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  • Journal des Quatre Vérités,XXXIII

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    À La Désirade, ce lundi 1er juin.- Belle journée, après un bon moment hier soir. Or tout devrait devenir bon moment. Tout devenir plaisir. Surtout le travail. Les travaux se présentant comme suit: finition de Mémoire vive (2013-2019). Finition de Czapski le juste. Finition des chroniques. Finition de Shakespeare the Good Will. Suite du roman panoptique. Tout le reste étant secondaire, à savoir: les nouvelles chroniques, les listes, les lectures et notes de lecture, le job du Passe-muraille, etc.

    Le travail se poursuit dans un désert encombré, ou plus exactement dans mes catacombes au bord du ciel. J’écris sans penser publication, mais je ne publierai plus rien qui ne soit dignement défendu de part et d'autre.

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    DANS LE SOUTERRAIN. – Je reviens aux Nuances et détails de Ludwig Hohl, autant qu’à ses inépuisables Notes de râleur intraitable et parfois étincelant , comme à un excitant et à un interlocuteur d’autant plus vivant qu’il n’est que de papier et ne me postillonne point à la face ni ne gesticule en vieillard irrascible.

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    C’est un Helvète intempestif dont la virulence anti- barbecue me ravit à chaque page. Il appelle «pharmaciens» les philistins et autres pharisiens contre lesquels vitupéraient, chacun à sa façon, un Karl Kraus ou un Léon Bloy, un Flaubert avant ceux-ci ou le rabbi Iéshouah avant ces littérateurs furieux dont Paul de Tarse est en somme le chef de file, mais cet homme du souterrain, beaucoup plus méthodique et spinozien que le cinglé profond de Dostoïevski, dénué de toute grâce légère à la Walser, est un autre avatar du Suisse alpin de souche à gourde de kirsch et crampons à glace.

    Hohl ne se paie pas de mots et se méfie des effusions lyriques et autres hymnes au drapeau, d’où sa sévérité quand il parle de la poésie de Gottfried Keller ou de la critique alémanique de son temps, à laquelle la critique actuelle de nos quatre cultures n’a rien à envier en matière de cuistrerie pédante et de bigoterie pseudo-scientifique.

    Mais là encore, à part le plaisir plus ou moins tonique (vite limité en ce qui me concerne) de la bonne rage, c’est par les nuances et les détails que l’empêcheur de penser en rond me semble le plus original, sans le moindre clinquant, et le plus intéressant.

     

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    DU SERVICE. – Il y ceux qui servent la cause de la littérature ou de l’art, et ceux qui s’en servent. Pierre-Olivier Walzer était, à mes yeux, le plus humble et le plus fidèle des serviteurs non serviles de nos écrivains (à commencer par Charles-Albert et Cendrars), et cet autre grand interlocuteur que fut pour moi Alfred Berchtold était son pair parfait en matières d’histoire, de littérature et d’art ; et nul hasard que l’un comme l’autre aient été regardés avec une sorte d’ironie envieuse et supérieure par un certain pionnicat universitaire surtout soucieux de se servir et de se faire un nom sur celui des autres aux fins de faire carrière dans la glose de bon rapport.

    DE LA RÉCIPROCITÉ. – Une relation sans réciprocité m’est de plus en plus pénible, voire impossible, et les formules creuses de ceux qui vous assurent de leurs « amitiés vives » ou vous disent « à très vite » finissent par me dégoûter quasi physiquement.

    Maintenant que tout, en outre, devient « partage » ou « échange », dans l’incantation qui n’engage à rien du tout mais fait florès sur les réseaux sociaux, j’en viens à me défier de plus en plus de cette cordialité de façade en m’efforçant cependant de percevoir, ici ou là, ce qui me semble encore du sentiment sincère, sans parler évidemment de ma reconnaissance due aux vrais amis le plus souvent réservés et discrets.

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    images-9.jpegDE L’IDÉOLOGIE. – Durant toute la première soirée que nous avons passés ensemble, le lendemain de son exil en Suisse, en 1978, je me suis efforcé d’obtenir, de la part d’Alexandre Zinoviev, un aperçu clair et net de ce qu’il entendait par idéologie, dont il prétendait être le seul contempteur crédible en Union soviétique, mais ses réponses anti-idéologiques m’ont paru formulées dans un langage essentiellement idéologique, et c’est peut-être à partir de ce soir-là que je me suis définitivement purifié de cette langue de bois à deux faces, si j’ose dire, qui fait qu’aujourd’hui des idéologues de droite à la Renaud Camus ou à la Zemmour usent d’une rhétorique morte du même genre que celle d’un Edwy Plenel ou qu'un Alain Badiou à la gauche de la gauche ; et ce langage est aussi celui des idéologues nationalistes et/ou chrétiens, islamistes ou scientistes, du Big Brother d’Orwell ou des émules « inclusives » de Big Mama – d’où mon retour et mon recours à Babel, tour de garde de la langue vivante avec vue sur l’oued de la poésie…

    Ce jeudi 4 juin .- Une impulsion soudaine, hier dans la file d’attente hygiénique de la Landi Bricoloisirs, - un vrai poème -, en regardant les beaux gros mollets bronzés de notre voisin barraqué V. en culotte courte, aux longs cheveux couleur paille et au regard de veau - je me suis dit que c’était assez de sérieux: qu’il fallait absolument que j’en revienne à ma veine comique qui participe à la fois de Tchekhov et de William Trevor « à l’international », mais aussi de Zouc et d’Emil « au plan national », dont seul mon ami Tonio me semble un représentant local ainsi que je me le disais hier en lisant le message impayable qu’il m’a envoyé pour m’annoncer en même temps la mort de la chère Elsa, muette depuis quelque temps déjà dans son EMS de l’Armée du salut, et sa difficulté de bander à plus de soixante piges. Voila bien mon salut: le comique ou, plus précisément : le tragi-comique, vu que la rioule seule ne suffit point...

    À La Désirade, sur nos monts indépendants de privilégiés, le confinement se poursuit en plein air et nos petits enfants nous ont été rendus, donc tout est bien ; notre chère Gemma repose là-bas entre les terrasses ensoleillées de Grinzing où nous avons partagé le vin doré, et la tombe de TB à cinq mètres de la sienne, « La vie est vache, me disait le vieux Guido Ceronetti quelques mois avant son départ «au jardin », selon l’expression de Marcel Aymé, et moi de lui répondre : « et rien ne vaut la vie », etc.

  • Journal des Quatre Vérités,XXXII

     

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    Ce mercredi 27 mai. – Rejoint le Marquis ce midi, à la terrasse du Major de Culy, où notre bonne conversation s’est prolongée jusqu’à trois heures. Celui de mes quelques amis sûrs avec lequel je me sens le plus libre, par delà certain dogmatisme partagé de nos jeunes années. Quarante ans que nous nous connaissons, Gérard et moi, sans cesser de nous vouvoyer, signe non de distance mais de tenue, à l’enseigne de ce que René Girard appelait la médiation externe, pure de toute rivalité mimétique.

    Je lui ai parlé du travail que j’ai entrepris avec la réédition numérique du Passe-Muraille, et du plaisir particulier que j’éprouve à publier ses textes, souvent de premier ordre - la classe de ses évocations de La Fontaine, Caraco, Valery Larbaud, Montherlant et tant d’autres ; mais il n’en verra rien vu qu’il est à peine capable d’écrire à la machine…

    En revanche notre conversation va partout et c’est un bonheur chaque fois renouvelé. Me raconte les petites Bretonnes qui l’ont déniaisé à 14 ans et nous évoquons l’imbécillité vertueuse des temps qui courent, les chasses nocturnes de Julien Green et les jugements de Steiner sur Nabokov ou de Nabokov sur Faulkner, rions beaucoup et je le moque gentiment pour ses culottes courtes de petit garçon sur ses vieilles guiches d’oiseau maigre qui se pointera tout à l’heure à la plage où il continuera son veuvage au soleil. Sous le pseudo de Sylvoisal, il a publié deux des plus beaux livres que j'ai lus l'an dernier, parus à moins de cinquante exemplaires et dont personne, sauf moi, a parlé - ce qui nous ressemble et nous ravit.

    VIS COMICA. - Même en période d’inquiétude telle que nous la vivons ces temps à doses diverses, je reste très curieux, à distance, et souvent plus sensible au comique de tout ça qu’à ses aspects pathétiques ou réellement tragiques - mais sans être touché personnellement je me refuse à toute manifestation facile de solidarité larmoyante le plus souvent narcissique.

    Nous sommes touchés, bien entendu, mais l’aide se fera sans bruit ni publicité. Ceci dit je ne ricanerai pas avec ce gros bœuf génial de Claudel qui ne voyait en Simone Weil souffrant du malheur du monde qu’une folle. La sage bonté d’un Montaigne ou de Tchekhov , ou l’humilité de mon père, me sont de meilleurs modèles. Et pourtant comment ne pas rire des mauvais tour de ce qu’on appelle « la vie » ?

    NOS AÏEUX.- Je me garde d’idéaliser les âmes chafouines de nos quartiers d’antan aux rideaux qui se lèvent et aux murmures d’opprobre vertueux souvent confits d’envies louches : n’empêche ! Les vices privés de ce temps-là me semblent moins hideux que la prétendue transparence s’étalant de nos jours et dressant partout ses petits tribunaux de populace en meute.

    De la droite à la gauche en ce temps-prétexte de pandémie surtout mentale chez les plus forts en gueule, la délation n’est même plus furtive ou sournoise comme en d’autres temps de bassesse, mais la voici parée de fausseté à prétention chevaleresque et prompte à fustiger l’hypocrisie passée pour impulser la sienne. Braves aïeux modestes et discrets, combien j’aime, plus que jamais, vous écouter vous taire ...

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    ÉPIGONES & CO.- Il y a les Cioran et autres Thomas Bernhard, après quoi viennent les fervents disciples à bonne école (Roland Jaccard pour le premier et Gemma Salem pour le second, notamment), suivis par la cohorte des sous-épigones se gargarisant de nihilisme hédoniste à la petite semaine, et cela pullule en colloques académiques conchiant l’académisme ou en grappes de bigotes décavées et de rigolos délurés sur les réseaux sociaux.

     

     

  • Ceux qui, au cœur de la disgrâce, célèbrent la beauté du monde

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    Du journal de confinement de Germinal Roaux, « Revoir le printemps», qui a clôturé le festival de Locarno, au documentaire de Stéphanie Pillonca, « Laissez-moi aimer », consacré à la pratique de la danse intégrant des handicapés, ou des lettres de prison de Rosa Luxemburg à l’émerveillement d’Alexandre Soljenitsyne devant la splendeur de la nature : même joie profonde et rayonnante, qui a de quoi revigorer…

    Quel rapport entre la repousse d’une frêle fleur blanche dans une chambre confinée, en avril dernier, la cavalcade soudaine sous l’orage de quelques vaches semblant battre des ailes comme des anges à gros culs, deux jeunes homosexuels (dont un handicapé à gestes de crustacé fébrile et sourire hilare) enlacés sur un banc du jardin parisien des Tuileries et se roulant des pelles sans se cacher, un champ d’oliviers aux troncs torsadés, une trisomique au crâne rasé dansant en tenue légère de fille-fleur et le vieux Soljenitsyne dans le sous-bois d ‘une forêt moscovite – quel autre lien que l’exclamation de ce témoin dantesque des enfers du XXe siècle : «Comme le monde est beau ! ».

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    Pendant que le monde en question se trouvait confiné et comptait ses morts, en avril dernier, le poète de cinéma Germinal Roaux filmait des fleurs et des nuages avec son smartphone, filmait un agneau pascal endormi dans l’herbe, filmait son ombre par terre aux yeux de petites fleurs blanches, filmait la percée du soleil dans les hautes frondaisons touchant le ciel, filmait le vent et son violent tumulte, filmait l’éclosion en gloire des fleurs de cerisiers, filmait l’eau déferlante d’un ruisseau, filmait sa propre allégresse de filmer l’éveil du printemps à valeur de retour à la simple vie. On dit volontiers, à ce propos, que le grand art est le plus simple. Or les 16 minutes de Revoir le printemps relèvent, à mes yeux, du grand art.

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    La voix douce de Germinal nous interpelle d’emblée comme en confidence, et chaque image, chaque plan enchaîné au précédent comme par une mélodie, chaque séquence étoffe son propos déclaré par ces simples mots fleurant la candeur : «Je vais essayer de montrer quelque chose de beau, quelques chose qui réconforte ». 

    A New York, dans les quartiers les plus durement touchés par la pandémie, les morts, en avril dernier, s’entassaient dans de misérables fosses communes alors que le Président s’enferrait dans son irresponsable déni, mais notre Germinal rêveur faisait-il mieux en contemplant la nature au lieu de documenter «sur le terrain» l’effroi de nos vieilles peaux et la panique de nos mouroirs ?
    Poser la question revient à se demander à quoi sert l’Art, si la Musique est un «plus» hygiénique, si la fonction de la Poésie est de rivaliser avec le Paracetamol, à quoi rime la Beauté et si l’hymne à la joie d’un compositeur sourdingue est toujours digne d’être entendu ou chanté par 10.000 Japonais (à voir sur Youtube : je n’invente rien).

    De la grâce et des disgraciés en période d’apparente disgrâce 

    Le mot de grâce, dont je ne sais comment il se traduit en chinois ou en américain, en grec ancien ou en espéranto, est d’un usage si délicat que je m’en tiendrai à quelques exemples que chacune et chacun comprendra ou développera à sa guise.

    Parler de grâce à propos d’une ravissante enfant dansant au soleil ou des roulades nocturnes de Rossignol va pour ainsi dire de soi, à la limite du cliché voire du kitsch, mais la vraie grâce du vivant ne devrait pas être sélective, seulement esthétique ou flatteuse, ni seulement religieuse ou propre à telle ou telle culture raffinée: elle devrait être perceptible partout et en toute heure, découlant autant de notre regard que de l’objet regardé.

    S’agissant du regard de Germinal Roaux sur le monde et de sa façon de nous transmettre ce qu’il voit et ressent, l’on pourrait dire qu’il a choisi dès le début, avec son premier film consacré à un trisomique, de montrer sans enjolivement ni pieuse pitié la grâce et la beauté d’un disgracié.

    Or la même grâce se dégage du film de Stéphanie Pillonca consacré à l’école de danse de la jeune chorégraphe Cécile Martinez mêlant handicapés et danseurs «normaux», ceux-là aussi gracieux que ceux-ci, non sans regards latéraux sur la vie affective et amoureuse des plus disgraciés. 

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    Mais n’est-ce pas du voyeurisme que d’aborder la question du désir et du plaisir chez les handicapés juste bons à susciter la commisération pour ne pas dire la répulsion ? Que non ! Pas une once de complaisance dans ce film poignant de beauté et de vérité. 

    Vérité et beauté vont en effet de pair, englobant toutes les composante de la vie, virus compris. Lorsque le vieil écrivain revenu du bout de la nuit, dans les Dialogues avec Soljenitsyned’Alexandre Sokourov, s’exclame dans la clairière d’une forêt de sa patrie retrouvée après son exil américain: «Commne le monde est beau !», il exprime une vérité partagée par Varlam Chalamov dans ses Récits de la Kolymaautant que par Rosa Luxemburg dans sa prison, qui s’émerveille au passage des nuage ou devant la beauté des fleurs et des chants d’oiseaux.

    L’épouvantable jactance qui s’est répandue dans le monde depuis le début de la pandémie, mélange de haine accusatrice tous azimuts et de chasse aux boucs émissaires, de sursauts hystériques de frustration ou de compulsion, de conflits relancés entre générations ou communautés diverses, ont été autant de révélateurs d’une maladie sociale mondialisée à renfort de profits et pillages.

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    Et comment en sortir ? Ce nul de Germinal Roaux, dans son petit film de rien du tout, se contente de montrer deux enfant pieds nus sur un chemin forestier. « Traverser le monde sans l’abîmer », ajoute-t-il en douce…

    Vous pensez que ce poète à la noix se la joue facile en filmant des vaches dansant comme des folles sous le ciel grondeur de ce printemps retrouvé ? Vous avez tout faux: car toute la difficulté était justement de mettre en scène cette séquence d’une incroyable beauté, convoquer ces anges ruminants à l’heure pile de l’orage et leur expliquer la chorégraphie hyperprécise à la Trisha Brown qu’il avait préparée avec la promesse en bonus: toutes des stars ! 

    Et la dernière image serait d’un taurillon se tirant une giclée de lait vital sans gluten au pis de sa mère à grandes cornes. Yes mes sœurs et frères, comme le monde est beau !

    Germinal Roaux, Revoir le printemps. Collection Lockdown, sur Youtube ou sur le site de la RTS.

    Stephanie Pillonca. Laissez-moi aimer. Sur ARTE jusqu’au 20 septembre.

     

  • Journal des Quatre Vérités,XXXI

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    DE L’UNIVERS. – Je l’ai rencontré un ou deux fois et ses livres m’ont accompagné partout, mais ce n’est qu’aujourd’hui, plus précisément ces matins, que j’entre vraiment dans sa commedia de jeune octogénaire vélocipédiste zigzaguant entre les champs ensoleillés de sa mémoire de petit provincial et les banlieues à pavillons de la capitale, les allées des supermarchés lui évoquant les enfers de Dante aux ascenseurs ruisselants de flots de Mozart à goujats ou les monts de la lune où le relancent les éternels Chinois, sans jamais lâcher la rampe ni le rythme.

    Autant je me défie de celui des machines à coudre monotones ou monocordes, du style de l’alexandrin fatigué ou du décasyllabe retombant à tout coup sur le bon pied, autant m’étonnent les enjambements et les syncopes des vers de Jacques Réda en sa Lettre sur l’Univers qui va souplement sur ses pneus ballon de jeune trotte ou sur sa bicyclette de vieux de la vieille à viscope et Gauloise bleue ou papier maïs selon l’âge du capitaine.

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    À La Désirade, entre le vendredi 22 mai et le mardi 18 août. – J’étais ce matin (18 août) en train de mettre au net mon journal de mai dernier lorsque ma bonne amie, l’ombre pâle d’elle-même depuis hier et me disant qu’elle n’arrivait plus à remplir ses poumons, une forte douleur lui pesant sur le haut de la poitrine, m’a demandé de me préparer à l’accompagner à l’hôpital comme on vient de le lui conseiller à la Centrale des médecins, et c’était reparti comme en décembre dernier - elle m’y conduisant alors -, aux même urgences du même hosto ou elle a été admise illico; et les mêmes heures d’attente ont abouti à un (quasi) même diagnostic encore flou (soupçon d’embolie pulmonaire et peut-être de petit infarctus), quasiment le copy cat de Madame après Monsieur qui partage son inquiétude avec ses filles via Whatsapp. Manquait plus que ça, mais le Virus ne semble pas au rendez-vous…

    FEMME AU FOYER. – Suffit qu’elle ne soit pas là pour constater, lessives en plan et tout le reste, ce qu’elle fait à longueur de journées pendant que les bavardes défilent et vocifèrent. Et qu’on ne me le fasse pas à l’anti-féministe si je rappelle tout ce qu’elles font pendant que les mecs et les tribades font la guerre ou se chamaillent entre eux. Pour ma part je me la coince mais ne vois pas moins ce qu’elle fait comme nos mères et leurs mères : à savoir la base de tout, les enfants et les comptes (en tout cas chez le négligent total nul en calcul que j’ai toujours été), l’ordre et la propreté, le manger et les confitures, le jardin et le tricot, plus la peinture à ses heures et la lecture ou les séries sur sa tablette, plus l’organisation de nos voyages, plus la seule que je supporte au volant depuis bientôt quarante ans, insupportable qu’elle est à la place du mort...

    AU PIED DU MUR. – On y est depuis le début de l’année, d’abord comme en douce, puis devant la dure réalité niée par les esprits forts et les forts en gueule. Les Helvètes pragmatiques ne s’en sont pas mal tirés jusque-là, le bilan des défuntés n’excédant pas en août celui de l’an dernier, mais que de bouleversements partout et quelle sursaut de lucidité pour ceux qui ne cèdent ni au complotisme ni au déni. Quant à moi, consentant aux gestes requis et au masque occasionnel, je sais depuis longtemps le virus en moi et je lui souris au nez. Ce n’est pas insouciance mais conscience et acceptation du vivant – et c’est en nous que se fonde et se forge l’immunité pour le temps de vivre.

    À La Désirade, ce mercredi 19 août, 12h. – Elle doit transiter à l’instant en ambulance, à travers les vignobles de Lavaux, exactement comme j’y étais en décembre dernier, l’opération étant fixée en début d’après-midi. Elle avait moins mal ce matin et je lui ai recommandé de filmer le transfert sur son smartphone, histoire de détendre l’atmosphère. J’ai lancé tout à l’heure une lessive. Tout s’apprend. Mais de tout ça plus un mot sur Facebook...

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    EXERGUES. – Au fronton de l’espèce de roman que je suis en train de composer, commencé le 1er juillet et que voici au tournant de la page 100 (il en aura 365 recouvrant quatre saisons), j’ai noté déjà la formule reprise du journal de Julien Green en date du 15 juillet 1956 : « Le secret, c’est d’écrire n’importe quoi, c’est d’oser écrire n’importe quoi, parce que lorsqu’on écrit n’importe quoi, on commence à dire les choses les plus importantes ».

    À quoi j’ajoute ces deux vers de Jacques Réda dans sa Lettre sur l’univers :

    « Ne bougeons plus. Réfléchissons. Mais se fixer
    N’est qu’une illusion de plus : on demeure expulsé ».

    Faute de pouvoir citer les vers qui précèdent :

    « Mon vieux, quelle aventure incroyable, la nôtre :
    Être là. Depuis quand ? Embarqués. On pleure. On se vautre
    Encore dans la nuit des instincts primordiaux.
    On se croirait un autocar de touristes idiots
    Bouffant, braillant, riant aux arrêts où l’on pisse
    Et, sans avoir vu, fonçant vers quelque précipice.
    Ne bougeons plus, Réfléchissons, Mais se fixer
    N’est qu’une illusion de plus : on demeure expulsé ».

  • Petite Naine

    littérature,poésie


     

    De l’incertaine dualité du corps et de l’âme. Où l’enfant apparaît sous sa forme la plus fragile et la plus sauvage. De la savane africaine, des couleurs de Van Gogh et de la Constellation du Vélocipédiste.   

            Le corps et le ciel ont tout stocké en mémoire de ces échappées. Le ciel aime surtout à se rappeler la grâce des enfants. Pour aller vite: les accros le branchent de moins en moins. Il a certes eu sa période Tour de France, à l’époque des grands duels Anquetil Poulidor et tutti quanti, ou précisément aussi: du temps du Giro de Fausto Coppi et Dino Buzzati, mais à présent il ne voit plus que l’agitation machinale de ces espèces de spermatos multicolores en quête de énièmes de secondes, et ça le fatigue à la fin malgré la dégaine de la caravane: ce cirque ne fait plus le poids à ses yeux s’il se rappelle le sentiment d’un seul gosse se dandinant pour la première fois sur le vélo femelle de sa mère (ou de ses tantes des grandes vacances, ou de sa soeur aînée déjà bien en croupe, ou de ses cousines poussines de la campagne) et jouissant ensuite de la descente à fleur de ciel, the right formule at the right place.

            Le ciel est plein de ces histoires radieuses des débuts de Little Robic ou du Petit Nemo se rêvant en train de valser dans la Constellation du Vélocipédiste. Le bas de la tunique du ciel (naguère de soie, désormais de viscose made in India aux coutures mal finies) est tatoué de tous ces zigzags de tous ces mômes sur les trottoirs du quartier, puis sur la chaussée, à travers la ville, et plus tard autour du lac et des lagons - le ciel adore identifier ces myriades de cicatrices que le corps lui ressort sans se faire prier, tout le menu fretin rose des estampilles à peine visibles, et de temps à autre pourtant la toute belle balafre (un ado lancé à folle vitesse sur les sagaies d’une clôture) ou la déformation à vie (rares mais terrifiques vieilles fractures réduites à la diable, surtout dans les pays chauds), et justement à ce propos le ciel et le corps se rappellent tout soudain les petits cyclistes de la savane africaine, et alors là c’est le top.
            Les petits cyclistes de la savane africaine rivalisent de célérité, aux fins de journées saturée de poudre à canon, sous le ciel rouge et noir, comme pour rattraper on dirait, mais vaine poursuite ils le savent, les antilopes fuyant là-bas entre les flamboyants, quand on sait qu’ils ne font la course qu’avec leur ombre dansant dans la poudre brenneuse de la piste dont les tièdes bouffées de vent leur remplissent les narines et la guenille qui leur sert de  culotte.
            Le corps jouit de se sentir ces jarrets élastiques des petits cyclistes de la savane africaine, mais le ciel se remémore bientôt d’autres cieux, et c’est déjà reparti pour la Hollande.
            A de tels moments on relève entre le corps et le ciel certain froid. Le ciel prend en effet ses aises et temporise, à l’ennui croissant du corps jamais résigné à la trop molle pédale (la Hollande, non mais des fois...) et qui ne va pas tarder d’ailleurs à réclamer sa dose d’excès, puis voici que le ciel se rappelle tout à coup Van Gogh et le dit au corps, lequel se jette aussitôt sur l’os, après quoi fulgurent les couleurs extrêmes.  
            Sur la route noire sous le ciel jaune (ou, à choix, sur la route jaune sous le ciel noir) le corps bandé par l’effort est violet dehors et dedans tout blanc fulminant de muscles chauffés à fond la bielle.
            Cependant une autre phrase s’écrit à l’instant sous la candide dictée du ciel: vive le jaune, et au même moment surgissent les fourgons chargés de déments à destination de la maison là-bas derrière les barbelés et les bulbes bataves, et du coup le corps, aux anges, s’impatiente de rejoindre la fameuse allée cyclable du domaine, tout à trac il envoie promener le consultant au vocabulaire qui prétendait le tester sur la souhaitabilité des changements d’appellations (on sait que le terme de fou paraît désobligeant à certaines familles), et de se busquer, de se braquer, de se cabrer comme un bronco puis de se faire presque mal à défendre n’était-ce que la possibilité d’une phrase du genre: il passera sa première nuit supercool chez les dingos, au Pavillon Les Dauphins.
            Yak.jpgAprès le goûter, quoi qu’il en soit, toute les bicyclettes sont alignées pour l’inspection à l’entrée de l’allée cyclable de la maison jaune et c’est alors que le Général Dourakine apprend des instances dirigeantes qu’il est privé de vélocipédie au motif de ne s’être pas, une fois de plus, retenu de saluer le Drapeau.

            Il vient au corps un engourdissement pénible à la seule évocation du Général. La mélancolie du personnage fait mal à voir. A vrai dire jamais le corps n’a été si désireux  d’acquérir le moindre soupçon d’adresse, jamais incapable non plus à ce point, mais une telle impossibilité de la nature n’est jamais allée de pair non plus avec une telle joie.
            La première fois aurait pu se révéler la plus humiliante, tant la meute était déchaînée: de l’étron perché à la patate roulante, tout y a passé, et le corps se souvient de ce chemin de croix de l’ancienne allée caillouteuse bordée de ronces; malgré le sourire du ciel le corps est meurtri par le ressouvenir des énormes bleus sur le corps boudiné de l’hippo schizo - et c’est aux douches un jeu de plus que de les compter à voix haute en se jetant le patapouf d’une mêlée savonneuse à l’autre -, mais le Général Dourakine n’a qu’une obsession, le ciel sait laquelle, n’a qu’un rêve et c’est le Tourtour, n’a qu’une amour et c’est Petite Naine.
            D’aucune âme le ciel ne se rappelle tant de joie à se lancer sur la piste après les autres, fût-ce en grosse lanterne ballottée entre deux chutes, suant la graisse et le pissat nerveux, crachant l’âcre gravier, tombant chaque fois plus bas à ce qu’il semble et se relevant plus illuminé.

            Hélas le corps ne saluera pas aujourd’hui le Drapeau du ciel, et c’est tout seul et à pied, puis entouré de ses aides de camp, que le Général Dourakine se retrouve à ce moment où dans sa vie il se fait soir.
            Lui vient cependant, une fois encore, la vision de Petite Naine au ciel, et le corps se sent tout délivré. Elle est gracieuse. Les roues petites et grandes font dans les nébuleuses comme un dessin maladroit.