UA-71569690-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

  • Journal des Quatre Vérités,XXX

    1889569568.jpg

    L’HOSPICE MONDIAL – Lors de mon dernier passage à l’hosto, « postant » quelques notes à chaud, j’ai récolté plus de 150 « j’m » et 50 commentaires compatissants plus ou moins dégoulinants de crème pâtissière. L’hôpital ne se foutra pas de la charité mais quand même : que de démonstrations pour si peu de chose...

    Et quel afflux de condoléances de partout quand Robert ou Martine annoncent le décès de leur mère chérie ou de leur cousine Gilberte à des milliers d’inconnus soudain bouleversés, oh comme je te comprends Louise, ah combien je « partage » mon Armand !

    Et voici Jeannette qui détaille tous les jours les progrès ou le recul de sa bronchiolite, taxant de « mes amours » ses followers, ou voilà le grand Paulo qui nous jure qu’il lâche la clope, et Sandra la super-sensible qui nous gratifie de nouveaux alexandrins sur la beauté de sa chatte.

    Misère ! Et l’on prétend que l’algorithme ne transmet que 25 messages à nos amis-pour-la-vie de Facebook. Hélas le tri ne nous protège pas de la pitié mondialisée frottée de curiosité vorace, ni de l’exhibition des intimités moites…

    Unknown-6.jpeg

    DE LA BEAUTÉ. – Quel rapport entre la repousse d’une frêle fleur blanche dans cette chambre toujours confinée de fin mai (je le note le 10 août 2020), la cavalcade soudaine sous l’orage de quelques vaches filmées en noir et blanc au smartphone et semblant battre des ailes comme des anges à gros culs, deux jeunes homosexuels (dont l’un d’eux est un handicapé sévère à gestes de crustacé fébrile et sourire hilare) enlacés sur un banc du Luxembourg et se baisant à pleines bouches, un champ d’oliviers aux troncs torsadés, une autre trisomique au crâne rasé dansant en tenue légère et le vieux Soljenitsyne dans le sous-bois d ‘une forêt moscovite – quel autre lien que l’exclamation de ce témoin dantesque des enfers du XXe siècle : « Comme le monde est beau ».

    Unknown-3.jpeg

    Il fallait le montrer comme ça : comme Germinal Roaux dans les 16 minutes de son journal de confinement intitulé Revoir le printemps, ou comme Stéphanie Pillonca dans Laissez-moi aimer, son docu filmant un groupe de jeunes gens difformes, handicapés plus ou moins lourds, qui s’expriment en dansant et disent ces amours que nous préférerions ne pas voir. Mais non : la beauté rayonne, voyez !

    2336249350.jpg

    APPARITION. – Devant le Forum commercial de Montreux, se faufilant entre les vieux masques, je vois un loustic de quatorze ou quinze ans, en compagnie d’un compère plutôt skin à tête rasée - mais lui le vrai lutin shakespearien, du genre sang mêlé indo-asiate aux traits fins d’Ariel et à la dégaine d’un loulou des banlieues galactiques, les poignets de force adornés de bracelets à breloques, sa veste de cuir hérissée de piquants, brassard à svastika nazie et futal ajouré en larges bandes découvrant une peau marronnée, et je me dis, me figurant son père le recevant ce soir de retour de sa chasse : pas peur mon fils, Hitler connais pas…

    LAST NEWS. – Files d’attente des démunis à Geneva international, en quête d’aide d’urgence. Détail : que 700.000 personnes, en Suisse, vivent au-dessous du revenu minimum. Pour le site de la droite popu-chauvine Observateurs. ch, c’est sûrement la faute des étrangers ou des médias socialistes. À la déchetterie des hauts de Montreux, juste sous l’autorute, on se réorganise selon les normes hygiéniques. La ressourcerie et sa bibliothèque à ciel ouvert, où j’ai trouvé l’anthologie de la poésie française établie par Gide, en Pléiade, et déposé de tas de livres en échange, sont ces jours inaccessibles. Lu dans la bio de Leoardo que son bardache le plus jeune, le surnommé Salaï, très beau et très chapardeur, avait dix ans quand il est entré dans l’atelier du Maestro. Mais que font les justiciers de la Vertu alors que la Joconde continue de les narguer ?

    À La Désirade, ce jeudi 21 mai. – Belle journée de l’Ascension. Visite des enfants en couples et de nos petits lascars. Rien de plus beau au monde que deux tout petits dans une caisse à sable sous le soleil exactement, avec une espèce de voile latine comme protection. Un connard d’intellectuel joue la provoc de salon médiatique en prétendant que même la première enfance est un nid de perversion. Et ta sœur espèce d’enculé des neurones, à genoux dans ta chapelle de freudien à tête de fossoyeur ! Quant au Vieux de la montagne il s’est tenu un peu à l’écart, un peu flagada derrière ses volets, manquant de souffle et d’énergie mais n’en pensant pas moins…

  • Journal des Quatre Vérités,XXIX

    117707467_10224414054605792_1912716209403128095_n.jpg

    MM COMME MERDE MOLLE. – Je me disais ces jours que ce qu’est devenu le journal hebdomadaire de la Migros, à l’enseigne nulle de MM, par rapport à ce que fut l’hebdo Construire de Charlotte Hug auquel nous sommes tant à avoir collaboré dans les années 70-80, et dont la rubrique cuturelle était d’une densité digne des meilleurs quotidiens, avec 600.000 lecteurs chaque semaine – je me disais que cet actuel catalogue de vilaines réclames assorti de quelques pages rédactionnelles ne traitant plus que de thèmes sociétaux ou gastronomiques, sanitaires ou horticoles méritait d’être brocardé pour sa médiocrité en somme typique du pire affaissement « culturel » de notre classe moyenne, et puis flûte : à quoi bon tirer sur ce qui n’est même plus un corbillard ni une ambulance, juste une métaphore du banquet des larves de l’hospice occidental crevant de bien-être…

    Ce 20 mai. – L’opuscule illustré Présence de Czapski est paru aujourd’hui, dont je suis allé chercher deux exemplaires d’auteur chez Richard. Mon essai sur l’œuvre de Joseph y est certes émincé, réduit à une trentaine de pages, mais j’espère que Pierre-Guillaume en publiera la version complète en des temps meilleures ; enfin les hommages de Jeanne Hersch et de Richard Aeschlimann, avec l’ensemble des tendres photographies de Barbara, constituent un « geste » de plus à la mémoire de notre vieil ami dont la pandémie a abouti à la suppression de l’exposition de cet été. Partie remise ? On peut rêver…

    Unknown.jpeg

    DE ROULET DÉRAILLE. - Dans une espèce de manifeste pompeux à large diffusion, notre éminent confrère Daniel de Roulet informe la cantonade confinée qu’il ne participera point aux prochaines Journées littéraires de Soleure, expliquant sous forme de solennel décalogue quel sombre avenir menace notre littérature livrée au Diktat sécuritaire de je ne sais quel Big Brother étatique.

    Or tout cela : ce ton, cette gravité prophétique, cette sombre peinture de ce qui attend les pauvres « autrices et auteurs » helvétiques sous le ciel de plomb de l’hygiénisme totalitaire me font d’autant plus rire que lesdites Journées littéraires sont exsangues depuis des années - comme je l’expliquais l’an dernier au pauvre Etienne Barilier invité et représentant à peu près le seul écrivain romand digne de ce nom du sinistre programme -, monopolisées par des sous-fifres du fonctionnariat culturel et para-universitaire et vouées à des débats plus ineptes les uns que les autres, entre ateliers d’expression mutique et autres lotos ludiques.

    Ce vendredi 22 mai. – La nouvelle de la mort subite de Gemma, hier soir, m’a rempli de tristesse mélancolique, et d’autant plus que nous ne nous sommes plus parlé depuis tant d’années mais que, souvent, je pensais à elle avec des relents de tendresses réitérés, et plus que jamais à la lecture de son dernier livre où, enfin, elle semblait un peu s’apaiser – mais quelle tristesse aussi pour ses fistons, et tout de suite j’ai dit mon affection à Aliocha avant de composer un hommage à l’amie, même perdue, et à l’écrivain si remarquable qu’elle était devenue après notre flamboyante non moins qu’ orageuse saison.

    99255242_682300885671927_7722623005213327360_n-192x300.jpg

    PASSIONS DE GEMMA SALEM . - C’est entendu: vous avez chialé un bon coup après vous être exclamé «non mais c’est pas vrai! », et quand vous avez compris que c’était vrai vous avez fait votre job de vivants qui est de se lamenter à la cantonade, saules pleureurs et pleureuse éplorées que vous êtes alors que déjà, là-bas, Gemma se rallumait une nouvelle clope dans son cimetière autrichien avant d’éclater de rire en s’imaginant, bande d’éclopés, ses fistons et leur smala, ses amis et autres ennemis, vos pauvres mines d’enterrement !

    Gemma Salem les pieds devant: non mais t’imagines ! Bien plutôt, après le pied au cul de sa mère - elle l’avait écrit noir sur blanc -, cette dernière fois au derche de la mère du monde qui vous fauchera toutes et tous à la fin, ça aussi c’est écrit !

    Et c’est ça aussi qui nous reste : ce qui est écrit. Les écrits de Gemma Salem qui font la pige à toutes les détresses, des écrits comme qui dirait « pour la vie», donc des écrits qui chialent comme vous et qui rient pour tous - des écrits comme dictés par la vie et qui survivront parce qu’ils sont plus que de simples «récits de vie». Des écrits qui ne sont pas que de plates copies de la vie mais qui ajoutent à celle-ci la valeur ajoutée de ce qu’on appelle l’Art avec une grande aile, ou la Littérature à majuscule vénérable, ou la poésie mais sans chichis - et surtout musique à l’appui: la poésie de Schubert qui écrivait spécialement pour cette cinglée de Gemma - croyait-elle dur comme fer -, la poésie de Beethoven et son grand mouvement de rumba, la poésie de ce cœur de chien de Boulgakov , la folle poésie décavée de Jean Rhys en ses propres Tropiques passionnels, la poésie martelante et martelée de TB alias Thomas Bernhard à jamais inatteignable et bien avant qu’il l’eut précédée par delà les eaux sombres. Thomas Bernhard mort ? Et quoi encore !

    99299324_10223507569224224_5512878978714566656_n-300x300.jpg

    Gemma, qui n’était pas encore Gemma Salem l’écrivain (jamais je n’arriverai à la dire écrivaine), m’est apparue à la toute fin d’une soirée dans un caveau lausannois enfumé qui symbolisait alors la bohème locale, à l’enseigne des Faux-Nez, et tout aussitôt j’ai pensé : Princesse persane, Reine sarrasine, Shéhérazade à Gauloises bleues - et c’était parti pour un bout de comédie avec l’Actrice, vu qu’à l’époque Gemma Salem se croyait faite pour le théâtre.

    Or notre première engueulade, avec Gemma championne du genre, remonte à cet instant où elle a senti, sans que je ne lui dise rien, que je ne croyais pas qu’elle fût le moins du monde actrice, convaincu qu’elle était trop elle-même pour incarner jamais un autre personnage sur une scène, et du coup elle m’en voulut à mort de le penser sans le dire vu qu’elle-même le sentait sans oser le reconnaître; et je ne fus guère surpris de la retrouver, plus tard, dans un autre rôle où elle pouvait incarner tous les personnages qui lui chantaient à sa guise, rien qu’avec une plume et du sang vif (du sang bleu s’il vous plaît) pour l’exprimer.

    Cependant l’essentiel demeurait: Gemma Salem l’écrivain avait remplacé l’actrice au pied levé et l’Artiste demeurait. Pas étonnant d’ailleurs que L’Artiste (La Table ronde, 1991 - prix Schiller) soit le titre d’un de ses livres. Mais plus que surprenant, réellement stupéfiante : l’immédiate puissance de l’écrivain, brassant une vie entière à pleines mains et en tirant un vrai premier roman dense et vibrant d’émotion, formidablement vivant. L’histoire du Roman de Monsieur Boulgakovest celle d’une passion «incendiaire» autant qu’imaginaire. Une jeune comédienne aux origines panachées d’Orient pimenté et de Suisse confite, installée dans le Midi et languissant un peu d’accéder à la gloire tous azimuts, tombe soudain sur le specimen masculin de ses rêves : un écrivain russe fascinant mais rayé du nombre des vivants dans le crépuscule sanglant des années 30. Rencontre donc de type occulte…
    La comédienne s’appelle Gemma Salem. L’auteur est Mikhaïl Afanassiévitch Boulgakov, auteur du Maître et Marguerite, des Oeufs fatidiques,du Roman théâtralet de Cœur de chien, mais aussi des Récits d’un jeune médecinqui l’apparentant à un certain Anton Pavlovitch Tchekhov, future autre passion de Gemma.

    Or le coup de foudre de celle-ci pour Boulgakov est tel que, non contente de dévorer tous ses écrits traduits en quelques mois, elle en investit et réfracte l’univers à la façon de Diablerie- nouvelle du même Boulgakov -, poussant l’observation mimétique de la discordance entre réalité et fiction jusqu’à l’absurde hallucinant.

    Plus précisément, Gemma Salem, dans Le Roman de Monsieur Bulgakov,reconstitue des lieux et fait parler des personnages de chair et de sang, fondant tout cela dans le mouvement d’un temps fuyant, à la fois tangible et impalpable.

    C’est ainsi que, dès les premières pages du roman, nous nous transportons, aux côtés du jeune Micha, alors toubib débutant, dans le Kiev de son enfance. Et dès ce moment se remarque l’habileté avec laquelle Gemma Salem tire parti d’éléments empruntés aux œuvres de l’écrivain, pour donner au roman son climat, ses couleurs et sa vraisemblance, et cela sans qu’on n’ait jamais l’impression de subir une compilation non plus qu’un relevé de filature.
    Ensuite nous suivrons Boulgakov à travers les années, des lendemains de la Révolutuoin à la fin des années 30, au fil d’une production littéraire très étroitement surveillée dès ses débuts, à cause de sa liberté de ton et de sa propension satirique, complètement interdite de publication et de représentation au tournant de 1928 (quand bien même Staline avait vu et revu dix–sept fois la pièce intitulée Les Journées des Tourbine!) et que l’acharnement de sa dernière compagne – le très beau personnage de Lena – fera sortir des tiroirs d’infamie après la mort de l’écrivain.
    De ce dernier,Le Roman de Monsieur Boulgakov nous donne une image attachante et nuancée. En évitant les pièges de l’idéalisation ou du sentimentalisme, si fréquents dans le genre, Gemma Salem a recomposé le portrait d’un Monsieur très porté sur la vie et les femmes, capable d’autant d’amitié chaleureuse que d’intransigeance têtue, qui tenait par-dessus tout à préserver ses œuvres de toute compromission. Or, d’une certaine manière, et ce sera vrai de tous ses livres, l’écrivain brosse son propre portrait en travaillant à celui de son modèle.

    J’ai parlé de mimétisme à propos de la relation de Gemma Salem avec Boulgakov, dont le sort de David poétique en butte à l’écrasant Goliath soviétique ne pouvait qu’émouvoir la jeune femme blessée par la vie et en bisbille déclarée avec les pesanteurs de la famille et de la société, et c’est le même type de rapport - maintes fois décrit par un René Girard dans ses analyses de la passion mimétique -, qu’elle établira avec Thomas Bernhard, jusqu’à une identification redoutable du fait que l’imprécateur autrichien restait, lui, bien vivant…

    Tous les livres de Gemma Salem, jusqu’aux plus agressifs ou acides, comme Mes amis et autres ennemis(Zulma, 1995) ouLa Rumba à Beethoven(Pierre-Guillaume de Roux, 2019) sont des histoires d’amour relevant de l’exorcisme et qui disent à la fois les beautés de la vie (les enfants et les animaux, la musique et les sentiments délicats) et le mal de vivre, l’exécration du mensonge sentimental ou « romantique », le mépris qu’elle partageait avec Thomas Bernhard de tous les simulacres sociaux ou culturels qu’elle pointe notamment dans ses tableaux au vitriol d’une certaine Suisse hypocritement convenable, notamment dans Les exilés de Khorramshahr(La Table ronde, 1986) et dansBétulia(Flammarion, 1987), où la rage tonique de sa deuxième flamme littéraire se fait déjà sentir, qui se développera plus librement dans sa fameuse Lettre à l’hermite autrichien(La Table ronde, 1989), relancée dans Thomas Bernhard et les siens(La Table ronde 1993) et jusque dans son dernier livre, sur le ton plus apaisé d’un bilan existentiel très émouvant où elle «prend sur elle», comme on dit, en se reprochant son terrifiant amour propre…

    Il y a, de fait, chez Gemma Salem, comme chez le grand emmerdeur autrichien, un personnage à la fois solaire et son double farouchement ombrageux, pas loin des possédé(e)s de Dostoïevski, qui se rend parfois la vie aussi impossible qu’à son entourage, mais que l’Art, une fois encore, délivre - cela même qu’entend René Girard une fois encore, dans Mensonge romantique et vérité romanesque.

    La figure de Thomas Bernhard, assis sur un banc les mains aux poches, l’air de nous dire qu’il n’en a rien à fiche, trône sur la couverture d’Où sont ceux que ton cœur aime (Arléa, 2019), mais TB n’est qu’un truchement : le médiateur par excellence que Gemma n’a jamais pu enlacer «pour de vrai», une figure de la pureté dans un monde avachi par le kitsch, un contempteur de toutes les illusions à bon marché mais qui nous fait un clin d’œil amical comme Gemma, fumant son dernier pétard sur sa tombe, nous en vrille un plein d’amour… (À La Désirade, ce 24 mai 2020)

  • Journal des Quatre Vérités,XXVIII

    images-1.jpegUnknown.jpeg

    Ce jeudi 13 août et quatre mois avant, le 11 mai. – Soutine était en train de lacérer et de cramer ses toiles quand la pluie s’est mise à tomber sur le bain nordique chauffé à 38° dans lequel j’avais commencé de lire le récit de son dernier voyage, à l’abri relatif des grands arbres surplombant la terrasse de La Désirade, et je m’empressai donc de mettre à l’abri le livre publié par le fils de Philippe Jaccottet dont l’abbé V. m’avait fait le plus vif éloge, avant de retourner dans l’eau fumante sous le ciel plombagin virant à la tempête, jusqu’au premier coup de vent qui m’a fait battre en retraite.

    Mais le mouvement était lancé, dans ce Dernier voyage de Soutine à l’évocation immédiatement prenante de ces jours tragiques de 1943 où le peintre est embarqué vivant dans un corbillard, de Chinon à Paris, tout de suite l’auteur (l’Alémanique Ralph Dutli) avait trouvé le ton et le rythme de son épopée dramatique.

    BIDEAU bidon bidonnant. – Mon ami Michael W. me signale que l’impayable Nicolas Bideau, bateleur itinérant du marketing helvète, type même du fonctionnaire culturel acclimatant tous les nouveaux conformismes plus ou moins branchés, se félicite de ce que l’image de la Suisse sorte « renforcée » par l’épreuve de la crise alors que des files et des foules de mal lotis en bavent pendant qu’il se rengorge – et je me souviens de sa remarque , après mon retour de Lubumbashi en mission pour le certes très bancal Printemps de la francophonie où m’avait envoyé le DFAE et dont mon rapport établissait les limites de la pertinence, d’envoyer une autre fois l’expo Art Basel à Kinshasa – on ne saurait mieux culminer dans l’obscène snob genre nouveau Monsieur Bonhomme…

    Unknown-2.jpeg

    Des Blancs .- Dans son journal, quand rien ne lui est arrivé dans la journée, Benjamin Constant note : RIEN. Or revenant sur mes pages des mardi 12 au vendredi 15 mai derniers , dans mon cahier noirci à l’écriture verte, je me refuse d’en conclure que rien ne s’est passé ces jours même si je n’en ai rien noté sur le moment, attendant le moment d’y revenir et de remplir ces blancs à partir d’éléments (mes blogs, mes papiers divers, ma correspondance, le détail de mes souvenirs de tel ou tel moment à partir de tel ou tel indice, ma fantaisie et tutti quanti) qui seront aussi utiles au montage en cours que des notations immédiates sans intérêt, genre « le marquis s’est branlé à point d’heure », etc…

    images-3.jpeg

    LEONARDO. – Plus j’avance dans la biographie monumentale de Léonard de Vinci , par Walter Isaacson, et mieux j’évalue la médiocrité de la culture actuelle, ou tout au moins ce qu’on appelle la culture dans les cercles culturels où sévissent les fonctionnaires et les commentateurs attitrés des rubriques dites culturelles, notoirement nulles en ces temps de pandémie où l’on se rengorgeait à l’idée qu’enfin toutes et tous allaient pouvoir se consacrer à la lecture de Montaigne ou de Platon « dans le texte » et à la visite du Louvre ou de l’expo du minimaliste Untel via Youtube, etc.

    Ce lundi 18 mai : - Rêvé cette nuit de la voiture mal parquée de Paul Morand, qui m’a rappelé notre rencontre, un soir, dans la cuisine de René Creux (poularde demi-deuil), avec Denise Voïta et Olivier Charles, tous morts à l’heure qu’il est. Hélas je n’ai pas eu le culot, de son vivant, de dire à l’ancien ambassadeur que je trouvais sa correspondance avec Chardonne indigne du talent de l’auteur d’Hécate et ses chiens, entre tant de proses inouïes…

    Ralph Dutli, Le dernier voyage de Soutine. Le Bruit du temps, 2016, 264p.

  • Journal des Quatre Vérités,XXVII

    Unknown-1.jpeg

    PSYS & CO. – « Vous êtes-vous masturbé ? », m’avait demandé ce psychiatre au nom de famille calviniste à particule chez lequel l’Armée m’avait envoyé à l’occasion du procès pour refus de grader qu’elle me préparait, et moi de lui répondre crânement sans réfléchir : « Et vous, ce matin, hier soir, à renfort d’images de magazines osés, et quoi encore ? », ce qui m’avait valu un regard mêlé de hargne et de hauteur pincée, mais peut-être cela l’avait-il convaincu que j’étais trop insoumis pour devenir un caporal puis un lieutenant fiable ?

    Malgré ce médiocre épisode et mes préventions antérieures à l’égard de la nouvelle bigoterie psychanalytique, j’ai tout de suite été touché par le premier essai de Max Dorra qui m’est tombé sous la main, Quelle petite phrase bouleversante au cœur d’un être, je suis entré en contact sporadique, par mon blog de Hautetfort, avec ce magnifique lecteur auquel j’ai emprunté le titre de mon roman-qui-n’en-est pas-un, Les Tours d’illusion, faisant de ce médecin-psychiatre-psychanalyste l’un de mes personnages sous le nom d’Armin Goldau, du nom d’un village alémanique lié dans mon souvenir à celui d’un parc animalier aux marmottes qui enchantèrent mon enfance le temps d’une après-midi ensoleillée.

    Unknown.jpeg

    L’exergue de ce pseudo-roman, qui m’apparaît comme une série d’approximations narratives interrogeant les transits de ce qu’on appelle la réalité à ce qu’on appelle la fiction, et retour en double bind, est emprunté au journal de Julien Green, que cite d’ailleurs Max Dorra, et qui est la meilleure introduction à la pratique des associations aléatoires fondant aussi ma démarche : « Le secret, c’est d’écrire n’importe quoi, c’est d’oser écrire n’importe quoi, parce que lorsqu’on écrit n’importe quoi, on commence à dire les choses les plus importantes ».

    À La Maison bleue, ce 6 mai. – La connexion étant ce matin défectueuse à La Désirade, je suis descendu à la Grand-Rue pour m’entretenir, par l’entremise de la télé-médecine, avec l’anesthésiste censé m’endormir à moitié durant l’angioplastie des mes artères fémorales, mardi prochain, après le dépistage, samedi, lié à l’éventualité d’une contamination virale qui exclurait l’opération.

    Or je vis cela comme s’il s’agissait d’un autre, comme je l’ai vécu depuis une cinquantaine d’années, dès ma première hospitalisation sévère au pavillon de traumatologie, après un accident de la route qui m’a fait me retrouver au milieu d’une salle de jeunes motards plus amochés les uns que les autres, à côté desquels je faisais figure de bleu et pour ainsi dire d’amateur.

    Le professeur P. lui-même , surnommé Quasimodo pour sa bosse et ses manières de bon nain (j’appris plus tard que c’était un vrai tyran avec ses assistants alors qu’il se montrait d’une douceur émue avec sa cour de miraculés de la route assassine) , me paraissait plus mal en point que moi, certes cloué sur mon lit par la douleur mais sifflotant avec mon livre du moment, comme plus tard quand je suis tombé d’une paroi des Aiguilles dorées dans la neige un dimanche matin, ou lors de diverses opérations ultérieures, avant le cancer et la crise cardiaque de décembre dernier - autant d’expériences curieuses de mon esprit et de mon âme immortelle observant les contorsions diverses de «mon corps »...

    TESTÉ. – C’est une belle fin de matinée d’un 9 mai en période de confinement mondial, tu as rendez-vous au centre de dépistage le plus proche de ton canton, tu te pointes à la double porte de ce qui a l’air d’un collège ou d’un ancien hôpital, un jeune homme masqué en uniforme de civiliste te file un masque que tu ôteras tout à l’heure pour qu’un autre jeune homme masqué de type moyen-oriental aux belles mains à fins ongle nacrés te glisse, come tu le redoutais un peu, ce qu’il appelle un écouvillon « peut être désagréable » dans la narine, cela dure dix secondes et tu ressors de là testé et sourdement confiant en la vie qui va, comme cela te sera confirmé deux jours plus tard sur la scène de crime du poste opératoire d’où tu espères sortir bien réparé comme tu le souhaites aux milliards de morts en sursis, etc.

    Unknown-1.jpeg

    Ce dimanche 10 mai. - Très intéressé, une semaine après l’intervention, curative à ce qu’il semble – je marche de nouveau pas mal -, par le contraste des personnalités de Leonardo le solaire, rayonnant de générosité, et de Michelangelo l’ombrageux, jaloux de celui-ci, complexé et teigneux, ne s’aimant pas lui-même à ce qu’il semble.

    Tout l’homme en sa variété, deux grands génies avec leurs petitesses « trop humaines ». Paul Valéry fermait les yeux publiquement sur celles de Leonard, mais lui-même se qualifiait parfois d’ « affreux type », etc.

  • Magies et pièges de la passion

    Au nord du capitaine, de Catherine Safonoff

    Unknown-6.jpeg

    images-5.jpeg«La vraie réalité est de la pure magie», lit-on dans le dernier roman de Catherine Safonoff, «tout est tout le temps magique, mais on perd la magie de vue». Et de fait, c’est entre les deux pôles de l’enchantement et du désenchantement, de l’aspiration à la beauté et du consentement à toutes les médiocrités que se joue Au nord du capitaine, un roman qu’on pourrait dire la chronique d’une passion à la fois pure et impure, incandescente et laissant un goût de cendre aux lèvres, où deux êtres très proches dans leur conviction commune qu’il ne seront jamais aimés s’accrochent l’un à l’autre comme deux naufragés éperdus.
    La femme a quelque chose d’une vieille enfant jamais guérie de profondes blessures familiales, c’est une solitaire à la fois hypersensible et blindée à force de coups, attachée à certain ordre et certain confort comme on l’est «au nord», mais impatiente aussi, dans sa vitalité bohème, de s’arracher à la vision de ses voisins suissauds pour reprendre et reprendre le large dont une certaine île, probablement grecque, est ici le symbole. C’est d’ailleurs là qu’elle a fini par rencontrer celui qu’elle appelle le Capitaine Rouge, auquel elle ne cesse de s’arracher et de revenir. «Moi, monsieur», dira-t-elle, «si vous voulez savoir, j’ai un psoriasis à l’âme et le Capitaine Rouge est mon soigneur».
    Lui aussi a quelque chose de l’enfant perdu. On pense à Zorba en le voyant, «sarmenteux et noueux», passer d’un petit boulot à l’autre, se disant lui-même clochard céleste à la Kerouac et retombant sur ses pattes avec un sens certain de l’adaptation, musicien sur les bords et «constamment stupéfiant» aux yeux de son amante du nord, assurément nimbé lui-même d’une certaine magie, mais ne cessant pour autant de l’inquiéter et de la décevoir. Car il y a du barbare dénaturé chez ce truqueur prompt à toutes les trahisons. L’argent ne manque pas, en outre, d’exacerber les équivoques de cette relation, dans un jeu de dupes qui n’est pas essentiel mais qui pèse pourtant, comme pèse le soupçon lié aux délits pas vraiment avoués de l’ex-taulard probablement accroché aux drogues dures et peut-être même criminel.
    Est-ce dire qu’à l’instar de Lady Chatterley, cette histoire relance en version nord-sud le thème de la bourgeoise insatisfaite qui s’encanaille ? Nullement. Car le chaperon rouge, dans ce conte du loup revisité, est tout à fait capable de se recycler fée ou sorcière. Si le Capitaine Rouge a quelque chose de «poétique», comme l’avait vu aussi la propriétaire de la maison en l’île avec sa belle formule («Ce type-là, tu comprends, c’est l’eau dans l’eau»), c’est bel et bien elle-même, la narratrice-magicienne, avec son humour et sa douleur, sa douce folie et sa façon de tout faire communiquer («tout est sexuel», disait-elle par provocation à ladite propriétaire) qui préside à la préparation de la soupe alchimique: «Le présent se donne trop fort, je le trie, je le dilue, je mets de côté pour quand il n’y en aura plus».
    Dans la maison pénombreuse où elle se retrouve après ses échappées solaires, la magicienne, tout en prêtant un oreille aux rumeurs du monde (le clabaudage d’une ancienne voisine ou le bouleversant témoignage radiophonique d’une femme du Rwanda), se reconstruit ainsi tout en dialoguant avec son ange attitré, sa chatte (qui lui souffle «vois-tu, ce qui sépare les amants, c’est qu’ils se sont rencontrés»...) et avec le petit lézard levant la tête, sur fond d’étole bleue, dans le Portrait d’un jeune homme de Lorenzo Lotto (on voit cette merveille au Musée de l’Accademia, à Venise) que lui a rappelé le beau visage d’un jeune agent de voyage - lequel lézard lui demande en pointant son museau d’entre les plis azurés: «Existes-tu pour quelqu’un au monde ? Es-tu capable de n’exister pour personne au monde ? C’est la question».
    La dernière partie du roman, marquant une bifurcation subite de la narration, module le récit de deux hommes qu’on pourrait dire également «largués». Le premier est le Capitaine Rouge, qui raconte dans quelles circonstances son amie a disparu, ne lui laissant qu’un cahier de notes et l’acculant à une démarche policière trop risquée pour lui, puis rêvant de la rejoindre quand même (car il est sûr qu’elle vit encore, et pourrait donc continuer de le subventionner la moindre) pour couler ensemble de pépères soirées («Nous regarderons la télévision», note-t-il en vrai nul), et se pointant bel et bien sous ses fenêtres, une nuit, mais sans oser rompre le mystère qui entoure la maison.
    Fuyant une fois de plus, mais comme sauvé à nos yeux par cette ultime pudeur, le capitaine déchu se retrouve observé, dans un train, par un jeune homme qui a repris entretemps le récit au vol pour évoquer sa propre dérive suicidaire (une certaine Claire l’a abandonné, croit-on comprendre), avant de se voir confié par son vis-à-vis, sur un geste généreux de sa part (un paquet de clopes), le cahier de la magicienne qui participera, d’une certaine manière, à son propre retour à la vie.
    L’enchantement s’achève sans s’achever au café de l’Ancienne Douane, que vous connaissez comme votre poche, où quelques humains continuent de se rencontrer tandis que Jeanne d’Arc, la poule, et Walter le très vieux chien, font respectivement leur devoir divin de poule et de très vieux chien - et le jeune ressuscité se donne «jusqu’en avril prochain, mai au plus tard, pour prendre un bateau»...

    Catherine Safonoff. Au nord du capitaine. Editions Zoé.

  • Journal des Quatre Vérités,XXVI

    117694629_10224375835370335_7306532257093087635_n.jpg

    À La Désirade, ce lundi 4 mai vu du mardi 11 août. – Je notais le 4 mai dernier qu’en remontant à mon antre par l’escalier de bois cerné de hauts murs couverts de livres (rayon français à gauche, environ 2000 volumes, et rayon de l’Autre Europe à droite, environ 1500 volumes), avec une révérence devant ce que j’appelle « le cimetière » à l’instar des Mesurat, je me demandais comment tous ces livres et tous ces tableaux, tous ces objets partout avaient été accumulés en près de quarante ou parfois cinquante ans, et j’en ressentais une espèce d’accablement, me demandant comment « tout ça » passerait après nous, dans quel état serait cette maison qui a été et reste celle de nos vies communes, jusqu’aux deux petits lascars jouant dans la caisse à sable sans se douter de ce qui les attend ?

    LE CIMETIÈRE. Mes aïeux en photo et l’arrière-grand-père de Lady L, sur un grand portrait à l’huile, mes grands-parents maternels sur leurs chameaux devant les pyramides égyptiennes, au temps où ils espéraient reprendre là-bas un hôtel avec notre grand père paternel, absent sur le cimetière de l’escalier de la Datcha, notre grand-mère Agatha au fin vieux visage harmonieusement ridé, mon grand-père Heinrich dont j’a itiré le personnage du Grossvater dans mon deuxième livre (Prix Schiller 1983), des vieux comme on disait alors sans se gêner de parler d’ « asiles de vieux » et non pas d’ « établissements médico-sociaux », des personnes qui même avant notre âge actuel avaient l’air bien plus vieilles que nous et qui seraient bonnement horrifiées d’entendre le langage de leur petit-fils de 73 balais et de voir ou de lire, par-dessus son épaule, les films et les séries télé, les images et les textes qui défilent sur l’écran de son Big Mac alors que Lady L. mère de deux filles pionce deux étages plus bas.

    117624549_10224375843930549_8987873557163210795_n.jpg

    LE LAPIN ET LE CHEVAL. - Le cimetière est mon surmoi, ma conscience et mon tribunal moral que je défie tous les jours, mais il est là. Notre Grossvater lisait sa Bible tous les soirs et parlait sept langues, nous assommait de ses litanies édifiantes (« Une cigarette tue un lapin, dix cigarettes tuent un cheval », etc.), se faisait traiter comme un grand enfant maladroit par sa digne épouse et ses deux filles célibataires dont l’une avait un bec-de-lièvre (la moralisante Tante Greta de mon deuxième livre), la Grossmutter tricotait pour les missions les miséreux des hauts de Lucerne la tenaient pour une quasi sainte, et moi je regarderai ce soir le dixième épisode de la première saison de The Shield évoquant l’enfer de Los Angeles et la façon particulière des flics de « faire avec « tandis que me revient la voix sentencieuse de ma grand-mère paternelle Louise citant L’Ecclésiaste : « Vanité des vanités », etc.

  • Journal des Quatre Vérités,XXV

    117308905_10224365346748126_5652114922301411395_n.jpg

    À La Désirade, ce 1er mai et quatre mois plus tard.- Je note ce matin la dernière des news que me transmet Lady L. surfant de son côté sur le site du Guardian, selon laquelle 250.000 motards non masqués en procession dans le South Dakota ont été refoulés par les chefs de la nation Cheyenne justement inquiets de la propagation du Covid-19, malgré le welcome écervelé de la gouverneure républicaine de l’Etat.

    Je note ceci le 10 août 2020 alors que je recopie, sur mon carnet de la série Paperblanks flexis à l’effigie de Leonard de Vinci, mes notes du 1er mai dernier ou j’évoquais mon travail perso sur fond de suspension mondiale des chantiers, et je me dis qu’en somme ce procédé diachronique correspond tout à fait aux sauts en avant et en arrière de la rédaction d’un journal « monté » à la Max Frisch...

    117356694_10224365347468144_1430237426657917300_n-1.jpg

    SAINTS DU JOUR. - Un almanach que j’ai toujours à portée de main me rappelle que le 10 août est la fête de saint Laurent, diacre romain accusé d’avoir protégé une bande de pauvres au lieu de livrer les trésors de son église, grillé vif en 258 après avoir demandé d’être rôti à point (il tenait son prénom du fait que saint Sixte l’avait retrouvé sous un laurier après qu’un démon l’eut enlevé tout enfant à sa mère), ce qui lui vaut le triple patronage des pompiers, des verriers et des rôtisseurs, et d’être invoqué en Auvergne contre les loups, ou en Bretagne contre l’eczéma; et revenant au 1er mai, double fête du Travail et de Joseph le charpentier, j’apprends que ce lendemain de la nuit des sorcières est le jour où les jeunes gens faisaient le « mai aux filles » en déclarant leur flamme ou leur dédain par divers signes (fleurs ou orties accrochées aux volets des désirées ou des réprouvées), jour de bonne rosée dont on enduit le pis des vaches ou, si l’on est garçon, dans laquelle on se roule nu pour assurer sa bonne fortune annuelle, etc.

    SANS DATE. - Le 1er mai dernier, je ne me doutais pas que, plus de trois mots plus tard je me demanderais si je n’allais pas laisser tomber la composition de mon roman panoptique amorcé le 1er juillet et parvenu à sa 85e page en premier jet, dont la structure temporelle, également diachronique, joue sur des enjambements liés à mes expérience au jour le jour, lectures et balades, rêves et rencontres, reprenant en partie les personnages de mon roman virtuel paru en 1997 et glissant peu à peu vers le fatastique social mondialiste et le tragi-comique. Or, accordé autragi-comique intemporel de la pandémie, j'avais aussi composé un journal sans date entre le 15 mars et la veille de Pâques.

    AU PASSÉ DÉCOMPOSÉ. – Tombant par hasard, dans la Grammaire de l’Académie française - au chapitre consacré aux conjugaisons-, sur celle du verbe guillotiner, je note que l’usage du passé composé y est logiquement exclu, comme s’il était impensable que Paul se pointe au Paradis, sa tête sous le bras et l’annonçant à Pierre…

    Or cette conjugaison me rappelle les rappels mélancoliques de mon ami Thierry rêvant de revivre des amours adolescentes non consommées en son jeune âge, et soupirant qu’on ne peut être et avoir été, avant de s’y abandonner quand même, et moi donc, contre toute raison raisonnable selon nos artères et la règle grammaticale.

    TRANSERELLES TEMPORELLES. – Le transit entre les âges est aujourd’hui faussé par autant de familiarité factice, qui fait qu’un senior est illico tutoyé par un junior, que par un nouveau cloisonnement fondé sur les préjugés « âgistes » ou « jeunistes », sans parler de l’actuelle regain plus ou moins affirmé de la bonne vieille « chasse aux vieux » évoquée par Buzzati dans les annles 60.

    T.S. Eliot a dit ce qu’il fallait de ce nouveau provincialisme «dans le temps », qui fait que le passé se trouve de plus en plus ignoré ou bonnement nié par les tribus confinées dans le présent, mais il me semble, avec la nouvelle culture de l’effacement des péripéties « inacceptables » du passé et leur négation vertueuse, qu’on n’en est qu’au début d’une nouvelle forme de nivellement schizophrénique relançant le critères sélectifs du désirable, la méthode Coué appliquée au politiquement correct, et rejetant toute allusion à la cruauté humaine et aux souffrances qui en découlent, etc.

    117220745_10224365347388142_258693658107652442_n.jpg

    COMME UN TEMPS RENOUÉ. – En lisant Au présent d’Annie Dillard, je redeviens contemporain du Baal Shem Tov hassidique autant que de l’empereur Qin aux 270 palais qui à treize ans déjà avait médité la question du néant de la mort et réquisitionné sept cent mille hommes afin de construire son mausolée sous terre qu’il désirait éclairé pour l’éternité à l’huile de baleine; et je coise Ovide dans une ruelle, qui rappelle que les Romains offraient un poisson à bouche cousue à la déesse muette Tacita, avant de reprendre la lecture de l’atroce catalogue des malformations de naissance établi par Kenneth Lyons Jones, professeur de pédiatrie à l’University College de San Diego où notre fille Sophie a passé quatre ans de sa vie de jolie jeune femme épargnée par les farces et attrapes de ce qu’on appelle la vie.

    « Il suffit d’un enjambement de chromosomes, d’un segment qui claque dans l’ovule ou dans le sperme pour qu’il en résulte toute sorte d'individus, nains à tête d’oiseau ou enfants sirénomèle, écrit Annie Dillard dans les premières pages d'Au présent.

    Et de le souligner non sans accent sardonique : « Il est impossible de tourner une page du Smith’s Recognizable Patterns of Human Malformation sans en avoir le coeur qui palpite de terreur pure et simple ».

    Et de rappeler que le Talmud stipule une bénédiction partculière que l’on récite en voyant une personne atteinte de malformation congénitale: «Béni sois-tu, Ô Seigneur, notre Dieu, Roi de l’Univers, qui créé des êtres dissemblables», etc.

  • D'harmonieuses Fausses notes

    littérature

    littératureLe genre de l’aphorisme est délicat, qui requiert un art de la pointe assez rare. Or, il y a de cette finesse pénétrante chez François Debluë, prosateur et poète largement reconnu en pays romand (avec une vingtaine de livres à son actif) et qui nous revient avec deux ouvrages de la meilleure tenue, Fausses notes et De la mort prochaine.
    Fausses notes est, en partie du moins, un recueil d’aphorismes, ou de fusées, de phrases lapidaires, de sentences ou d’observations concentrées, qui rappellent assez souvent celles du Journal de Jules Renard, les abrupts de Chamfort ou, dans une modulation plus lyriques, les greguerias de Ramon Gomaz de La Serna.
    Dans ce registre elliptique, j’ai relevé quelques échantillons qui me semblent donner le ton.
    Par exemple ceci : « Ne sommes-nous pas tous, plus ou moins, des criminels en impuissance ? »
    Ou cela : « La douleur n’attend pas le nombre des années ».
    Ou cela encore : «Les terroristes sont souvent des intellectuels. Et inversement ».
    Ou cela qui me semble illustrer si bien la théorie mimétique de René Girard : « Nous n’avons de vraies passions que pour ce qui nous fait défaut »
    Ou cela aussi : « Il aurait payé cher pour ne pas avoir de problèmes d’argent ».
    Dans le registre de l’évocation poétique concentrée sur une image ou des métaphores, François Debluë excelle aussi en alternant lyrisme et causticité
    Cela donne par exemple ceci : « Femme au parfum de violette printanière dans une rue d’automne. Etrange contretemps ».
    Ou cela : « Les façades vous observent. Voyaz celle de cette maison : à la façon dont les volets en sont fermés, vous pouvez dire qu’elle vous fait la gueule ».
    Ou ceci qu’aurait aimé Henri Calet : « Une blanchisserie de Paray-le-Monial se flatte d’un « service rapide ». En dessous de ce slogan, en guise d’exemple et d’attestation, on peut lire, en grandes lettres. DEUIL EN HUIT HEURES. Qui résisterait ? ».
    En outre, plus amplement développées, François Debluë croque des scènes qui relèvent tantôt du croquis aquarellé et tantôt de la gravure. On voit ainsi (p.45) ce couple de Madame et Monsieur se retrouvant seul sur la plage d’hiver où Madame va « faire la nuque de Monsieur » à coups de ciseaux rapides, tandis que les dernière feuilles tombent des arbres d’alentour.
    Ou bien c’est, au Montreux-Palace (p.171) cette scène assez exquise du père de l’auteur, après un concert chic, qui lui fait visiter les lieux où il a été jadis un violoniste employé, qui adapta à sa façon un Capriccio de Richard Strauss joué dans le salon du grand hôtel, où à la fin du concert un homme discret l’avait chaleureusement félicité en lui avouant : « Ich bin Richard Strauss »…
    Il y aurait cent autres citations à faire de ce livre riche et plus encore riche de résonances.
    J’aurai plus de peine en revanche, je le dis tout net, à évoquer De la mort prochaine. C’est un livre grave de part en part. On est censé le lire avec une gueule d’enterrement. On est là devant comme devant ces tableaux dits « vanités » qui résument la misérable condition humaine : un crâne sur un frigo, un trousseau de clefs avec une effigie de Mickey, ce genre de choses.
    Et bien entendu c’est admirable de part en part. Admirable édition, admirable papier, admirable exergue de Jankélévitch : "Qui pense la mort pense la vie ". Okay.


    Mais je l’avoue pour ma part : tout cet art parfait me glace, ce tremblement (« Nuit difficile. Le nez sur ma mort très prochaine »), cette anticipation convoquant tous les aspects du « thème » et modulant toutes les variations à grand renfort de citations, Céline à l’appui et Ronsard, et Tolstoï pour l’inégalable Mort d’Ivan Illitch, ah mais admirable à tout coup !


    Mais je regimbe devant ce côté « programme ». Ce côté « manière noires ». Je souligne « manières ». Ce côté voulu profond, quand même...


    Et je lis ça et je craque pourtant, sous le titre de Petit testament : « Que fera-t-on/ de mon veston/que ferez-vous/ ce jour-là/de mes idées/ de celles-là/ qu’en partant / derrière moi en désordre/ j’aurai laissées/ de celles-là/ en tous sens si longtemps / trimballées ? »
    Magnifique recueil en vérité, mais comme une intime pudeur me le fait rejeter avant d'y revenir: plus tard la mort prochaine, plus tard la poésie sur le sujet, fous-moi la paix, François de malheur, en attendant…

    François Debluë. Fausses notes. L’Age d’Homme, coll. Contemporains, 185p.
    François Debluë. De la mort prochaine. Editions de la Revue Conférence, 135p.