosité du monde selon les sales journaux, mais je n’en crois rien: je crois ce que je vois ou plus exactement ce que je vis et je revois alors les petits hier soir, les deux petits et la toute petite, et l’art vivant de la vie me convertit sans que je n’aie aucun besoin d’aucune théologie pour mieux le définir puisque tout m’est donné par la poésie et sa fille narquoise: la fantaisie.

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    C’est précisément ce que je trouve ce matin dans les deux passages apparemment absurdes de Madame Bovary, après l’épisode de l’opéra: la scène frisant le grotesque de la voiture folle du fond de laquelle une voix lance des ordres au cocher pendant que dedans se passent des choses non détaillées, puis la scène non moins étrange des Homais lancés dans les confitures et la plongée dans le capharnaüm du pharmacien qui relève en somme du chaos biblique.

    On ne voit pas assez la folie lucide de Flaubert, mais ce matin je la vois, aussi évidente que l’obstiné pigeon du rebord de la fenêtre sur cour qui semble me scruter de derrière la vitre , je vois la voiture folle tourniquer dans les rues et les environs de Rouen, je vois la bouteille bleue à bouchon jaune et contenu mortel dans le capharnaüm du pharmacien se la jouant Jupiter tonnant des Hébreux d’avant les Grecs, je me figure le Flaubert furieux dans son gueuloir et le soir il en fumera une sur le toit avec George Sand, puis je retrouve mes pieds nus de ce matin gris comme une pierre tombale, mes pieds de vingt ans plus vieux que ceux de Flaubert à sa mort (à 59 ans) alors que le beau-père d’Emma en avait 58 quand il a succombé à l’apoplexie au sortir d’un souper patriotique…

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    Ce mardi 19 mars. – Un méchante crampe me rappelle ce matin que je ne marche pas assez. Donc je me fixe aujourd'hui deux buts: marcher plus et boire plus d'eau. C'est d'ailleurs le programme que m'avait suggéré le Dr Noyau, mon angiologue résolu à lutter avec moi contre mon souffle au coeur, mes crampe musculaires et mes rotules rouillées...

     

    Je suis redevable au jeune Adrien, mon petit-neveu du coté Hermana Grande, de m’avoir, par sa dissertation, ramené à mon université buissonnière, dont le séminaire consacré à Flaubert vient de s'amorcer, avec moi pour seul élève et Quentin au titre de correspondant libre, sur le thème, précisément, de Bovary et du bovarysme. La lecture du nouveau roman inédit de mon jeune confrère (comme on dit chez les séniles du milieu dont je ne suis guère) est d'ailleurs éclairée par l'intelligence de l'affreux Gustave, autant que pas sa lecture d'Aragon...

    Quant à la lettre que j’ai adressée à Adrien l’autre jour, qui en a pris livraison chez son abuelita, je la relis en la recopiant/collant ici: « À La Désirade, ce jeudi 14 mars 2024, Mon cher Adrien, Grand merci, d’abord, de m’avoir adressé le texte de ta dissertation consacrée à Madame Bovary, et plus précisément à ce qu’on appelle le « bovarysme », que ton prof a raison de distinguer du « procédé » que tu relèves, s’agissant plutôt d’une disposition existentielle plus générale, laquelle était à la fois partagée et critiquée par Flaubert lui-même et procédant d’une déception initiale devant le monde, vécue par l’enfant Gustave avant de l’être par la jeune Emma.

    Le « bovarysme », en gros, serait la fuite devant l’insupportable réalité de ce qu’on peut dire le poids du monde, à quoi l’on opposerait un monde idéal ou idéalisé, le « bovarysme » serait en somme le refuge dans lequel se replierait une personne trop sensible ou trop fragile pour « faire avec » la vie, le « bovarysme » serait, par extension, une sorte de rejet du monde réel et de ses servitudes, comme on le verra notamment chez Emma avec sa petite fille dont elle ne s’occupe que lorsque ça lui chante.

    Mais Emma se résume-t-elle au « bovarysme » ? Absolument pas, et c’est là que ça devient intéressant, à la fois par ce qu’elle vit en réalité en passant de la vie paysanne à la vie bourgeoise, ce qu’elle vit et refuse de vivre avec Léon (elle rêve de cet amour sincère et le fuit en le regrettant) , puis ce qu’elle vit avec Rodolphe (elle s’abandonne d’abord à sa passion puis se réfugie dans l’absurde opération de sauvetage du pied-bot d’Hippolyte) et tu poses la question juste de savoir comment Flaubert lui-même voit la chose, s’il défend le « bovarysme » ou s’il le critique et le condamne.

    De ta dissertation, qui incite réellement à une réflexion élargie, je dirais d’abord qu’elle manque un peu d’une base concrète qui pourrait expliquer en quelques mots, au lecteur non averti, de quoi et de qui il s’agit dans ce roman, et ensuite qu’elle manque de détails, alors que Flaubert est le romancier le plus attaché aux détails et à tous égards, son écriture même étant un prodigieux réservoir de détails parlés ou écoutés ou vus ou perçus par la narine ou l’antenne vibratile, etc.

    Le détail est d’abord la chose, et ensuite c’est le mot de la chose.

    Le premier détail qui compte, s’agissant d’Emma autant que de Gustave, ou plus exactement du petit Gustave avant l’enfant Emma, c’est le premier regard de l’enfant sur le monde, et pour Gustave c’est le choc de la réalité vécue dans l’hôpital où règne le père, entre les mourants et les cadavres, les malades et les fous – tout un monde que le petit garçon voit tous les jours autour de lui et qu’il observe avec sa sensibilité exacerbée, son intelligence déjà aux abois et ses défenses propres vu que c’est dès ses dix ans un vrai singe, un petit amoureux excessif, un Don Quichotte virtuel impatient d’en découdre avec les moulins à vent, un metteur en scène de théâtre, un acteur à multiples masques, un ange fasciné par la laideur du diable, enfin un peu tout et le contraire de tout comme le sont les vrais écrivains et comme le sera d’ailleurs Emma : adorable et puante bonne femme sautant de tout à son contraire et dont Flaubert dira : cette idiote merveilleuse éprise d’idéal le matin et le reniant le soir, c’est moi.

    On a pris ça, souvent, comme un paradoxe. Ce moustachu qui se prétend une femme, à quoi ça ressemble ? C’est évidemment un raccourci, mais il y a néanmoins du vrai dans ce constat, qu’on pourrait étendre à Léon et à Rodolphe quand ils confessent, chacun à sa façon, leur horreur de la médiocrité provinciale et leur aspiration à tâter de la vie parisienne (Léon) ou de préférer le bon sens à l’exaltation (Rodolphe), et tout ça Flaubert l’a vécu dès son enfance et toute sa vie de voyageur autour du monde et de sa chambre.

    Quand Rodolphe, aux comices agricoles, traite les officiels d’imbéciles, c’est Flaubert qui parle, comme c’est lui qui parle avec Emma quand elle juge Charles ou ce sommital crétin de pharmacien. Tu verras mieux tout ça quand tu auras 27 ou 37 ans. J’en ai fait l’expérience après ma première lecture à 17 ans, y revenant à 47 et 67 ans, et c’est chaque fois un livre plus riche qu’on découvre en lui comparant sa propre vie…

    Toi qui es d’orientation scientifique, tu peux apprécier mieux que d’autres le souci d’objectivité de Flaubert, qui lui a valu un premier procès. Parler d’amour comme il l’a fait a été jugé indécent, parce que c’était vrai. Le « bovarysme » est évidemment un mensonge romantique, et Flaubert le montre, le dénonce implicitement en le montrant, mais avec des mots qui disent aussi la poésie d’Emma, la poésie des gestes et des mines d’Emma, la beauté soyeuse des regards et des rêveries d’Emma, et ça c’est le roman, mon cher Adrien, le grand roman dans lequel tous les personnages ont raison, y compris le lecteur de 18 ans…

    Madame Bovary est le premier grand roman de Flaubert, après lequel il y aura L’Éducation sentimentale, qui étend l’observation à toute une société en évolution par la révolution, puis Bouvard et Pécuchet qui sera le summum de la critique de Flaubert contre les prétentions de la Science-pour-les nuls…

    Je ne sais si tu reviendras, au cours de tes études et explorations, à ce furieux énergumène de Flaubert. Je lis ces jours La Vie dans l’univers du physicien rebelle Freeman Dyson, qui prend la littérature et la spiritualité très au sérieux, au point de lui consacrer le dernier chapitre de son essai. La vie de l’esprit n’est pas réductible à des équations, mais le pauvre Homais piétinait aussi en réduisant la religion à des platitudes obscurantistes ou moralisantes, et Flaubert à cet égard était plus religieux que le curé débitant ses insanités auprès du pauvre Hippolyte souffrant le martyre.

    Si Flaubert est madame Bovary, il est aussi le pauvre Charles et l’horrible Lheureux dont il sent la bassesse comme une blessure personnelle. Si Flaubert est si drôle et si cruel à la fois, c’est parce que la vie est comme ça, mais pas que. En fait il montre plus qu’il ne démontre, et n’a pas besoin de juger et de condamner comme on le fait aujourd’hui à tort et à travers.

    Quand je peins des voleurs de chevaux, disait mon ami russe Tchekhov, je n’ai pas besoin de conclure qu’il est mal de voler des chevaux : cela va de soi si j’ai fait mon job. Pareil avec la pauvre Emma, dont l’horrible fin équivaut au jugement de la vie. Mais qu’on se rassure : la vie n’est pas qu’un arrêt de mort – et cela tu le sais, tu le vis bien…

    Enfin attention, mon cher Adrien, au détail. Le secret vif de Flaubert, c’est le style, qui passe par le détail des mots libérés des lieux communs et de la langue de bois. Style absolument libre mais exigeant un immense travail. Tu connais ça: freestyle…Avec mon respect filial et mon affection… »

     

    Comme il fait grand beau ce matin, je vais peut-être « bouger » pour marcher et m’aérer de concert. Peut-être Chamonix ? Ou peut-être Grindelwald ? Ma fidèle Honda Jazz en décidera pour moi...

  • La douceur en partage

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    À propos du dernier opuscule de JLK,

    par Francis Vladimir

    "Dans Arles où sont les Alyscans,

    Quans l'ombre est rouge, sous les roses,

    Et clair le temps,

    prends garde à la douceur des choses.

    Lorsque tu sens battre sans cause

    Ton coeur trop lourd;

    Et que se disent les colombes:

    Parle tout bas, si c'est d'amour,

    Au bord des tombes."

    (Paul-Jean Toulet)

     

    L'exergue de Paul-Jean Toulet pare le livre de JLK d'une ineffable aura. À lire d'un trait, le vertige m'a pris, longue dévalée nocturne avec au bout les mots, les mots, toujours les mots qui cernent et disent tant de la vie passée, en allée, que de celle qui demeure toujours à nos côtés, en embuscade en dépit de sa rosserie, de ses moments de grâce, de ses instants fugaces jouant d'éternité. Dans ce long texte qui se décline page après page en 587 pensées, déclinées à la mode classique, qui se prêtent à l'aube, au cheminement et au soir, l'écrivain ne dévoile rien que nous ne pressentions déjà, une vie d'homme tournée opiniâtrement vers le sens de la vie qui revêt chez lui une interrogation jamais muette, mais assumée par ce que les mots sous sa plume entendent révéler à ceux qui, aveugles ou sourds, en ces temps de misère, sont frappés d'incapacité majeure dans le dévoilement d'eux-mêmes.

     

    Dans l'art d'écrire - ( Tchékhov a su dire :... l'art et surtout la scène est un monde où il est impossible d'avancer sans trébucher)- il y aurait donc ce trébuchement sans lequel l'écriture ne saurait aboutir à la luminosité qui se tient dans chacune des pages du livre de JLK. Pour les lecteurs attentifs et fidèles, l'auteur dresse tout un panorama intérieur où le regard est invité à s'arrêter sur chacun des apophtegmes – nommer ainsi ces courts textes est hasardeux – mais il me faut admettre que l'écho de chacun d'eux, d'une langue lyrique, veloutée, âpre, mordante, déposée, conduit le lecteur à un apaisement de lui-même. Il est drôle de consentir à cet état constaté comme si, finalement, les mots dès lors qu'ils sont plus que choisis, justes et ajustés au pourquoi de la chose, le paysage mental, l'expérience de la vie, le sentiment et la douleur, l'accompagnement, le chaos et la respiration profonde, nous réajustent à nous mêmes, nous ré-assemblent aux autres et au monde. De l'éternel présent . - Ceux qui veillent depuis toujours, veilleuses et veilleurs des quatre coins des nébuleuses, le savent à jamais: qu'il n'y a que le présent des choses qui puisse vous révéler votre éternité... Dans le grand théâtre l'écrivain joue le rôle de sa vie, liant et déliant les mots et leur sens, secrets et publics, se confrontant à son intime conviction, changeante et forte, car nul ne sait ce qu'il en sera de demain, de la prochaine aurore, du chemin se perdant dans les bois, du crépuscule de feu sur le lac, et l'écrivain s'il prend au présent et à bras le corps la destinée du monde, tel qu'il va, cahin-caha, a ce rien de bravache, de foudre de guerre errant ( par les mers et les monts, les vallons et les plaines... et la voix au désert ) le disputant tout à la fois à Don Quichotte et au chevalier inexistant.

     

    « De la page vécue.- Pour moi, la frontière fut toujours imperceptible entre les livres et la vie dès lors qu'une présence se manifestait par le seul déchiffrement des lettres inscrites sur une page, et j'entrais dans une forêt, j'étais sur la route d'Irkoutsk avec Michel Strogoff, soudain la chanson de ce vieux babineux éthylique de Verlaine tirait de mes yeux d'adolescent de treize ans des larmes toutes pures, ou j'avais seize ans sur les arêtes d'Ailefroide et je prenais chez Alexis Zorba des leçons de vie. » L'écrivain se tiendrait donc à la frontière, cette ligne brisée pour certains ou ligne bleue des Vosges pour d'autres, en-deça de laquelle la pièce retombe pile, au-delà de laquelle elle est face. Au jeu du bonneteau de la vie on y voit que du feu. Dans l'obscurité environnante des grands arbres il faut regarder haut, percer la canopée pour retrouver la lumière. Cet entre-deux constant où se joue l'existence, le livre en ces pages les plus sombres ou en ces pages vives, nous est la meilleure des sources pour s'abreuver, humer, jouer avec la fluidité ou le rocher des mots. Sisyphe montait et remontait sans répit la pente. La gangue, qui enserre, l'écrivain en vient à bout, c'est à dire qu'il commet le premier acte d'apprentissage, l'essentiel, celui de buriner le temps. Et JLK laisse échapper ses volutes d'enfance, ses regains d'adolescence, ses attentes de jeune homme, ses attaches d'homme mûr, cette violence de sang et de violence, toutes choses en elles-mêmes qui font et contrefont le souvenir, le visitant et le revisitant, ne se départant jamais de ce qui tient ce texte de bout en bout, l'émotion, le sourire, la tendreté et la douceur malgré sa mise en garde, le rugueux, la colère rentrée, le deuil.

     

    Les mots, peut-on l'exprimer, fomentent des répits et des transes, déplacent des montagnes, apaisent ou désespèrent, ramènent au silence. Souffles primordiaux sans lesquels l'écriture n'advient pas. Je disais, en aparté de ma lecture de nuit, que l'égrènement de ces courts textes qui font une vraie somme, - à faire des jaloux – relève des abysses et tutoie des hauteurs. Sans doute, le dit-on avec facilité, la catharsis se fait dans l'emploi des mots, dans cette ré-architecture incessante érigeant le propos. Ici il est intime et universel, chuchoté à l'oreille par une voix amie. Il donne à entendre le monde aujourd'hui dans les échos et les accents d'hier, dans l'évidence de l'autre, la toute proche, l'ailée.

    « De l'évidence. - Ton mystère ne résidait pas dans ce qui m'était caché de toi, tes secrets ou tes obscurités, mais dans ce que je découvrais chaque jour de toi de nouveau, qui me semblait chaque jour plus beau d'être révélé en pleine lumière... ». Le livre de JLK se retourne à l'épaule, et nous retourne les sens, nous accablant et nous allégeant, mêlant indistinctement les raisons et les déraisons qui mènent au bout du chemin, à la dernière page du livre. « tu t'en es allée une nuit après nous avoir signifié ton désir de dormir et la nuit depuis lors m'est une autre tombe... De ma tristesse.-Ton visage s'est refermé pendant que tu dormais et pourtant je le savais déjà : que ce n'était pas le sommeil qui l'avait refermé... mais une fois de plus les mots vous manquaient alors même que vous vous compreniez et plus que jamais en ces déclins du jour...

     

    Du plus tendre aveu.-Tu m'as manqué dès que j'ai su que je m'en irais, lui dit-elle... » L'omniprésence de l'intime et du fugace confère à ces pages le noir et le blanc, couleurs de deuil, non pour enfouir l'âme endolorie, la triturer à l'excès, mais bien plutôt pour glisser sous les pas de celui qui reste, une autre portée musicale, lui tendre un arc où réapparaîtront les couleurs, les poinçons d'espérance, l'écriture de feu, la réparation. C'est à cela sans doute que s'attache le livre de JLK, hors- champ, mais dans la lumière matinale sur le chemin des bois, s'en revenant au soir. Avec légèreté, sans emphase, avec les mots sacrés pour le dire, ces sacrés mots, l'empyrée et le refuge qu'il s'est choisis, à la Désirade, sur les hauts de Lausanne, pour continuer et faire entendre...

     

    De la permanence.- Ce que nous laissons semble n'être rien, mais c'est cela que nous vous laissons et cela seul compte : que ce soit vous....

    Francis Vladimir, le 09 décembre 2023

     

    Jean-Louis Kuffer, Prends garde à la douceur. Editions de l'Aire, 2023.

     

  • Notes de traverse

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    En Provence. - Dès que nous sommes arrivés dans le Vaucluse, je me suis senti vibrer comme en Toscane, du fait de l’incomparable harmonie qui règne en ces lieux ou de multiples verts très doux se combinent aux lignes du paysage ponctué par les petites flammes noires des cyprès ou par les petites boules noires des pins. Le vert est ici comme assourdi et parfaitement accordé aux ocres et aux gris de la terre et des chemins. Après notre arrivée à Murs, par Joucas, j’ai refait le chemin de Gordes et suis tombé sur un vestige de borie que j’ai aquarellé dans une tonalité beaucoup trop jaune, alors que la pierre est d’un gris ocré si subtil. Ensuite mieux inspiré par le village de Murs semblant posé au bord du ciel.

    De l’obstination. – C’est dans la lenteur de la peinture qu’on entre vraiment dans le temps de la langue, je veux dire : dans la maison de la langue et les chambres reliées par autant de ruelles et de rues et de ponts et de voix s’appelant et se répondant par-dessus les murs et par-dessus les langues, - mais entrez donc sans frapper, nous avons tout le temps, juste que je trouve de quoi écrire…

    PaintJLK94.JPGAu Mas du Loriot, ce 29 mai 2003. Magnifique journée sur la Provence, où le mistral a cessé de souffler. Je me sens en état de pleine réceptivité. En balade solo du côté de Saint Saturnin-les-Apt, me dis cependant que la recherche du motif ne peut se faire comme ça. Le ressens comme une espèce de tourisme, qui ne me convient pas par conséquent. Toute convention me barbe. Je ne cesse d’ailleurs de me le dire en sillonnant ce pays trop parfait, trop léché, où l’on retrouve de plus en plus, et partout, les mêmes boutiques suavement écoeurantes, dégageant les mêmes effluves à l’enseigne des Créateurs de Senteurs.

    De la culture. - Ce qu’on appelle culture est désormais à 95% Loisirs & Commerce. L’appellation même de notre rubrique sur le site internet de 24Heures: Loisirs. Le saut que j’ai fait en m’en apercevant !

    JLK09.JPGAu Mas du loriot, ce  30 mai. — Il est sept heures du matin, un petit lapin courate entre les lignes de lavandes et j’ai repris la lecture d’   Elizabeth Costello, le dernier roman de J.M. Coetzee. Je me trouve au Mas du Loriot, dans le Lubéron, le type de l’établissement Parfait pour gens Parfaits. L’accueil y est Parfait, comme l’entretien des Planchers et des Plafonds, la Décoration et la composition du Petit Déjeuner. Ma compagne (parfaite) repose encore à mes côtés et je songe à ce chapitre de ce roman que je viens de lire en ce lieu (parfait).

    Il s’agit de deux soeurs qui se retrouvent en leur vieil âge. L’une est Elizabeth Costello, fameuse romancière australienne, et l’autre Blanche son aînée devenue religieuse après avoir accompli des études de lettres, et qui a invité sa soeur au Zululand à l’occasion de la remise d’un prix qui doit la couronner, elle la religieuse, pour un ouvrage qu’elle a consacré au problème du sida en Afrique. Bref, c’est d’un monde très imparfait qu’il est question dans ce livre, et c’est ça qui me plaît…

     Elizabeth Costello. - Depuis que j’ai commencé de lire Elizabeth Costello, je n’ai cessé de me trouver sollicité par les Questions que pose ce livre. Telle est la littérature vivante telle que je l’entends, qui nous pose des Questions ou plus exactement: qui incarne certaines positions humaines, lesquelles montrent à quel point poser une question, ou y répondre, est encore loin de la vie. Le mérite de Coetzee est de tourner autour des gens qui se posent des questions et de nous montrer combien répondre à une question peut-être en contradiction avec la vie ou la pensée réelle de la personne qui répond. Ici, la Conviction inébranlable de Blanche dresse un Mur entre elle et sa soeur, qui souffre de cette situation. Pourtant on découvre, au fil d’un récit qu’elle amorce dans une lettre à sa soeur, sans oser aller jusqu’au bout, qu’elle est capable de compassion autant que la sainte femme. Plus précisément, elle raconte comment elle a été poussée par Blanche à s’occuper d’un vieil homme, peintre à ses heures, auquel elle a offert quelques extras en supplément bien propres à choquer les belles âmes alors qu’elles relèvent plutôt de l’élémentaire bonté humaine. Or c’est cette tendresse, cette empathie un peu bougonne, pudique mais d’autant plus vraie qu’elle n’a rien de sucré ou d’ostentatoire, que j’apprécie dans ce livre comme dans les autres livres de Coetzee.

    Celui qui se dit qu’il a encore des tas de villes à visiter en songe sur son grabat de prisonnier / Celle qui a vagabondé toute la nuit avant de rencontrer celui qu’elle a cherché à travers divers pays et qui l’attend là / Ceux qui retourneront en Andalousie sans savoir comment, etc.

    À La Désirade, ce  2 juin. — Trouvé hier soir, dans ma boîte aux lettres, un chaleureux message d’Alain Cavalier où il me dit que mes Passions partagées sont à côté de son lit et qu’elles lui font du bien. Tant mieux. J’attendais ce signe et suis heureux de ne m’être pas trompé sur le Monsieur.

     Du fluide vital. - En quoi consiste ce fluide magique dont me parlait Alain Cavalier dans sa dernière lettre? Je dirais, pour ma part, que j’y reconnais ce que Shakespeare appelle « the milk of human kindness », dont nous avons besoin pour survivre dans le froid et sous le poids du monde.

    Lady L. multiface. - Ma bonne amie, au téléphone, me raconte sa journée où elle sera alternativement la Petite fille de toujours (sa crainte de présenter cet après-midi son Travail), la Mère protectrice (notre fille Julie qui s’en va passer son écrit de maths du bac), et l’Adulte responsable de la Formation-d’Adultes-Responsables.

    A Paris, Place saint-Michel, soir, ce 9 juin. — J’arrive au bout des Mémoires de Jean-Jacques Pauvert, qui m’ont beaucoup intéressé. C’est un éditeur franc-tireur comme l’a été Dimitri, en moins profond et en moins mégalomane aussi. Plus j’y pense et plus je me dis que l’erreur de Dimitri a été de s’enferrer dans son orgueil jaloux où il campe désormais comme à l’ombre d’un bunker, se préparant une bien triste vieillesse.

     Au Bar Saint-Séverin, ce 10 juin. — Fait mon job: deux bonnes rencontres, de Jean-Jacques Pauvert ce matin et de Jacques Aubert tout à l’heure, dans les jardins de Gallimard ; deux entretiens de premier ordre.

    Deux figures des lettres. - Jean-Jacques Pauvert m’a fait l’impression d’un personnage assez balzacien, à la fois stylé et voyou sur les bords, les yeux plissés d’un filou mais encore très solide en dépit de ses 78 ans, très vif d’esprit et bon compère. Plus libre encore à l’oral qu’à l’écrit: traitant ainsi Gaston Gallimard de crapule, mais lui concédant la qualité de grand éditeur, tandis que son fils Claude est réduit à la dimension d’un crétin, très en dessous de l’actuel Antoine qui « pourrait s’il voulait »…

    Malgré tout cela l’impression que lui, Pauvert, se considère plus important aujourd’hui que les auteurs de son catalogue. Donc lui aussi mégalo à sa façon sarcastique et qu’on sent joyeusement désabusé, mais joyeusement je le répète, s’en foutant plutôt en fin de compte il me semble.

     A propos de Dimitri, Pauvert déplore sa dureté croissante; à propos de Frochaux, regrette de l’avoir perdu de vue et m’apprend que l’idée des tranches noires de la collection Libertés, c’était justement Claude. A propos d’Ulysse trouve inutile une autre traduction. Je pensais lui remettre une série de Passe-Muraille mais je vois bien qu’il l’oublierait dans un coin du bureau des éditions Viviane Hamy, alors j’oublie…

    Jacques Aubert tout autre personnage: le grand joycien velouté, voix veloutée, mains veloutées, futal de coton velouté, citant Lacan et Foucault mais très intéressant au demeurant, courtois, exquis, précis, poli.

    Dans le jardin de l’église Saint Germain-des-Prés, ce 10 juin, soir. - Je sors à l’instant du cinéma Bonaparte où je suis allé voir Notre musique de Jean-Luc Godard, dont la fin m’a beaucoup touché après des parties qui me semblent décidément « du Godard », avec son ton sentencieux qui me fait grimper au mur. Quand Juan Goytisolo vaticine en se baladant dans les ruines de Sarajevo, quand Mahmoud Darwich pontifie, filmé de dos, ou quand telle jeune fille lit du Levinas sur le pont de Mostar, j’ai de la peine. Mais le filmage est néanmoins somptueux et certaines séquences sont touchées, me semble-t-il, par une espèce de grâce.

     De la fragilité. – Et dis-toi pour la route que le meilleur de toi, qui n’est pas de toi et que ton nom incarne cependant, c’est tout un, est le plus fragile en toi et que cela seul mérite d’être protégé par toi, renoué comme un fil te renouant à toi et qui te relie à Dieu sait qui ou quoi que tu sais au fond de toi…

     Celui qui se retrouve chez lui dans les pénombres de la forêt et des bibliothèques / Celle qui a sa clairière privée dont nul ne sait rien / Ceux qui aiment ce temps hors du temps de la forêt marquée en hauteur par des mouvements d’oiseaux, etc.

    Du simulacre. - Juste ce que dit Godard dans Notre musique: que le monde est en train de se diviser entre ceux qui n’ont pas et ceux qui, ne se contentant pas d’avoir, se targuent de compatir avec ceux qui n’ont pas sans les écouter pour autant. La misère gérée de loin. Ferme des célébrités.

     Square Boucicaut.  — Sur un banc dans la rumeur de la ville et les chants d’oiseaux, je me rappelle toutes mes escales parisiennes, depuis 1974, cela fait donc trente ans. Trente ans sans me faire d’amis durables à Paris, sauf François dont je me demande ce qu’il est devenu. Vais-je lui envoyer mes Passions et lui écrire pour briser ce silence? J’en suis tenté. Trente ans aussi sans cesser d’évoluer et de me construire, alors que j’en ai vus tant qui restaient en plan.

    A l’instant vient de s’asseoir, sur un banc à vingt mètres du mien, un magnifique jeune noir empêtré dans une tenue de footballeur-cycliste-rappeur multicolore, que j’essaie de dessiner mais en vain. Ensuite, me levant pour quitter les lieux, je remarque l’inscription PELOUSE AU REPOS, puis la sculpture, monumentale du fond du square représentant un couple de bourgeoises engoncées, penchés sur une enfant de pauvre tandis que la mère, le dos tournée, reste prostrée sur une marche inférieure de l’escalier. La France philanthrope vue par je ne sais quel pompier. Et cette autre inscription à l’entrée du square: « Le jardin sera fermé en cas de tempête ».

    Celui qui décrie la nouvelle idéologie à six sous du « pas d’soucis » / Celle qui refuse de faire son deuil de l’âge tendre et tête de bois / Ceux qui disent qu’ils rien contre au contraire et qui en restent là, etc.

    SDF. - Dans la rue je retrouve ce type à genoux remarqué hier, jeune encore mais la face recuite, comme vitrifiée, les yeux délavés, à la fois absent et suppliant-insultant, ravagé par l’alcool ou la drogue, genre beatnik, un genou sur Libération comme Bloom dans Ulysse  qui s’agenouille à l’église sur L’Homme libre. Cela ne s’invente pas. Dans la rue pas mal de types à chiens tueurs : nouvelle pratique de la cloche.

    Rue de la Félicité. -  Je viens de retrouver la rue de la Félicité, trente ans après mon premier séjour au 14, désormais fermée par un code. A l’entrée de la rue, en face de l’hôtel Glasgow, est apparu un Espace Relax Shiatsu qui a l’air d’être déjà désaffecté. L’ancien café maure a été remplacé par un restau colombien. Me rappelle ce séjour sans trop de nostalgie. Je crois que je serais moins empoté aujourd’hui, mais être empoté et me désempoter peu à peu a fait partie de mon programme personnel.

    A la table voisine du Select-Toqueville bachotent deux lycéens. Se récitent l’Allemagne tandis que notre Julie passe son écrit d’anglais à Lausanne. Le garçon raconte à la fille qu’il a entendu, à la télé, que le grand-père de Bush a fait fortune en Silésie. En passant à leur hauteur, je les remercie de m’avoir appris la chose et leur souhaite bon bac. Sourires radieux de part et d’autre.

     À La Désirade, ce 12 juin, 2h. du matin – J’envoie ce texto à Lionel Baier : « Insomnie au bord du ciel, vertige de solitude sur fond de crétinerie océanique. Tenir ferme. Notre musique devrait déborder les mots. Fleuve en crue. Nageons de nos épaules solides. » Me répond qu’il est, dans la nuit de Paris, justement en train d’écouter Ursula en pyjama lui raconter son prochain film. Lui répond : « Pyjama de pilou, pilou hé: vivent les enfants ! »

     De la « transcendance ». - A la télé cette jeune actrice dit comme ça que les metteurs en scène la «transcendent ». L’expression de plus en plus fréquente: « Moi ça me transcende vachement. Tu vois ce que j’veux dire ? »

    Ces notes sont extraites de Chemins de traverse, Lectures du monde 2000-2005, paru en avril 2012 chez Olivier Morattel.

    Peintures JLK: Murs, en Provence. Huile sur panneau, 2003. Au Mas du Loriot, aquarelle.

  • Dimanche entre amis

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    (Le Temps accordé, Lectures du monde VII, 2024)
     
    À la Maison bleue, ce samedi 16 mars.- Je me réveille bien tard ce matin, à passé neuf heures, après m’être endormi à point d’heure sur l’évocation de la découverte de l’opéra (Lucia di Lammermoor) par la pauvre Emma à peine relevée de son effondrement amoureux dont le bon Charles, tout con, est encore loin de deviner l’origine; donc je me lève et constate que ce qu’il me restait ici de toasts a moisi dans son emballage et que la brioche d’avant-hier est aussi dure que le coeur de l’usurier Lheureux , cauchemar a venir des Bovary, mais le café où je la fais tremper et la confiture aux fraises de chez Muller me ramènent à la bonne vie et je revois défiler ma journée d’hier en y associant les délices de ma visite de la veille à l’exposition des enfants d’Anker, l’accueil de notre sœur aînée et les retrouvailles d’avec la puînée en son insolente super forme de septuagénaire aux airs de quinqua, l’accolade aux fistons de quinze et dix-huit ans , la petite chienne de la veuve de mon frère et mon beau-frère le fin bec me racontant ses soirées de tastevin - tout ça qui m’a fait oublier mon souffle au cœur et mes grincements de rotules …
     
    LES ANKER .- J’avais six ans à la mort de Staline, je me trouvais dans la Stube (chambre commune en français) de mes grands-parents maternels, au Wesemlin, sur les hauts de Lucerne, quand la nouvelle est tombée par la voix sinistre du speaker de l'Agence Télégraphique Suisse, mais c’est le monde d’avant cet établissement petit-bourgeois, au temps de la jeunesse paysanne de Grossvater, au temps d’Uli le valet de ferme du pasteur-écrivain Jeremias Gotthelf, au temps des flâneries de Robert Walser dans le Seeland, là-bas à Anet (Ins en allemand) que je me suis retrouvé chez Gianadda, entre les scènes de genre conventionnelles et les portraits sans âge d’enfants rappelant, en plus modestes, ceux de Goya ou des maîtres flamands, tel garçon formant ses bulles comme le Léon de Manet, ou telle jeune fille toute blonde et pure rappelant celles de Vermeer, etc.
     
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    Je n’exagère en rien en me sentant bouleversé devant l’évocation, sublime, du petit Ruedi Anker sur son lit de mort, comme s'il s'agissait d'un petit frère d'une de mes vies antérieures. Le vieux Kuffer l’a sûrement connu, vu qu’Albert Anker a peint le vieux Kuffer en ces mêmes années - le vieux tonnelier, le vieux « barilier », ancêtre qui nous est commun, autant que notre lieu d’origine, avec Etienne Barilier né la même année que moi et dont le nom a été francisé…
    À la Maison bleue, ce dimanche 17 mars. – Je pensais ce matin à ce qui me reste de ma famille chrétienne épurée de ses préjugés de classe et de race (anticommuniste et plus ou moins judéo-islamophobe, à peine plus gay friendly aujourd’hui qu’hier, alors que la survenue d’un Noir ou d’un Chinois au rang de beaux-fils ne serait pas agréée à l’unanimité, je suppose) en revenant, à l'écart de toute idéologie, à ce qui résumait, aux yeux de Czapski, l’histoire du christianisme, à savoir la bonté ; et c’est cela même que je trouve éclairant les visages des enfants et des villageois d’Anker : la lumière de la bonté.
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    À MANCHESTER. – Ma peine croissante à marcher sans avoir l’air de tituber comme un ivrogne me fait hésiter, malgré ma nouvelle liberté de mouvements (plus aucune laisse ne me retenant à feu mon compère le chien), à repartir de par le monde, à Paris ou en Toscane auprès de la Professorella, en Espagne où je retrouverai Mario Martin ou à New York sur les traces de Thomas Wolfe, mais j’ai d’ores et déjà fixé un prochain rendez-vous à mon cher Bona à Manchester où, avant le fin de ce mois, j’irai « toucher » une quinzaine d’exemplaires de mon dernier livre, entièrement composé par lui aux bons soins de la firme d’Oklahoma-city où il a déjà publié deux ouvrages gratos; j’ai eu la joie hier de découvrir l’annonce de la parution de La Maison dans l’arbre sur divers sites dont celui de Barnes & Noble, fleuron des librairies américaines, en attendant la Fnac et Kobo Books – Manchester où je reviendrai sûrement, comme la mule de Clint Eastwood, « toucher » d’autres exemplaires de ce livre et des prochains puisque Bona semble décidé à persévérer dans son soutien salutaire de jeune frère au vieux sapajou se la jouant liesse éternelle...…
    TOBOGGAN. – Quentin m’envoie ce matin, via Messenger, le fichier de son nouveau roman au titre aussi « impossible » que le précédent à paraître en mai prochain ( La production du destin), à savoir: Je nommerai désert le château que tu fus, emprunté à un vers de Bonnefoy, et tout de suite je suis happé je suis jeté dès les premiers mots et la première page en fugue proustienne, comme dans un entonnoir ou un toboggan, avec l’impression de m’envoler…
    Or je l'attendais : j’attendais un roman-poème qui serait le roman et le poème du profond aujourd’hui, selon l’expression de Cendrars, et c’est donc entre amis que je vais passer ce dimanche patronné à moitié par saint Patrice cher aux Irlandais et par sainte Gertrude propice aux voyageurs «dans ce monde comme dans l’autre »…

  • La mer à l'abandon

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    « Certes, le vieux monde n’est plus de ce monde,
    mais plus vivant que jamais » (Ossip Mandelstam)
     
    Qui aura chanté pour l’enfant
    dans vos rangs défilés
    de battants obsédés
    par la plus vide arborescence ?
     
    Au présent digitalisé,
    tout adonnés à vos écrans,
    vous vivez par procuration:
    même le vent s’est absenté,
    le vent, la mer aussi blessée
    d’être exclue de vos rêves,
    et vos rêves perdus -
    le rythme et la rime exclus
    de vos seuls algorithmes...
     
    L’haleine du chien me revient:
    le souvenir des crocs
    mordant au plus tendre du corps
    de l’enfant pour jouer -
    l’enfant qui jouait à la guerre,
    le plaisir solitaire
    de l’Être se reconnaissant
    dans la caresse des amants...
     
    À trier vos déchets,
    ceux des enfants qui restent là,
    retrouvant si jamais
    le temps en regrets égarés,
    vont-ils oser le chant ?
     
    Retrouver les saveurs du chant
    de la diva qui s’extasie,
    et toute l’ironie
    du sort et des fééries
    d’avant la vallée de la mort ...
     
    Revivre enfin la douce vie
    capable de mystère,
    relancer la cérémonie
    du chemin sur la mer...