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  • Ceux qui remontent la pente

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    Celui qui recommence à soulever des poids devant la fenêtre ouverte sur l’arrière-cour ensoleillée de l’usine de traitement des déchets / Celle qui s’est trouvé un rouge à lèvres plus rouge / Ceux qui se sentent des ailes de poissons exotiques de bars à champagne / Celui qui juge le monde tellement effrayant que son état personnel ne lui inspire que reconnaissance à l’instar des passereaux d’alentour / Celle qui se refait une santé de fer à base de filet de féra / Ceux qui se reconnaissent à la pertinence de leurs appréciations en matière de poésie chinoise et de pêche à la mouche / Celui qui se proposait de construire une école dans la région de Delhi et qui n’en a rien fait pour des raisons qui ne regardent que lui ma foi / Celle qui se reconstruit enfin en cédant à ses meilleurs penchants au dam de son oncle très strict en matière d'orgies non reconnues par le Synode / Ceux qui ont vu Cracovie d’un même œil sans baiser les mêmes bouches / Celui qui revient aux bains de vapeur traditionnels sous l’effet d’une sorte de tropisme de plante buveuse / Celle qui revient à la vie en s’immergeant dans la mer Morte / Ceux qui se réfèrent aux textes cryptés pour justifier leur goût du fiel de bœuf musqué et de la flagellation à clous / Celui qui draine ses pensées moites avant de se jeter sur la femme de marbre / Celle qui renonce à toute vindicte mais veut qu’on la paie en lapins / Ceux qui entendent toujours les habitants des plafonds / Celui que la maritorne met en appétit / Celle qui se régale de risotto à la rucola à la trattoria Santa Lucia de Winterthour (Suisse) où l’on peut visiter ce jours une expo des ciels de Corot au musée du Römerholz qui s’atteint par le bus No 10 moyennant 2 francs suisses / Ceux qui se rappellent soudain ce que disait Moncef Marzouki de l’hypocrisie des Européens il y a des années déjà quand il traitait le pouvoir français de pompier pyromane / Celui qui reprend la lecture de La Chartreuse de Parme en poche Folio et se délecte à la lecture de la préface de Paul Morand ce vieux réac qu’il voyait faire sa gym en caleçon de toile dans les années 75-80 sur son balcon-sabot du château de l’Aile / Celle qui n’a pas encore compris que Beyle est à Stendhal ce que Joyaux est à Sollers à ça près que Sollers ne sera jamais à Stendhal ce que Joyaux est à Beyle en tout cas aux yeux des Japonais lettrés clairvoyants en ce smatières/ Ceux qui savourent posthumément la revanche de Stendhal sur Beyle sans oublier que ma foi Stendhal sans Beyle ne serait pas là, etc.

    Image: Paul Thierrée, etc.

  • Pour tout dire (93)

     

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    À propos de l'outrecuidance des nouveaux maîtres du monde. De l'impériale vanité fondée sur le vide. Comment le livre résiste à la fuite en avant. Du bon usage de Michel Houellebecq.

    Les faits et gestes du nouveau Président américain et de son proche entourage sont intéressants et significatifs d’une nouvelle forme de muflerie, qu'il ne suffit pas de brocarder ou de tourner en dérision. De fait, l'outrecuidance qu'ils manifestent, de façon tout à fait originale en ce qui concerne le Président lui-même, accro comme un ado criseux à son smartphone et se servant de Twitter comme un Néron de cartoon, et l'extraordinaire culot des nouveaux bateleurs de la Maison-Blanche ne se distinguent guère, pourtant, de la goujaterie d'un Berlusconi ou de la forfanterie d'un Poutine. Au reste, cette outrecuidance est vieille comme le monde, mais sa particularité actuelle est d'apparaître sans masque en temps réel dans le monde entier, et de prétendre manipuler les données objectives à sa guise. À cet égard, l'arnaque relative aux "faits alternatifs", vieille comme toute idéologie et toute propagande faisant passer les désirs du Pouvoir pour la réalité, revêt des "habits neufs" avec la clique animant le Reality Show le plus sidérant du moment.
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    D'aucuns prétendent, notamment dans une certaine gauche radicale, que Donald Trump ne diffère en rien de ses prédécesseurs, et plus particulièrement d'un Barack Obama angélisé à outrance. D'autres, diabolisant au contraire Obama, assimilent toute critique de Trump à de l'hystérie. En la matière, la logique binaire règne dans les médias et sur les réseaux sociaux, où tout le monde il est Charlie ou facho, point barre.
    Mais est-il sensé de coller une petite moustache hitlérienne à Donald Trump ? Sûrement pas, dans la mesure où la situation des States et du monde actuel est un peu (!) différente de ce qu'elle était dans les années dites de la "montée de périls". De la même façon , parler de Trump comme d'un nouveau Néron semble non moins prématuré...
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    Cela étant, le rejet de l'étranger, le mépris de tout ce qui pense autrement que soi, le mélange des genres éhonté et revendiqué comme tel, l'inculture érigée en qualité, la vulgarité machiste et l'hypocrisie “appropriée " ne sont pas moins inquiétants que tant de "vieux démons" réactionnaires ou révolutionnaires - et l'on remarque à ce propos que l'hyper-réac Steve Bannon se réclame à la fois de l'esthétique nazie d'une Leni Riefenstahl et de l'anti-parlementarisme d'un Lénine...
    L'observation du feuilleton en train de se jouer à vue à la Maison-Blanche est également intéressante dans la mesure où cette "série" nous parle, aussi, de notre monde et de nous- mêmes. Nous sommes en effet partie prenante de cette réalité à la fois effrayante et riche de merveilles. Je ne parle pas d'une bonne posture politique, contre une mauvaise position, mais du TOUT DIRE de notre réalité dont l'idéologie et la politique, le simulacre de religion et la propagande consumériste ne sont que des aspects.

    L'outrecuidance d'un Trump ou d'un Poutine nous cachent la Russie des gens et l'Amérique réelle, mais elle nous aide aussi à voir en face le "gros animal" de la société dont parlait Platon, aiguisant notre lucidité.
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    Or que faire de la lucidité ? Je me posais la question ces derniers jours en lisant le remarquable Cahier de L’Herne consacré à Michel Houellebecq, lequel a senti, jusqu'à en désespérer, le côté perdu de l'homo novus occidental, à vrai dire mondialisé.
    Houellebecq a senti, mieux que personne, que le ricanement des "élites" et la culture de la dérision, dont l'esprit Charlie est un des avatars, ne sont pas de bonnes réponses à la fuite en avant du monde continuant sa course au prétendu progrès et à la prétendue réussite. Dans un très bel hommage à son pair, Emmanuel Carrère, autre écrivain français rompant avec le ronron littéraire , dit clairement en quoi Houellebecq nous éclaire, dans son observation hyper-réaliste du Supermarché mondial, mais en quoi aussi sa désespérance lui masque les forces vives, agissantes et réagissantes, qui résistent au nivellement général et à la crétinisation des meutes.
    Or j'en reviens à ce qu'écrivait Houellebecq il y a vingt ans de ça dans ses Approches du désarroi (in Interventions, Flammarion 1998) qui me semble un élément de réponse possible au décervelage via Twitter à quoi s'applique le nouveau Président des States, par delà la caricature et l'esprit de dérision, dans un appel à la lenteur qui sauvera nos âmes:
    “Contrairement à la musique, contrairement à la peinture, contrairement aussi au cinéma, la littérature peut absorber et digérer des quantités illimitées de dérision et d’humour. Les dangers qui la menacent aujourd’hui n’ont rien avoir avec ceux qui ont menacé, parfois détruit les autres arts, ils tiennent beaucoup plus à l’accélération des perceptions et des sensations qui caractérise la logique de l’hypermarché. Un livre en effet ne peut être apprécié que lentement; il implique une réflexion (non surtout dans le sens d’efforts intellectuels, mais dans celui de retour en arrière); il n’y a pas de lecture sans arrêt, sans mouvement inverse, sans relecture. Chose impossible et absurde dans un monde où tout évolue, tout fluctue, où rien n’a de validité permanente: ni les règles, ni les choses, ni les êtres. De toutes ses forces (qui furent grandes), la littérature s’oppose à la notion d’actualité permanente, de perpétuel présent. Les livres appellent des lecteurs; mais ces lecteurs doivent avoir une existence individuelle et stable: ils ne peuvent être de purs consommateurs, de purs fantômes; ils doivent être aussi, en quelque manière, des sujets.
    Minés par la hantise du politically correct, éberlués par un flot de pseudo-informations qui leur donnent l’illusion d’une modification permanente des catégories de l’existence (on ne peut peut plus penser ce qui était pensé il y a dix, cent ou mille ans), les Occidentaux contemporains ne parviennent plus à être des lecteurs; ils ne parviennent plus à satisfaire cette humble demande d’un livre posé devant eux: être simplement des êtres humains, pensant et ressentant par eux-mêmes.”
    Bien entendu, ce dernier constat catastrophiste est exagéré, relevant de la propension de Michel Houellebecq à se poser en prophète délivrant Sa Vérité au monde. Cependant il y a souvent du vrai dans ses observations malgré sa façon de pratiquer la généralisation abusive ou le paradoxe provocant, non sans grain de sel...

  • Sollers le mousquetaire cardinal


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    Philippe Sollers est sans doute le plus mal vu des écrivains vivants de langue française les plus en vue, probablement aussi le plus mal lu. Il est d’ailleurs le premier à le rappeler à tout moment, comme il est le premier à peaufiner son autoportrait. Nul autre que Sollers n’a mieux parlé de ce personnage de roman qu’est devenu Philippe Joyaux, né en 1936 à Bordeaux de père industriel et de mère catholique, fier comme Artaban de son aïeul maternel Louis champion d’escrime et se posant à son tour en crâne frondeur après Cyrano : « Déplaire est mon plaisir ! ».
    Et le fait est qu’il y a réussi : nul auteur français, au premier rang de sa génération, du Nobel Le Clézio à Pascal Quignard, en passant par Patrick Modiano, n’a suscité autant de décri et d’injures. Or il est vrai que le personnage peut sembler puant. Lui-même d’ailleurs se voit bien: « D’habitude, je suis plutôt modéré, voire laxiste, et même jésuite. Mais si on me cherche, on me trouve, et je peux être aussi terroriste, cassant, désagréable, têtu, insolent, odieux ».
    Et que reproche-t-on au juste à Philippe Sollers ?
    Quatre choses surtout: d’avoir passé du maoïsme à une posture poético-mystique politiquement suspecte; d’avoir écrit Femmes, vaste chronique d’époque devenue best-seller et jugé misogyne ; d’être revenu au catholicisme de son enfance et de s’être agenouillé devant Jean-Paul II; d’être outrageusement libre, productif, joyeux, et de n’avoir l’air de douter de rien, surtout pas de lui. À quoi s’ajoutent cent griefs liés à ses pouvoirs, réels ou fantasmés, dans le monde de l’édition, à son omniprésence médiatique, à ses menées de chef de gang et nous en passons. Mais l’écrivain là-dedans ?
    Disons qu’à l’instar de l’homme privé, pudique et protégé, il se planque pour mieux rayonner. Il en résulte une cinquantaine de livres qu’on classe un peu vite en « lisibles » et en « illisibles », sans voir qu’ils racontent l’histoire d’un homme en phase avec son siècle : très sage apparemment à 22 ans, avec Une curieuse solitude, roman proustien que célébrèrent à la fois Mauriac et Aragon ; moins convenable ensuite avec Le Parc, qui flirte avec le Nouveau Roman ; avant-gardiste ensuite, alignant des romans de plus en plus complexes et des essais abscons, jusqu’à l’extrême Paradis, poème fluvial issu des sources de Dante et Joyce, dont l’auteur sexagénaire, dans ses mémoires (Un vrai roman) affirme tranquillement que c’est « de loin le plus grand poème du vingtième siècle »…
    Coup d’autopub et de bluff comme, récemment à la télé, lorsqu’il brandit son Discours parfait à La Grande Librairie et le présenta comme le parangon de « l’identité française » ? Et lui qui conchie la société du spectacle n’en est-il pas le plus clinquant représentant ? À vrai dire, il faudra plus que cette contradiction pour griffer son cristal d’orgueil aux milles facettes.
    Insaisissable Sollers ? Massivement inconséquent ? Trop séducteur dans la vie et ses livres pour être fiable ? Moins qu’on croirait, en vérité, pour qui le lit vraiment.
    «Ceux qui n’aiment pas mes romans n’aiment pas ma façon de vivre», me disait l’écrivain qui regrette qu’on limite son œuvre à ses essais constituant, au demeurant, une extraordinaire lecture du monde d’encyclopédiste poète. Quant aux "romans", plutôt chroniques des passions fixes de Sollers, ils modulent aussi bien, de Mai 68 à nos jours, toutes les expériences existentielles de l’écrivain, du « hasch » (dans H…) à la Grande Muraille et de New York à Venise, au fil de ses conquêtes amoureuses, voyages autour du monde, lectures à n’en plus finir, minutes heureuses à foison, rencontres fameuses de vivants ou de morts parfois plus vivants que les précédents, à commencer par Nietzsche dont Sollers a adopté le nouveau calendrier – nous sommes donc en 122 !
    Sollers misogyne ? Mais on lira dans Un vrai roman, son bel hommage aux dames de sa vie. Sollers égomane ? Assurément et à juste titre si l’on admet que son moi, poreux, est un univers à soi seul dans Les Voyageurs du Temps. Sollers réac ? Sans doute revenu d’engagements légers, fièvre d’époque. Sollers « fondu catho » ? Vrai si Rome reste la Centrale de l’Occident civilisé, capable d’intégrer la Chine et Voltaire, Mozart et Rimbaud, le Christ et le Tao. Sollers résistant à la décadence ? Son Discours parfait va plus loin : prophète d’une Renaissance dont il sera, ben voyons, le modeste ( !) messie...


    Philippe Sollers en dates


    1936 Naissance, à Bordeaux, de Philippe Joyaux. Enfance marquée par la maladie et la ferveur religieuse. Parents anglophiles.
    1946-1952 Elève au lycée de Bordeaux. 1951-52. Première liaison avec l’inspiratrice de son premier roman.
    1953-1957 Suite de ses études à Paris.
    1958 Parution d’Une curieuse solitude. Accueil élogieux de la critique, Mauriac et Aragon en tête.
    1960 Faillite de l’usine familiale. Fondation de la revue Tel Quel, revue des plus influentes.
    1966 Rencontre avec Julia Kristeva, qu’il épouse en 1967 et avec laquelle il aura un fils, David, en 1975.
    1982-83 Passe du Seuil chez Gallimard. La revue L’Infini remplace Tel Quel et Femmes, roman à clef des années 70 à Paris, récolte à la fois scandale et succès.
    Dès 1987 Publie de nombreuses chroniques littéraires dans Le Monde, Le nouvel Observateur et le Journal du Dimanche.
    2007 Un vrai roman, mémoires, documente sa vie et son œuvre au même titre que le Philippe Sollers de Philippe Forest, meilleure introduction à son oeuvre. (Seuil, 1992)
    2010 Parution de Discours parfait, troisième volume d’une trilogie encyclopédique amorcée avec La guerre du goût et Eloge de l’infini. Quatrième tome en préparation. Un nouveau roman en chantier.

  • Le gai savoir du dicomane

     

    Rey5.jpgEntretien avec Alain Rey

    En juin 2011 fut  fêté le 60e anniversaire des éditions Le Robert, à l'occasion duquel  un entretien avec Alain Rey, grand lexicographe qui avait publié, en février de la même année, un inépuisable Dictionnaire des dictionnaires, s’imposait à l'évidence…

    - Si votre passion pour les dictionnaires fait de vous un « dicomane », à quelles conditions un tel néologisme pourrait-il entrer dans le Robert ?
    - C’est vrai que c’est une passion un peu pathologique mais le mot reste entre spécialistes. Mais pourquoi pas ? Le mot est bien formé, mais ça ne suffit pas pour entrer dans le dictionnaire. Il faudrait que cela corresponde à sa diffusion dans la francophonie en général, et dans la francophonie européenne en particulier. Il faudrait que l’usage soit suffisant, et sa reprise par les médias, car c’est eux qui garantissent sa diffusion.
    - Cette passion vous a-t-elle toujours habité ?
    - Dès mon enfance, j’ai été un lecteur acharné, mais je n’ai pas été un enfant fou de dictionnaires. Mon vocabulaire d’enfant s’est plus enrichi par la lecture de Jules Verne, ou par celle du Livre de la jungle de Kipling, que par les manuels. Mais je me souviens qu’un Larousse en deux volumes des années m’a souvent accompagné, surtout grâce à ses illustrations. D’ailleurs ce n’est pas un hasard si le nouveau Robert recourt au même support. Ensuite, ma rencontre avec Paul Robert a été décisive.
    - Qu’est-ce qui vous a attiré chez lui ?
    - C’est l’aspect littéraire de sa démarche : son recours aux citations d’écrivains. Avant de découvrir les techniques de définitions et tout ce qui a trait à la formation et à l’histoire des mots, j’étais sensible à l’usage des mots par les écrivains.
    - Quelle place accordez-vous à un Céline dans cette source littéraire du dictionnaire ?
    - Le problème, avec Céline, comme avec Queneau, est qu’il ne faut surtout pas imaginer qu’on a affaire à un usage naïf et direct du langage oral. Chez Céline, à partir du langage populaire de la banlieue parisienne des années 1930, il y a une constante reconstruction avec des inventions lexicales, d es contractions et des inventions incessantes. Par exemple, pour un homme qui marche de traviole, selon l’expression, il écrira qu’il a une «démarche traviole», et l’emploi de l’argot parisien n’est qu’un procédé parmi d’autres pour atteindre son rythme et sa fameuse « petite musique ». Je connais bien son œuvre, du Voyage aux œuvres ultimes., que j’apprécie beaucoup, on voit l’éclatement de la syntaxe, et le halètement du rythme qui faisait dire à Queneau qu’il avait quelque chose d’ « asthmateux »… Bref, le rapport entre la qualité stylistique d’un écrivain et son usage des mots est indirect, mais le grand écrivain « valide » en quelque sorte les mots par sa force d’expression, ce qui redonne au découpage alphabétique des mots, qui est une façon de donner au découpage « anatomique » du dictionnaire une vitalité nouvelle.
    - Pourquoi avoir associé des slameurs à l’anniversaire du Robert ?
    - Je trouve que le slam, à la différence du rap, phénomène également intéressant mais souvent un peu trop marqué dans ses contenus à caractère « communautaire», est une sorte de pédagogie de la poésie spontanée, pas toujours d’un très haut niveau mais qui se fonde sur une recherche souvent intéressante de la sonorité des mots, avec un recours assez systématique aux allitérations. Cela me semble un bon passage entre langue spontanée, essentiellement orale, et langue écrite. À ce propos, le slameur qui se fait appeler Grand corps malade m’a dit, un jour, sa crainte de voir ses mots passer à l’écrit, alors que la transmission orale aux jeunes des banlieues lui permet de défendre la langue française à sa façon.
    - Â quoi l’anniversaire d’aujourd’hui correspond-il exactement ?
    - Il correspond à la première publication du Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française conçu par Paul Robert, qui paraissait alors en souscription. C’est une particularité éditoriale unique, je crois, d’avoir commercialisé un livre qui n’était pas terminé ! Pour ma part, je suis arrivé quand la publication en était à la lettre B, et j’ai fait partie du noyau de trois personnes, avec Josette Debove et Henri Cottez, qui a constitué le noyau et la pérennité intellectuelle de la maison à venir. Le Dictionnaire historique de la langue française, qui est de mon cru, correspond à une idée assez ancienne que j’avais eue en étudiant l’histoire du seul mot Révolution (Révolution, histoire d’un mot, Gallimard 1989), qu’on pourrait étendre à l’étude de dizaine de milliers de mots, à quoi je me suis donc employé bien imparfaitement…
    Rey1.jpg- Que pensez-vous de l’apport de la francophonie à la langue française ?
    - J’estime qu’il est essentiel pour la vitalité qu’il entretient par la périphérie. En fait, la conscience de la langue française est plus active et créative dans les marges que dans le centre de son aire. Mais cela dépend évidemment des régions. Il arrive que cela dépende d’un apport personnel fondamental, comme c’est le cas en Afrique, avec Senghor, ou en Haïti avec Césaire, et il y a une connivence entre le créole et le français dans les Caraïbes, qui fait que les livres d’Edouard Glissant sont également référentiels. On trouve aussi, au Québec, une défense du français très passionnée, liée à l’environnement anglophone menaçant. Et l’on peut se rappeler que des auteurs aussi importants que Nathalie Sarraute, ou Le Clézio, ne doivent rien au parisianisme…
    - Et Ramuz ?
    - Ah, Ramuz fait partie de mes auteurs favoris ! J’ai la chance d’avoir ses œuvres complètes parues chez Mermod, auxquelles je reviens souvent, non seulement pour ses romans mais également pour sa réflexion sur la langue, précisément, dans son rapport entre la « petite langue » locale et la grande tradition littéraire française à laquelle l’écrivain sait qu’il apporte quelque chose, avec des nouveautés lexicales et une extraordinaire vitalité dans les descriptions, son vocabulaire de la couleur et de la beauté, en outre il y a des textes faussement simples, comme L’Histoire du soldat, qui me paraissent des chefs-d’œuvre.
    - Comment voyez-vous l’évolution des dictionnaires, tel le Robert, par rapport au développement de l’Internet ?
    - Il faut distinguer les techniques nouvelles et leurs possibilités d’exploitation des textes dont le volume peut être considérablement augmenté, avec une perte de la poésie par rapport à l’objet livre. Il importe de distinguer cet aspect, qui touche à l’utilisation du dictionnaire, à la pensée qui préside à cette utilisation. J’ai tenu à ce que le Robert illustré se prolonge par une facette informatique, qui permet de pallier le manque énorme d’espace, et de la même façon, les mises à jour – comme celle du Grand Robert – sont facilitées par la numérisation, qui permettra elle-même une nouvelle édition en fonction du succès de la version numérique. Donc on essaie, par ce truchement d’échapper à la disparition du livre.
    - Une dépêche de ce matin nous annonce qu’une enquête conclut que 93% des Français restent attachés au livre sur papier. Cela vous surprend-il ?
    - C’est une très bonne nouvelle, mais qui me semble un peu… optimiste. Il faudrait comparer ces déclarations avec la pratique. Ceci dit, il n’est pas impossible que les excès des nouvelles techniques amènent une réaction de méfiance.
    - Jean Cocteau disait que, sur l’île déserte fameuse, il emporterait le dictionnaire. Et vous-même ?
    - S’il fallait en emporter un seul, ce serait le Grand Robert, avec la restriction liée au fait que j’en suis l’auteur…et si je pouvais en emporter un autre, ce serait le dictionnaire de Furetière, pour me replonger dans l’esprit du XVIIe avec un auteur plein de fantaisie.
    Rey2.jpg- Et si l’on vous accorde un viatique purement littéraire ?
    - Sans hésiter : Rabelais. Je suis aussi attaché à Montaigne, mais ce serait Rabelais pour la richesse de la langue, l’esprit critique, la référence à une gaieté nécessaire par rapport à un contenu dramatique, la métaphore des mots dégelés et des pierres vives de la langue - c’est à la fois un aliment pour la pensée et une détente, le goût des mots, une poésie née de la substance des mots.