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  • Jean Genet magnifié

     


    LittératureLittérature
    « Si vous savez fouiller dans l’ordure, que j’accumule exprès pour mieux vous défier et vous bafouer, vous y trouveriez mon secret, qui est la bonté » (Jean Genet)


    « La chasteté est moins l’abstinence que la grâce de laisser tout ce qu’on touche d’une pureté de neige : la surnaturelle impossibilité de souiller la vie quoi qu’on fasse », écrit Lydie Dattas au moment d’aborder la genèse du plus beau livre de Jean Genet, Miracle de la rose, constituant la transmutation poétique de son séjour au bagne d’enfants de Mettray.
    « Genet, poursuit Lydie Dattas, macérait en prison quand il apprit que le détenu de la cellule voisine avait été enfermé à Mettray à l’âge de douze ans. S’éprenant de l’ange de sa jeunesse il lui ouvrit les portes d’un second livre, Miracle de la rose. Plaçant celui-ci sous la garde de Saint-Just, il mit en exergue sa proclamation de dieu guillotiné : « Je défie qu’on m’arrache de cette vie indépendante que je me suis donné dans les siècles et dans les cieux ». Puis à l’intérieur du reliquaire de son livre, enveloppé dans la panne de velours de ses mots, il déposa le plus tendre de son cœur. Se souvenant des grands marronniers de la Colonie, il recueillit leurs fleurs roses dans le tablier de ses phrases ».

    Littérature
    On a ici un échantillon de l’écriture de Lydie Dattas, qui recompose une saisissante figure de Genet dépouillé de ses oripeaux de poète maudit et de ressentimental retors pris quelque temps au piège d’une gloire équivoque et qui s’en dégagea finalement pour gagner son désert et rejoindre son idéal d’enfant perdu, résumé par le mot de bonté.
    Un Ange de Bonté, ce voyou sulfureux des lettres qui coupa de peu à la relégation perpétuelle et dont les livres célèbrent les vertus inversées de l’érotisme homosexuel, du vol et de la trahison ? Le paradoxe paraît énorme, et d’autant plus que l’officiante use souvent d’une rhétorique fleurant sa Légende dorée, mais le pari de cette interprétation se tient, qui révèle le Genet primordial, l’enfant abandonné par sa mère et puni par la société pour cela même, le gosse recueilli contre espèces sonnantes et rejeté une seconde fois par sa mère nourricière à l’âge de servir dans les fermes, le « petit délicat » à l’extrême sensibilité, l’adolescent angélique amoureux des prairies et du ciel, le Genet aux yeux couleur de myosotis chassé de son vert paradis d’Alligny et qui y reviendra de loin en loin, traînant partout cette nostalgie d’exilé qu’il sublimera en rendant aux plus démunis que lui ce qu’il n’a jamais reçu.
    En odeur de sainteté l’auteur de Pompes funèbres, de Querelle de Brest et du Balcon ? Ce n’est pas ce que prétend Lydie Dattas. Mais l’évidence n’est pas moins là que ses messes noires, de bars en bordels, et sa charge féroce de toutes les Institutions et Fonctions établies, du juge de Notre Dame-des-Fleurs aux hiérarques du Balcon, n’excluent en rien une part plus secrète et profonde du Genet lecteur de Dostoiëvski dont maints aveux illustrent une aspiration christique, et ses errances politiques participeront elles aussi de ce ralliement au dernier des parias, des Black Panthers au peuple palestinien.
    « Avec les Palestinien, relève Lydie Dattas, Genet crut trouver les pauvres de l’Evangile : si le royaume des cieux est l’endroit où sont accueillis les misérables de toute sorte, le bidonville en était peut-être l’antichambre ». Et l’auteur de rapporter cet épisode digne de Bernanos : « Un jour de ramadan, à Ajloun, Genet rencontra un jeune homme nommé Hamza, qui l’amena chez lui où il vivait avec sa mère, âgée d’une cinquantaine d’années. Le jeune homme présenta Genet : « C’est un ami, c’est un chrétien, mais il ne croit pas en Dieu ». La mère répondit aussitôt : « Alors, puisqu’il ne croit pas en Dieu, il faut que je lui donne à manger ». Sous le tranchant de cette parole, le sobre ciel de Palestine s’ouvrit en deux, comme un rideau de soie bleue derrière lequel s’avança, rayonnante de compassion, la pietà de bois d’Alligny.
    « Ce n’était pas la première fois qu’un être humain accueillait Genet, mais personne n’avait encore aussi simplement déchiré le ciel, avec les rouleaux de ses lois écrites, pour venir à lui. Sourd aux roulements de tambour des dogmes, Dieu était quelqu’un qui enfreignait ses propres lois pour vous donner à manger. Parce que ce geste venait d’une mère, le matricule 192.102 retrouvait enfin une place parmi les hommes. A son cri silencieux, la Palestinienne venait de donner la réponse humaine dont il désespérait depuis toujours. »
    Ce qu’il y a de très beau et de juste, de profondément vrai dans ce livre à la fois radieux et pur de toute jobardise intellectuelle, qui réordonne toute l’œuvre dans la lumière candide de Miracle de la rose, rejoignant d’ailleurs le jugement implacable du poète sur ses propres livres, c’est que Lydie Dattas révèle le noyau pur de ce grand écrivain dont le testament reste en somme non écrit, gravé dans le cœur de ses protégés ou dispersé entre le sable et les étoiles, la mer et le ciel.

    Littérature
    Livre de bonté et de beauté que La chaste vie de Jean Genet, à la mémoire d’un homme sauvé par son désir de beauté et de bonté.
    Lydie Dattas. La chaste vie de Jean Genet. Gallimard, 215p.

    Portrait de Jean Genet, par Alberto Giacometti. Tombe de Jean Genet.

  • L’av ir de la Pl ète

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    …Q  nt à no f  êts leur d   nir e t en  e no ma  s, c’ st   e que   on de  e ou de m  t et c  st ce qu’il faut abso     t i cul  er a x jeun s g   rations : le sort des arbres  est la c é  de   tre s   ie à tous…

     

    Image: Philip Seelen

  • Premier roman

     

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    L’affreux Céline prétendait que le roman actuel se réduisait à une bricole genre lettre à la petite cousine, et moi je lui renvoie la politesse, pasque la petite cousine c moi, et dans Jeune fille en fleur, qui vient de sortir chez Madrigal, je me raconte, je raconte ma grand-mère et Maman, je raconte mon premier french Kiss au bord de la Vivonne avec mon petit Marcel si sensible et je raconte sa crise quand j’ai passé ses cattleyas au DDT - je raconte tout, alors Céline à nous deux : tu vas voir le carton de la petite cousine…

     

    Image :Philip Seelen  

  • Le plan Bi

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    …Ensuite tu sais ce que me dit Hervé… là tu vas tomber… il me dit comme ça que c’est à cause de moi qu’il s’est éloigné de toi…en fait il a bien vu comment tu me regardais chez Paul quand on s'est rencontrés les trois…ensuite il a bien vu que tu sentais qu’il pensait à moi quand vous étiez les deux…et tu sais ce qu’il me dit…qu’il sentait aussi que toi aussi tu pensais à moi…et voilà qu’au sixième mojito ça lui sort et là j’hallucine parce qu’il me dit que moi aussi je lui donne l’impression que je pense à lui quand je lui parle de toi, donc il me propose de revenir vers toi pour être plus près de moi, tu vois ce que je veux dire ?...


    Image :Philip Seelen

  • Médium des ténèbres

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    En lisant Le Chasseur de Têtes, de Timothy Findley.


    Les pouvoirs magiques du romancier sont souvent réduits à moins que rien dans la littérature contemporaine, tandis qu'ils se trouvent réinvestis dès la première page du Chasseur de Têtes, à la faveur d'un événement redoutable. Le lecteur y apprend en effet que le fameux Kurtz, héros d'Au Coeur des Ténèbres - fascinant récit de Joseph Conrad qui inspira Francis Ford Coppola dans Apocalypse Now, où ledit Kurtz est incarné par Marlon Brando - s' échappe de la page 181 du livre qu'est en train de lire la bibliothécaire schizophrène Lilah Kemp, une «spirite aux pouvoirs considérables mais indisciplinés», tandis que la tempête fait rage dans les rues de Toronto.
    Dans la foulée, nous ne saurions trop nous étonner du fait que Rupert Kurtz réapparaisse sous les traits d'un éminent psychiatre régnant sur l'univers d'un institut de recherche en psychiatrie, maître occulte d'une véritable manipulation des êtres et des esprits (sans parler des fortunes qu'il capte pour financer ses menées de démiurge), pas plus que ne nous surprend l'apparition de Charlie Marlow, lui aussi «sorti» du récit de Conrad et qui enquêtera, en l'occurrence, sur les choses effrayantes qui se passent dans les coulisses de l'Institut Parkin qu'on pourrait dire l'asile d'aliénés de la société contemporaine.
    C'est, de fait, un voyage au bout de la folie (et donc au bout de la raison) que ce roman mêlant admirablement les observations les plus aiguës d'une peinture de moeurs enracinée (Toronto y est présent avec ses grandes familles friquées et déchirées par la haine à la manière de Dallas, ses artistes décadents et ses clubs de débauche très smart, ses paumés de tous niveaux sociaux, mais aussi son architecture et ses espaces, son brouillard jaune et ses ravins lugubres) et les composantes d'une plus vaste fresque évoquant la dérive des sociétés dites les plus évoluées vers leur autodestruction. Dans la même poussée, le roman accumule les notations hallucinantes d'une plongée au coeur des ténèbres de la psychologie humaine, qui débouche sur une réflexion morale des plus actuelles.
    Jusqu'où ira l'homme dans son obscure volonté de puissance, et pourquoi éprouve-t-il le besoin de souiller les incarnations même de l'innocence? Telles sont les questions que nous nous posons à la lecture du Chasseur de Têtes, notamment, en traversant tel laboratoire d'expériences sur des animaux où le sentiment d'horreur est rendu comme à l'état pur, au-delà de toute sensiblerie, en parcourant les salles d'un établissement psychiatrique réservé à des gosses ou en découvrant, avec Marlow, tel réseau de réalisateurs de snuff-pictures, ces photographies de mises à mort d'enfants où le plaisir sexuel, la torture et la mort trouvent leur accomplissement abject et lucratif...

    Timothy Findley n'a pas attendu l'affaire Dutroux, et les multiples tragédies contemporaines impliquant des viols et des meurtres d'enfants, pour intégrer ce thème dans Le Chasseur de Têtes. Au demeurant, ce n'est là qu'un des «cercles» de l'enfer exploré par l'auteur-médium dans ce roman hanté par de nombreux personnages zigzaguant sans discontinuer d'une fiction à l'autre.
    Voici par exemple Emma Berry, qui s'est refait un prénom à la lecture de Madame Bovary, et qui traîne sa mélancolie nymphomane dans une limousine à silhouette de grande baleine blanche, voici Amy Wylie la poétesse aux oiseaux dont la «folie» paraît tellement moins monstrueuse que la «raison» du Dr Shelley, expérimentatrice glaciale à laquelle la Science semble tout permettre, voici les réincarnations de Pierre Lapin ou de Gatsby le Magnifique, ou encore de telle romancière qui a bien connu Dickens et communique avec Lilah Kemp par voie spirite, ou enfin, comme une présence obsédante, voici les Escadrons M sillonnant les rues de Toronto à la chasse des étourneaux porteurs du virus de la sturnucémie, ce nouveau sida dont on apprendra finalement qu'il participe lui aussi d'une manipulation démoniaque...
    Or, ce qui saisit le plus, à la lecture de ce roman comme saturé par l'horreur, est la poésie étrange et la lancinante tendresse qui s'en dégagent, les constantes ressources d'humour de l'auteur et la beauté de l'objet littéraire, d'une modernité profondément irriguée de savoir et de mémoire. Visionnaire comme l' était Conrad, témoin de l'innocence martyrisée (où les figures faulknériennes de l'enfant et du fou cohabitent avec celle de l'animal blessé), Timothy Findley pétrit à pleines mains la pâte d'une grande oeuvre contemporaine.
    Dès Le Dernier des Fous (Le Serpent à Plumes, 1993), son premier roman, évoquant le dernier été en enfance d'un garçon confronté à diverses destinées catastrophiques, nous avions flairé l'auteur d'envergure. Après Guerres (Le Serpent à Plumes, 1993), saisissante évocation de la première tuerie du siècle, et surtout avec Le Chasseur de Têtes, l'évidence de son génie littéraire nous paraît appeler la plus large reconnaissance.
    Timothy Findley, Le Chasseur de Têtes. Traduit de l'anglais par Nésida Loyer. Editions Le Serpent à Plumes, 1996. 570 p.

    Findley2.jpgPersonnage hors du commun
    Encore méconnu dans les pays de langue française, Timothy Findley est considéré, après la disparition de Robertson Davies, comme le plus grand écrivain canadien de langue anglaise.
    Né en 1930 à Toronto, dans le quartier chic de Rosedale, quoique de famille ruinée (son père était employé de banque, très porté sur la bouteille et la poésie), il fut d'abord acteur (Alec Guinness le fit venir à Londres, où il travailla notamment avec Sir John Gielguld et Peter Brook). Il continua, en 1957, à rouler sa bosse en Californie, vivant de petits métiers, avant d'entreprendre une oeuvre considérable d'auteur dramatique (cinq pièces), de romancier (neuf romans, dont six traduits en français), de nouvelliste, d'essayiste et de scénariste. Monument national au Canada, Timothy Findley est traduit en quinze langues. La complicité singulière avec le monde animal, qui transparaît dans ses livres, a une base existentielle avérée: il vit en effet avec quatorze chats, deux chiens, trois cents carpes japonaises et un rat musqué...

  • Un ange passe

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    À propos de L’Alphabet des anges de Xochitl Borel, prix du roman des Romands et de Lettres-Frontières.


    1. En commençant par le début
    En préambule à ce premier livre singulier d’une jeune romancière à l’insolite prénom à consonance précolombienne, l’écrivain Blaise Hofmann, qu’on sait proche de la nature et des bêtes, évoque une « ode à la vie instinctive » à lire comme un poème en prose à valeur de « fable végétale », et l’exergue de Xochitl Borel en rajoute en proclamant que « les animaux c’est l’oral , les plantes c’est l’écrit ».
    Est-ce dire qu’on va se la jouer New Age, retour à la racine et culte de Gaïa ? Non : c’est autre chose. D’ailleurs « vous qui entrez, pourrait-on dire par manière de parodie, laissez là toute référence ».
    Et pourtant il y a bien de ça dans L’Alphabet des anges : c’est bien de retour à l’élémentaire ressenti et au plus simple, au plus spontané de l’éclosion des mots et du sens, du poids des mots et de leur aura qu’il s’agit dans ce livre de tous les débuts.


    2. Attention : chute d’anges


    Au commencement était la déchirure, et cela peut s’entendre de diverses façons. On tombe du ciel par une faille de celui-ci, après une première saison au paradis où des fluides, des fleurs et de lointaines voix nous berçaient comme dans un jardin suspendu, et tout à coup patatras : la terre est plus basse qu’on aurait cru et d’en bas le ciel aussi a l’air malade, on se sent déchu de quelque chose sans trop savoir de quoi, en tout cas ça fait mal, on constate qu’un père hier si sûr est aussi « noir » aujourd’hui de maladie, on n’en saura pas plus mais cela semble faire partie de « la vie », ainsi qu’on le dit: « C’est la vie », et que dire de plus ?
    Et d’autres expressions toutes faites seront à disposition quand, en dépit de son sentiment, de l’idée qu’on pourrait « le garder », on conviendra qu’il est plus raisonnable de le faire « passer », sans trop préciser de quoi il s’agit.
    Mais vous avez deviné, n’est-ce pas ? Vous avez compris que cette naissance annoncée n’est pas « adéquate » en ces circonstances, et qu’en conséquence il va s’agir, ainsi que l’édicte le père qui-a-les-pieds-sur-terre en dépit de sa maladie, de « faire le nécessaire »…


    3. Le sens et son double


    On reconnaît un véritable écrivain, ou ce qu’on appelle un poète, à son rapport particulier avec les mots. De même qu’un romancier aime les phrases, un poète aime aller au fond des mots, si l’on peut dire, pour mieux faire le tour des choses.
    Or un autre personnage entretient, avec les mots, un rapport d’une égale densité, et c’est l’enfant découvrant les choses à travers les mots, ceux qui font mal et ceux qui consolent, ceux qui ne veulent encore rien dire, avant même que l’enfant ne paraisse puisque des mots décident déjà de son sort en affirmant qu’on va le faire passer et que pour cela l’on recourra à la faiseuse d’anges, et l’on resterait alors sans voix si le roman n’avait une autre histoire à raconter.


    4. À la case réel.


    Une difficulté, pour un romancier qui serait à la fois un poète, tient à la conciliation des éléments narratifs se rapportant à la réalité triviale, sans jugement de valeur portée sur celle-ci, avec un langage plutôt imagé et symbolique qu’on pourrait dire poétique, sans que l’écrivain ne « poétise » pour autant. Il est évident qu’il y a de le poésie dans le réel même, et parfois le plus ordinaire, mais comment l’exprimer sans emphase ni préciosité ?
    De cet équilibre difficile à tenir, L’Alphabet des anges se joue d’une façon à la fois ingénue et naturelle, en combinant un ancrage très précis dans le réel d’une situation dénuée de poésie – l’avortement ne porte guère au lyrisme, n’est-ce pas – que prolongent cependant des images suggestives (la polysémie des aiguilles) ou des échos émotionnels relevant de l’affectivité.
    « Au niveau du réel », comme on dit, le récit, même elliptique, reste tout à fait linéaire et intelligible, mais tout un non-dit s’exprime alors, précisément, par des cristallisations verbales relevant de la poésie dégagée de l’anecdote et nous communiquant des sentiments qui nous associent à ce que vivent les personnages du roman.


    5. Quand la vie s’accroche


    L’Alphabet des anges est le roman de la vie plus forte que la mort, dont une plante vivace est le symbole végétal fixé par le prénom d’Aneth, l’enfant-ange arraché au néant.
    Une question triviale salue ce miracle incarné : « Pardon, mais c’est à vous ça ? », qui introduit à la fois le personnage dont on pourrait craindre qu’il ne comprenne rien à « ça », malgré sa qualité de spécialiste de la psychologie enfantine, et la sauvageonne Aneth qui, contre toute attente, va nouer avec lui une relation complice et le révéler pour ainsi dire à lui-même, comme il en va d’ailleurs de tous les personnages du roman, qui déjouent le constat posé par une autre question : « Est-il possible que l’on soit à ce point tous des inconnus ? »
    Tout à fait pénétrante, alors, et combien généreuse, est l’observation de la romancière montrant non pas l’opposition irréductible, qui serait dogmatique, entre la « science » du psychologue et la vie instinctive, et parfois « géniale», de la petite Aneth, mais la possible rencontre de deux individus qui se frottent l’un à l’autre, parfois avec des étincelles, et s’apprivoisent, comme Soledad et Anne s’apprivoisent en « personnes adultes », se confient l’une à l’autre et se vivifient mutuellement.


    6. Le chant du monde


    Il y a le poids du monde et son contraire : le chant du monde.
    Du côté de la nécessité, tout pèse, et le premier roman de Xochitl Borel n’en fait pas l’économie, évoquant diverses situations confinant à la tragédie intime, dont un inceste sordide dévoilé de manière inattendue. Mais là encore la vie semble à tout coup plus forte, et la beauté du monde, invisible à certains yeux plombés par l’insensibilité, peut se percevoir encore par une enfant frappée de cécité, comme on le découvre à la fin du roman.
    À fines touches et pour chaque personnage, Xochitl Borel trouve les mots justes, révélateurs, parfois effrayants de prosaïsme (« une bonne chose de faite », dira-t-on après l’avortement), ou joueurs et folâtres dans la bouche facétieuse de l’enfant.
    Le chant du monde pourrait n’être qu’un embellissement artificiel relevant du maquillage « positif ». mais la vraie poésie trouve de la beauté partout, ou de la drôlerie, du comique ou de l’émotion, et « tout ça » fonde le sentiment que cet Alphabet des anges dit vrai.


    7. Du noyau et de la papatte.


    La qualité d’un écrivain se distingue à mes yeux, et quelle que soit la dimension et l’amplitude de son talent, par deux composantes que je dirai, d’une part, son noyau – on pourrait dire son âme -, et d’autre part sa patte, son style, son ton unique, le « petite musique » dont parlait Céline ou ce qu’on pourrait dire familièrement la papatte.
    Xochitl Borel me semble de ceux qui, dans sa génération, plutôt rares à vrai dire en nos contrées, ont à la fois l’un et l’autre : le noyau et la papatte.
    Son premier roman est un vrai premier livre, avec ses qualités d’originalité et de sérieux, de fraîcheur et de gravité, d’empathie et d’utopie au meilleur sens du terme, mais aussi sa naïveté, sa fragilité et ses limites.
    Le très bon accueil que L’Alphabet des anges a reçu du public, et notamment des jeunes lecteurs de ce pays qui l’ont plébiscité à l’enseigne du Roman des Romands, n’a rien d’artificiel ou de complaisant, ni moins encore d’étonnant, dans la mesure où son approche de situations délicates ou difficiles (en deux mots : l’avortement et le handicap) relève d’une honnêteté foncière rompant autant avec le langage des spécialistes qu’avec les bons sentiments convenus.
    Comme sa protagoniste Soledad, Xochitl Borel en appelle plus à l’instinct qu’au discours assuré, à la sensibilité intuitive plus qu’au savoir dogmatique. De surcroît il y a de la beauté dans le monde qu’elle montre, de la noblesse dans ses personnages, de l’humour et de la gaieté dans sa façon de dire « tout ça », nous faisant pressentir et espérer d’autres merveilles…


    Xochitl Borel. L’Alphabet des anges. Editions de L’Aire, collection Alcantara, 130p. 2014.

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  • La Fée Valse

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    Entrée de jeu

     

    Ce ne serait pas un recueil de fantasmes éculés mais une féerie.

    Eros y jouerait volontiers, au sens le plus large et comme dans un rêve où la chair est tellement plus réelle - comme dans un poème dont le verbe exulterait. En outre, s'agissant bel et bien de ce qu'on appelle La Chose, il y aurait le rire qu'elle appelle et par la surprise jouissive de son irruption, et par son incongruité.

    Quelle chose en effet plus étonnante et plus saugrenue pour le tout jeune garçon que de bander pour la première fois ! Donc ce rire serait joyeusement interloqué, pouffant comme chez la toute jeune fille au premier poil, touffu comme une motte ou un buisson, jailli comme un lézard de son muret ou comme un nichon de son balconnet, clair comme le mot clair.

    Car ce serait avant tout une affaire de mots que ce livre de baise au sens très large, je dirais: rabelaisien, mais sans rien de la gauloiserie égrillarde trop souvent liée à ce qualificatif. Rabelais est trop immensément vivant et aimant en son verbe pour être réduit à ce queutard soulevant rioules et ricanements dans les cafés et les dortoirs. Rabelais est le premier saint poète de la langue française, qui ne bandera plus d'aussi pure façon jusqu'à Céline, le terrible Ferdine. Et Sade là-dedans ? Non: il y a trop de Dieu catholique chez Sade, trop méchant de surcroît à mon goût.

    J'ai bien écrit: à mon goût, et j'entends qu'on souffre ici que je me tienne à mon goût, bon ou mauvais, lequel se retrouve au reste dans toute la Nature, qui jouit et se rit de tout.

    Serait-ce alors un livre seulement hédoniste que La Fée Valse ? Certes pas, et moins encore au sens actuel d'un banal bonheur balnéaire. Je voudrais ainsi ce livre joyeux et grave, allègre et pensif, tendre et mélancolique, sérieux et ludique au sens du jeu le plus varié - et quoi de plus sérieux et grave que le jeu de l'enfant ?

    L'érotisme de l'enfance est plein de mystère échappant aux sales pattes de l'adulte. La pureté de l'enfant échappe encore à toute mauvaise conscience, dans le vert paradis de la chair innocente que retrouve la mère-grand des contes quand elle parle de source.

    La Fée Valse découlerait de la même recherche d'une pureté sans âge dégagée des corsets de la morale, sans obsession ni provocation criseuse, lâchée dans ses cabrioles matinales et vivant ensuite au gré des journées, de la jeune baise aux vieux baisers, sans cesser de rire ni de sourire à la bonne vie.

    (Ce texte constitue le préambule de La Fée Valse, recueil onirico-érotico-satirico-poétique paru le 24 février 2017. Vernissage le 31 mars au Café littéraire de Vevey)

  • Human touch

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    …Quel accord viendra d’être né ? se demandait je ne sais quel nuancier de bar entre deux blues, qu’arrive-t-il après la musique et les yeux perdus dans la fumée ? qui nous attend sur le seuil noctambule où le spleen se dilue dans le noir miroir du Steinway - delta de nos mains sur l’ivoire et le sang pulse et le riff déchire, mais après ? quand tout se tait ? quel accord plus parfait de s’être brisé sur le clavier nous restera ? qui nous précédait...

     

    Image: Philip Seelen.

  • Ceux qui restent tendance

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    Celui qui sacrifierait sa mère à sa renommée sans état d’âme / Celle que le taux de testostérone du Patron met en confiance / Ceux qui investissent dans leur image / Celui qui pèse sur la touche FEMME pour rebondir socialement / Celle qui jauge le candidat à son langage corporel non maîtrisé / Ceux qui sont nettement au-dessus de la taille moyenne fixée par l’anthropométrie hollandaise / Celui dont la chemise diffuse une fragrance de citron bon marché non appropriée à la marque qu’il défend / Celle qui a toujours un rouleau d’essuie-tout à portée de main / Ceux qui ne sont pas invités au vernissage de Lula / Celui qui remodèlise les images de cadavres décapités que Lula Serena recycle dans ses sérigraphies très recherchées sur le marché / Celle qui établit des bilans de réputation pour la firme HopeWorld / Ceux qui passent d’un club omnisports à un club omnisexes / Celui qui considère son physique comme une victoire de la Nouvelle Fiction Esthétique / Celle qui assume son rôle de domestique oisive d’un sexa plein aux as à petites attentions d’époux infidèle / Ceux qui se considèrent comme le sang vif du tertiaire / Celui que son mètre soixante-trois empêchera toujours de percer dans les milieux qui comptent à ses yeux / Celle que la nature a dessinée dans le style manga / Ceux que la méchanceté stupide rend de plus en plus amènes et distants / Celui qui est sincèrement préoccupé de métaphysique classique en dépit de sa dégaine à la Clooney / Celle que son sens de l’humour autorise à dissimuler son intelligence extrême et sa sensibilité plutôt fleur bleue / Ceux qui abordent les femmes qu’ils désirent le plus comme à un entretien d’embauche / Celui qui resplendit comme un soleil de plastique laqué de neuf / Celle qui a percé à jour le plan rantanplan de son ex connu pour sa cupidité proportionnée à ses capacités quelque part / Ceux que leurs fautes d’orthographe rendent presque émouvants / Celui qui sait cligner de l’œil comme un smiley mutin probablement annonciateur de plans d’enfer / Celle qui fait croire à son actuel que rien ne lui fait plus plaisir que son cadeau très onéreux qui va grever le budget qu’elle-même compense avec l’argent de la mère de son ex / Ceux qui n’achètent que des chaussures à semelles surcompensées pour se rendre aux vernissages de Lula Serena / Celui qui pense que les vrais grands artistes sont visibles par leur taille et leur lèvre inférieure / Celle qui fait semblant de raffoler de Damien Hirst / Ceux qui ont décidé d’un commun accord de consacrer une pièce absolument vide de leur Loft de 350m2 à l’âme de Rothko / Celui qui croit compenser les avortements qu’il impose au moyen d’invocations mystiques assorties de versements mensuels / Celle qui change d’amant en fonction des pertes de sa galerie branchée / Ceux qui sont de tous les afters de Lula / Celui dont les fringues classes ne compensent pas tout à fait le QI de colibri affolé / Celle qui ne prolonge jamais la poignée de main de trois secondes et demi que conseille le protocole / Ceux qui vont droit au but par des détours qui leur permettent de ferrer le requin / Celui qui ressent tout en termes d’extension de la lutte alors qu’il ne cesse de dénigrer le Produit / Celle qui a appris que sans un minimum de funding une entreprise même légère reste délicate à manier sans recours aux plans limites / Ceux qui passent au tu avant de passer au lit ou parfois après ça dépend / Celui qui engage des ouvriers polonais qu’il paie comme des clandestins colombiens / Celle qui invite volontiers les actuelles de ses ex pour les bluffer / Ceux qui restent plus ou moins les actuels de Lula au dam de son dernier ex qu'elle punit encore pour la galerie, etc.

    Image: Damien Hirst

  • Pour tout dire (94)

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    À propos de la grossière attaque de Donald Trump contre les médias et ce qu'elle révèle. Ce que dit Noam Chomsky de la propagande médiatique des States dans La Fabrication du consentement et avec quelle hideuse satisfaction la liquidation de L'Hebdo a été accueillie par d'aucuns en nos contrées...


    La première question , et combien légitime, qu'on a pu se poser en assistant au tir de barrage hystérique voire délirant, du nouvel Ubu de La Maison-Blanche, contre les médias américains, visait la santé mentale de ce gesticulant fantoche à gestuelle de télévangéliste moralisant, dont l'effet de sidération à "fait le tour du monde", comme on dit.

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    Or ce monologue haineux, visant les prétendus mensonges des médias, a été salué publiquement comme une salubre manifestation de vérité vraie par un personnage peu connu du public européen mais archi-célèbre aux States, du nom de Rush Limbaugh, animateur vedette de radio et de télé qui fut le roquet “pensant" préféré de Ronald Reagan et figure la pointe la plus venimeuse de la "pensée " ultra-conservatrice du parti républicain.226px-Rush-limbaugh.jpg


    Au premier regard, il pourrait sembler paradoxal que cet homme de médias richissime, idéologue d'extrême-droite au même titre que le médiacrate milliardaire Steve Bannon, salue le contempteur suprême des médias supposés aux ordres du grand capital contre le vrai peuple. Ce n'est plus l'hôpital qui se moque de la charité: c'est le marchand d'armes monté en chaire au nom du Seigneur des armées pour faire le procès de la guerre !

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    La question du mensonge des médias dépasse évidemment l'opposition binaire des contempteurs et des laudateurs de Trump, ancrée qu'elle est dans une guerre idéologique dont la propagande directe, emballée dans le chatoyant discours indirect de la publicité, est l'une des meilleures armes de ce qu'on appelle la persuasion clandestine.
    Il n'est pas besoin de lire Machiavel pour se convaincre que le mensonge est constitutif de toute gouvernance, et l'on laissera donc la morale au vestiaire.


    C'est ce que fait, sans cynisme aucun, un Noam Chomsky dans son essai consacré à La fabrication du consentement, où il pointe le mensonge des médias américains dominants, au XXe siècle et jusqu'à ce matin, dans leur effort de servir la propagande politique et économique des States déclarés maîtres du monde, et plus "légitimement " que jamais après l'effondrement du communisme, dépositaires de la seule vraie foi démocratique en face du nouveau Satan islamiste, etc.
    Donald Trump dit tout haut ce que les Républicains pensent tout bas, avec la même hypocrisie moralisante qui fait la partie adverse fermer les yeux sur les mensonges des démocrates, les drones d'Obama et le chaos entretenu par la politique étrangère des States dans le monde entier et sous tous les Présidents alternés, du Vietnam à l’Irak et du Nicaragua à la Syrie.

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    Alors quoi, tous pourris et vive l'altermondialisme et la permaculture ? Si seulement! Enfin je pourrais retourner à mon jardin de Candide et cultiver mes simples, mais justement ce serait trop simple, donc j'essaie de rester à l'écoute et attentif à toutes les voix.


    images-9.jpegCelle d’un grand dissident à la Chomsky, naturellement taxé de "complotisme ", ou plus près de nous celle de mon ami Jean le fou, alias Ziegler, présumé "traître à la patrie" aux yeux de nos moralistes de droite, m'intéressent en cela qu'elles rompent avec le discours dominant de l'Empire, comme les voix même parfois contradictoires des dissidents soviétiques (Soljenitsyne si différent d'un Zinoviev...) rompaient avec le mensonge d'Etat du Kremlin, évidemment perpétué de nos jours par le tsar ploutocrate Poutine.


    Le TOUT DIRE de la politique implique le mensonge, et l'une des fonction de l'écrivain, plus encore du poète, est de démêler le vrai du faux "en situation" comme s'y emploie un Shakespeare sans qu'on puisse dire jamais de quel clan politique ou religieux il est le propagandiste, tant il est vrai que son verbe n'est jamais asservi à aucun pouvoir humain ou divin de manière univoque.

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    Reste enfin que l'image du gueulard lustré de la Maison- Blanche est révélateur d'autre chose, que nous avons pu observer près de chez nous à l'annonce de la disparition de L'Hebdo, à savoir: la basse satisfaction de ceux que tout début de débat dérange et que la stupidité du milliardaire de la Maison-Blanche, somme toute, conforte en leur bunker sécurisé.

    Noam Chomsky. La Fabrication du consentement. Agone.
    Noam Chiomsky. De la guerre comme politique étrangère des Etats-Unis. Agone, 2017.

    Jean Ziegler. Chemins d’espérance. Seuil, 2016.

  • Ceux qui signent leurs déchets

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    Celui qui recycle ses déchets pour en faire des poèmes / Celle qui se lance dans la permaculture de niche / Ceux qui mettent de l'eau de côté au cas où / Celui qu'on dit écocentrique / Celle qui se spécialise dans l'ortieculture de centre gauche / Ceux qui carburent au carbone 14 / Celui qui estime qu'en Suisse le nucléaire n'a rien à voir / Celle qui estime que l'avenir de demain sera pour plus tard / Ceux qui rêvent d'un tiers monde meilleur / Celui qui dénonce l'effet de serre des fonds vautours / Celle qui dort avec son vélo pour montrer l'exemple / Ceux qui se douchent à l'eau de pluie acide / Celui que refroidit la seule idée du réchauffement climatique / Celle qui enlève le haut pour chauffer le bas / Ceux qui peignent la girafe en vert / Celui qui trouve un émir du Qatar dans ses déchets carnés / Celle qui prône la déforestation pour que les Indiens voient la mer / Ceux qui investissent dans la transparence / Celui qui te demande ce que tu as à cacher à tes 3999 amis FB / Celle qui compte ses pas sur la route du Bonheur / Ceux qui exigent de savoir comment les élus le font / Celui qui considère que la vie privée relève de la gestion citoyenne / Celle qui milite pour la monétisation des données personnelles / Ceux qui modélisent le chaos des rêves non citoyens pour les traiter selon les nouveaux codes / Celui qui n'engage plus que des opérateurs ouverts / Celle dont la confession publique sent le renfermé mais ça se soigne lui dit Ruquier le transparent / Ceux qu'on voit se gratter pendant les réus filmées sur le Réseau / Celui qui envoie un message négatif aux violeurs de Boko Haram et gagne aussitôt 7 rangs dans son évaluation matinale des Bonnes Personnes / Celle qui envoie des emoticônes aux sourcils froncés aux violeurs de tous pays et qu'ils se le tiennent pour dit / Ceux qui transforment les déchets en statistiques imprimées sur papier recyclable en compost / Celui qui oublie d'éteindre sa webcam alors qu'une pensée inappropriée lui vient à son corps plus ou moins défendant / Celle qui rêve d'une île de déchets flottants au milieu d'un océan de spiritualité recyclée / Ceux qui revoient le taux de conversion à la hausse vu que les déchets sont aussi soumis aux lois du marché en attendant la sortie du nucléaire jouxtant l'entrée des intermittents du Business-Show, etc.

  • La gueule de Cendrars

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    Le regard de Doisneau
    La figure de Blaise Cendrars relève de la légende voire du mythe, pour ne pas dire du folklore littéraire (l’écrivain-bourlingueur, n’est-ce pas), au point que souvent ledit cliché risque d’occulter l’œuvre, rééditée chez Denoël dans une formule qui peut se discuter (l’appareil critique en est vraiment élémentaire) mais au moins accessible dans les grandes largeurs. Or le temps pourrait bien être venu de faire retour à Cendrars, à la fois au poète et au rhapsode en prose, à l’inventeur de formes et au mystificateur mystique reconstruisant le monde au fil d’un voyage essentiellement imaginaire et verbal, mais à partir d’un substrat d’expériences et de rencontres, de choses vues et vécues, d’objets trimballés ou contemplés qui donnent une épaisseur particulière à sa transposition poétique. Revenir à la Prose du Transsibérien ou aux Pâques à New York, à Moravagine ou à L’homme foudroyé, à Dan Yack ou au Lotissement du ciel : voyage fabuleux en perspective, avec un écrivain qui fut à la fois un grand vivant et un érudit lettré, un être simple et complexe dont la gueule seule nous raconte des tas d’histoires…
    La gueule de Cendrars, les mains du manchot (la droite se devine comme un bout d'aile invisible…), sa façon de se tenir, les gens avec lesquels il fraie, Cendrars fumant sa clope derrière un cactus, à sa table, à côté du bois pour l’hiver, avec un groupe de gamins gitans, dans une rue d’Aix-en-Provence, au soleil, dans la pénombre de la pauvre cuisine où il écrit dans une doublure de manteau à l’air de vieux sac : telles sont les images du poète que le jeune Doisneau, qui n’avait pas encore de nom, a fixées lors d’une première rencontre en Provence qui allait se prolonger, en 1949, avec un livre évoquant La banlieue de Paris, initialement paru à lausanne à l’enseigne de la Guilde du Livre.
    C’est une bien belle idée que de réunir ces photos de Doisneau, entre autres documents (lettres manuscrites, coupures de presse, chronologies des deux compères, planches des « contacts » originaux) dans ce superbe album, avec un commentaire liminaire de la fille du poète, Miriam Cendrars, qui « raconte » la rencontre de Cendrars et Doisneau (en octobre 1945) et détaille ce que chaque photo « raconte » elle aussi. Dans une évocation complémentaire de Doisneau la malice, Jérôme Camilly cite son ami photographe lui parlant de Cendrars : « Il avait un tel poids humain qu’il pouvait s’adresser à n’importe qui ». Cela même que disait aussi Henry Miller, juste avant de rappeler que chez Cendrars ce poids humain allait de pair avec la légèreté et le souffle de l’ange, Cendrars supervivant et poète…
    Doisneau rencontre Cendrars. Buchet-Chastel, 119p.
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  • N'oublie pas tes clefs

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    …Les cathédrales aussi se maintiennent, le long des autoroutes, avec des jambes de bois, et sans consolation ni consolidation perpétuelle le travail des compagnons d’antan serait plus tristement traité que par l’oubli si le réflexe courant entre le père et le fils, ou le maître et l’apprenti, l’abbesse crossée et la novice ne relançait vaille que vaille le tour de main ou les incantations célestes propices à la musique, jusqu’en Chine ou la clef déchiffre le poème…

     

    (Image: Philip Seelen)

  • Notre défi par défaut

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    …Vous ne nous ferez pas taire par la bande, nous voyons fort bien votre jeu de dupes sans yeux, jamais nous ne serons fatigués de vous opposer notre résistance passive d’oiseaux sans ailes rebondissant de ciels en cieux, vous restez collés à vos lois et emplois tandis que nous brûlons d’ardeur de ne rien faire toute la sainte journée, et même plus si affinités…

     

    (Image: Philip Seelen)

  • Faute de siège

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    …L’ordre vient d’en haut même en régime d’art pauvre supposé briser les codes, nous recevons le monde par nos sept sens et sur nos deux pattes de derrière tout en brassant de nos multiples mains tout ce bleu qui reste inexprimable sauf à en contenir le contenu dans un contenant où l’Expertise croit déceler un seuil entre l’égyptien et l’outremer - mais qu’en a t-on de plus quand on refuse toute assise, sachant ce qu’on ignore et ne se fiant qu’à la lenteur de l’herbe…

     

    (Image: Philip Seelen)

  • Conversation

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    …Même hors saison nous aimons à nous retrouver ici entre chaises musicales, à nous entretenir de naguère et même de jadis car nous ne sommes pas de la dernière pluie, c’est pourtant vrai, mais en nous les filles en fleur ne sont point flétries pour autant, et si vous échangez sur Facebook nous c’est en plein air que nous accoutumons de nous retrouver, face aux montagnes qui s’en foutent, et le Haut Lac aussi a des choses à nous raconter…

    (Image: Philip Seelen)

  • On est bien d'accord

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    …Et je te propose, Viviane amour, de nous montrer plus rigoureux dans le tri de nos déchets, c’est une question que nous devons régler dès ce premier jour de notre installation dans ce nouveau deux-pièces qu’on dirait fait pour une relation à développement durable, déjà je sens que nous y serons bien moi et toi, regarde par la fenêtre si ça donne envie de rester…

     

    (Image: Philippe Seelen)

  • Les Limbes

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    …On ne sait pas si chacun trouvera sa place ni s’il y aura de l’attente, ce qui est sûr est que ceux qui sont nés coiffés ne seront pas les premiers, mais la Tradition veut que les enfants non baptisés, et ça fait du monde, et les Justes sans distinction de race ni de paroisse y soient les mieux venus, et c’est là qu’ils se referont une beauté, là que chacune et chacun s’apprêtera au dernier pas vers l’eau-delà…

     

    (Image: Philip Seelen)

  • Ceux qui optimisent le concept gagnant

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    Celui qui se prend la tête de gondole sur le pied / Celle dont le plan de carrière passe par la salle de muscule aux cadres rutilants / Ceux qui montent dans le train d'enfer / Celui qui s'est fait connaître (en Allemagne) par son concept de sculpture virtuelle sur blocs d'air avant de se lancer dans la perfo par défaut / Celle qui a renoncé a lire du Platon quand elle a vu que c'était traduit du grec / Ceux qui se prennent le menton dans les mains pour s'interroger sur les interdits réprimés au niveau du corps dans les élites bancaires / Celui qui considère la foule chinoise sur écran géant et se demande : et moi là-dedans ? / Celle qui s'efforce de recevoir spirituellement sans rester physiquement passive / Ceux qui maximisent le potentiel déflagrateur de leur revue certes encore confidentielle mais ça pourrait changer / Celui qui s'est réalisé dans la modélisation publicitaire des incantations chamaniques / Celle qui a ouvert sa galerie d'art au groupe Barbarie Vaincra qui l'a saccagée et ça c'est de l'authentique hein dis Vanessa ? / Ceux qui estiment que la fin du pétrole marquera le début de quelque chose sans savoir quoi / Celui qui se désinvestit existentiellement de l'Entreprise sans que ça soit remarqué par quiconque / Celle qui dit ne compter que sur elle-même en espérant que toi aussi sinon tu sais où est la porte / Ceux dont l'éthique managiérale façonne la téléologie entrepreneuriale à long terme / Celle qui se méfie de tout par excès de crédulité / Ceux qui financent leurs manifestes de Nouveaux Sauvages par financement participatif à grande échelle / Celui qui a des opinions tranchées sur les livres qu’il ne lit pas / Celle qui milite pour la professionnalisation des caresseuses et caresseurs éthiques / Ceux qui prônent l’autogestion des garderies de vieillards / Celui qui en appelle à une pornographie responsable et pédagogique / Celle qui opte pour la double pénétration spirituelle / Ceux qui restent ZEN en plein gang bang suisse allemand / Celui qu’on dit le Père Tereso des anciens beatniks de Goa et environs / Celle qui accompagne sa sœur aveugle chez le marabout manchot / Ceux qui voient un bon placement dans l’adoption des enfants non désirés / Celui qui s’écrase sur le macadam faute d’avoir eu le temps d’ouvrir son parachute doré / Celle qui constate que la libido du banquier sans visage n’est pas top / Ceux qui disent aux Anglais de tirer leur coup les premiers / Celui qui réclame la concrétisation de la solidarité et du profit zéro avant de remarquer que le caviar de ce midi n’a pas la fraîcheur désirée en haut lieu / Celle qu’on dit l’icône du silicone / Ceux qui te taxent de cryptocommunisme parce que tu te demandes encore QUE FAIRE ? comme le Russe Vladimir Illitch Oulianov dit Lénine en 1902 / Celui qui se sent vraiment lui-même en savourant son Coca Light comme la miss de la pub / Celle qui sublime la malbaise en crochetant des napperons / Ceux qui partagent l’opinion de l’écrivain français Louis Ferdinand Céline (1883-1961) selon lequel l’enfer est né d’une indiscrétion / Celle qui se dit rebelle dans sa robe de soie sauvage griffée Rykiel / Ceux qui estiment tranquillement que « les enfants sont hautains, dédaigneux, colères, envieux, curieux, intéressés, paresseux, volages, timides, intempérants, menteurs, dissimulés », comme le pensait La Bruyère / Celui qui pourrait avoir signé cette réflexion selon laquelle « la rébellion c’est l’école des sentiers battus qui se prend pour le chemin des écoliers » et qui n’est pas de Vialatte alors devinez de qui les malins / Celle qui n’en a rien à souder de la constante intimidation que lui fait subir son beauf en matière d’art contemporain et de théâtre de rue alors que ce blaireau ignore tout de la Physique des trous noirs et des vendanges tardives / Ceux dont la culture du Moi n’a d’égale que la mentalité frileuse voire filandreuse du ver à soie, etc.


    Dessin à la plume: Richard Aeschlimann.

  • L'élixir du Dr Vialatte

     

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    La lecture de Vialatte est à la cure d'âme ce que la musculine Bichon, le baume du Tigre ou l'écaillé de tatou sont à la régénération du corps mortel. 

     

    Lire Vialatte, c'est revivre. Il n'en faut pas abuser: la résurrection doit s'anticiper à petites doses sous son aspect profane. N'empêche que ça fait du bien: on respire; on se croirait un merle à l'arrivée du facteur, pour ainsi dire un ange.

     

    Ce qu'il y a de prodigieusement revigorant chez Vialatte, c'est qu'il aime le monde. Tout simplement: il aime. L'Histoire incommensurable et dérisoire, selon le point de vue, les petits enfants et les considérables sauriens, les faits divers d'été, les curiosités, les monstres, les exploits, les extravagances d'ici et d'ailleurs, les acquisitions du savoir véloce et les pertes de mémoire opportunes: tout lui est bon. 

     

    Nous avons rencontré des ours qui ont rencontré Vialatte. En dernière estimation, le défunt ne l'est point du tout: il continue, de son nuage, de nous bombarder de ses chroniques. Ainsi s'explique la publication régulière de nouvelles proses qui n'en finissent pas de nous entretenir du monde comme il va: qu'il s'agisse du club des veuves de Rudolph Valentino ou des aléas du surmenage professionnel, du vote des Goncourt ou de Bergman cueillant ses fraises sauvages au bois voisin. 

     

    Vialatte, enfin, nous résume et nous prédispose: demain nous le lirons comme hier. C'est un chrétien des plus chinois. 

     

    Alexandre Vialatte, Chronique des grands micmacs. Editions Julliard, 1989, 301 p.

     

    (Cette note a paru dans le quotidien 24 Heures en novembre 1989, par temps couvert)

  • Le scalpel de Pascale Kramer

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    Retour sur Autopsie d'un père, roman du mal-être signé Pascale Kramer, parfaite illustration d'un monde ébranlé. L'oeuvre de Pascale Kramer vient d'être couronnée par le Grand prix suisse de littérature 2o17.

     

    1.Questions.

    Que s’est-il passé ? Dans quel monde nous retrouvons-nous ? Qu’est-il arrivé aux gens ? Est-ce bien ainsi qu’ils vivent ? nous demandons-nous en traversant le dernier roman dePascale Kramer, Autopsie d’un père, très prenant de part en part et nous laissant finalement sur un sentiment mêlé de tristesse et de compassion tant yest rendue, avec précision et quelle justesse, la déroute vécue par certains (beaucoup) de nos contemporains, et même un peu tout le monde à maints égards, à l’enseigne d’un malaise de société latent voire lancinant.

    Ce n’est pas la première fois que Pascale Kramer aborde ce thème du malaise – ou du mal-être contemporain :à vrai dire elle y achoppe dans tous ses livres, avec une attention particulière et constante portée à ceux qui, a priori, semblent mal dans leurs mots plus encore que dans leur peau.

    En l’occurrence, la situation d’Autopsie d’un père est explicite puisque le thème central du roman implique l’incompréhension fondamentale qu’un père, brillant intello narcissique prénommé Gabriel, manifeste envers sa fille Ania moyennement douée et vite intimidée, voire paralysée par l’ironie et les sarcasmes paternels, dès son enfance.

    2.Une autre domination.

    Un paradoxe de l’époque tient à cela que le discours sur la domination (forcément critique) soit le prétexte d’une nouvelle sorte d’autorité plus ou moins péremptoire, évidemment liée au pouvoir d’un discours monopolisé par la présumée élite intellectuelle.

    Ceux qui dénoncent la domination la pratiquent ainsi par leur discours, qui les habilite simultanément à dénoncer l’élitisme, cela se trouvant vérifiable dans les cercles universitaires et les médias, les cafés « philosophiques » et sur Facebook, notamment.

    Il y a ceux qui pensent et les autres ;ceux qui savent et les autres ; ceux qui parlent et les autres. Or, à ceux-ci, qu’on dit parfois les « sans-langage », Pascale Kramer accorde autant sinon plus d’attention qu’aux autres, en captant non seulement ce qui se dit par le discours mais tout ce qui filtre des regards ou des mouvements corporels, des attitudes trahissant telle ou telle émotion.

    Peut-on concevoir que quelques mots « qui font mal », ou qu’un seul regard de dédain, un rire entendu, un geste de rejet suffisent à plomber une relation entre un père instruit, « grande gueule » de surcroît, et sa fille peu sûre d’elle et inquiète de déplaire ?

    Ce qui est certain, c’est qu’il y a là un riche matériau, pour un écrivain lucide et sensible, et Pascale Kramer le prouve en illustrant diverses modalités de la domination sans les« dénoncer » explicitement.

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    3. Au niveau des faits.

    Le canevas narratif d’Autopsie d’un père est à la fois en phase avec l’actualité sociale et politique française actuelle, et comme assourdi par la distance que maintient Ania entre elle et l’« actualité », et plus précisément entre elle et les tribulations de son père.

    Directeur d’une radio nationale, Gabriel, de la génération des soixante-huitards déçus et virant plus ou moins« réacs », a soudain « dérapé » en prenant la défense, publiquement, de deux jeunes banlieusards, eux aussi furieux contre « la société », qui ont massacré un immigré comorien passant dans leur quartier.

    Même réduite à quelques traits élémentaires, la « dérive » de Gabriel, immédiatement sanctionnée par les médias – le récit commence après le désaveu de sa rédaction – est aussitôt liée, dans la conscience du lecteur, à tout un climat actuel de suspicion et d’opprobre,voire de lynchage public ; et c’est ce qui arrive précisément à Gabriel, dont la tendance à la montée aux « extrêmes » est connue de sa fille,mais sans plus.

    Que révèle alors l’« autopsie » de ce personnage ? Un affreux « facho », provocateur à la Soral ?

    Bien plutôt : un type certes excessif mais dont les positions ont une histoire (comme celles d’Alain Soral sans doute), révolté par les trahisons ou la veulerie de sa génération, et protestant contre la déperdition de l’esprit et de l’exigence,mais à la fois narcissique et parfois grossier, incapable de s’intéresser à sa fille et lui reprochant de se tenir loin de lui, puis se suicidant tout à coup de façon atroce.

    3. De l’incarnation.

    Pascale Kramer a le sens des gens, et le rare talent, en tant que romancière, d’en tirer des personnages silhouettés,détaillés et individualisés sans recourir à aucune description, à très fines touches insérées dans le récit.

    C’est Ania, la protagoniste, qui dit de Clara, dernière compagne de Gabriel, qu’elle a « le sens des gens », mais Pascale Kramer, à vrai dire, est beaucoup plus attentive aux gens que ne l’est Clara son personnage, et surtout réceptive à ce qu’ils endurent ; de fait,Clara ne comprend Ania qu’à moitié, qui la perçoit à vrai dire plus finement in petto…

    Ania, femme divorcée d’environ 35 ans, mère du petit Théo, 6 ans, et fille de Gabriel dont elle apprend le suicide le lendemain de sa visite, après quatre ans de silence – Ania donc est en somme le révélateur de l’univers paternel, alors même qu’elle en est rejetée. C’est à travers son regard, apparemment distrait, qu’on va découvrir Clara pendant ce que durera l’enterrement de Gabriel, mais également à travers les réactions vives de son petit garçon. Les enfants, chez Pascale Kramer, comptent énormément...

    Or tous les personnages du roman, sans tomber dans le travers des « figures représentatives », trouvent leur juste place dans ce portrait de groupe requérant cependant une lecture très attentive, tant les détails significatifs sont fins et précis pour « faire sens ».

    On voit ainsi très bien qui est Clara, qui sont Jean-Louis et Jacqueline les gardiens de la résidence secondaire de Gabriel, qui est Novak l’ex Serbe d’Ania et père peu présent de Théo, qui estThéo et qui est l’ancienne amante de Gabriel, la douce directrice de l’école deThéo qui explique avec compréhension l’évolution du désespéré venu comme elle de la province montagnarde.

    4.Concert de « voix »

    L’originalité des romans de Pascale Kramer tient à ce que,sans effets de style apparents – si l’on excepte ici et là tel ou tel mot inattendu et non moins pertinent -, les voix de ses personnages se fassent entendre hors de tout dialogue explicite ordinaire, où le discours indirect se substitue à la convention dialoguée dont une Ivy Compton-Burnett a fait, soit dit en passant, un art majeur.

    Tout se passe ici comme si l’on était dans les têtes des gens. Ainsi Gabriel se demande-t-il in petto à propos d’Ania : »Quelle sorte de blessure, supposément causée pae lui, prétendait-elle venger par cette vie de médiocrité ? » Mais qui parle en réalité, puisque Gabriel est mort : la romancière ou l’un de ses autres personnages ? Et de même,à propos de son père, Ania se demande : « De quelle sorte de désespoir pouvait donc se nourrir un homme capable d’une telle amnésie envers les siens ? »

    Or ce dialogue indirect manifeste lui-même un glissement subtil entre les personnages, ou comme une incertitude latente, une part de supposition ou de réserve reproduisant en somme le non-dit des relations. On est tendu, on explose soudain, on exprime par des mots quelques chose de trop, puis on se reprend, on soupire une vague excuse, mais le geste compte plus que le contenu verbal de la réplique. Nathalie Sarraute a exploré ces mêmes zones dans Disent les imbéciles, notamment.

    Pourtant ces hésitations du langage ne signifient pas qu’on reste dans le vague ou le flou : au contraire une lucidité acérée éclaire le récit. Et tout à coup c’est un constat sociologique à la Houellebecq qui évoque la situation générale ressentie par Jacqueline et Jean-Louis, de l’espèce des « braves gens » tentés par le FN :« Le suicide de Gabriel confirmait en quelque sorte la menaçante débâcle annoncée d’un monde où ils s’alarmaient de ne plus se sentir ni en sécurité ni chez eux ».

    Tout cela tissé de douleur diffuse qu’exacerbe la cérémonie un peu hagarde de l’enterrement, soudain perturbée par une bande d’« idéalistes » opposés aux idées du défunt.

    5 . De la vérité romanesque.

    Henry James dit quelque part que ce qui caractérise un bon roman est le fait que tous ses personnages ont raison. Cela se discute évidemment, mais ce qu’on peut dire,à la lecture des romans de Pascale Kramer, c’est que souvent, l’on découvre « les raisons » de certains personnages qu’on aurait jugés, voire condamnés selon les critères ordinaires de la « morale » ou de l’opinion publique.

    Ainsi le lecteur qui serait tenté, à la lecture d’Autopsie d’un père, de prendre parti contre Gabriel, ou au contraire, avec Jacqueline et Jean-Louis, de mettre la faute sur le dos d’Ania, sera-t-il amené par le roman, moyennant une lecture attentive une fois de plus, à nuancer son jugement, sinon à le suspendre.

    Pas plus qu’elle n’est psychologue ousociologue, Pascale Kramer ne pose à la moraliste d’époque, mais sa contribution à une meilleure compréhension de la vie des gens, dans le monde ébranlé qui est le nôtre, fait partie du plaisir que nous avons à lire ses phrases et à voir comme elle voit, à écouter comme elle écoute, à se laisser surprendre par les gens qui la surprennent ou qu’elle surprend à leur insu.

    Pascale Kramer a le sens des gens, et d’abord sans doute parce qu’elle les aime, sans trace de sentimentalité ou de sensiblerie pour autant. On pense à la devise de Simenon en la lisant, à savoir« comprendre, ne pas juger ». Je me rappelle en outre ce que m’a répondu Patricia Highsmith le jour où je lui ai demandé ce qui, selon elle,expliquait les crimes de ses personnages : l’humiliation. Or l’humiliation est à la base du rejet, par Ania, de son père, qui aura trop souvent jugé avant de chercher à comprendre…

    12304133_10208096144508238_1804892788421114879_o.jpgPascale Kramer. Autopsie d’un père. Flammarion 2015, 210p.

  • L’éternelle matinée

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    Une fois de plus je reviens, cette fin de matinée au Bateau ivre, dernier avatar du Maldoror relooké, à cette formule qu’on voudrait magique, jetée sur le papier par un poète de dix-huit ans , qui dit Je est un autre, et pour signifier quoi ?
    Je me dis aujourd’hui que l’éternelle matinée serait mon oraison de tous les jours à partir de cet instant : je ne serai plus jamais vieux, et ce serait comme un vœu de purification qui me verrait porter ma mère et la mère de ma mère et dire simplement la divine beauté du monde.
    Tu seras capable du ciel, me soufflait mon oncle Stanislas, un jour tu nous porteras, mais j’étais trop occupé à vivre entre seize et vingt ans, trop occupé de mon vieux Je de rebelle à la manque, griffant d’amour et me débattant, me jetant le défi de défier toute morale et me faisant honte alors que les miens baissaient les yeux. Or j’étais le nombre. Nous leur faisions honte à millions.
    Nous avions remplacé leurs tribunaux par les nôtres. Tribunaux du peuple, disait moi l’un, au dam de moi l’autre. Mais de quel peuple ? De quel droit ? Au nom de quelle vérité ?
    « Il ne faut jamais promettre d’œufs à deux jaunes », serinait notre mère-grand en sa vieille sagesse terrienne et moi l’autre lisait Senèque au bord d’une rivière tandis que moi l’un, bac en poche, prenait sa carte de la Jeunesse progressiste et rédigeait ses premières notes dans L’Avant-garde, que moi l’autre estimait d’une sécheresse de prône inquisitorial dont les mots, physiquement, lui faisaient mal.
    Moi l’un avait trouvé crâne de tapisser sa chambre du quartier de Oiseaux, d’où il s’impatientait de se carapater, d’affiches à slogans dont le premier clamait IL EST INTERDIT D’INTERDIRE, mais c’est moi l’autre qui prenait la tangente en suivant Jack Kerouac sur la route ou rejoignait Henry Miller au Louisiane du Quartier latin, où créchait aussi l’insouciant Cossery des mendiants orgueilleux. Moi l’autre souriait de voir moi l’un sécher à la lecture du Capital, tandis qu’il gravissait le Miroir d’Argentine avec quelque compère ou recevait Merline dans son atelier-clapier, dont il préparait le portrait au pastel en la regardant le regarder.
    La Jeunesse progressiste comptait un Robespierre, en la personne de son idéologue en chef Charles Ledru, parangon du militant de pointe et du travailleur intellectuel, selon son expression, qui ne comptait ni ses heures ni ses invectives, aussi tranchant en sa rhétorique que pouvait sembler romantique sa dégaine de vieil adolescent à longs cheveux et tendres bajoues. Ce qu’il lui manquait du muscle de Spartacus, Ledru le compensait par toute une gestuelle de ses mains potelées qui soulignaient, avec l’air de trancher ou de cingler, ses mots cinglants et tranchants que nous tous, au niveau du groupe, selon son expression, nous imitions en prononçant à notre tour force mots cinglants et tranchants que soulignaient nos gestes tranchants ou cinglants.
    Notre tribunal était sans merci. Sa vindicte se proportionnait aux iniquités du Système des pères que seule la Révolution abattrait. Ne pas se rallier à celle-ci revenait à collaborer avec les maudits paternels.
    Or jamais mon père ne m’avait imposé quoi que ce fût, trop intimidé probablement par la montée en force de notre arrogance, et moi l’un le lui reprochait confusément tandis que moi l’autre l’observait lisant Ramuz ou fermant les yeux à l’écoute de Jean-Sébastien Bach (typique fauteur d’évasion clérico-musicale, selon le jugement de Ledru), mais jamais je n’eus le cœur de lui assener aucun réquisitoire, non plus qu’à mon frère infoutu, semblait-il, de réfléchir jamais.
    Mon frère était, bien plus que nous tous, du côté des ouvriers et du travail. Mon frère apprenait un métier. Mon frère se gaussait doucement de mon front plissé, me reprochant parfois de parler comme un livre, et c’était vrai: j’invoquais le Réel, selon Marx, et je disais : comme disait Marx. Ma mère me demandait timidement, même suppliante un peu, ce qu’il en était de mes relations avec Dieu, et je lui répondais, avec une sorte de rage, que la religion était l’opium du peuple. A la question que je lui avais posée à sept ans, la première fois que j’avais entendu, à la radio de Berg am See, les mots socialisme et communisme, notre tante Rosa m’avait répondu que c’était le Diable et pire que le Diable. Et voici que moi l'un les invoquait en citant Hegel et Marx, dont moi l’autre n’aimait pas les mots.
    Je ne sais trop pourquoi : les mots de la Révolution me faisaient mal, les mots de la politique et du monde à changer, les mots de l’Utopie me faisaient mal. Je revoyais ma grand-mère, la femme du Président, First Lady à sa machine à coudre Singer ou dans sa cuisine embaumant les parfums de bonnes choses, et toute la haine qui me montait au cerveau sous l’effet des mots de la Révolution me faisait honte. Or mon oncle Stanislas avait commencé de me souffler doucement : continue, petit. Et que voulait-il dire alors ? Continue d’avoir mal au Vietnam et d’avoir mal à l’injustice dans le monde, ou continue d’avoir honte ?
    Ledru, pour sa part, nous enjoignait de ne pas mollir tout en flairant, chez moi, le réformiste larvé et peut-être la social-traître sous l’individualiste décadent. Il m’avait surpris relisant pour la énième fois, au Maldoror qu’il ne fréquentait guère au demeurant, Les illuminations du sieur Rimbaud, et m’avait enjoint de bosser plutôt les historiens de la Commune, alors que mon oncle Stanislas me soufflait : continue. Ledru me surprit à lire Breton et n’en fut pas enchanté. Se penchant sur mon épaule à ma table de travail de la Bibliothèque universitaire, comme le prêtre au dortoir vient surveiller ses jeunes gens, il me découvrait tantôt des lectures, comme les écrits de  Feuerbach, qu’il approuvait visiblement, et tantôt il me prédisait que je serais bientôt perdu pour la société, selon son expression, en me surprenant plongé dans la lecture des sieurs Kerouac ou Genet. Mais était-ce donc avec les camés de Kerouac ou les pédés de Genet qu’on ferait la Révolution ?
    Cependant nous tombions de plus en plus amoureux : nos corps s’ébrouaient dans une frénésie croissante et nul n’y pouvait mais, de nos pères et mères ou de nos mentors. Tous ne prenaient pas la tangente des nouvelles permissions, mais les mots d’une autre forme de révolution nous tenaient lieu de signes de ralliement : FAITES L’AMOUR PAS LA GUERRE devint un slogan que moi l’un fit sien alors que moi l’autre, instinctivement, le rejetait comme un nouvel argument moutonnier, et moi l’un s’énervait à citer les sieurs Reich et Marcuse, àla confusion de Merline que je ne savais guère aimer vraiment. Tous nous étions alors amoureux les uns des autres. Moi l’un aspirait au dérèglement des sens, et c’était le soir, et le matin moi l’autre resté les yeux ouverts n’en avait qu’à la beauté des choses réglées comme du papier à musique, et je chantais au milieu des corps découverts de nos orgies.

    Enfin je revois ce matin, ce matin d’été, ce clair matin du jour de ma énième naissance, ce matin à me convertir comme chaque matin, ne sachant au juste où est Merline au clavecin, mais retrouvant Ludmila près de moi, Ludmila qui mourra comme je mourrai, Ludmila que je retrouve au jardin ce matin encore – je nous revois ce matin d’été dans les allées des années, et l’oncle Stanislas la ramène une fois encore : continuez…

    (Extrait de L’Enfant prodigue)

    littérature

  • Elévation

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    …Il montait avec la lumière, penché sur son seul songe, et la lumière coulait là-bas vers l’autre monde d’après le soir où la barque l'emporterait vers cette même lumière qui montait en lui…
    Image : Philip Seelen, ce soir, 18h.15.

  • Apparition

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    …Ils sont montés avec la lumière, et plus ils montaient, plus la lumière descendait, ils ont craint de la perdre et soudain, montant encore ils la virent là-haut, qui restait en plein ciel…


    Image : Philip Seelen, ce soir, 18h.

  • Notre reflet

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    Pour L.

    …Tu me demandes si l’eau et le ciel se souviendront de nous, et c’est cela que j’aime chez toi, c’est cela qui fait que je pense toujours à toi quand je suis seule sous le ciel, qui se souviendra de moi, ou devant l’eau, qui se souviendra de toi, nous sommes faits de la même étoffe que les songes de l’eau et du ciel, et vois comme l’eau et le ciel semblent nous aimer…


    Image : Philip Seelen

  • Le jardinier

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    …Ben, d’abord il te dit cœur cœur cœur, Liu, ça tu comprends, lol, t’es bien partie, et ensuite ça devient plus poétique, t’es sa cerise de printemps, qu’il dit là, t’as le teint de la bigarreau pas mûre qu’il aime à la fois tendre et croquante quand la brise douce effleure le magnolia dont la fleur blanche s'ouvre doucement au souffle de l'amant, dis donc il est chaud, Liu, et puis y remet cœur cœur cœur, ensuite t’es son cerisier, y veut te cueillir tout partout, eh là mais il est hot, ton Liu, y voudrait ton abricot, lol, j’te jure…

    Image : Philip Seelen

  • Quête d’identité


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    … Cette femme pourrait être votre mère jeune, après qu’elle vous a abandonnée, mais la ressemblance si saisissante de ce bel homme avec mon cousin Patrice n’exclut pas qu’il s’agisse de son jumeau Damien, qui était fou de belles voitures mais dont on m’a dit qu’il avait de certaines tendances, si vous voyez ce que je veux dire, or Patrice est mort et Damien n’a plus sa tête, enfin ce qui est sûr est que cette voiture me dit quelque chose, mais peut-être l’aurai-je vue dans un de ces films dont je raffolais en ma vieille jeunesse, bien avant que la famille ne vous confie aux sœurs du Bon Accueil…


    Image : Philippe Seelen

  • Scoop

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    … Ce qui est top avec le nouveau dispositif du CanonBall CB600 Lx, c’est que tu flashes le mouvement de l’Event en même temps que tu prends ta note et que tu la balances à la rédac, c’est vraiment un PLUS, là t’es vraiment à la pointe de l’actu, tu peux pas manquer l’instant fatal et c’est le carton assuré, bref si tu rates ça t’es pas ce que je dirai un pro, man…

    Image : Philipe Seelen

  • Sans espoir

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    …Ils m’ont volé à l’Aveugle et battu, ils m’ont nourri de leurs saloperies et battu, ils m’ont forcé à me battre avec des tueurs que j’ai déchiquetés et j’ai vu la haine se transformer dans leurs yeux en crainte, puis ils se sont battus entre eux, le plus déchaîné a tenté de me jeter dans le fleuve et il est y est tombé avec moi, je l’ai sauvé mais il a continué de me battre, Seigneur Vous l’avez dit : ils ne savent pas ce qu’ils font…

    Image : Philip Seelen

  • Vivre ensemble

     

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    … Finalement Maman m’a décidé à coller, au pare-brise arrière de notre Opel Kadett, le signe du poisson qui dit clairement que le Seigneur est notre copilote, j’avais hésité en craignant un peu que nos locataires musulmans n’en soient plus ou moins chicanés, mais Abdul m’a dit : Gustalin tu as ta foi et moi j’ai ma foi et peut-être qu’un jour j’aurai moi aussi ma voiture familiale…

     

    Image : Philippe Seelen