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  • Journal des Quatre Vérités, XXXVIII

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    Ce jeudi 25 juin.– Ma dernière chronique à propos de Lisière de la belle Bulgare Kapka Kassabova que m’a révélée mon compère Alain Dugrand, m’a donné pas mal de fil à retordre et je crains qu’elle ne rende pas l’ampleur et la substance humaine de ce formidable reportage par les monts et forêts des Balkans extrêmes, avec ses remarquable portraits, mais une chronique est forcément marquée par les hauts et les bas de celui qui prétend la travailler « au corps », et le mien n’était pas ces jours au mieux de sa forme même si je n’ai à me plaindre que de mon peu de souffle et de mes douleurs partout, de ma peine à marcher et de la vieille fatigue qui me pèse aux épaules - autant dire rien. D’ailleurs je reste hyperactif dans mes publications quotidiennes, ma chronique n’est finalement pas si mal et je ne cesse de chantonner en écoutant cliqueter les aiguilles à tricoter de ma bonne amie …

    À part quoi je constate, probable effet de l’âge, que je deviens de plus en plus émotif, vite au bord des larmes en regardant tel film ou tel épisode de websérie un tant soit peu peu sentimental, etc.

    DÉCADENCE OU MYOPIE ?  - Notre ami Claude Frochaux, et

    nombre d’esprits fort de sa génération  et de la nôtre qui la suit, ont-ils raison de conclure au déclin voire à la décadence irrémédiable (c’est la conclusion de L’Homme seul) de la culture occidentale d'après les années 60-70 du XXe siècle, comme si plus rien ne s’y faisait de bien, notamment en littérature, après la disparition des grandes volées de Proust et Céline, ou de Ramuz et Bernanos, et jusqu’à Marguerite Yourcenar ou Michel Tournier, entre tant d’autres pour s’en tenir à la langue française ?

    Pour ma part, j’ai fait valoir maintes fois, à mes amis parisiens  dubitatifs, le contraste saisissant qu’il y a entre les sommaires de la NRF des années 20 à 50 et ce qu’il en restait dans les années 70 à 80, pour ne prendre que cet exemple, mais encore ?

    Comparer Céline et Houellebecq fait évidemment sourire jaune, et Frochaux me dira qu’un  Thomas Bernhard ou un Philip Roth sont nés avant 1968, qui semble à ses yeux la date butoir à fonction de guillotine, mais peu importe: je me refuse à croire que la «fête» est finie, comme il le prétend, même si les eaux basses actuelles peuvent en donner l’impression. Or, à l’affirmation passée de la mort  du roman, dès les années 60-70, Soljenitsyne répondait que tant que l’homme vivra le roman survivrait, et t elle reste aussi ma conviction même si la forme du roman éclate ou se modifie à l’image du monde actuel, et je pense, sans m’arrêter à leur date de naissance, aux Américains Bret Easton Ellis et Dave Eggers, Jonathan Franzen ou David Foster Wallace, Zadie Smith et Judith Hermann en Allemagne, Ian Mc Ewan ou Martin Amis en Angleterre et Christoph Ransmayr en Autriche, sans oublier Michel Houellebecq, et je me dis que les fossoyeurs sont peut-être atteints de myopie - enfin qui lira verra... 

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    COUP D’ARRÊT.– Plus s’enrichissent et se nuancent mes observations relatives à la pandémie en cours, plus je suis tenté de voir, sans le moindre cynisme, l’aspect fondamentalement positif de cette maladie mondiale dont les conséquences économiques apparentes seront probablement bien pires que ce qu’on imagine pour le moment, mais qui suscitera peut-être des réactions et des réformes plus décisives à long terme, recentrées en fonction de nouveaux équilibres moins nocifs pour les individus que le système actuel fondé sur la compétition et le profit. La jactance écervelée des réseaux sociaux, autant que l’affolement entretenu des médias toujours soumis à la même logique du juteux spectacle de l’infortne, ne devraient pas nous tromper sur la perception des braves gens lestée de plus de bon sens, de prudence mais aussi de confiance et d’optimisme naturel. 

    LE BON GÉNIE. -  Je suis très attaché, depuis mon adolescence de petit révolté lecteur d’Albert Camus  et du Canard enchaîné, dès l’âge de 14 ans, dont je me régalais chaque semaine des chroniques de Morvan Lebesque et de Jérôme Gauthier, anars pacifistes selon mon cœur, à la notion de bon génie de la Cité, que j’ai retrouvée chez le Martin du Gard des Thibault et dans Les Hommes de bonne volonté de Jules Romains – que personne ne lit plus alors que John Dos Passos le situait plus haut qu’un Sartre à la même époque -, et qui m’est plus chère encore aujourd’hui, au dam des cyniques et des nihilistes que je vomis chaque jour un peu plus tant ils sacrifient le cœur à l’aigre cervelet, la dure et chatoyante réalité à leur noirceur d’encre de seiches stériles.

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    LES NOUVEAUX REVISIONNISTES.- Le procès récent qu’on a fait à Paul Gauguin, aux States et ailleurs, relatif à son penchant pour les très jeunes filles, et l’exigence de certains pontes des milieux médiatiques ou muséaux de le retirer des cimaises publiques, me semble aussi grotesque et vain, et bien inquiétant par son extension vertueuse tous azimuts qui voit par exemple, à Genève, l’opprobre jeté sur un Louis Agassiz, biologiste et glaciologue opposé au darwinisme, le général alémanique  Johann Suter chanté par Cendrars (chez lequel on a trouvé, horreur, une ou deux phrases frottées d’antisémitisme) et dont la statue a été déboulonnée en Californie, alors qu’on débaptise pieusement telle place ou telle rue pour honorer telle ou telle personnalité moins « suspecte » de nos jours, dont on découvrira peut-être plus tard qu’elle avait de certains penchants louches ou de certaines idées « nauséabondes ».

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    Or tout cela pue la fausse vertu et une nouvelle hypocrisie, prête à sacrifier des œuvres de qualité sous prétexte que leurs créateurs avaient des défauts. Voltaire n’a-t-il pas trempé dans le commerce des esclaves ? C’est possible, mais il nous laisse Candide et le Dictionnaire philosophique. Léonard de Vinci a-t-il « détourné » le petit Salaï, entré dans son atelier à dix ans et probablement son bravache, en tout cas un vrai petit voyou talentueux qui a caussé bien des souscis au Maestro en prenant de l’âge, ainsi que nous l’apprend la magistrale biographie Walter Issacson, lequel  a pourtant le tort de parler de Leonardo comme d’un « gay ». De fait, et une fois de plus,  comment rapporter des mœurs du Cinquecento à nos critères, et comment ne pas moduler nos jugements en fonction des us et coutumes de telle ou telle culture ou civilisation ? Ou alors tout serait aplati, moral et convenable, absolument épuré comme un Ancien testament dont les chapitres génocidaires (l’appel de l’Eternel à l’épuration ethnique de certaines tribus) seraient caviardés pour ne pas choquer les collégiennes et collégiens californiens ?

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    LE MONSTRE EST LÀ. – La muflerie éhontée d’un Donald Trump, dont le mot d’ordre (Think big and kick ass) exprime le tréfonds brutal de sa pensée de prédateur mafieux sans scrupules, est un révélateur au même titre que la maladie de civilisation en cours. Alexandre Zinoviev me disait que l’avantage de la monstruosité du communisme soviétique tenait à sa visibilité, alors que le Léviathan occidental était plus diffus et moins tangible, mais avec l’actuel Ubu de la Maison-Blanche apparaît mieux la monstruosité du néo-libéralisme ravageur, comme la pandémie contribue à rendre plus visibles les aberrations de nos sociétés fondées sur la concurrence guerrière et l’enfumage idéologique binaire ou l’écrasement des braves gens, etc.          

  • Mémoire vive, 2015

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    MESSAGERS. - La lecture m’est vitale, et les livres aussi m’arrivent comme des messagers. Pas un hasard ainsi que je trouve, dans les entretiens de Kenzaburo Oé, intitulés L’écrivain par lui-même , ce que je cherchais précisément à ce moment-là.

    Le grand écrivain japonais raconte ainsi comment le souci d’attention lui est venu, dès son enfance, et cela rejoint aussitôt ma réflexion actuelle sur l’attention défaillante de la plupart de nos contemporains, éparpillés et distraits par un peu tout et n’importe quoi.

    Peu avant sa mort le vieux Maurice Chappaz, allongé sur une espèce de divan russe et couvert d’une capote miliaire, me disait avec son accent valaisan à couper au couteau: « Voyez-vous, ce qui manque vraiment de nos jours, au point que c’en est un péché : c’est l’attention ! »

    C’est en m’attardant le long des ruelles du quartier de Kanda, à Tôkyo, où voisinent des milliers d’échoppes de livres essentiellement japonais, que je me suis dit qu’il était merveilleux d’écrire et tout aussi légitime en somme de n’en rien faire, comme je l’ai éprouvé une autre fois dans l ‘Hyper U de Cap d’Agde devant les piles de best-sellers du monde entier, où j’eusse en vain cherché un roman de Oé Kenzaburô en dépit de son prix Nobel…

    Ainsi est-ce à partir du moment où l’on entrevoit la totale inanité de l’acte d’écrire, au regard des galaxies ou des multitudes humaines, que la chose devient réellement intéressante et se recharge de sens comme, à Kanda ce même jour, en découvrant, dans telle immense librairie internationale, les milliers d’ouvrages du monde entier accessibles dans toutes les langues, tout Proust en japonais ou tout Kawabata en français…

    Au début de ses entretiens avec Oé Kenzaburo, Ozaki Mariko lui cite un de ses poèmes, fameux au Japon, datant de ses dix ans:

    « Sur les gouttes de pluie

    Le paysage se reflète

    Dans les gouttes

    Un autre monde se retrouve ».

     

    UN JOUR « SANS ». - Louis Calaferte dans Situation , carnets de 1991 : « Je suis faiblesse dans ce monde de vainqueurs ». Ou ceci à méditer : « Les enfants sont d’abord attentifs à leur sécurité morale ». À distinguer autant de la morale moralisante que de l’immoralisme.

    Ou ceci encore : « La poésie, c’est la Joie intérieure, la Force à l’état pur, la Violence de Dieu ». Rien à voir, en effet, avec la poétisation poétique des poètes poétisant en cénacles subventionnés et se remerciant mutuellement d’exister.

    Ou cela enfin : « Les doigts entendent » et, cité de Tertullien et me faisant tomber des nues: « Les Tables de la Loi ne sont pas écrites dans la pierre mais dans la nature »

    REJET. - Après cinquante pages de L’école des cadavres, je cale et me demande si vraiment je vais m’infliger beaucoup plus de ces éructations contre les « youtres », la France pourrie, la démocratie moisie, l’Amérique encore pire et les Soviets encore plus pires d’ailleurs engendrés par les youtres - et le serpent de la haine de se mordre la queue...

     

    FRISCH. - Dans L’ Esquisse de son troisième journal, qu’il a repris en 1981 après l’achat d’un loft à New York, Max Frisch exprime aussitôt ses sentiments violemment contradictoires à l’encontre de l’Amérique de Reagan (« I LOVE IT / I HATE IT / I LOVE IT / I Don’t KNOW / I LOVE IT»), en affirmant que les USA le font «gerber» (j’aurais plutôt traduit par « vomir », question de génération), cela me ramenant à ce que j’éprouvais l’autre soir en sortant de la projection d’American Sniper, film crédité de pacifisme par certains critiques alors qu’il relance l’idéologie nationaliste armée la plus chauvine et dédaigneuse des autres nations.

    Que dirait le pauvre Max s’il revenait en tram bleu sur notre planète orange pour apprendre ce qui s’est passé à New York dix ans après sa mort ? sans parler de la relance impérialiste de Bush et même d’Obama ?

    En 1981, il écrit « Ce qu’attendent nos amis américains : un miracle ! Ils veulent être à la fois redoutés et aimés. Si nous n’y parvenons pas, ils considèrent cela comme de l’anti-américanisme ».

    Or aujourd’hui, je serais curieux de savoir ce que dirait Frisch du film de Clint Eastwood exaltant le fait d’armes le plus vil (la cible traitée à trois cents mètres de distance, et 300 morts au palmarès du sniper) en réduisant l’adversaire à une horde de sauvages ? Lui qui aimait assez les States pour les critiquer, durement, ne sacrifierait sûrement pas son sens critique au mol consentement actuel qui feint de trouver du pacifisme dans le dernier « film culte « de ce bon vieux Clint si sympa n’est-ce pas…

     

    « RELIGIEUX » ? - Que penser de ce qu’on appelle le «retour du religieux» ? Et d’abord, est-ce un fait avéré ? Qu’observe-t-on en réalité ? Qu’est-ce que ce «religieux» alors que les églises et les couvents se vident ? Les manifestations de masse et les poussées de fanatisme relèvent-ils du «religieux» ? Que penser de tout ça ?

    À la fin des années 50, nous nous trouvions, chemises bleues et jambes nues, à chanter crânement autour du feu de camp : «La lutte suprême / Nous appelle tous / Et Jésus lui-même / Marche devant nous/ Que sa vue enflamme / Tous ses combattants / Et soutienne l’âme / Des plus hésitants / Du Christ la bannière / Se déploie au vent / Pour la sainte guerre / Soldats en avant ! ».

    Or lequel d’entre nous, aujourd’hui, verserait une goutte de son sang pour la « sainte guerre » ? Et lequel d’entre nous, alors, pensait vraiment ce qu’il chantait ?

    SOURCE SUISSE. - La première page de Mon premier livre, tel que nous l’avons pratiqué en première année à l’école primaire, et retrouvé l’autre jour chez un bouquiniste, illustre quatre voyelles (A comme Avion, I comme Iris, O comme Orange et U comme usine), le E étant absent on ne sait trop pourquoi - improbable préfiguration de La Disparition de Perec…

    Quant à la thématique dominante, suisse au possible, c’est Nature et Travail, avec l’avion pour aller de l’avant. Ensuite viendront Maman (ma / mi / mo /mu ) et Papa (pa/ pi / po / pu), puis les verbes en page quatre: Papa téléphone et maman tricote. La voyelle E n’arrive qu’en page trois, avec le chien et le soleil…

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    VIEILLIR. - Louis Calaferte dans ses carnets de Situation, en 1991, alors âgé de 63 ans, trois ans avant le grand départ qu’il pressent plus ou moins dans sa carcasse mal en point : « Plus question pour moi de jardiner, à demi impotent que je suis sur mes deux cannes – toute cette beauté printanière m’est tristesse».

    Ce qui ne l’empêche pas de noter joliment le lendemain : «La petite pluie serrée grignotait le gravier» .

    Mais quelques jours plus tard : «À voir une fois encore toutes ces beauté du printemps, le regret de devoir disparaître à un épais goût d’amertume».

    Or j’aimerais ne jamais céder à cette aigre tristesse, même s’il n’est pas de jour où ma carcasse à moi ne grince un peu plus aux jointures, douleurs jambaires et fatigues croissantes, crampes nocturnes et palpitations dès que trop d’alcool dans le sang, souffle en baisse et pertes d’équilibre sur les pavés urbains, déclinant sourdingue et plus capable de rien lire sans lunettes - mais je me rappelle la joie de mon père au jardin alors qu’il en était à sa énième opération, s’excusant presque de tomber mais restant debout d’humeur et de regard, sans se plaindre jamais. Mon père est mort à 68 ans. Je l'aime toujours, mais j'aimerais bien, aussi, lui survivre un peu...

    Louis Calaferte : «Toute cette jeunesse en allée… »

    Et moi : « Mais non, vieux con : toute cette enfance qui revient »…

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    Ce mercredi 8 avril. - En abordant le nouveau livre de Christoph Ransmayr, intitulé Atlas d’un homme inquiet et traduit, garantie de haute qualité, par Bernard Kreiss , tout de suite je me suis trouvé en partance pour le bout du monde, dans les creux vertigineux et sur les lames du Pacifique, direction les îles de Pâques. Ensuite j’ai titubé dans la neige plâtrant le rempart de neuf mille kilomètres de Wànli Chang Chén, quelque part entre Jinshanling et Simatai, où j’ai rencontré ce Mr Fox de Swansea qui se livre là-haut à des recherches sur les chants d’oiseaux, puis je me suis retrouvé sous l’araucaria géant surplombant la tombe ouverte du vieux Senhor Herzfeld, constatant que les graines ruisselant des hautes branches sur les amis réunis figuraient une sorte d’éternité…

     

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    J’ÉTAIS LÀ ET JE VIS…. - Christoph Ransmayer dans Atlas d’un homme inquiet, au début de Cueilleurs d’étoiles :« Je vis un serveur s’étaler de tout son long sur le parking d’un café de la ville côtière californienne de San Diego. Alors qu’à l’instant même il paraissait encore très à l’aise avec son plateau chargé de boissons qu’il portait en équilibre au-dessus de l’épaule, l’homme avait trébuché sur un câble reliant la batterie d’une voiture à un télescope guidé par ordinateur. À présent il était couché dans les débris de verres, des bouteilles et des tasses constituant la commande de clients qui s’étaient subitement avisés qu’il valait mieux sortir que de rester collé au bar, ou qui attendaient déjà dehors depuis des heures, debout entre les voitures ou assis sur des chaises pliantes qu’ils avaient pris soin d’emporter, tous occupés à observer à travers les jumelles, au télescope ou à l’œil nu le ciel crépusculaire où scintillaient les premières étoiles ».

    Évoquant le tombe d’Homère qu’il retrouve, perdue dans les hauteurs de l’île d’Ios si présente à mon souvenir, Ransmayr écrit ceci encore qui me rappelle la Grèce sous le ciel des Cyclades, telle exactement que nous l’avons connue en nos jeunes années : «À travers le bruissement du vent, j’entendais confusément les si nombreuses voix qui s’étaient élevées au fil des millénaires et jusqu’à aujourd’hui pour affirmer qu’un homme appelé Homère devait forcément être immortel du simple fait qu’il n’avait jamais existé. Nul homme, nul poète ou conteur ne pouvait avoir eu la force d’engendrer à lui seul une foule pareille de héros, de dieux, de guerriers, de créatures vouées à l’amour, au combat, au deuil, nul ne pouvait avoir eu la force de chanter la guerre de Troie et les errances d’Ulysse en usant pour ce faire de tonalités, de rythmes si divers, d’une langue aux nuances si infiniment variées, non, cela ne pouvait avoir été que l’œuvre de toute une théorie de poètes anonymes, d’aèdes qui s’étaient fondus peu à peu en une forme fantomatique baptisée Homère par les générations ultérieures. Dans cet ordre d’idée, un tombeau édifié il y a deux ou trois mille ans sur l’île d’Ios ou sur quelque bande côtière de l’Asie mineure ou du monde des îles grecques ne pouvait être qu’un monument à la mémoire de conteurs disparus. »

    Chaque récit de cet Atlas d’un homme inquiet commence par l’incipit m’évoquant la formule «J’étais là, telle chose m’advint», mais c’est ici un « je vis » auquel la traduction française donne le double sens de la vue et de la vie : « Je vis le séjour d’un dieu par 26° 28 ‘ de latitude sud et 105° 21’ de longitude ouest : loin, très loin dans le Pacifique, une île rocheuse prise dans un tourbillon d’oiseaux de mer », « Je vis une silhouette lointaine devant une tour de guet délabrée de ce rempart de près de neuf mille kilomètres de long appelé Wànli Chang Chén – mur inconcevablement long dans le pays de ses bâtisseurs, muraille de Chine dans le reste du monde », « Je vis une tombe ouverte à l’ombre d’un araucaria géant », « Je vis un serveur s’étaler de tout son long sur le parking d’un café de la ville côtière californienne de San Diego », « Je vis une chaîne de collines noires, rocheuses, sur laquelle déferlaient des dunes de sable », « Je vis un taureau de combat noir andalou par un radieux dimanche des Rameaux aux grandes arènes de Séville », « Je vis une jeune femme dans un couloir d’une éclatante propreté du service psychiatrique d’un établissement nommé Hôpital du Danube, un vaste complexe de bâtiments situé à la lisière est de Vienne », et ainsi à septante reprises et en septante lieux de la planète et des temps alternés de la splendeur naturelle et de la guerre des hommes, de la forêt pluviale et d’un chemin de croix, sur une place de village autrichien où un vieil homme qui fait semblant de dormir ne fait pas semblant de mourir, et c’est le monde magnifié malgré le Laos défolié par les bombardiers, c’est l’humanité partout accrochée à la vie : « Je vis une chèvre noire au bord d’un court de tennis envahi par les roseaux », « Je vis un gilet de sauvetage rougeau bord d’un champ d’épaves flottant dans l’océan indien », « Je vis un homme nu à travers mes jumelles de derrière un fourré de buissons ardents poussiéreux où je me tenais caché », « Je vis une femme éplorée dans la sacristie de l’église paroissiale de Roitham, un village des Préalpes autrichiennes d’où l’on avait vue sur des massifs portant des noms tels que monts d’Enfer et monts Morts », « Je vis une étroite passerelle de bois qui menait dans les marais de la mangrove sur la côte est de Sumatra », «Je vis une fillette avec une canne à pêche en bambou au bord de la rivière Bagmati, à Pashupatinath, le secteur des temples de Katmandou », « Je vis des îles de pierres plates émergeant de l’eau lisse du lac Kunming au nord-ouest de Pékin », et chaque fois c’est l’amorce d’une nouvelle histoire inouïe...

    Mais où se trouve-t-on donc ? Dans un film de Werner Herzog ou dans un recueil de nouvelles de Dino Buzzati ? Dans un roman de Joseph Conrad ou dans un récit de pêche de Francisco Coloane ? À vrai dire nulle référence, nulle influence, nulle comparaison sont de mise, ou au contraire : des tas de comparaisons et de correspondances, quantité d’images en appelant d’autres et d’histoires nous en rappelant des nôtres, se tissent et se tressent dans ce grand livre hyper-réel et magique à la fois, accomplissant le projet d’une géo-poétique traversant le temps et les âmes, évoquant les beautés et les calamités naturelles avec autant de précision et de lyrisme qu’il module pudeur et tendresse dans l’approche des humains de partout, pleurs et colère sur les ruines et par les décombres des champs de guerre, jusqu’à l’arrivée sur le toit du monde : « Je vis trois moines en train de marmonner dans une grotte surplombant un lac de montagne aux rives enneigées, à quatre mille mètres d’altitude, dans l’ouest de l’Himalaya », etc.

    ONFRAY LE JOBARD. - Reprenant hier Bouvard et Pécuchet, je m’esclaffe en retombant sur certaines pages réellement hilarantes, qui me font penser que je suis vraiment tombé pile en comparant Michel Onfray à ces deux jobards.

    De fait, la façon du «philosophe», dans Cosmos, de se pâmer devant tel végétal manifestant la volonté de puissance de la nature , ou tel mystère lié à la migration des anguilles, est tout à fait comparable à l’élan des compères découvrant les merveilles du potager et s’exclamant : «Tiens des carottes ! Ah, des choux ! »

  • Que l'âge ne fait rien à l'affaire...

    réflexion,littérature,société

     

    À bas les jeunes et mort aux vieux sera leur devise...

    Sur les notions de gâtisme et de jeunisme. Du provincialisme dans le temps, de l'âge qui ne fait rien à l'affaire et des filiations fécondes...

    Le gâtisme est une manifestation de l'imbécillité humaine qui remonte à la plus haute Antiquité, souvent liée à l'altération des facultés de l'individu Madame ou Monsieur, donc admis avec un certain sourire, même si taxer quelqu'un de gâteuse ou de gâteux ne relève pas vraiment du compliment.

    Il en va tout autrement du jeunisme (ou djeunisme) qu'on ne saurait attaquer de front sans passer pour chagrin voire sénile. Le jeunisme pourrait être dit l'affirmation gâteuse de la supériorité de la jeunesse, mais il ne faut pas trop le claironner.

    Il faut dire que le djeunisme (ou jeunisme) découle de la source même du Progrès. Beaucoup plus récent mais probablement aussi répandu à l'heure qu'il est que le gâtisme, le jeunisme est apparu et s'est développé au lendemain de la Deuxième Guerre Mondiale, essentiellement dans les pays riches, à commencer par l'Occident.

    Le jeunisme s'est en effet imposé avec l'avènement de la nouvelle catégorie sociale qu'est devenue la jeunesse dans la deuxième moitié du XXe siècle, bénéficiant d'une croissante liberté et d'argent de poche qui faisait d'elle, désormais et pour la première fois de l'Histoire, un nouveau client.

    Logiquement, selon les Lois du Marché consacrées par nos plus hauts lieux communs, le jeunisme consiste essentiellement à flatter ladite jeunesse en tant que nouvelle clientèle et qu'image idéalisée de l'Humanité en devenir boursier.

    Cela étant, j’ose dire que le jeunisme n'a rien à voir avec l'amitié que la jeunesse mérite au même titre que toute catégorie humaine aimable. Le jeunisme est menteur et démago. À bas le jeunisme ! À bas les jeunes se croyant supérieurs aux vieux ! À mort les vieux se la jouant «djeune».

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    Un provincialisme dans le temps

    L'esprit du jeunisme est sectaire et tribal alors qu'il se croit universel - c'est à vrai dire une sorte de provincialisme dans le temps. Le grand poète catholique anglais T.S. Eliot (on peut être Anglais, catholique et poète suréminent) estimait que s'est développé, au XXe siècle, une sorte nouvelle de provincialisme qui ne se rapporte plus à l'espace mais au temps.

    Ce provincialisme dans le temps nous cantonne pour ainsi dire dans l'Actuel, coupé de tout pays antérieur. Il est devenu banal, aujourd'hui, de pointer l'amnésie d'une partie de la jeunesse contemporaine alors même qu'on invoque à n'en plus finir le «devoir de mémoire». Mais est-ce à coups de «devoirs» qu'un individu découvre le monde qu'il y a par delà sa tribu ou sa secte ? Je n'en crois rien pour ma part, et d'abord parce que je refuse de me cloîtrer dans aucune catégorie bornée par l'âge.

    Charles-Albert Cingria disait qu'il avait à la fois 7 et 700 ans et je ressens la même chose en profondeur. La littérature a tous les âges et reste jeune à tous les âges. Il saute aux yeux que le vieil Hugo, royaliste à trente ans et socialiste trente ans plus tard, ou le vieux Goethe, étaient plus jeunes que les jeunes gens qu'ils avaient été.

    Or je vois aujourd'hui que le provincialisme dans le temps n'est pas l'apanage du seul jeunisme mais affecte, en aval, une réaction à celui-ci qui confine à un nouveau gâtisme.

    On voit en effet se répandre, surtout en France, mais aussi en Suisse française, la conviction que plus rien ne se fait de bien, notamment en littérature, chez les moins de 60 ans. Tout le discours de Modernes catacombes, de Régis Debray, s'appuie sur ce constat désabusé. Après nous le Déluge ! Jean-Luc Godard dit à peu près la même chose du cinéma, et le regretté Freddy Buache y allait lui aussi de la même chanson. Ainsi, un jour que je lui demandais ce qu’il pensait de Garçon stupide de Lionel Baier, il me répondit : mais est-ce encore du cinéma ? Or le « jeune » Lionel fut plus généreux que le cher Freddy en rendant un bel hommage au «vieux» Claude Goretta…

    Le cinéma suisse de Freddy Buache avait été celui de Tanner et de Soutter, notamment, avant qu’il se rallie à celui de Godard. On trouve chouette le cinéma de ses contemporains, et non moins chic de bazarder tout ce qui vient après: c’est humain. Mon vieil ami Claude Frochaux, dans le formidable Homme seul, en a même fait une théorie reprise dans ses livres ultérieurs : à savoir qu’après 1960 il ne se fait plus rien de bien dans les arts et la littérature occidentale. Frochaux a vibré un max à la littérature et au cinéma de ses 20-30 ans, entre, Londres et Paris. Ensuite plus rien. Alors je m'exclame en mon jeune âge de 7 à 77 ans: mort aux vieux se croyant supérieurs aux jeunes !

    Que le dénigrement des jeunes remonte à la plus haute Antiquité

    Prétendre aujourd’hui que les natifs d’après 1968 n’ont plus rien à dire ni à nous apprendre, ni rien non plus à apprendre de nous, ne tient pas debout, mais ce n'est pas nouveau: à l’époque de Platon, les sages de plus de quarante ans (on était vieux à quarante et un ans) se lamentaient déjà sur la nullité des jeunes gens de l’époque, même joliment fessus. Ensuite cela s’est vu et revu: les pères n’ont pas fini de débiner les fils, contrairement à la bourde du cocaïnomane Sigmund Freud selon lequel le fils doit flinguer le père avant de se «faire» maman.

    Je l’ai personnellement expérimenté, ayant eu la chance d’avoir eu un père très doux et une mère peu portée à l’inceste, mais un mentor intellectuel dominant que j’ai rejeté à un moment donné au motif qu’il me demandait de défendre ses idées en trahissant les miennes. Du coup nos amis ont pensé que je «tuais le père», alors que je m’éloignais prudemment d’un mauvais maître.

    Inversement, la rébellion, apparemment légitime, des contestataires de Mai 68 impatients de déboulonner la statue du Commandeur paternel et autres «chiens de garde» de la «vieille» pensée, masquait souvent une volonté de puissance se réduisant au sempiternel et moins défendable «ôte-toi de là que m’y mette !»

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    De la montée de l’insignifiance chez les « nés coiffés »…

    Cela étant, comme il y a une part de vérité dans toute exagération polémique, l’on a raison de s’inquiéter de ce que Cornelius Castoriadis appelait «la montée de l’insignifiance», qui semble bel et bien affecter une partie importante des générations occidentales «nées coiffées» après, disons, l’an 1980.

    Dans sa «confession» plombée d’ironie un peu amère, l’ancien wonder boy de la littérature américaine, Bret Easton Ellis, taxe ceux qu’on appelle «millenials» de conformisme social et politique, de paresse intellectuelle et d’incuriosité historique et culturelle.

    Je suis rétif, pour ma part, à toute classification générationnelle. L’on m’a traité de «vieux», à vingt-cinq ans, au motif que je critiquais vertement, dans un reportage paru en 1970, les mouvements libertaires d’Amsterdam tellement sympas, qui à moi me semblaient inconsistants et par trop soumis l'opinion de groupe dans la fumée des joints.

    La démagogie «jeuniste» commençait alors, qui nous priait de trouver formidable tout ce que les nouveaux bourgeois de la gauche caviar se préparaient à acclimater, à commencer par la culture d’État. Après quoi les fonctionnaires du tout-culturel ont pullulé partout, qui nous ont expliqué, et jusqu’à Lausanne avec Maurice Béjart, que la culture pouvait booster le tourisme et l’économie pour autant qu'elle sache se vendre...

    Nous voici d'ailleurs, dans le monde de la culture helvétique fonctionnarisée, au top du nivellement par les clichés ou les anti-clichés («La Suisse n’existe pas» des pseudo-rebelles n’étant que l’autre face de la médaille touristique du «Y en a point comme nous ») ou vieux et jeunes se tutoient et se flattent à qui mieux mieux sans se respecter plus que ça...

    En attendant que les jeunes auteurs se bougent...

    Il est remarquable, ici et maintenant , qu’aucun de nos jeunes écrivains, pas plus en Suisse romande que chez nos Confédérés – à deux ou trois exceptions près - ne dise mot de ce qui nous arrive dans ce pays à l’unisson du monde globalisé, ni ne s’impose par le projet conséquent d'une œuvre ou par une écriture personnelle forte.

    Une association de jeunes écrivains, sous le sigle d’AJAR, prétendait ouvrir les fenêtres de la salle de paroisse de la littérature romande. Or qu’a-t-on vu en émerger jusque-là ? Une jolie chose bricolée en collectif, des parodies de séries télé, des lectures en plein air et autres interventions ludiques, mais encore ? Déjà qu’il me semblait aberrant que des écrivains se rassemblassent en fonction de leur jeune âge. Mais quelle œuvre significative est-elle en train de se faire chez ces trentenaires en «fin de droit», alors que Ramuz signait son premier chef-d’œuvre à 24 ans et qu’avant leur trentième année Dürrenmatt multipliait nouvelles et pièces de théâtre percutantes, tandis que Barilier publiait le mémorable Passion ?

    L’on m’objectera que Joël Dicker n’avait «que» 27 ans lorsqu’il a conquis le monde avec La vérité sur l’affaire Harry Quebert, mais après ? Que prouve un succès aussi fracassant, consacrant un storyteller de talent, sinon que l’habileté passe désormais pour du génie et que la standardisation générale nivelle la littérature ? Et comment en accuser Dicker ? Et comment reprocher aux jeunes auteurs de se lancer dans la course alors que l'esprit de management fausse toutes les données ?

     

    La vraie littérature est filiation entre sans-âge

    Ce qu’il y a de redoutable, pour un jeune écrivain d’aujourd’hui, est que le critère de son âge altère autant l’image qu’on a de lui que sa propre perception et le comportement qui en découle. On voit ainsi, chez un Quentin Mouron, sûrement le plus doué des jeunes auteurs romands actuels, et qui a amorcé un vrai semblant de début d’œuvre, une propension à gesticuler qui tend, notamment sur Facebook, à propager de sa personne, dont je sais d’expérience qu’elle vaut mieux que ça, une image de prétentieux cynique autosatisfait, voire vulgaire, multipliant les «attention j’arrive !» Or les médias ne demandent que ça, et plus encore les réseaux sociaux dont la stupidité de masse ne cesse de croître.

    Et pourtant: et pourtant, je le sais, Quentin ne cesse de lire et de s’abreuver aux sources de la vraie littérature. Il y a chez lui du jeune coquin célinien capable de renouer avec l’idée picaresque et d’admirer Gombrowicz ou Madame Bovary. De la même façon, son contemporain Bruno Pellegrino, bientôt vieux jeunot de l 'AJAR, est allé visiter Gustave Roud post mortem comme nous y sommes allés, par le tram des prés, cinquante ans plus tôt, pour en tirer un livre affirmant bel et bien une filiation féconde..

    A vingt-cinq ans, j’ai rencontré Georges Haldas pour la première fois, qui avait l’âge de ma mère et que j’ai retrouvé maintes fois autour d'un verre (et souvent de plusieurs) sans jamais le tutoyer alors même qu’il me parlait comme à un pair. À la même époque, j’ai fait la connaissance d’un fabuleux jeune homme de 87 ans, au nom de Joseph Czapski, peintre et écrivain polonais hors norme qui fut à la fois un témoin des pires horreurs du siècle (il a échappé de justesse au massacre de Katyn et de plus de 10.000 camarades polonais massacrés par Staline), un artiste dont l’œuvre n’a cessé de se revivifier alors que le grand âge minait sa grande carcasse et que sa vue baissait jusqu’à la cécité – il est mort peu avant le cap de la centaine, en 1993 -, et ce m’est aujourd’hui un honneur et un bonheur de me rappeler tout ce qu’il m’a apporté en tâchant de contribuer modestement à sa survie par un livre qui me fait oublier mes putains de douleurs articulaires et consorts.

    Tout ça pour dire que la vraie littérature, l’art éternel et la poésie qui transcende les siècles – que tout ça est sans âge, etc.

    Dessins: Léonard de Vinci

  • Ceux qui se positionnent au niveau de la posture

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    Celui qui perpétue la fidélité au parti traditionnel des Du Laurier / Celle qui se range aux positions de son nouvel amant kurde / Ceux qui manifestent pour les Tibétains en refusant de manger chinois / Celui qui lance la scission Rupture pour la rupture / Celle qui ne peut pas admettre que cette gourde de Josiane ait fait de son ex un social-traître / Ceux qui sont restés procommunistes primaires tout en appréciant néanmoins  le style de Jean d’Ormessier et François Nourisson / Celui qui n’a jamais été du bon bord à aucun point de vue / Celle qui lisait ostensiblement La Croix pour faire chier son prof de maths résolument athée et moqueur à l’égard du surpoids des filles de la classe / Ceux qui ne savent pas mais en sont sûrs / Celui qui estime qu’on ne peut pas se taire quand on sait ce qu’on sait même si c’est plus compliqué / Celle qui ne fait de politique qu’en exerçant son droit de vote / Ceux qui votent viril / Celui qui se demande s’il doit descendre dans la rue pour donner l’exemple à ses élèves majoritairement indifférents / Celle qui se coiffe comme la fille Le Pen / Ceux qui estiment que le choix d’une voiture est un acte politique / Celui qui partage toujours les positions centre-droit de son premier moniteur de natation / Celle qui n’aime pas l’injustice / Ceux qui vocifèrent dès que les fiotes du groupe en appellent à la nuance / Celui qui soupçonne le pitbull du voisin d’en dessous d’être une taupe nazie / Ceux qui trouvent en Philippe Muray un styliste top / Celui qui se dit célinien pour choquer les collègues profs de gauche de sa femme Pénélope / Celle qui demande au groupe d’exiger l’autocritique de Fabien dont elle sent depuis quelque temps qu’il lui échappe au niveau idéologique / Ceux qui estiment que la politique est la continuation de la guerre des sexes par d’autres moyens / Celui qui a passé du col mao à la moustache gay / Celle qui s’affirme soudain du parti des mamans libertaires / Ceux qui lisent Dantec au Café du Théâtre pour affirmer leur néo-conservatisme tendance sioniste / Celui qui trouve Gabriel Fauré trop à droite / Celle qui voit en l’engagement communiste de Louis Aragon un affirmation compulsive de son attirance homosexuelle rétroactive pour le père absent / Ceux qui constatent une fois de plus ce matin que les montagnes s’en foutent, etc.  

    Peinture: Terry Rodgers.

            

     

  • Mémoire vive

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    Thierry Vernet:  « Quand son corps devient infréquentable, il convient de le servir poliment, juste ce qu’il demande, et de penser à autre chose, avec enthousiasme ». Ou cela de non moins engageant: « Les gens de la rue sont des bouteilles, des quilles, les automobiles des savons échappées de mains maladroites ; Dieu que le monde est beau ! »

    °°°

    Présent.jpgTrès intéressé, et même personnellement touché, par la réflexion que développe Simon Leys, dans Le Studio de l’inutilité, sur le lien, dans la littérature et les arts chinois, entre éthique et esthétique. Il part de propos d’un peintre néo-zélandais, Colin McCahon (1919-1987) qui déclarait à un sien ami : «Mon prochain ensemble de peintures devrait être meilleur, et pourtant je ne me sens pas encore capable de mieux peindre. Pour le moment mon effroyable problème est qu’il me faudra d’abord devenir un homme meilleur avant de pouvoir faire de la meilleure peinture ». 

    Cela fera naturellement ricaner la plupart des artistes (ou prétendus tels) de nos jours, sans parler des spécialistes avérés (ou auto-proclamés) de l’art contemporain, mais Simon Leys, loin de se gausser, rappelle que ce lien entre esthétique et éthique est au fondement même de la conception chinoise en la matière, où la notion de beauté est en revanche secondaire, voire réduite à un sous-produit, ou pire : dépréciée comme un élément de séduction de mauvais aloi.

     

    En ce qui me concerne, je rapporte l’observation à la modulation du style et aux soubassements éthiques d’une écriture qui fasse pièce à ce qu’Armand Robin appelait « la fausse parole ». Ce qui n’a rien à voir, cela va sans dire, avec la soumission des arts ou de la littérature à une morale liée à une idéologie religieuse ou politique. 

     

    °°°

     

    images-1.jpegMa liste du jour est consacrée à Ceux qui tournent la page, avec un coup de pied de l’âne au paltoquet  Ueli Maurer, Président de la Confédération helvétique pour une année, qui a osé dire, à Pékin, qu’il fallait « tirer un trait sur Tiananmen », tout à fait dans la tradition des larbins capitalistes du totalitarisme soviétique ou chinois, entre autres idiots utiles. J’ai noté cela en marge de la lecture du chapitre consacré, dans Le studio de l’inutilité de Simon Leys, à l’évolution de la Chine actuelle et, plus précisément, à la résistance héroïque de Liu Xiaobo et à la Charte 08.

     

    °°°

     

    images-2.jpegCommencé de lire aujourd’hui Les Misérables, avec un très vif, immédiat intérêt. La figure de Bienvenu l’évêque des pauvres est très attachante dès les premiers chapitres, et je me réjouis de passer du temps en sa compagnie. Tout de suite on est dans le christianisme de la miséricorde et de la compassion. Victor Hugo avait 60 ans quand le livre a paru, mais quelle extraordinaire vitalité dans l’écriture et quelle pénétration tendre dans l’approche de son personnage. J’ai dévoré les cent premières pages en lisant, parallèlement, les premiers chapitres de Napoléon le petit, évoquant la trahison de Napoléon Bonaparte. Là encore, le souffle incroyable du poète-polémiste est irrépressible. 

     

    °°°

    Je me passe et me repasse la vidéo de l’entretien de Philippe Sollers et Julia Kristeva, sur L’expérience intérieure à contre-courant, animé par Colette Fellous.  Illico Sollers se démarque du spiritualisme et de la mystique en invoquant la « charlatenerie globale » développée autour de l’« intériorité» faite marchandise, insistant sur le terme d’expérience, en tant que connaissance. Affirme crânement que la critique sociale abordée par ses livres et ceux de JK est une réponse à la société mondialisée, lessivée par les informations « en temps réel ». Affirme que la société actuelle est devenue Dieu. Le contre-courant s’opposerait alors à cette dévastation qui touche l’intériorité de l’être humain et le langage. Trouver quelqu’un qui lit réellement, selon lui, serait devenu le problème principal. 

     

    Sollers_JuliaKristeva_ photo_gkgalabov 2011.jpgSollers aborde d’abord la question de l’enfance, le lieu actuellement le plus sous pression et le plus entamé, selon lui. L’enfance est importante pour la constitution réelle de l’expérience intérieure, affirme-t-il comme un grand. Belle découverte ! Mais il a des arguments existentiels qui dépassent la platitude : en son enfance, JK a connu l’expérience totalitaire, comme elle le raconte dans Le vieil homme et les loups. De son côté, il dit avoir eu le privilège de vivre dans une famille totalement anglophile. Sous l’Occupation, on écoute Radio-Londres. Sa famille a pour principe de vérité que les Anglais ont toujours raison. Cite ensuite les messages personnels surréalistes entendus par l’enfant de 6 ans : J’aime les femmes en bleu, je répète,  j’aime les femmes en bleu, ou Nous nous roulerons sur le gazon… Sonconcept d’acier remontant à ce temps : ni Vichy, ni Moscou. De son côté, Julia Kristeva évoque le milieu totalitaire dans lequel elle a vécu, jusqu’à la mort de son père littéralement « assassiné » dans un hôpital communiste, peu avant la chute du Mur de Berlin, et l’évolution des échanges de langage actuels, de plus en plus virtuels et inconsistants. Tout cela plutôt intéressant.

     

    Selon Sollers, la société actuelle serait donc devenue le nouveau dieu. Bon : c’est un point de vue. On peut dire aussi qu’elle est devenue magma. Je ne sais pas. Je ne sais pas trop ce que c’est que « la société » en général. Sollers a raison de dire que la critique vaut par ses contre-propositions, et qu’être à contre-courant est surtout une dynamique, on pourrait dire : la remontée vive du dauphin. Ceux qui savent nager seront sauvés, etc. Mais est-ce bien original tout ça, dit pourtant si gravement ?

     

    Selon JK l’expérience intérieure « n’est pas de soi » mais serait une façon de se traverser en permanence. Raconte la belle histoire où, dans une fête à la mémoire de Cyrille et Méthode, elle fut une lettre de l’alphabet, et comment elle s’est accrochée à cette lettre de l’alphabet quand elle s’est sentie menacée par la noyade totalitaire. JK évoque ensuite le mouvement de la conscience, qui se saisit elle-même et se dessaisit, perçu par Hegel et Heidegger comme un surgissement permanent. Parle ensuite du mythe occidental de Narcisse, le personnage qui découvre son image, se demande qui il est et tente de s’aimer, avant de tomber sur un os. Assez académique en somme.

     

    Plus vif, Sollers relève deux pestes de l’époque : le roman familial et l’embarras sexuel. La misère sexuelle est formidable, que Michel Houellebecq décrit parfaitement et avec quel succès, et l’ouverture des vannes annonce  un tsunami de conformisme généralisé. Sur quoi Sollers attaque les intellectuels français qui ne s’intéressent plus du tout, selon lui, à l’Europe supposée coupable, ne visant que le Moyen-Orient et rien de la Chine ou de l’Inde. À l’en croire il n’y aurait que JK et lui qui en auraient jamais eu souci. Assez gonflé tout de même, et c’est là qu’est peut-être la faille chez ces deux-là, qui ont l’air de se croire  les seuls à défendre les Vraies Valeurs ; et le ton même de Sollers, rutilant de pontifiance quand il se met lui-même en valeur, est à la limite du supportable.

     

    Bref, c’est un constat qu’on peut d’ailleurs rapporter à l’ensemble de ses écrits, très intéressants quand ils traitent de tel ou tel sujet, mais assez vite gâchés quand il se flatte et se félicite lui-même. Très Français tout cela. Très centre du monde et Moi-soleil. Très Milieu parisien aussi cette façon de dégommer tout ce qui n’est pas Soi-soleil. 

     

    Carlos Fuentes me dit un jour qu’au fil de ses pérégrinations de par le monde il n’avait jamais rencontré de personnage aussi  peu curieux des autres que le Français, et plus précisément l’écrivain ou l’intellectuel français. Simon Leys, pour sa part, s’est fait un plaisir de rappeler l’extraordinaire aveuglement de Roland Barthes, Philippe Sollers, Julia Kristeva et toute la bande de Tel Quel, à l’époque du maoïsme le plus sanglant. Il suffit de relire les pages consacrées, dans Les Samouraïs de Kristeva, à leur équipée sur la Muraille de Chine pour mesurer l’étendue de leur vanité et leur extravagante naïveté,  notamment quand Sollers déclare que Mao, pour sa Grande Action, a besoin de la caution de l’intelligentsia parisienne. Ce n’est pas fair play de ressortir tout ça, mais dénoncer l’amnésie des autres pour mieux dorloter la sienne n’est pas fair-play non plus au regard des millions de victimes d’un régime infâme aujourd’hui flatté par le Président de la Confédération suisse en personne. Shame !

    °°°

    Perou-(18).jpgAssez impressionné, ce soir, par l’apparition des Indiens Quechuas des hautes terres du Pérou, à la télé, dans l’émission Rendez-vous en terre inconnue. Ces visages, ces belles gens, cette immense nature, tout cela fait du bien même si je regimbe un peu à l’idée qu’on en fasse du spectacle ; mais enfin dans le genre c’est le moins pire, me semble-t-il, et voir ces bonnes gens, les entendre parler de leur vie est un réel bonheur et une sorte de preuve d’humanité dans le magma des médias de l’ère du vide. 

     

    °°°

     

    Malle.jpg« Mon œuvre, écrivait Walter Benjamin,  a quelque chose d'un taillis dans lequel il n'est pas aisé de dégager mes traits décisifs. En cela je suis patient. Je n'écris que pour être relu. Je compte sur le temps qui suivra ma mort. Seule la mort fera ressortir de l'oeuvre la figure de l'auteur. Alors on ne pourra plus méconnaître l'unité de mes écrits…

     

    Dans les multiples aspects de la lecture, le phénomène de la relecture est une expérience en soi, qui peut prendre elle-même les formes les plus variées. Du livre lu en adolescence, type Vol à voile de Blaise Cendrars, ou Crime et châtiment de Fédor Mikhaïlovitch Dostoïevski, et qu’on éprouve la nostalgie ou la curiosité de relire dix ou vingt ans plus tard, à ces auteurs ou ces ouvrages auxquels on revient sans discontinuer à travers les années – en ce qui me concerne ce sont Charles-Albert Cingria et Paul Léautaud, Marcel Jouhandeau et Alexandre Vialatte, Henri Calet ou Jules Renard, donc autant de « grands écrivains mineurs », entre beaucoup d’autres -, la relecture équivaut souvent à une redécouverte, laquelle dépend évidemment de l’évolution du texte autant à travers les années que de celle du lecteur.

    Lire Les possédés à dix-huit ans, même si Dostoïevski a pu passer pour le champion des exaltations de la jeunesse, revient le plus souvent à nepas en percevoir les dimensions les plus profondes, faute d’expérience. Mais relire Dostoïevski à trente ou cinquante ans peut, aussi, nous en éloigner. Et lire Dostoïevski dans la traduction nouvelle d’un André Markowicz, qui serre le texte initial de beaucoup plus près que ce ne fut le cas des «belles infidèles», revient positivement à redécouvrir l’écriture frénétique du grand romancier russe, comme en passant d’une versionà l’autre de Don Quichotte ou des Mille et une nuit…

     

    Ingeborg Bachmann écrivait, dans le chapitre consacré aux Problèmes de poésie contemporaine, dans ses Leçons de Francfort: «Au cours de notre vie il arrive souvent que nous changions plusieurs fois de jugement sur un auteur. A l’âge de vingt ans, nous l’expédions avec un mot d’esprit ou nous le classons comme une figurine de plâtre qui n’a rien à voir avec nous. A l’âge de trente ans, nous découvrons sa grandeur et, dix ans plus tard encore, notre intérêt à son égard s’est à nouveau éteint ou encore nous sommes saisis de nouveaux doutes ou pris par une nouvelle intolérance. Ou, au contraire, nous commençons par le prendre pour un génie puis nous découvrons chez lui des platitudes qui nous déçoivent et nous l’abandonnons. Nous sommes sans merci et sans égards,mais là où nous ne le sommes pas, nous ne prenons pas non plus parti. Il y a toujours tel ou tel aspect d’une époque ou d’un auteur qui nous convient et dont nous sommes prêts à faire un modèle, mais d’autres aspects nous gênent et nous devons les éluder par la discussion. Nous citons en portant au triomphe ou en condamnant comme si les oeuvres n’étaient là que pour prouver quelque choseà nos yeux»…

    Preuves attendues ou révélations inattendues, sources auxquelles nous revenons ou rivages à découvrir encore : peu importe en définitive, n’était l’acte vivifiant de lire - et telle année j’aurai relu Voyage au bout de la nuit de Céline, découvert à dix-huit ans, Sous le volcan de Malcolm Lowry lu à vingt ans dans la traduction d’Au-dessousdu volcan, ou Alexis Zorba qui m’a accompagné à quinze ans sur les hauts gazons d’Ailefroide, me fascinant par sa recherche d’une adéquation entre action physique et pensée, sensualité et pénétration spirituelle, philosophie et poésie. 

     

      °°°

    images-33.jpegJe lis ces jours Les Misérables, que je croyais avoir lu depuis longtemps, mais non : jamais vraiment. J’en connaissais l’histoire par des extraits, un film peut-être, un grand spectacle théâtral mais de Victor Hugo je n’avais jamais vraiment lu, et tardivement que le prodigieux Homme qui rit, sans compter des milliers de vers mémorisés autour de mes treize ans. Resongeant alors aux sophismes d’un Pierre Bayard, qui prétend que parler d’un livre sans l’avoir lu est tout à fait légitime et qu’il y a diverses façons de lire, je me dis une fois de plus que, tout au contraire, lire n’a de sens que celui qu’un enfant découvre, une lettre après l’autre, un mot après l’autre, une phrase après l’autre, une page après l’autre, à savoir le sens d’un nouvel accès au monde qui fait de la lecture un sésame, de lire un bonheur sans pareil, et de relire une expérience de plus…          

     

    °°°

    Victor Hugo sur la course au succès : « Nous vivons dans une société sombre. Réussir,voilà l’enseignement qui tombe goutte à goutte de la corruption en surplomb.

    « Soit dit en passant, c’est une chose assez hideuse que le succès. Sa fausse ressemblance avec le mérite trompe les hommes. Pour la foule, la réussite a presque le même profil que la suprématie. (…) De nos jours, une philosophie à peu près officielle est entrée en domesticité chez lui, porte la livrée du succès, et fait le service de son antichambre. Réussisez : théorie. Prospérité suppose capacité. Gagnez à la loterie, vous voilà un habile homme. Qui triomphe est vénéré. Naissez coiffé, tout est là. Ayez de la chance, vous aurez le reste ;soyez heureux, on vous croira grand. En dehors de cinq ou six exceptions immenses qui font l’éclat d’un siècle, l’admiration contemporaine n’est guère que myopie. Dorure est or. Être le premier venu, cela ne gâte rien, pourvuqu’on soit le parvenu. Le vulgaire est un vieux Narcisse qui s’adore lui-mêmeet qui applaudit le vulgaire. Cette faculté énorme par laquelle on est Moïse,Eschyle, Dante, Michel-Ange ou Napoléon, la multitude la décerne d’emblée etpar acclamation à quiconque atteint son but dans quoi que ce soit. (…) »

     

    « Ils confondent, avec les constellations de l’abîme, les étoiles que font dans la vase molle du bourbier, les pattes des canards ».

  • Les courtisanes

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    S’il pleut la nuit sur le trottoir

    de la rue des Reflets,

    la femme aux yeux de chatte noire

    fait son plus bel effet...

     

    Elle a les ongles peints en bleu,

    ses lèvres entrouvertes

    ont le brillant carmin des feux

    de l’avenue déserte...

     

    On lui dirait l’air de couver

    un désir d’en finir,

    on la croit en train de pleurer,

    on suppose le pire...

     

    On ne voit pas l’arme qu’elle braque

    sur la blême rôdeuse

    qui dans l’ombre éclairée la traque

    en jalouse tueuse...

     

    Sors donc de là que je te crève !

    menace la fille de joie

    sous l’averse raillant sans trêve

    sa rivale aux abois...

     

    Peinture: Gustav Klimt.

     
  • Ceux qui se gênent

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    Celui qui a toujours l’air de s’excuser d’être là / Celle que résument sa jupe plissée et sa blouse ton sur ton / Ceux qui ne veulent pas déranger mais insistent à leur façon / Celui qui craint les timides en sa qualité d’officier du renseignement par ailleurs rompu aux ruses des faux modestes / Celle qui n’a jamais supporté l’imbécillité vulgaire d’un Patrick Sébastien sans le proclamer trop haut au bureau vu qu’elle n’a qu’un diplôme de sténo-dactylo / Ceux qui ont toujours trouvé que le sans-gêne des gens de télévision reflétait en somme la muflerie ambiante / Celui qu’amusent de moins en moins la stupidité et la vulgarité de la meute / Celle qui craint les hyènes médiatiques se précipitant sur elle chaque fois qu’elle change de rouge à lèvres / Ceux qui à l’instar de Chief Brenda Johnson fuient les estrades / Celui qui se sachant dépositaire d’un secret tâche d’en assurer la protection / Celle qui se cache pour souffrir / Ceux qui attentent à la pudeur de la lectrice et du lecteur de façon trop ostentatoire pour être remarquée en zone de muflerie généralisée / Celui qui est d’un pessimisme noir à son éveil avant que ses fenêtres ne hissent les couleurs / Celle qui apprécie le coucher de soleil sur les docks sans en fait pour autant un poème sur Facebook / Ceux qui dans la Vita Nova du jeune Dante ont appris ce qu’était le Dolce stil nuovo auquel ils n’adhèrent pas entièrement vu son tour un peu désincarné par les temps qui courent / Celle qui s’est toujours tenue à distance des jacteurs et des cafteuses qui lui en veulent pour cela même et jactent donc à son propos et caftent à l’avenant / Ceux qui arborent des chapeaux en sorte de rappeler à tout un chacun (et chacune) qu’ils sont écrivains / Celui qui rappelle à ses clients qu’il est d’abord écrivain mais c’est bien le chauffeur de taxi qui les conduit à l’aéroport / Celle qui déballe tout à la commissaire qui lui a ordonné d’accoucher / Ceux qu’une certaine réserve retient de montrer leur derrière sur les sites concernés / Celui que la chiennerie généralisée de la meute a conforté dans la discrétion de sa vie de chat / Celle qui est toujours restée décente comme le lui a enseigné sa mère militaire au doigt sur la couture / Ceux qui aiment bien revoir les Portraits de femme au travail d’Alain Cavalier dont l’aristocratie naturelle console de la vulgarité et de la stupidité gagnant tous les étages de la société / Ceux qui ont pressenti par intuition et ont vérifié par expérience que la quête effrénée du quart d’heure de célébrité ne relevait pas tant du besoin d’exister que de celui d’écraser / Celui qui prie à sa façon sans que le Seigneur ne lui en tienne rigueur vu qu’ils ont bon cœur tous les deux / Celle qui supplie le Bon Dieu de la rendre meilleure et de fait cela se remarque au bureau sauf les jours de congé / Ceux qui ne se gênent pas de se dire qu’ils s’aiment et d’ailleurs ça ne gêne personne tant qu’ils restent entre eux, etc.

    Peinture: Max à la poule, d'Albert Anker

  • Tchekhov, notre ami pour la vie

     
     
    Anton Tchekhov croqué par Frassetto.
    © Frassetto pour Le Temps
     

    Le nom de Tchekhov, tout auréolé de douce lumière grise cernée de noir, m’évoque moins la figure dominante d’un mentor que celle d’un frère humain que j’ose dire mon ami et qui m’est resté, à travers les années, aussi présent que mes plus proches, et cet ami est aussi le vôtre.

    C’est ainsi par l’émotion que je me suis attaché autant à l’œuvre qu’à la personne d’Anton Pavlovitch, et d’abord sous le signe d’une espèce de constellation affective et poétique née dans la grisaille d’une bibliothèque me rappelant aujourd’hui la poussière «orientale» de Taganrog, «ville sourde» où la fleur de ses jeunes années fut entachée par la brutalité de son père et la pauvreté.

     

    Je me revois ainsi dans le dédale fleurant l’odeur de papier sec et de colle blanche de cette bibliothèque lausannoise dite des Quartiers de l’Est, aux soins vigilants de dames en tablier gris dont l’une – la plus jeune, aux nattes relevées en couronne blonde, semblant elle-même un peu Russe avec ses beaux yeux vaguement tristes et ses pommettes saillantes – me dit un jour, comme en confidence, que je devrais lire La dame au petit chien

     

    Or je ne suis guère touché, à 16 ans, par la rencontre des deux amoureux sur le tard qu’évoque la nouvelle en question, mais l’atmosphère de celle-ci, la douceur lancinante des sentiments qu’elle module, le mélange de tristesse et de tendresse, de sensualité et de liberté, les odeurs et les saveurs brutes que j’y découvre me touchent au tréfonds, après quoi je lis L’envie de dormir et Volodia, je lis Le violon de Rothschild et j’entre alors, réellement, dans cet univers dur et pur de Tchekhov et, plus tard, dans la complicité des auteurs dits tchékhoviens pour la même attention extrême qu’ils portent à la vie ordinaire et aux gens, de Georges Haldas à Alice Rivaz et Jean Vuilleumier, de Raymond Carver à Alice Munro et Kathleen Mansfield ou à Cristina Campo, laquelle parle de notre ami Tchekhov comme personne: «Si une incomparable sympathie humaine s’exprime chez Tchekhov, écrit-elle dans Les impardonnables, son apparition n’est jamais aussi avenante et consolatrice que dans la sympathie du médecin: c’est-à-dire de celui qui laisse converger en lui des souffrances innombrables mais sans paroles superflues et «tout en sifflotant parfois d’un air distrait»; et l’on se rappelle alors que la première gloire populaire de Tchekhov tient à ses petits récits comiques, écrits «tout en sifflotant» non sans relancer la farce gogolienne de la dèche russe, et cela d’abord pour nourrir les siens à raison de cinq kopecks la ligne…»

    ***

    L’année de mes 20 ans, il fait en montagne un soleil éclatant, nous sommes là-haut de jeunes troufions à l’exercice, les 18 poches de ma tenue d’assaut contiennent deux ou trois exemplaires d’œuvres de mon ami Tchekhov, et là je raconte les récits d’Anton Pavlovitch à mon ami Hans le muletier alémanique, qui en comprend tout illico comme le peuple russe a tout de suite pigé et aimé Tchekhov.

    Je lui raconte l’histoire de la petite servante de 12 ans malmenée par ses maîtres, étouffant le nourrisson braillard qui l’empêche de dormir; je lui raconte le suicide du jeune Volodia humilié par sa mère volage et la femme qu’il désire secrètement; je lui raconte Rothschild le «youpin», auquel Iakov le rustre avare lègue son violon pour expier ses fautes avant de rendre l’âme; je lui raconte la vie tragique et drôle de la Russie et de la cité terrestre et il m’écoute, parfois les larmes aux yeux, entre deux éclats de rire.

     

    Puis je lui raconte la vie de Tchekhov. Le soutien de famille qui pallie dès ses 19 ans la faillite du père bigot et pas moins ivrogne que ses fils aînés; le courage insensé du jeune médecin déjà tuberculeux qui, pour témoigner contre l’injustice, se rend aux îles Sakhaline où il établit un rapport accablant sur les conditions de vie des déportés et de leurs familles; je raconte à mon moujik suisse les initiatives sociales du Russkoff qui minimise sa propre maladie et fait bâtir des écoles et un sanatorium pendant que les idéologues de tous bords palabrent dans le vide.

    ***

    Un an plus tard, ce sera Mai 68, et je me croirai quelque temps progressiste, mais l’esprit de Tchekhov, rétif aux illusions collectives et à la langue de bois, contribuera pour beaucoup à mon propre écart. Ange gardien ou mentor? Peu importe, mais les Conseils à un écrivain tirés de ses milliers de lettres m’auront bel et bien été un viatique jusqu’à maintenant.

    Quant à l’image d’un Tchekhov poète de l’évanescence et des illusions perdues, se complaisant dans une peinture douce-amère de la province russe de la fin du XIXe siècle, qui continue parfois de se perpétuer à travers le cliché du «doux rêveur», elle vole en éclats dès qu’on prend la mesure de son extraordinaire vitalité, de son humour et de sa compassion sur fond de fresque tragicomique, de son art qui ne ment jamais.

     

    «Comme tout esprit libre, écrit encore Cristina Campo, Tchekhov a les yeux grands ouverts, des yeux héroïquement attentifs. C’est cette présence totale – sans évasion et sans repos – qui donne à l’immense narration tchékhovienne son unité de représentation, voire de mystère, à travers d’innombrables péripéties.»

    Vladimir Volkoff, qui me disait un jour qu’un grand écrivain se reconnaît à ses portraits de femmes, voyait en Tchekhov un «maître de second rang». Hélas, le romancier Volkoff n’a jamais été fichu de camper un seul personnage féminin crédible, alors que le monde de Tchekhov est irradié par la présence des femmes, leur lumière et leurs souffrances. Et les enfants, et les douleurs, les bonheurs de tous – jusqu’aux chiens Quinine et Bromure…

    Enfin, les doctrinaires chrétiens, entre autres belles âmes, n’auront vu en lui qu’un positiviste froid ou un mécréant, mais il suffit de lire la nouvelle intitulée L’étudiant – d’ailleurs la préférée d’Anton Pavlovitch – pour voir où souffle l’esprit évangélique marqué au sceau du sacré, omniprésent dans son œuvre, de notre ami pour la vie…

     

    Profil

    Jean-Louis Kuffer

    Critique littéraire, journaliste, écrivain et essayiste, Jean-Louis Kuffer a travaillé pour différents titres de la presse romande et fut responsable durant de nombreuses années des pages Livres de «24 heures». Il a obtenu en 2007 le Prix de littérature de l’État de Vaud. On peut notamment le lire régulièrement sur son blog «Les carnets de JLK». 

    Jean-Louis Kuffer: «Et déjà j’étais parti sur ce tapis volant qu’est le livre»

    1947: Naissance à Lausanne

    1983: «Le pain de coucou» (L'Age d'Homme)

    1999:«Le sablier des étoiles» (Bernard Campiche)

    2006: «Les bonnes dame» (Bernard Campiche)

    2011: «L'enfant prodigue» (D'autre part)

    2012: «La fée valse» (L'Aire)

    2014: «L'échappée libre» (L'Age d'Homme)

    2018: «Les jardins suspendus. Lectures et rencontres 1968-2018» (Pierre Guillaume de Roux)

     

    (Cette page a paru dans l'édition du 23 mars 2019 du journal Le Temps).

  • Apprendre à parler à une pierre

     

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    Les étoiles, le soir,
    quand nous étions couchés
    sur la molle litière des prés verts et noirs,
    les étoiles filaient en éclairs
    dans les allées du temps passé
    tout à leur lente course;
    mais nos mémoires d’enfants
    perdraient bientôt le goût des sources.

    Un arbre là-haut dessiné,
    pour la première fois
    semblait nous murmurer:
    ce que tu vois te regarde...

    Seul lui et vous, rameaux:
    seuls dans le silence nombreux
    des grillons crépitant comme des diamants en feu,
    et devant la pierre, à genoux,
    tu priais qu’elle t’entende
    en attendant qu’elle te parle.

  • Chroniques de Chaminadour


    Marcel Jouhandeau pour le meilleur
    On ne pouvait imaginer plus belle et bonne façon d’arracher l’œuvre de Marcel Jouhandeau à son purgatoire, un quart de siècle après la mort de ce très grand écrivain (1888-1979), qu’en publiant, en un volume, l’essentiel de l’immense chronique qu’il a consacrée, sous la forme de récits, de contes et de nouvelles, à la ville de Guéret dont il est natif et qui lui a inspiré une fresque provinciale extraordinairement vivante et savoureuse, où défilent quantité de personnages inoubliables, sous le regard mobile des trois avatars de l’auteur lui-même, à savoir Théophile dont le récit de la jeunesse inaugure le cycle, Juste Binche qui figure le Jouhandeau jeune homme et Monsieur Godeau en son aura sulfureuse de mystique pas très orthodoxe.
    Pas loin du Jules Renard aux champs des Frères farouches, en beaucoup plus ample par son spectre d’observation, et proche aussi d’un Marcel Aymé peignant les familles franc-comtoises, le Marcel Jouhandeau de Chaminadour ajoute, à ces regards naturalistes de sceptiques peu portés sur la religion et ses dramaturgies, un sens du tragique et une passion des vices et des vertus qui le rapprocheraient plutôt des inépuisables curiosités proustiennes, dans un rapport tout différent au Temps il est vrai. Mais il y a du paysan chez Jouhandeau le fils du boucher, autant qu’il y a du prêtre manqué chez le fils de sa mère bien aimante et brave (leur correspondance tenue pendant trois décennies et une merveille qui fut illustrée au théâtre par Marcel Maréchal, notamment), de l’humaniste citant Augustin dans le texte et du sybarite très porté sur le péché de chair (on l’imagine se flageller voluptueusement en sortant du bordel de garçons de Madame Made où il fréquentait) jusque tard dans sa vieillesse, tiraillée entre les vacheries de la terrible Elise, son acariâtre épouse, l’éducation de Marc son fils adoptif, ses élans de perpétuel amoureux et ses téléphones particuliers à Dieu et (moins souvent) à son Fils…
    Le Jouhandeau de Chaminadour est le moins encombré de narcissisme et de démonstrations mystico-érotiques, qui lassent à la lecture des pléthoriques Journaliers et de maints autres livres où la confession tourne parfois à la complaisance en dépit de pages sublimes. Le Jouhandeau de Chaminadour est essentiellement conteur, moraliste « en situation », peintre de mœurs à la Saint-Simon de bourgade, chroniqueur aux ressources comiques rares en littérature française.
    La présentation des 1534 pages de ce formidable volume est le fait de Richard Millet, qui s’en acquitte en sept fortes pages enthousiastes (lesquelles ne font pas l’économie d’un bémol lié à l’antisémitisme de l’écrivain et à son malheureux voyage en Allemagne nazie en compagnie d’autre idiots utiles) dont il faut citer ceci : « Chaminadour, c’est la vie spectrale et irradiée, il y a cent ans, d’une grise petite ville peuplée d’artisans, de fonctionnaires et de ruraux. Chaminadour est un « arbre de visages ». Un bouquet d’âmes pures, un roncier d’âmes damnées, un foisonnement de faits et gestes cocasses ou tragiques, éclatants, infâmes, arrachés au secret, des esprits traqués jusque dans leur ténèbre, et des noms par dizaines, à eux seuls déclencheurs de vérités autant que de rêverie : des noms souvent extraordinaires, à eux seuls des personnages et dont l’importance faisait qu’un Balzac pouvait passer toute une journée à courir dans Paris afin d’en trouver un qui sonnât juste ».
    Quels noms alors ? Les Brinchanteau et les Pincengrain, Prudence Hautechaume et Tite-le-long, Monsieur et Madame Sarciret, Ximènès Malinjoude, les soeurs Eulalie et Barberine du Parricide imaginaire, Madeleine la taciturne du Journal du coiffeur, les Jéricho-Loreille enrichis par la guerre, j’en passe et de tant d’autres…
    Et ceci encore de Richard Millet qui célèbre « l’extraordinaire bonheur de lecture donné par cette œuvre : une phrase sèche, coupante, irisée, comme du verre qu’on brise au soleil, et dont l’éclat garde quelque chose de la nuit éternelle : une phrase classique tendue à l’extrême et néanmoins baroque, au sens où Ponge dit du classicisme qu’il est la corde la plus tendue du baroque; une écriture de la mesure dans l’excès et de l’excès dans l’apparente mesure, nourrie des classiques français autant que des mystiques chrétiens, de la littérature gréco-latine et de la Bible.
    « Lire Jouhandeau, c’est entrer dans un chemin d’orties et de lis ; c’est aller de l’enfer au ciel et inversement, sourire et prendre en pitié ceux qui passent ou meurent dans cette comédie en réduction. Cest aussi accepter que le traique et la vérité sur soi puissent être saisi par le rire (…), le rire étant ici moins de l’humour ou un surcroît de grotesque qu’une manière de rendre les créatures à leur humanité (…) ».

    Marcel Jouhandeau. Chaminadour. Edition établie par Antoine Jaccottet sous la direction de Richard Millet. Ce volume contient (1921-1961): La jeunesse de Théophile - Les Pincengrain - Les Térébinthe - Prudence Hautechaume - Ximénès Malinjoude - Le parricide imaginaire - Le journal du coiffeur - Tite-le-long - Binche-Ana - Chaminadour - Chaminadour II - Le saladier - L'arbre de visages - L'Oncle Henri - Les funérailles d'Adonis - Un monde (2e partie) Cocu, pendu et content (2e artie) - Descente aux enfers. Et encore: Vie et oeuvre, illustré de photographies et de pages des albums composés et légendés par Marcel Jouhandeau. Gallimard, collection Quarto, 1534p. 

  • La photo sépia

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    Ils seraient tous là dans les maisons communicantes des villes où ils sont venus, des villages, s’établir plus sûrement au début du siècle, en 1900 pile, attirés par les lumières et l’idée nouvelle de l’Amérique.
    La maison de Grossvater est ce qu’il a pu récupérer de la débâcle de l’Emprunt russe au retour d’Egypte préludant à la Grande Guerre : elle a trois étages et des locataires payant rubis sur l’ongle un assez modeste loyer et qui le restera. Sa montée d’escalier sentira toujours la peinture de couleur vert sombre. Nous gravirons toujours les 66 marches conduisant à l’appartement de Grossvater comme à travers une raide forêt, et là-haut une verrière 1900 à vitraux singularise, sans luxe mais avec élégance juste ce qu’il faut, l’appartement des propriétaires et de leurs deux filles institutrices dans la trentaine puis la quarantaine.
    Sur les hauts de Berg am See, la maison de Grossvater affirme un certain droit de cité, sans ostentation bourgeoise pour autant. L’entresol est occupé par le facteur d’orgues Goldau. De son atelier montent des parfums de bois travaillé et de colle qui se mêlent à l’odeur sylvestre de la montée d’escalier. Un petit garage permet de ranger les bicyclettes de nos balades vespérales. Un jardin entoure la maison, séparé du jardin voisin par une clôture encore lâche, comme toutes les clôtures de l’époque. L’immeuble voisin est à dix ou douze mètres, et le suivant, et le prochain, à distance régulière et tout le long de la rue parcourue par un trolleybus bleu, jusqu’au couvent des franciscains. La maison de Grossvater, sur la scène de Prospero, occupe la partie droite de l’île, sur la hauteur. On y sent déjà le Nord.
    La maison du Président, cette villa La Pensée dont lui et notre mère-grand ne sont à vrai dire que locataires, sent pour sa part, en bordure du jardin aux volières de notre ville, le Sud que figurent sa base de pierre de taille et ses moulures de stuc, son toit de fer-blanc gris percé de tabatières, la couleur rose de ses façades, la véranda aux vitraux à motifs style Grasset, un nom de philosophe local à la rue qui la borde, de petits palmiers comme à Nice, des vasques à tritons dans son jardin, de romantiques mansardes propices aux étudiants russes et aux jeux des enfants qui se sont multipliés dans le soulagement sexuel de la fin de la guerre.
    En faisant dresser, de part et d’autre de la scène, sur son île imaginaire, ces deux maisons aux airs tutélaires, le Prospero dont j’endosse le rôle ne vise qu’à fixer un décor visant à rendre plus visibles les personnages jusque-là juste aperçus d’un récit qui se défend d’être le seul mien pour déclencher, sous le crâne de chaque spectateur, la tempête dont réchappera le Remember, vaisseau de nos enfances.
    Nos aïeules nous ouvrent les bras. Lorsque le virtuel fils prodigue de Prospero reviendra de sa mauvaise vie chez son père, celui-ci lui ouvrira les bras comme les mères de sa mère et de son père lui ont ouvert les bras. La pièce ne vaut pas apparemment pour tous mais qu’on la rejoue d’abord avant d’en juger, quitte à découvrir d’autres pièces dans la pièce et d’autres maisons derrières ces deux premières maisons-là.

    Nous le savons: ces maisons 1900 où nos mère et père nous ont emmenés à la visite de leurs mères et pères pourraient être des isbas, comme celles des mère et père du grand et du petit Ivan, des huttes de Nègres ou des tentes de Peaux-rouges : peu importe à vrai dire s’il est admis que la vie nous ouvre les bras – ou du moins est-ce le récit que j’en ferai.
    Nous étions attendus dans les maisons, les enfants, nous y avons été accueillis, la plupart du temps nous restions sous les tables ou par les jardins, mais tel fut notre premier royaume bientôt élargi de maison en maison communicantes, où nous commencions d’installer nos tréteaux.
    Nos aïeux furent les personnages d’un Testament à redéchiffrer, et tel serait le propos de cette Veillée ventriloque où chacun réapparaîtrait dans son rôle, et voici le facteur d’orgues nous ouvrir les bras à notre arrivée, ou c’est l’oncle TamTam revenu des missions qui déballe pour nous, dans la véranda de notre mère-grand, sa collection de sagaies et de masques africains ; et le photographe déambulant de maison en maison, bardé de son attirail, aligne la smala que voilà : celui-ci est un géant chercheur d’or revenu du Minnesota, celle-là une monitrice vouée à l’alphabétisation de la jeune fille de Tasmanie, ces autres des champions de lutte à la culotte, trois élus du peuple paysan des hautes terres, une couturière vouée plus tard au désespoir par un Abbé toscan - tous et tant d’autres debout autour du couple jubilaire de nos aïeux sur la photo sépia…

     

  • Comme un rêve éveillé

     

     

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    J’ai vu passer le lent cortège

    des âmes aux lèvres grises,

    j'étais avec elles et sans elles:

    je portais des valises

    pleines de mes diverses vies;

    je regardais le défilé

    des foules aux longs visages

    passant et bientôt dépassés

    par leurs ombres sans âge...

     

    Immobile je me tenais

    aux mains déjà tenues

    des vivants qui ne l’étaient plus,

    que je reconnaissais

    sans parvenir à les nommer

    tant ils étaient les mêmes,

    tant ils étaient sous tant de masques,

    tant ils me fuyaient du regard...

    Ne nous oublie jamais,

    jeunesse a jamais fantasque

    semblaient chanter en litanie

    affligée et très pure

    leurs voix comme sorties des murs

    de mon rêve éveillé -

    n’oublie jamais ta douce enfance,

    ta mortelle innocence...

     

    (Peinture: Robert Indermaur)

  • Les passions de Gemma Salem faisaient la pige à la mort

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    Hommage reconnaissant à l'Amie et à l'Écrivain,

    par JLK

    C’est entendu: vous avez chialé un bon coup après vous être exclamé «non mais c’est pas vrai! », et quand vous avez compris que c’était vrai vous avez fait votre job de vivants qui est de se lamenter à la cantonade, saules pleureurs et pleureuse éplorées que vous êtes alors que déjà, là-bas, Gemma se rallumait une nouvelle clope dans son cimetière autrichien avant d’éclater de rire en s’imaginant, bande d’éclopés, ses fistons et leur smala, ses amis et autres ennemis, vos pauvres mines d’enterrement !

    Gemma Salem les pieds devant: non mais t’imagines ! Bien plutôt, après le pied au cul de sa mère - elle l’avait écrit noir sur blanc -, cette dernière fois au derche de la mère du monde qui vous fauchera toutes et tous à la fin, ça aussi c’est écrit !

    Et c’est ça aussi qui nous reste : ce qui est écrit. Les écrits de Gemma Salem qui font la pige à toutes les détresses, des écrits comme qui dirait « pour la vie», donc des écrits qui chialent comme vous et qui rient pour tous - des écrits comme dictés par la vie et qui survivront parce qu’ils sont plus que de simples «récits de vie». Des écrits qui ne sont pas que de plates copies de la vie mais qui ajoutent à celle-ci la valeur ajoutée de ce qu’on appelle l’Art avec une grande aile, ou la Littérature à majuscule vénérable, ou la poésie mais sans chichis - et surtout musique à l’appui: la poésie de Schubert qui écrivait spécialement pour cette cinglée de Gemma - croyait-elle dur comme fer -, la poésie de Beethoven et son grand mouvement de rumba, la poésie de ce cœur de chien de Boulgakov , la folle poésie décavée de Jean Rhys en ses propres Tropiques passionnels, la poésie martelante et martelée de TB alias Thomas Bernhard à jamais inatteignable et bien avant qu’il l’eut précédée par delà les eaux sombres. Thomas Bernhard mort ? Et quoi encore !

    Au commencent était l’Artiste

    Gemma, qui n’était pas encore Gemma Salem l’écrivain (jamais je n’arriverai à la dire écrivaine), m’est apparue à la toute fin d’une soirée dans un caveau lausannois enfumé qui symbolisait alors la bohème locale, à l’enseigne des Faux-Nez, et tout aussitôt j’ai pensé : Princesse persane, Reine sarrasine, Shéhérazade à Gauloises bleues - et c’était parti pour un bout de comédie avec l’Actrice, vu qu’à l’époque Gemma Salem se croyait faite pour le théâtre.

    Or notre première engueulade, avec Gemma championne du genre, remonte à cet instant où elle a senti, sans que je ne lui dise rien, que je ne croyais pas qu’elle fût le moins du monde actrice, convaincu qu’elle était trop elle-même pour incarner jamais un autre personnage sur une scène, et du coup elle m’en voulut à mort de le penser sans le dire vu qu’elle-même le sentait sans oser le reconnaître; et je ne fus guère surpris de la retrouver, plus tard, dans un autre rôle où elle pouvait incarner tous les personnages qui lui chantaient à sa guise, rien qu’avec une plume et du sang vif (du sang bleu s’il vous plaît) pour l’exprimer.

    Cependant l’essentiel demeurait: Gemma Salem l’écrivain avait remplacé l’actrice au pied levé et l’Artiste demeurait. Pas étonnant d’ailleurs que L’Artiste (La Table ronde, 1991 - prix Schiller) soit le titre d’un de ses livres. Mais plus que surprenant, réellement stupéfiante : l’immédiate puissance de l’écrivain, brassant une vie entière à pleines mains et en tirant un vrai premier roman dense et vibrant d’émotion, formidablement vivant.

    Des passions vécues et sublimées par l’écriture

    L’histoire du Roman de Monsieur Boulgakovest celle d’une passion «incendiaire» autant qu’imaginaire. Une jeune comédienne aux origines panachées d’Orient pimenté et de Suisse confite, installée dans le Midi et languissant un peu d’accéder à la gloire tous azimuts, tombe soudain sur le specimen masculin de ses rêves : un écrivain russe  fascinant mais rayé du nombre des vivants dans le crépuscule sanglant des années 30. Rencontre donc de type occulte…


    La comédienne s’appelle Gemma Salem. L’auteur est Mikhaïl Afanassiévitch Boulgakov, auteur du Maître et Marguerite, des Oeufs fatidiques,du Roman théâtralet de Cœur de chien, mais aussi des Récits d’un jeune médecinqui l’apparentant à un certain Anton Pavlovitch Tchekhov, future autre passion de Gemma.
    Or le coup de foudre de celle-ci pour Boulgakov est tel que, non contente de dévorer tous ses écrits traduits en quelques mois, elle en investit et réfracte l’univers à la façon de Diablerie- nouvelle du même Boulgakov -, poussant l’observation mimétique de la discordance entre réalité et fiction jusqu’à l’absurde hallucinant.
    Plus précisément, Gemma Salem, dansLe Roman de Monsieur Bulgakov,reconstitue des lieux et fait parler des personnages de chair et de sang,  fondant tout cela dans le mouvement d’un temps fuyant, à la fois tangible et impalpable.
    C’est ainsi que, dès les premières pages du roman, nous nous transportons, aux côtés du jeune Micha, alors toubib débutant, dans le Kiev de son enfance. Et dès ce moment se remarque l’habileté avec laquelle Gemma Salem tire parti d’éléments empruntés aux œuvres de l’écrivain, pour donner au roman son climat, ses couleurs et sa vraisemblance, et cela sans qu’on n’ait jamais l’impression de subir une compilation non plus qu’un relevé de filature.
    Ensuite nous suivrons Boulgakov à travers les années, des lendemains de la Révolutuoin à la fin des années 30, au fil d’une production littéraire très étroitement surveillée dès ses débuts, à cause de sa liberté de ton et de sa propension satirique, complètement interdite de publication et de représentation au tournant de 1928 (quand bien même Staline avait vu et revu dix–sept fois la pièce intitulée Les Journées des Tourbine!) et que l’acharnement de sa dernière compagne – le très beau personnage de Lena – fera sortir des tiroirs d’infamie après la mort de l’écrivain.
    De ce dernier,Le Roman de Monsieur Boulgakovnous donne une image attachante et nuancée. En évitant les pièges de l’idéalisation ou du sentimentalisme, si fréquents dans le genre, Gemma Salem a recomposé le portrait d’un Monsieur très porté sur la vie et les femmes, capable d’autant d’amitié chaleureuse que d’intransigeance têtue, qui tenait par-dessus tout à préserver ses œuvres de toute compromission. Or, d’une certaine manière, et ce sera vrai de tous ses livres, l’écrivain brosse son propre portrait en travaillant à celui de son modèle.
    J’ai parlé de mimétisme à propos de la relation de Gemma Salem avec Boulgakov, dont le sort de David poétique en butte à l’écrasant Goliath soviétique ne pouvait qu’émouvoir la jeune femme blessée par la vie et en bisbille déclarée avec les pesanteurs de la famille et de la société, et c’est le même type de rapport - maintes fois décrit par un René Girard dans ses analyses de la passion mimétique -, qu’elle établira avec Thomas Bernhard, jusqu’à une identification redoutable du fait que l’imprécateur autrichien restait, lui, bien vivant…

    Que l’acte artistique relève de la conversion

     

    Tous les livres de Gemma Salem, jusqu’aux plus agressifs ou acides, comme Mes amis et autres ennemis(Zulma, 1995) ouLa Rumba à Beethoven(Pierre-Guillaume de Roux, 2019) sont des histoires d’amour relevant de l’exorcisme et qui disent à la fois les beautés de la vie (les enfants et les animaux, la musique et les sentiments délicats) et le mal de vivre, l’exécration du mensonge sentimental ou « romantique », le mépris qu’elle partageait avec Thomas Bernhard de tous les simulacres sociaux ou culturels qu’elle pointe notamment dans ses tableaux au vitriol d’une certaine Suisse hypocritement convenable, notamment dans Les exilés de Khorramshahr(La Table ronde, 1986) et dansBétulia(Flammarion, 1987), où la rage tonique de sa deuxième flamme littéraire se fait déjà sentir, qui se développera plus librement dans sa fameuse Lettre à l’hermite autrichien(La Table ronde, 1989), relancée dans Thomas Bernhard et les siens(La Table ronde 1993) et jusque dans son dernier livre, sur le ton plus apaisé d’un bilan existentiel très émouvant où elle «prend sur elle», comme on dit, en se reprochant son terrifiant amour propre…

     
    Il y a, de fait, chez Gemma Salem, comme chez le grand emmerdeur autrichien, un personnage à la fois solaire et son double farouchement ombrageux, pas loin des possédé(e)s de Dostoïevski, qui se rend parfois la vie aussi impossible qu’à son entourage, mais que l’Art, une fois encore, délivre - cela même qu’entend René Girard une fois encore, dans Mensonge romantique et vérité romanesque.


    La figure de Thomas Bernhard, assis sur un banc les mains aux poche, l’air de nous dire qu’il n’en a rien à fiche, trône sur la couverture d’Où sont ceux que ton cœur aime(Arléa, 2019), mais TB n’est qu’un truchement : le médiateur par excellence que Gemma n’a jamais pu enlacer «pour de vrai», une figure de la pureté dans un monde avachi par le kitsch, un contempteur de toutes les illusions à bon marché mais qui nous fait un clin d’œil amical comme Gemma, fumant son dernier pétard sur sa tombe, nous en vrille un plein d’amour…

    JLK

    À La Désirade, ce 24 mai 2020.