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  • Gemma Salem n'est plus

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    C'est avec une profonde tristesse que nous venons d'apprendre le décès, à Vienne de notre amie Gemma Salem, soeur de feu Gérard et de Gilbert, et mère de Richard et Karim Dubugnon.

    Avec Gemma Salem disparaît une auteure très remarquable, qui était entrée en littérature en 1982 avec un portrait romanesque mémorable de Mikhaïl Boulgakov, son premier amour littéraire avant sa rencontre de Thomas Bernhard auquel elle consacra plusieurs ouvrages de premier ordre et à qui elle rendait un nouvel hommage dans son dernier livre paru à la fin de l'an dernier, intitulé Où sont ceux que ton coeur aime et publié dans la collection La rencontre des éditions Arléa...

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    Un amour de Boulgakov

    Au début des années 80, Gemma Salem publiait son premier roman, auquel je consacrai ce papier, paru dans le journal Libération le 22 avril 1982.

    L’histoire du Roman de Monsieur Boulgakov est celle d’une passion « incendiaire ». Une jeune comédienne aux origines panachées d’Orient pimenté et de Suisse confite, installée dans le Midi et languissant un peu d’accéder à la gloire tous azimuts, tombe soudain sur le specimen masculin de ses rêves : un écrivain russe très grand en centimètres autant qu’en format littéraire, mais rayé du nombre des vivants dans le crépuscule sanglant des années 30. Rencontre donc de type occulte…

    La comédienne s’appelle Gemma Salem. L’auteur est Mikhaïl Afanassiévitch Boulgakov, auteur du Maître et Marguerite, des Oeufs fatidiques, du Roman théâtral et de Cœur de chien.

    Or le coup de foudre de Gemma Salem est tel que, non contente de dévorer tous les écrits traduits de Boulgakov en quelques mois, elle en a investi et réfracté l’univers à la façon de Diablerie - nouvelle du même Boulgakov -, poussant l’observation mimétique de la discordance entre réalité et discours jusqu’à l’absurde hallucinant.

    À dire vrai, Le Roman de Monsieur Boulgakov ne nous intéresse pas tant par son approche, d’ailleurs très partielle, des positions éthiques ou esthétiques de l’écrivain, que par la recréation, vivante et truculente, d’un destin et de ses péripéties. Gemma Salem suggère des lieux et projette des espaces, fait parler des personnages de chair et fond tout cela dans le mouvement d’un temps fuyant, à la fois tangible et impalpable.

    C’est ainsi que, dès les premières pages du roman, nous nous transportons, aux côtés du jeune Micha, alors toubib débutant, dans le Kiev de son enfance. Puis nous voilà, après un voyage congelant, dans le trou de province des Récits d’un jeune médecin, la première de ses œuvres, où Mikhaïl Boulgakov brassa maux et misères à pleines mains.

    Et dès ce moment, aussi, se remarque l’habileté avec laquelle Gemma Salem tire parti d’éléments empruntés aux œuvres de l’écrivain, pour donner au roman son climat, ses couleurs et sa vraisemblance, et cela sans qu’on n’ait jamais l’impression de subir une compilation non plus qu’un relevé de filature.

    Ensuite nous suivrons Boulgakov à travers les années, des lendemains de la Révolutuoin à la fin des années 30, au fil d’une production littéraire très étroitement surveillée dès ses débuts, à cause de sa liberté de ton et de sa propension satirique, complètement interdite de publication et de représentation au tournant de 1928 (quand bien même Staline avait vu et revu dix–sept fois la pièce intitulée Les Journées des Tourbine !) et que l’acharnement de sa dernière compagne – le très beau personnage de Lena – fera sortir des tiroirs d’infamie après la mort de l’écrivain.

    De ce dernier, Le Roman de Monsieur Boulgakov nous donne une image attachante et nuancée. En évitant les pièges de l’idéalisation ou du sentimentalisme, si fréquents dans le genre, Gemma Salem a recomposé le portrait d’un Monsieur très porté sur la vie et les femmes, capable d’autant d’amitié chaleureuse que d’intransigeance têtue, qui tenait par-dessus tout à préserver ses œuvres de toute compromission.

    En outre, l’intérêt du livre, autant qu’à la figure du grand écrivain, tient aussi aux scènes multiples visant à restituer l’ensemble d’une époque, avec sa kyrielle de personnages nimbés d’ombre ou de lumière : le maître du Kremlin grasseyant au téléphone, Constantin Stanislavski pontifiant et un peu cacochyme., qui tyrannise ses disciples du Théâtre d’Art, l’affreux journaliste flicard Orlinski commis à l’exécution systématique des œuvres de Boulgakov, ou Sergueï Ermolinski, l’ami des bons et des mauvais jours, et enfin la toute dévouée et tout aimante Lena, à laquelle Gemma Salem prête sa voix dans le monologue poignant du dernier chapitre, devant la dépouille mortelle de son génial compagnon.

    Gemma Salem. Le Roman de Monsieur Boulgakov. Editions L’Âge d’homme, collection Contemporains, 1982.

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    La maison des vifs

    D'une verve mordante sur fond de tendresse, le roman de Gemma Salem intitulé Bétulia confirmait les dons de la romancière en 1987. Ce que j'en écrivais dans Le Matin de Lausanne...

    Si les verts paradis de l’enfance ont inspiré les écrivains jusqu’à satiété, il n’en va pas de même de l’adolescence, dont la tonalité souvent discordante est plus malaisée à rendre, aussi ingrate en somme que l’âge qu’elle désigne.

    Tantôt poétisée, comme dans Le grand Meaulnes d’Alain-Fournier, et tantôt associée à une mythologie plus truculente, ainsi que s’y est employé Alexandre Vialatte dans Les fruits du Congo, l’adolescence est magnifiée dans les meilleures oeuvres qui en évoquent les brumes ou les frasques. Mais le portrait définitif de l’adolescent contemporain, qui en sait à la fois trop et trop peu, et dont les sentiments s exacerbent à proportion de son impatience idéaliste, reste encore à faire.

    Du moins en trouve-ton déjà, ici et là, des esquisses appréciables, et celle que nous propose Gemma Salem dans son dernier roman nous paraît des plus attachantes, avec cela de notable qu’il s’agit d’abord d’un livre comique.

    Le premier mérite de l’auteur est d’avoir évité tous les poncifs au goût du jour, nous surprenant à chaque page. Qu’il soit question, en l’occurrence, d’un garçon prénommé Léon, fils de parents désunis et que son père accueille en cette arche lausannoise qui donne son nom au titre du livre et où cohabite toute une smalah de plus ou moins marginaux, pouvait faire craindre le pire : les sanglots du caniche abandonné, sa prise de conscience politique au voisinage de tel chanteur boy-scout, ou le déploiement de ses fantasmes à l’approche de vraies dames en chair...

    Or c’était compter sans la bonne nature de l’auteur, qu’on retrouve ici en veine et en verve, et qui parvient, à touches légères et mordantes à la fois,; à faire revivre une frise de personnages hauts en couleur dont les traits pittoresques s’intégrent, finalement, dans une vision singulièrement mélancolique.

    Une ménagerie

    Sur le moment, le défilé de Kuneba le chanteur révolté gui sent des pieds, de Tabernacle le pédé que tyrannise son julot criseux, de Cul et Chemise les sempiternels frères ennemis à la Laurel et Hardy, de la veuve Schütz appelant la police dès qu’un locataire se mouche trop bruyamment, de Clarisse l’intempestive et de ses deux petits lions, d’Arthur le fol ou de José le violoncelliste aux élégances discrètes, ne laisse de nous faire sourire sans discontinuer, et parfois éclater du rirele plus sonore.

    Nous sommes, avec Léon le narrateur, comme en visite au jardin zoologique de la vie, loin des parents indifférents et des cafards du monde environnant qui ne s’affirment qu’en traquant le désordre et la moindre saleté.

    A cet égard, l’on pourrait reprocher à Gemma Salem de caricaturer la mornitude helvétique à un point qui frise certain nouveau conformisme; mais l’effet comique est tel, dans sa foulée, que la réserve porte à faux.

    Jardin secret

    De la même façon, si l’auteur ne fait pas toujours dans la dentelle, stylistiquement parlant, le rythme et le tonusde sa phrase, et son sens de la construction romanesque et son art du dialogueparviennent à dissiper nos réticences.

    Enfin, le sentiment qui se dégage du livre incline à la pacification, en dépit de ses pointes féroces. Sans rien d’amer ni d’insidieux, c’est un regard amical et un lieu préservé. Ce qu’il y a de beau à Bétulia, c’est que Léon y a découvert la vie en dépit de l’attitude lamentable de son père. Celui-ci, fuyant toute rencontre, n’en aura rien vu. Tandis que Léon, fuyant finalement le foyer pour jeunes inadaptés à quoi son paternel le destine, reviendra, plus tard, à son jardin secret…

    Gemma Salem. Bétulia. Editions Flammarion, 1987.

    À ces deux aperçus de l'oeuvre de Gemma Salem, riche de nombreux autres titres - romans et pièces de théâtre alternés -  je me propose d'ajouter sous peu un développement plus conséquent, digne d'un écrivain de tempérament exceptionnel, dont le dernier livre, de tournure très personnelle, résonnait comme un poignant bilan existentiel. 

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  • Le silence et l'émotion partagée

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    Un souvenir personnel après la mort de Michel Piccoli…

    Michel Piccoli, qui vient de s’éteindre à l’âge de 98 ans, avait 45 ans dans le rôle de Pierre, le protagoniste des Choses de la vie de Claude Sautet, 72 ans dans la peau de Marcel, le vieil amant de Mylène Demonjeot dans Les toits de Paris d’Hiner Saleen, et 86 ans en pontife apostolique mal dans sa peau dans Habemus papam de Nanni Moretti…

    « Le cinéma ne mourra pas tant qu’il y aura des fous de l’espèce d’Hiner Saleem », me disait Michel Piccoli le 9 août 2007 à Locarno, après la présentation, en première mondiale, d’un film d’une infinie tendresse, qui avait cela de particulier d’être extrêmement taiseux, son dialogue se réduisant à peu près à une vingtaine de répliques...

    « A vrai dire, poursuivait le grand comédien, qui allait recevoir le jour même l’Excellence Award pour sa carrière, il ne m’est arrivé que deux fois, dans ma carrière, d’avoir un rôle aussi silencieux, la première avec Marco Ferreri, dans Dillinger est mort, et cette fois à un point réellement extrême. Mais j’aime les extrêmes. J’aime faire mon métier en restant, ainsi, extrêmement discret par rapport au réalisateur. Ce qui n’empêche pas l’autre extrême d’un engagement absolu, accordé à la folie et au délire de l’œuvre. J’ai horreur des petites comédies dénudées. Même si je ne voyais pas au début ce que voulait dire Hiner, je me suis adapté en toute confiance à sa demande, comme j’ai cherché à m’exprimer en consonance avec les lumières du film. On ne joue pas en effet de jour comme de nuit. Et là, nous étions aux mains d’un couple diabloique, avec Hiner et son chef opérateur Andreas Sinanos… »

    Une émotion silencieuse

    La lumière est en effet essentielle dans ce superbe poème cinématographique, construit comme une sorte de tableau labyrinthique jouant essentiellement sur l’émotion à fleur de peau, la sensation liée à la présence très physique des comédiens, et sur la musique des images et de la bande sonore.

    La poésie de Sous les toits de Paris (devenu Les Toits de Paris en distribution) n’a rien du chromo « bohème », ni rien non plus du cliché misérabiliste en dépit de son scénario.

    Marcel (Michel Piccoli) est un vieil homme délaissé par son fils Vincent, vivant dans les combles d’un immeuble parisien à côté de son ami Amar (Maurice Bénichou) qui ne rêve, lui, que de rentrer dans son pays. Malgré la sollicitude de Thèrèse (Mylène Demongeot), serveuse sexagénaire dans un bistrot de quartier, et le lien qu’il noue avec sa jeune voisine (Marie Kremer) après que l’ami de celle-ci a été terrassé par une overdose, Marcel « baisse » et c’est comme un chien malade qu’il finira dans sa soupente, après un été de canicule, de terribles orages et le retour du froid.

    Ainsi que le remarquait Mylène Demongeot, ce film radical a nécessité, de la part des acteurs, une totale remise en question de leurs acquis. « Nous avons vraiment fait du cinéma. C’est la première fois que cela m’arrive comme ça. J’ai eu le sentiment que j’avais à descendre au fond de moi-même avant de pouvoir ouvrir mon âme»…

    Lumières de la relation

    Quant au dessein du film, le réalisateur l’explique par son regard d’Oriental sur notre société. Kurde d’origine établi à Paris, Hiner Saleem a été frappé de découvrir, dans notre monde civilisé, des vieux abandonnés par leur famille, mais également des jeunes réduits à la solitude. A contrario, la relation qui se noue entre Marcel, en fin de vie, et la jeune fille incarnée par Marie Kremer (tout à fait remarquable elle aussi), diffuse une lumière qui adoucit la déchéance presque insoutenable du vieil homme auquel son amie Thérèse offre par ailleurs une dernière balade à travers son cher Paris. Aussi éloigné de la sociologie que du pamphlet, Hiner Saleem touche pourtant à de multiples aspects du mal-être social dans Les toits de Paris.

    Par sa simplicité apparente (qui ne va pas sans une extrême densité d’observation), son empathie et sa beauté, ce film dans lequel il faut se laisser couler sous peine d’ennui (car il semble ne rien s’y passer) rappelle à la fois les épures d’un Alain Cavalier et la profonde sensibilité d’un Yasujiro Ozu, grand maître de la parole silencieuse…

  • Amarcord III

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    Les pères s’en allaient tôt matin,

    mais où donc allaient -ils ?

    Où, dans la nuit et le crachin,

    dans le lointain et dans l’hostile ?

     

    Dans le doux repli des maisons,

    les mères sourcilleuses

    tançaient doucement les garçons

    et les filles moqueuses.

     

    En hiver, l’école, la nuit,

    et là-bas les bureaux,

    dans les océans de l’oubli

    sèment comme autant dl îlots.

     
  • Leonardo, Rose de Pinsec et le devin...

     

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    La fabuleuse biographie de Léonard de Vinci par Walter Isaacson, parue récemment en traduction à Lausanne, autant que les 151 épisodes de la série « culte » Le Mentaliste, apologie de l’intuition déductive d’un Gentil dans sa lutte contre le Méchant, auront égayé, non sans grand écart culturel, notre confinement jamais coupé du monde, avec un clin d’œil à la paysanne Rose de Pinsec incarnant le bon sens terrien…

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    Unknown-11.jpegQuel rapport y a-t-il entre un certain Leonardo, bâtard notoire d’un notaire toscan au prénom de Piero et natif du bourg de Vinci, une paysanne de montagne râtelant le foin de son parchet sur les hauts du hameau valaisan de Pinsec, et le «mentaliste» californien Patrick Jane connu pour son sens de l’observation et sa mémoire exceptionnelle - quel rapport sinon la même touche d’humanité liant un génie « universel » et nos humbles et très diverses personnes plus ou moins talentueuses…

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    Curieux de tout, doté d’une nature généreuse et d’un physique avenant de splendide athlète au charme délicat, très observateur dès son enfance et non moins impatient de tout apprendre et comprendre en autodidacte aussi fantaisiste à ses heures que rigoureux dans ses inutitions pré-scientifiques, Léonard de Vinci (1452-1516) développa les talents rares d’un artiste complet plus soucieux de perfection que de quantité (d’où le nombre relativement restreint de ses chefs-d’œuvre) et d’un « ingénieur » polyvalent, organisateur de fêtes folles et inventeur de machines de guerre ou d’instruments de musique, entre autres projets grandioses, comme cette ville idéale dont l’urbanisme permettrait de lutter contre les épidémies…

    Le portrait de l’homme que fut Léonard transparaît au fil des pages de la biographie de Walter Isaacson, notamment à partir des milliers de pages de notes et croquis de ses carnets révélant, malgré son peu de goût pour les aveux « intimes », un être à la fois puissant et hypersensible , voire mélancolique, parfois taraudé par ses démons et conscient du Mal inhérent à la condition humaine alors qu’il célébrait, en poète et en homme de bonne volonté, le Beau et le Bien.

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    Sur près de 600 pages tassées et non moins captivantes, dont la traduction française – excusez du peu ! - a paru à Lausanne à l’enseigne des Presses polytechniques et universitaires romandes, la biographie de Léonard de Vinci est le fruit d’un immense travail « collaboratif » en somme comparable à celui des artisans et artistes florentins du XVe siècle travaillant à de grands ouvrages communs tel le dôme de Florence. De fait, l’historien américain combine tous les apports de l’histoire de l’art et de la connaissance scientifique accumulés à travers les siècles par ses précécesseurs, autant que ceux des techniques actuelles en matière de recherche, pour aboutir à un récit fluide et chatoyant, riche de détails autant que de synthèses, avec une touche tout à fait personnelle et un allant communicatif.

    Mais alors quoi de commun avec Rose de Pinsec et l’enquêteur « mentaliste » de la fameuse série ? J’y viens !

    Quand Rose de Pinsec disait de la télé : « Pas besoin ! »

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    La télévision - fenêtre sur le monde ou fabrique d’abrutis -, comme l’ordinateur - merveilleux instrument de connaissance et de communication ou puits sans fond de l’imbécillité -, ne seront jamais que ce que chacune et chacun en fait, comme il en va de notre « gestion » du confinement...

    Avant l’apparition de l’ordinateur et du smartphone dans nos vies, en 1977, Rose Monnet, solide paysanne de Pinsec répondait au réalisateur de la télévision romande JacquesThévoz qui lui demandait, dans un reportage documentaire mémorable, si elle envisageait elle-même d’installer un jour la télévision dans son modeste mayen, d’un vigoureux et spontané « Pas besoin ! », réaction qui pourrait être interprétée comme l’expression d’une mentalité bornée, ou au contraire pleine de sagesse: j’ai la santé et mon parchet, j’ai ma vie et c’est tout bon…

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    Or je ne sais pourquoi ce «pas besoin !» me poursuit, moi qui ai toujours été curieux de tout, non comme un frein ni comme une résignation piteuse mais comme un rappel de notre chance d’être au monde et un signe d’humilité et de reconnaissance. Ce « pas besoin ! » s’enracine dans notre culture séculaire auto-suffisante et je le retrouve, exprimé de façon plus subtilement lyrique, dans cette page de L’Institut Benjamenta de Robert Walser : « Si j’étais riche, je ne voudrais nullement faire le tour de la terre. Sans doute, ce ne serait déjà pas si mal. Mais je ne vois rien de bien exaltant à connaître l’étranger au vol. Je me refuserais à enrichir mes connaissances, comme on dit. Plutôt que l’espace et la distance, c’est la profondeur, l’âme qui m’attirerait. Examiner ce qui tombe sous le sens, je trouverais cela stimulant. D’ailleurs je ne m’achèterais rien du tout. Je n’acquerrais pas de propriétés. Des vêtements élégants, du linge fin, un haut-de-forme, de modestes boutons de manchettes en or, des souliers vernis pointus, ce serait à peu près tout, et avec cela je me mettrais en route. Pas de maison, pas de jardin, pas de valet. (…) Et je pourrais partir. J’irais me promener dans le brouillard fumant de la rue. L’hiver et son froid mélancolique s’accorderaient merveilleusement avec mes pièces d’or ».

    Pour archaïque qu’elle paraisse dans sa modestie plus ou moins jouée et rouée, cette vision de Walser, comme le « pas besoin ! » de Rose de Pinsec, n’exclut pourtant ni l’humour terrien ni l’élégance, pas plus que les embrouilles de la vie.

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    Or l’élégance de Patrick Jane, toujours en costume trois pièces et refusant de porter aucune arme, et sa gentillesse frottée d’insolence, sa bonté naturelle envers les animaux et les enfants n’ont cessé de me revenir à l’esprit en imaginant Léonard déambulant en beaux atours dans les ruelles de Florence, aimable avec tous et ne répondant point aux piques dures des jaloux ou des ombrageux à la Michel-Ange, conscient de son génie et triste sous l’agression des malveillants moralisants comme il y en a plus que jamais aujourd’hui, joyeux et non moins fragile en sa solitude éprise d’absolu esthétique.

    Une vision panoptique qui relie le détail à l’ensemble

    La vision de Léonard de Vinci, dans les petites et les grandes largeurs, relève d’une observation panoptique. Chacune et chacun sait que le Panopticon est ce dispositif précis, dans une prison, qui permet au gardien de voir d’un même point central tous les prisonniers soumis à sa surveilance, mais c’est sans cet aspect disciplinaire que je l’entends : comme une observation simulatnée et aussi tourbillonnante que le sont les idées et les figures de certaines peintures de Leonardo, à commencer par son incroyable esquisse de L’Adoration des mages, magnifiqueement analysée par Issacson, et comme en témoignent les milliers de pages de ses carnets aux mêmes observations kaléidoscopiques.

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    La singularité de l’enquêteur Patrick Jane, à part sa mémoire phénoménale, tient à sa façon de relier les traits physiques et moraux, les tics et les pensées, les moindres frémissments expressifs et les émotions d’un personnages, exactement de la même façon que Leonardo puise, dans sa connaissance approfondie de l’anatomie humaine, les liens entre tel muscle et tel mouvement, tel trait et telle expression, non point de façon platement mécanique ou linéaire mais avec les nuances de la lumière sur la chair et le jeu des transparences. Là aussi, Walter Isaacson excelle à distinguer la finesse sensible extrême des nuances apportées par Leonard de Vinci aux tableaux peints en collaboration avec ses divers maîtres plus conventionnels de touche, comme on le voit dans le Baptême du Christ travaillé conjointement par Verrocchio et son élève.

    Ce que les crises révèlent du Bien et du Mal

    Certaines situations sont particulièrement révélatrices en ce qui concerne le Mal, au sens biologique ou moral le plus large, et nous l’aurons vérifié à l’occasion de la pandémie en cours, comme Leonardo à pu l’observer après la peste de son temps qui a décimé la ville de Florence et lui fit jeter les bases d’une ville idéale hygiéniquement sécurisée quand il se transporta de Toscane à Milan, au début de sa stupéfiante carrière parallèle d’ingénieur-urbaniste-musicien-showman-artiste.

    Or l’intuition hypersensible et l’imagination déductive, mais aussi la révolte contre le Mal apparient aussi Leonard de Vinci et Patrick Jane impatient de punir le Méchant qui a tué sa femme et sa fille. Je sais bien que ça fait un peu vieux jeu de défendre le Bien contre le Mal, mais le choix n’a rien d’abstrait ou d’idéologique: question de survie, autant que de style, même si la comparaison des deux personnages relève,une fois encore, du grand écart apparemment loufoque. Cependant, le virus se fiche des partis et des appartenances de classes ou de races autant que des niveaux de culture: il est égalitaire au contraire de la médecine trop humaine, et s’il est exagéré de prétendre que le héros blondin d’une série américaine est égal par son mérite à l’un des plus grands génies de notre chère espèce, il est prouvé en période de crise que la lutte contre le Mal relève décidément de la ressemblance humaine, amen.

    Bref nous avons vaincu la peste et, en attendant, par delà d’autres défis viraux, la panacée transhumaniste que nous promettent les nouveaux prophètes de Dieu sait quelle ennuyeuse immortalité, la quarantaine nous a permis de lire de beaux livres et de voir ou revoir des tas de bons films et quelques séries qui valent peut-être les feuilletons que Rose de Pinsec lisait le soir avant de s’endormir sans somnifères - pas besoin !

    Walter Isaacson. Léonard de Vinci – La biographie. Traduit de l’anglais (USA) par Anne-Sophie De Clercq et Jérémie Gerlier. Quanto / Presses polytechniques et universitaires romandes, Lausanne, 2019.

    Le Mentaliste. Série télévisée de Bruno Heller en 151 épisodes et 7 saisons (2008-2013), reprise sur Prime Video.

     
  • Cordialités paradisiaques

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    Dès le premier numéro du Passe-Muraille, en 1992, Charles-Albert Cingria patronnait la joyeuse équipe sous le couvert d'un pastiche amical signé JLK...

    Il n'est rien qui puisse me surexalter à ce point que la nouvelle que quelque chose de neuf et de vaillant et de nécessaire se fomente quelque part dans l'univers, et d'autant plus que cette chose est un journal et que d'emblée le titre de celui-ci manifeste l'impatience véhémente de quelques-uns de percer tout l'épais du monde.

    A présent que j'y resonge il me semble d'ailleurs n'avoir jamais fait que cela dans ma vie: que lancer des messages qui tantôt n'étaient que de simples boulettes de papier griffoné fusant de ma sarbacane par-dessus les haies vives et les frontières, et tantôt de vraies lettres estampillées, ou des libelles, des plaquettes adornées, d'entiers volumes propulsés à la bombarde contre les fortins d'indifférence blême de l'engeance philistine; et tout aussitôt me reviennent, en volutes exquisement parfumées d'encre et de tabac Caporal, tant de remembrances de tous les journaux et des revues qu'à travers les années mes amis et moi nous avons cru suressentiel de fonder. D'où je vous écris, et comme tout s'y discerne mille millions de fois plus clairement que dans la vie contingente, je revois s'inscrire sur les frontons de papier les noms de La voile latine et d'Aujourd'hui ou de Carreau et de ces Petites feuilles qu'à peu près seul je fabriquais à Saint-Saphorin sur un coin de table de l'auberge de l'Onde tandis qu'alentour fulminait la guerre assassine, et qui reste à jamais «le plus petit tirage du plus petit journal paraissant irrégulièrement»...

    Ah ! mais quel sacré bouc de chance vous avez donc, chers amis du Passe-muraille, de vous lancer à votre tour dans une de ces équipées qui font trembler les éteignoirs et se rasséréner le poète hâve dans les fumées de sa soupente.

    Vous me savez trop peu porté sur le voulu pittoresque dont se repaissent les notabilités de province et certaines dames exténuées de vertu, pour surenchérir dans l'évocation de je ne sais quelle Grande Epoque des Cahiers vau-dois ou de la N.R.F. de Paulhan. Foin de ces momeries et ne nous démantibulons, mes amis, qu'à débourber le présent d'or pur de sa gangue de tout-venant.

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    Ce n'est d'ailleurs rien d'autre que cela, ce qu'on appelle le Paradis: ce présent absolu d'une beauté fusillante dont je me suis acharné à retenir le soupçon d'un reflet dans mes pauvres opuscules, et duquel je crois retrouver, chez vous, le désir haletant.

    Dans le plus-que-réel que je hante désormais tout s'explique des rébus sur lesquels vos front ne discontinuent. de se meurtrir là-bas, et c'est un ravissement que je vous promets.

    Au même instant je me retrouve à Sienne et le Campo se nimbe de l'ultime couleur orange du jour qui se retire, ou c'est midi tapant et je suis, non loin de la Loire qu'on entend bruire derrière les herbes, ce Bouddha en caleçon de coton qui médite les yeux clos, ou mes vélocipédies m'entraînent de l'Asie occulte aux glaciers hallucinants de Terre de feu, ou je croise Apulée au kiosque à journaux d'à côté (nous parlons un peu du cours de la Bourse), ou c'est Léautaud, qu'escortent six cents soixante-six chiens et chats, qui me hèle sur le Boulevard de l'Eternité, ou voici que Ramuz et Pétrarque me relancent, qui m'attendent tout à l'heure au Vieil Ouchy pour y écluse un petit blanc coruscant. Tout est brasseboulé, tout est ressaisi — l'on s'extasie.

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    Voilà bien un peu, chers amis, ce que je tenais à vous écrire d'où je suis, dans l'insouciance enfin atteinte d'être ou non payé. Or me salarie amplement votre ferveur angélique. Enfin vous dire qu'on est partout et toujours le même homme-humain que disaient et que disent encore les Chinois. L'univers est à nous pour que nous en fassions quelque chose dans l'oeuvre que nous ne saurions oublier de sa transmutation. Tout le reste n'est que vannante agitation et que pâte à papier.

    Charles-Albert Cingria, p.a.a JLK

  • Cette céleste onction

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    La verte fraîcheur des prairies
    au premier jour de mai
    se grise de gris et de pluie
    aux subtiles sagaies.

     

    La douce sensation de vivre
    nous revient étoilée
    dans tout ce bleu des herbes ivres
    du ciel éparpillé.

     

    L’averse et sa très tendre onction
    en cette matinée
    est bénie: bénédiction
    des hauts gazons lustrés...