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  • Devant ce portrait

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    (Le Temps accordé. Lectures du monde VII, 2024)
     
    À la Maison bleue, ce dimanche 28 avril.– Le vieux sage au cœur d’enfant et à l'âme souveraine que figurait Charles Du Bos le murmurait en sa timidité devant le monde devenu Machine à faire et défaire indifféremment : « Nous ne sommes pas désespérés, nous sommes dans la perplexité», et le vieux Charlie, en compagnie duquel tout un chacun se sentait toujours un peu grossier, reprenait sa lecture relative à la notion de complémentarité selon Nils Bohr et, plus précisément, à la relation mutuellement exclusive qui existera toujours entre l’utilisation pratique de n’importe quel mot et la tentative visant à le définir rigoureusement, autrement dit la poésie et la science, le savoir nocturne et les théorèmes au jour le jour, l’oraison matinale des peuples ingénus et la macération théologique – et le dimanche y allait de ses cloches à l’autre bout du quartier…
    J’avais placé ce portrait de Lady L sur la paroi faisant face au grand lit de tek indien haut sur socle dans lequel elle aura dit ces derniers mots un autre dimanche d'il y a trois ans de ça : « Lady veut dormir », et maintenant elle me regarde quand je dors ou m’éveille, avec son air de Madone rhénane, selon l’expression de Pierre Omcikous qui en achevait le portrait, se demandant apparemment ce que mijote celui-là, mais il y a aussi de la bienveillance et de la magnanimité dans son expression, et je lui renvoie son demi-sourire qui ferait croire à certains que je n’en finis pas de cuver mon deuil comme il en va de Monk supposé ne jamais se consoler de la mort non moins cruelle de Trudy, mais l'interprétation est fausse dans les deux cas de cette absence augmentant notre présence...
    Je suis naturellement plus joyeux de nature que Monk, et plus bohème aussi : pas question que je croche le dernier bouton de ma chemise ni ne panique à la vue d’aucune nudité sexuelle quelconque, mais les bonnes femmes restent réellement là avec leur fichu sens des réalités – ne me parle pas de la Béatrice de Dante ou de la Laure de Pétrarque, et si ma bonne amie n’a pas été aussi sordidement assassinée que la Trudy de l'autre ahuri, comment qualifier le lent massacre qu’elle a subi de la part de la vie elle-même, sinon de crime avéré contre l'humanité ?
    Peinture: Pierre Omcikous, Portrait de Lady L., 1987. Pp LK/JLK.

  • À mourir de rire

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    (Le Temps accordé. Lectures du monde VII, 2024)
     
    Le navire de Swift s'éloigne
    Dans le temps éternel.
    Nulle indignation forcenée
    Ne l'y déchirera plus.
    Imite-le si tu l'oses,
    Voyageur qu'abêtit le monde,
    Car Swift a servi la cause...
    De l'humain qui est d'être libre...
    (W.B. Yeats, Swift's Epitaph, traduction d'Yves Bonnefoy)
     
    À la Maison bleue, ce samedi 27 avril.- Ce pourrait encore être un lendemain d’hier, aurais-je pu craindre après mes errances dans le vide de la veille à surfer comme un zombie, avant ce que j’appelle le départ du navire de Swift dans la nuit du sommeil - ç’aurait pu être un retour de fiesta désespérée s’il n’y avait eu là-bas, dans ce café perdu à l’immense négressse, le souvenir du rire de Swift réitéré par le récit que Kasperl, dans le rêve, nous avait fait de l’ultime éclat du jeune homme littéralement scié de rire et finalement explosé de rire par la lecture du récit de la Passion du Christ représentée au théâtre municipal de Saavedra de La Paz, quand la croix tout à coup s’ébranle dans le décor minable et que le crucifié s’exclame « putain je tombe ! », et l’évidence ce matin qu’après ce rêve j’allais vivre un samedi féerique comme on en fait plus m’a fait relancer mon propre récit des apparitions de Gian Gaspard...
    Hier encore, avant le message électronique de Shmuel me remerciant pour ma chronique, qualifiée de « très belle et très touchante « , j’avais été touché moi aussi, en pédalant sur mon vélo de chambre avec, à l’écran de mon laptop, l’épisode à crever de rire (déjà!) de Monk se fait un ami , en me rappelant mon propre fantasme de toujours de l’Ami unique, partageant de toute évidence la candeur idiote du personnage voué par nature aux déceptions de l’enfance.
    Monk a peur de la Nature, ce qui n'est pas mon cas. Adrian Monk compte plus de 120 allergies, alors que je n'en ai déclaré aucune lors de mon dernier passage à l'hosto - Monk craint les hostos comme la lèpre et les sangsues, alors que je me surprends à faire de l'esprit avec les soignants - ce que je me reproche comme toute indiscrétion ou familiarité déplacées, tutoiement compris. Monk fait une tragédie du moindre saignement de nez, alors que celui-ci m'a fait découvrir la cour des miracles de l'Hotel-Dieu parisien, un matin d'hémorragie qui relevait peut-être de l'acte manqué - je devais rencontrer le même jour un éditeur influent. Monk est un intuitif plus-que- présent, en quoi je m'identifie à cet ahuri angélique me rappelant Robert Walser, Oblomov, Bartleby et autres âmes sensibles familières à Shmuel T. Meyer.
    Ce samedi à venir n'aura pas son pareil, dédié à sainte Zita, patronne des servantes et des femmes de charge sur la tombe de laquelle se sont multiplié les miracles - lesquels préludent en somme à ce jour qui me trouve un peu tousseux, le souffle court et les mollets sciés à crever de rire, plus quelques signes avant-coureurs de je sais quoi qui me font sortir mon doseur d'initrate isosorbide peut-être contre-indiqué d'ailleurs, avant la prise de mes 10 molécules quotidiennes prescrites au titre de cardiopathe accessoirement sponsor du Big Pharma...
    Peinture JLK: Le chemin sur La mer, Acryl sur toile, 2020.

  • Ce rire à la folie

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    (Kasperliana, 2)
    L’intensité sans pareille de sa présence se ressentait par défaut quand il les avait quittés et qu’ils se retrouvaient là tout cons à se demander ce qui leur était arrivé pour qu’à l’instant ils se sentent à la fois si pleins et si vides, ils (ou elles si tu préfères), s’étaient retournés une dernière fois dans la ruelle de cette nuit-la ou n’importe où d’où il venait de disparaître, et les choses restaient là sans lui , les choses inexplicables, les choses abruties quand on ne les regarde pas vraiment, le navire de Swift qui a disparu dans la nuit libérée par son rire, et c’est d’ailleurs de cela que vous aviez parlé avec Kasperl avant qu’il ne se retire de la Grappe d’or comme il y était entré - comme en douce serait l’expression la plus exacte-, ce rire à la Swift qui fait parfois mourir tant il est plein de toute la splendeur odieuse et de la cruauté délicieuse des choses de la vie - et ce soir là précisément Kasperl leur avait rapporté ce que son occulte compère Shmuel lui avait narré à propos du garçon scié de rire à la lecture du roman de Vargas Llosa, littéralement explosé de rire quand , à la représentation de la Passion du Christ au théâtre municipal Saavedra, à La Paz , la croix se met à trembler, dont le crucifié s’exclame tout soudain « je tombe, putain je tombe! », et le rire du jeune homme se met à proliférer alentour au kibboutz de Yaad Hanna, Kasperl reprend texto les mots de son compère Shmuel, « Le rire du jeune homme, qui venait de naître dans un théâtre d’Amérique du sud, à trois mille cinq cents mètres d'altitude, deux décennies avant que la nuit n’assombrisse la cime des cyprès et des arbres de Judée du kibboiutz Kvar Avraham, ce rite universel qui rend si truculent, la peau de banane, ce cinéma muet mental de seize images par seconde, avait provoqué la plus miraculeuse des mécaniques humaines »…
    Tonio riait comme on pète et Jackie pouffait, pliée, tandis que le rire gagnait toutes les tables de la Grappe d’or où la belle Camerounaise s’activait en se gondolant à son tour, et Shmuel y allait de sa lancée : «Jamais rire ne fut plus puissant, porté par le caquètement des poulets et des dindes, par le meuglement des vaches, le hurlement des chiens sauvages, porté à travers les collines desséchées du territoire de Menashé, de Jisr al-Zarqa, jusqu’aux ruines de Césarée, jusqu’à son aqueduc qui longe le sable et la mer, les eaux jaillissantes et le rougeoiement du ciel, aux confins de Sdot Yam »…
    Notre rire aussi avec Bona et sa Marie Lumière, Bona qui me montrait sur son portable la maison construite de ses mains au-dessus du fleuve Congo et dont tous les ouvriers agricoles s’étaient mis à se désopiler, le rire de Bona quand il avait rencontré cet enfoiré de Tonio, le rire de Marie Lumière quand j’avais débarqué au 69 Burnaby Steet à quelque pas de la salle de musculation désaffectée – vision de boutique bombardée aux gisantes haltères couvertes de poussière – où tu pouvais rencontrer Mister Muscle Great Britain avant les années de dépression -, ce même rire dont parlait Shmuel « destiné à faire plier les puissants et abattre cent portes de forteresse, de sépulcres et de sépultures », ce même rire qui fait dévier les drones russes au-dessus des chaumières d’Ukraine, « le rire libre, gratuit, celui qui n’a d’autre ambition que d’être un orgasme de l’esprit et des boyaux, de congédier dans la volupté le réel, la tragédie, la mort et son attente angoissée ; ce rire collectif était étoilé de milliers de nuances. Une polyphonie symphonique qui possédait toutes les clés pour ouvrir la ville comme une figue mûre et sucrée. Jérusalem fut surprise dans son sommeil peuplé de rêves messianiques », etc.

  • Tierce de joie

     
    (À l’Ami unique et pour Lady L.)
     
    Tu me suis partout où je vais,
    ou plus exactement:
    tu m’y as précédé souvent
    aux heures qui te chantent
    en ce constant enchantement
    de ta seule présence…
     
    Tu n’as surgi de nulle part:
    sans décrier le monde,
    la part que tu savais y prendre
    ne laissera plus d’autre trace
    que celle des mots
    tracés à l’eau sur le miroir
    se rappelant ta grâce…
     
    Toi seul savais me parler d’elle,
    alliés à jamais,
    buvant à la même fontaine
    la même eau pure du seul instant
    au commun sablier -
    seuls à jamais nous ressemblons
    à qui n'est jamais séparé...

  • Shmuel T. Meyer, contre la haine, célèbre la ressemblance humaine

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    Avec les douze nouvelles de Tribus, souvent déchirantes, mais combien éclairantes et gages d’espoir « malgré tout », l’écrivain franco-israélien en dit plus que maints experts et autres analystes, sondant les sources de la haine qui divise aujourd’hui la société israélienne, où l’idéal sioniste s’est transformé en « messionisme » vengeur avec une violence inouïe…
    Un double sentiment, d’accablement désespéré et de joie paradoxale, de tristesse partagée et de confiance confuse refusant le pire, ne cesse de s’imposer à la lecture des récits à la fois très incarnés et fortement symboliques de Tribus, nouvelle illustration de l’immense talent de Shmuel T. Meyer, vivant lui-même la déchirure vécue par les Israéliens entre eux.
    « La vie était propre et simple même après l’assassinat de Rabin, parce que la colère était nourrie d’espoirs. Yoav et son épouse croyaient en la rédemption des hommes », lisons-nous dans la sixième nouvelle de Tribus, intitulée Yoav et Maya et décrivant la vie d’un couple de sexas de bonne foi (lui est le rabbin d’une communauté réformée enseignant l’histoire des religions, et elle est infirmière en oncologie), mais ladite « foi en la rédemption des hommes » a du plomb dans l’aile depuis le 11 septembre (la famille de Yoav l’accompagnait alors aux Etats-Unis pour une série de conférences ), le « judaïsme bonhomme » pratiqué par le couple a subi des coups avec la radicalisation religieuse en marche, et plus particulièrement quand un juge intègre de leur connaissance, ancien président de la Cour suprême, a soudain été placé en résidence surveillée par un sbire du Premier ministre, enfin leur communauté libérale est devenue l’objet d’injures et d’attaques physiques de la part des ultraorthodoxes conspuant les « faux juifs prosélytes d’Amérique », et la conclusion est à fendre le cœur quand ces amoureux de Jérusalem, ces pratiquants d’un « judaïsme de la joie », se font dire, par un fonctionnaire de police des frontières à dégaine de seul véritable défenseur de la tribu, que leur nouveau passeport leur ouvrira désormais toutes les portes, sauf celles de leur pays...
    La vie décrite, plutôt que les bombes, les destinées personnelles et leurs « petites histoires », ressaisies dans la dérive collective de l’Histoire avec une grande hache, mieux que les analyses expertes et autres explications géo-politiques ou théologico-sociologiques: telle est la matière de ces douze modulations individualisées de la vie des gens à visages de femmes et d’hommes de conditions et de convictions diverses, témoins d’une tragédie aboutissant aujourd’hui, après un odieuse agression de masse islamiste, à un non moins abominable massacre des innocents.
    Mais que peut faire un écrivain face à la Shoah, face aux pogroms, face aux fatwahs et aux razzias ? L’on se rappelle l’injonction de Theodor Adorno, selon lequel « après Auschwitz, écrire de la poésie est barbare », mais de même qu’Adorno s’est rétracté, la Littérature a prouvé depuis lors qu’elle participait bel et bien à la lutte « contre Auschwitz », et c’est « la poésie », justement, qui constitue l’un des forces de Shmuel T. Meyer, à savoir la concentration, à chaque page de chacune de ses nouvelles de la beauté et de la bonté dans le contexte humain parfois le plus haineux ou le plus laid, cette nouvelle société israélienne aux prises avec le fanatisme et ce que le penseur allemand Peter Sloterdijk appelle justement « la folie de Dieu ».
    Or nous voici arrivés en ces temps où des citoyens qui ont cru à l’idéal sioniste, déçus voire désespérés par le « messionisme » qui fait danser les Messie avec Satan s’exilent en Allemagne…
     
    « Je fous le camp », déclare le jeune Avroumchik. «Définitivement. Vancouver, Melbourne, Auckland, Copenhaugue, Berlin. Un endroit qui n’est pas ici, un endroit où tu ne serais pas juge. Un endroit où Dieu me semblera heureux »...
    Dans la nouvelle intitulée Le jour du colonel, ce jeune caporal-chef chargé de conduire une juge militaire au procès d’un colonel dégradé représentant « le patron de ce qui restait de l’opposition parlementaire », taxé d’antisémitisme et de trahison par le Premier ministre et qui se suicidera le soir même, cet Avroumchik a perçu la nouvelle violence plombant la capitale de l’Etat hébreu, « une violence qui échappait au sens commun de la violence tribale, économique ou sociale », ici la violence était divine, il n’en doutait pas un instant, une justice sans miséricorde, une violence de la radicalité ».
    Et le vieux Ravi, le cœur à gauche et l’âme en lambeaux, de formuler son propre désespoir dès la première nouvelle de Tribus et dans son épilogue : « Lui qui était, aux yeux de la communauté séfarade, lorsqu’il portait encore l’uniforme, un symbole de fierté, était devenu à sa retraite et depuis son remariage avec Nava, la cible préférée des prêcheurs des synagogues orientales. Il avait toujours fait le choix d’Israël contre celui des tribus. Il s’était trompé. Le tribalisme ontologique du peuple juif s’était imposé face à l’utopie du rassemblement des exils ».
    Des prénoms, des visages et des voix…
    Si vous ne savez rien des traditions et des rites du judaïsme, ne connaissez rien de la cuisine judéo-arabe ou des découpages territoriaux de Jérusalem et environs cousus de checkpoints, sursautez plus ou moins devant les noms et prénoms, ou autres noms de lieux, tels que Shaul et Rafi (deux vieux amis aux positions contrastées) et Nava et Ronit (leurs épouses), ou le septième enfant de dix prénommé Yakov et surnommé Koby, ou le kibboutz Kfar Avraham où sont nés divers personnages, Josh le vieux hippie transformé en mystique , Scanner le rabbin et IRM son épouse, la ville arabe bétonnée à la diable de Umm el Fahm ou la tribu hiérosolymitaine de Reb Pinhas Altschuler ; si les premières manifs de Shalom Akshav (la Paix maintenant) ne vous en disent pas plus que les éditos contestés d’Amira Hass dans le supplément de Haaretz, pas de soucis les amis : vous serez illico dans le bain malgré vous grâce à la grâce grave du conteur dont les histoires rassemblent aux vôtres, histoires de familles semblables aux familles de partout avec leur grognes à propos de tout, sauf qu’Israël ne ressemble à rien avec son Histoire taillée à la hache, son passé terrifiant et « tout » qui recommence comme aux temps bibliques des tribus en bisbilles…
    Par delà l’horreur, la vie…
    La composition des onze nouvelles de Tribus a été achevée par Shmuel T. Meyer le 27 juin 2023, au kibboutz Nativ Halamed Hé. L’épilogue, plus que poignant : bouleversant, est daté du 7 octobre 2023. Nous y retrouvons Rafi, en phase terminale de cancer, Nava son épouse et le jeune infirmier Idan du « camp des vainqueurs », petit-neveu de Koby de la Mousrara, mais le contraire de ce perdant : un futur médecin à large kippa qui lance au grand malade : « On les crèvera tous…ces nazis, ne vous en faites pas, Monsieur Rafaël, ces sauvages on les crèvera tous ».
    Alors Nava, plus que jamais éprise de justice et de vérité, de reprendre Idan : « Ce ne sont pas des nazis. Ils ne mécanisent ni n’industrialisent la mort des juifs, ce sont des pogromistes, comme le furent les Roumains, les Ukrainiens, les Polonais, les Baltes, les Russes, les Croates ». Et la très belle femme aux cheveux blancs de poursuivre : « J’ai l’âge de ce pays dans lequel j’ai eu la chance de naître, je suis sûre que Rafi dirait « ou la malchance, imagine-toi la Californie en 1948 ». Je suis née à Jérusalem, imagine-toi Idan. Je suis née dans cette ville que tous les juifs durant toutes les générations espérèrent comme la fin de l’exil, la fin de la haine, la fin des pogroms et du gaz, et des crachats et de la peur »…
    Et la vieille épouse de Rafi de poursuivre au nom de celui-ci : « Le sionisme nous avait promis plein de choses et notre expérimentation collective de deux mille ans d’exil était tentée d’y apporter foi. Les juifs qui ont toujours espéré quelque chose ont été trahis chaque fois par de faux messies venus de leurs rangs, le sionisme semblait pour certains une espérance crédible qui avait répondu à sa première promesse – le retour du peuple juif sur sa terre ancestrale. Mais il y avait d’autres promesses, Idan. Celle d’être une démocratie généreuse, mais aussi celle d’être le seul endroit au monde où les juifs seraient en sécurité. Er ces deux promesses-là, le sionisme ne les a pas tenues. Notre démocratie ? La lumière s’éteint comme une bougie qui grésille depuis 1967 déjà. Des Cosaques venus de Gaza arrachent en Israël les têtes des enfants, éventrent les femmes, les violent, les brûlent, assassinent des vieillards. Voici les deux promesses que le sionisme n’a pas voulu ou pas pu respecter, Idan ».
    Et Nava d’enjoindre finalement le jeune infirmier qui va recevoir son ordre de mobilisation : « Alors, va te battre contre les Cosaque de l’Islam, mais fais respecter cette promesse avec justice et humanité et, lorsque tu reviendras de cette guerre, rallume la flamme de la démocratie qu’on y voie enfin clair dans ce pays et qu’il redevienne une espérance humaine, ici et maintenant, et pas dans un monde où le Messie danse avec Satan »…
    Shmuel T. Meyer. Tribus. Gallimard, 2024. 164p.

  • Ne pas savoir d'amour

     
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    (Aux mânes de W.B. Yeats)
     
     
    Jeunes, ils se seront donc aimés,
    ne sachant rien de rien,
    sur le rivage, en nudité,
    sans un mot pour le dire -
    le dire de l'obscure lumière,
    dès l’amour tout premier…
     
    Mort ou enfui, tout autre amour
    aura beaucoup parlé:
    les vieilles amours savent tout
    et les arbres en plein jour
    ne sauraient ignorer
    la nuit de leurs corps élevés
    en feuilles tout là-haut
    frémissant entre les écueils
    du grand ciel océan…
     
    Vous n’êtes pas morts au remords:
    vous savez le failli,
    dès l’enfant sans aucun déni,
    vous êtes préparé;
    mais savoir est ange déchu,
    aurez-vous donc appris
    dès qu’amour vous fut accordé,
    aussitôt enlevé, aussitôt révélé...
     
    Aquarelle: carnets de JLK

  • Sourcier de parole

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    Une belle rencontre en 1992, à Vevey. Yves Bonnefoy y était venu pour évoquer son ami le peintre et sculpteur Raoul Ubac. Entretien.

    Il est beau d'entendre un grand poète d'aujourd'hui s'expliquer loyalement, donc avec autant de simplicité que de minutieuses nuances, sur la quête d'une existence et d'une œuvre. Tel préjugé voudrait que la poésie fût réservée à quelques lettrés évanescents, ou ne constitue qu'une sorte de jeu cérébral ou d'évasion esthétique. Mais c'est à l'opposé de ces contrefaçons que se déploie l'œuvre poétique d'Yves Bonnefoy, dont la première vertu est de nous restituer, plus que réelle, la présence du monde, tout en ressaisissant notre propre présence au monde.

     

    —      Comment définiriez-vous aujourd'hui, pour le lecteur le moins initié, votre petit-fils ou votre grand-père berger, la poésie et ce qu'elle peut ou veut dire par rapport au discours ordinaire? 

    —      Votre question a plus de sens pour moi que vous ne l'avez imaginé. La mère de mon grand-père fut bergère, en effet, bergère toute sa vie sur le Causse, et si je l'avais connue, et à l'âge où je vins à réfléchir à la poésie, je me serais certainement demandé s'il fallait que je lui explique ce qui d'évidence me retenait à ces publications si étranges, quitte, ensuite, à m'abstenir de rien dire. Pourquoi ne pas vouloir parler de la poésie à un être que l'on respecte, alors que le poème n'existe que sous le signe d'autrui, et par un désir d'échange enfin autre et plus essentiel que les stéréotypes de la parole ordinaire? Parce que ce que cette vieille femme percevait encore instinctivement, sur ses précaires chemins de pierres, dans les chapelles de son village, ou penchée sur l'âtre noirci, à savoir qu'il y a de l'absolu, et que cette sorte-là de présence du monde est comme donnée, à des moments, dans l'arbre, dans le rocher, dans le ciel, eh bien, c'est ce qui pour d'autres qu'elle, et de plus en plus aujourd'hui, est une expérience difficile, à demi éteinte par nos façons de penser, d'où suit qu'on ne pourra la revivre que par une lutte contre les mots, dans des poèmes qui en seront ainsi d'accès difficile pour ceux qui n'ont pas eu l'occasion de prendre conscience de ces événements qui ont lieu à l'intérieur du langage. J'aurais eu à expliquer beaucoup de faits de culture, j'aurais dû tenter de le faire avec des vocables de spécialiste, et n'aurais donc pu qu'attrister la vieille femme vêtue de noir, aux mains sans écriture: elle aurait même pu en venir à croire que c'était moi, celui qui savait! Le souci de la poésie est aussi de nos jours un souci quant à la façon d'en parler à ceux qui sont le mieux placés pourtant pour la vivre encore. Et parmi eux les enfants. 

    —      Avez-vous souvenir de votre premier étonnement poétique?

    —      Vous avez raison, c'est bien cette idée de l'étonnement qui permettrait sans doute le mieux de définir, disons peut-être plutôt de désigner, la poésie: et surtout si c'est un enfant, celui auquel on s'adresse. Car un certain étonnement, c'est l'enfance même, et c'est en lui que la poésie peut prendre. Mon premier étonnement? Un de mes premiers, en tout cas? Je me revois à la fenêtre ou sur la terrasse de la maison de mes grands-parents, regardant un gros arbre isolé des autres sur la colline d'en face. Je revenais sans cesse l'interroger du regard, en sa distance, en ce silence, pourquoi? D'abord, parce qu'à être ainsi tout seul, là-bas, sur l'arrière- fond indistinct des autres, il parlait du fait d'être un individu, une existence d'individu, ce qui me permettait de prendre conscience de moi- même, en retour, comme d'une personne au seuil de sa destinée. Mais l'idée de personne n'a rien qui conduise à la poésie, spécifiquement, et l'étonnement se portait au-delà, si je puis dire: c'était de voir l'arbre s'éployer, dans cette forme et ce lieu de hasard jusqu'au bout portant de ses branches, à tous les points extrêmes de son contour sur le ciel, ce qui transmutait ce hasard en évidence, cette part du tout en le tout lui- même. L'arbre un jour ne serait plus là ? Et pourtant, c'était lui la réalité, et de façon si profonde que la pensée des temps à venir, ou passés, la pensée du temps, celle aussi bien de l'espace, se dissipaient. Comment mieux dire cela? Et justement, peut-on même le dire? L'étonnement, n'est-ce pas aussi ce qui ne trouve pas de mots pour se dire? Voilà ce que je pourrais rappeler si mon interlocuteur était un enfant (car quel enfant ne vient pas d'avoir une expérience semblable?) en lui disant qu'un poème, c'est quand ce qu'on lit vous rend brusquement à propos de ce dont il parle cette impression que me faisait l'arbre. Je pourrais alors ajouter que pour que le poème existe il faut que celui qui l'écrit ait écouté le son des mots: car c'est d'opposer dans le vers l'exigence des sons à celle du sens qui permet de ne plus être le prisonnier de cet enchaînement des notions qui nous offre de tout dire de chaque chose, sauf sa présence. 

    —       Qu'avez-vous pensé du déploiement festif lié à la commémoration de Rimbaud? 

    —      Rimbaud avait été cet enfant. Il a préservé comme aucun autre poète l'étonnement de l'enfance. Il a évoqué cet étonnement de façon irrésistiblement communicative dans quelques «Illuminations», par exemple. Comment, du coup, être heureux de ces commémorations qui l'ont entraîné dans un flot de formulations, de stéréotypes si conventionnels, si faciles que tout s'éteint là où ils fluent et refluent? Peut-on parler de la poésie, nous demandions-nous tout à l'heure, et comment? Seulement, en tout cas, dans le rapport de personne à personne — conversation, livre qui donne le temps de descendre en ce que nous sommes — et non sur des tréteaux, avec haut-parleurs, et l'imposteur qui est en train de parler plus fort que tous les autres, bien entendu! Dire cela, ce n'est pas vouloir que Rimbaud ne soit pas connu. C'est savoir qu'il ne vaut d'être présent partout que préservé dans son exigence. On n'aura plus rien de Rimbaud si on ne distribue de lui que l'image qui permet à n'importe quel adolescent d'imaginer qu'il est l'auteur d'«Une saison en enfer» dès qu'il se met un baluchon sur l'épaule...

     

    Bonnefoy3.jpgLa ferveur et l’absolu

     

    Célébration de cela simplement qui est (nos «vrais lieux» et leurs bases élémentaires de pierre et de vent et d'eau et de feu, puis les présences vivantes qui y inscrivent leurs traces et leurs projets), l'œuvre d'Yves Bonnefoy est simultanément interrogation vibrante sur le sens de cette présence marquée du «chiffre de mort» et cernée de «fausse parole»; le musicien du verbe rejoignant alors le penseur. 

     

    Dans le sillage de Valéry (dont il poursuit les grandes leçons de poétique au Collège de France), mais en terrien aux figures plus incarnées et moins drapées, Yves Bonnefoy est sans doute, des poètes contemporains, celui qui a le plus magistralement associe les élans obscurs de l'imagination lyrique et les pondérations de la raison discursive. 

     

    Ainsi les recueils du poète (les Poèmes de la collection Poésie/Gallimard, préfacés par Jean Starobinski, en regroupent quatre majeurs, constituant la meilleureintroduction, avec la monographie de John E. Jackson dans «Poètes d'aujourd'hui», chez Seghers; et l'on ne saurait trop recommander aussi Début et fin de la neige, paru au Mercure de France en 1991, qui nous comble par sa simplicité souveraine) voisinent- ils avec une œuvre non moins importante d'essayiste, de prosateur et de traducteur de Shakespeare. Lecteur admirable (son introductionà Rimbaud reste un phare pour les jeunes lecteurs), le poète est enfin un interprète à la fois savant et inspiré des messages chiffrés de l'art, dont témoignent les lignes fraternelles et lumineuse consacrées à Raoul Ubac dans le catalogue de l'exposition. Avec ce sourcier de silence, l'on pourrait dire, enfin, qu'Yves Bonnefoy partage le goût des matières élémentaires et des formes transfigurées, porté par la même ardente ferveur et le même sens de l'absolu.

    (Cette page a paru dans le quotidien 24 Heures en date du 13 août 1992)