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  • Le grand roman des paysans polonais

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    Les ancêtres de Solidarité rurale. Un chef-d’oeuvre paru à Lausanne en 1980, aux éditions L’Âge d’Homme. Flash-back sur ma présentation dans Le Monde des livres du 21 août 1981.


    Une fortune littéraire inespérée a permis, durant la première décennie du siècle, au grand romancier polonais Ladislas Reymont (1868-1925), prix Nobel de littérature en 1924, de retracer, dans les quatre volumes de ses Paysans, la fresque la plus complète, la plus vivante et la plus nuancée jamais entreprise d’une civilisation remontant à la nuit des temps. Quelques lustres encore, et ce mode de vie allait se trouver bouleversé, après le saccage et les massacres de la Grande Guerre, par une révolution technologique transformant les rapports du paysan avec la terre. À cet égard, la tétrologie de Ladislas Reymont représente un inappréciable « témoignage d’humanité périmée », selon l’expression de l’anthropologue James George Frazer.
    Rien de platement documentaire dans cette évocation des grandeurs et des misères de la vie paysanne, où le moindre détail se rattache à l’ensemble par des liens organiques, selon l’ordre du « grand rythme terrien ». Et rien, non plus, de seulement pittoresque dans cette restitution du vieux parler populaire, avec ses invocations sacrées, l’humour et la sagesse de ses dictons, les survivances païennes de ses légendes, et sa verdeur savoureuse, la poésie et le mordant de ses dialogues égrenés dans les champs ou par-dessus les haies. C’est que Ladislas Reymont est à la fois chroniqueur et poète, peintre de toutes les couleurs du temps et du monde, mais aussi romancier de l’éternelle tragédie humaine. Jusque-là, nul écrivain n’avait consacré une telle somme d’observations à la vie du « terreux ». Balzac et Zola n’ont vu du paysan que certains aspects, limités par leurs thèmes de prédilection spécifiques et circonscrits. Or le village polonais dont l’auteur retrace la vie se prêtait mieux que tout autre, dans l’Europe de ce tournant de siècle, à une chronique qui eût à la fois valeur d’exemple d’une culture locale et d’une illustration plus générale.
    D’abord, paradoxalement, à cause de son arriération. À l’écart de toute voie ferrée et sans école, le village de Lipce tend naturellement à perpétuer, à l’état pur, le mode de vie qui a toujours été le sien. Ses difficultés sont celles que connaissent, partout ailleurs, tant d’autres communautés paysannes. Mais à cela s’ajoutent des luttes qui sont propres à ses habitants, lesquels ont notamment à défendre leur aire et leur identité contre ceux qui les menacent alentour : l’oppresseur russe ou le colon allemand, l’usurier juif ou le nomade chapardeur. Pourtant, les plus terribles querelles, dans le roman, éclatent au sein même de la communauté, tournant autour de l’inévitable sujet de discorde. La terre. Être le maître de quelques arpents ; et puis s’y accrocher, ajoutant au bien tenu de son père celui de sa femme, souvent élue d’ailleurs pour ce qu’elle apportera : telles sont les aspirations immédiates du paysan, à Lipce autant qu’ailleurs. Mais il s’agit là, plus que de convoitise ou de rapacité, de véritables réflexes vitaux. Aux yeux du paysan, avoir de la terre ressortit en effet à la catégorie de l’être. Conserver l’isba dont on a hérité de son aïeul par son père, c’est jeter plus profondément ses racines dans le sol natal. Ainsi que le dit une vieille : « Un homme sans terre, c’est comme un homme sans jambes, il n’fait que rouler, rouler toujours, sans arriver nulle part. » À ces traits généraux se mêlent des particularités spécifiquement polonaises, qu’il s’agisse de l’aspect des paysages, des chaumières et de leur mobilier, ou des costumes, des traditions et des croyances, tout imprégnées de mysticisme naïf, des gens de Lipce. Et c’est un enchantement de chaque page que de feuilleter, alors, l’espèce de fastueux almanach que constitue aussi le chef-d’œuvre de Ladislas Reymont, ponctué simultanément par les moments importants de l’activité paysanne, selon les saisons aux formidables contrastes, et par les fêtes du calendrier chrétien.

    les-paysans-1-front-1.jpgTrois personnages d’une stature romanesque exceptionnelle se distinguent de la communauté. Plus que de grands types littéraires, le vieux Boryna, son fils Antek et la fascinante Jagna Dominikowa représentent les figures élues d’un mythe terrien fondamental. Le temps de leur passion, portée à l’incandescence, ils incarnent le tragique même de la condition paysanne. Maciej Boryna, le père, c’est l’attachement forcené à la terre. Qu’il épouse la jeune et belle Jagna sur un coup de tête, par vanité mais aussi pour faire enrager son fils, lequel lui reproche quotidiennement sa tyrannie de patriarche, n’est en somme qu’un accident de parcours.
    Car le vrai Boryna se révèle, à l’heure précédant sa mort, dans la scène extraordinaire o ù nous le voyons se relever, géant hagard, après des semaines passées dans le coma, pour se rendre dans ses champs et y semer une dernière fois sous le vaste ciel nocturne, jusqu’à tomber foudroyé tandis que montent à lui toutes les voix de la terre le suppliant de ne pas les abandonner.
    Jagna Dominikowa, pour sa part, c’est toute la sensualité de la terre, la volupté naturelle et glorieuse en son innocence. Voilà le personnage le plus libre apparemment, et le plus artiste aussi. Et c’est cela, justement, que l’ensemble des femmes travaillant et souffrant pendant qu’elle aguiche et resplendit, ne peuvent lui pardonner. Sans doute ne pensait-elle pas à mal en courant d’un amant à l’autre, mais le terrible châtiment qui la frappe finalement, pour avoir des relents de cruelle injustice, n’en est pas moins conforme à l’instinct de conservation de la communauté.

    Unknown.jpegSignificative, à ce propos, est l’attitude d’Antek Boryna, le fils partagé entre ses sentiments et la loi atavique de la tribu. Ainsi, lorsque tous le pressent, au cabaret, de se prononcer sur le sort de celle qui fut à la fois sa marâtre et sa maîtresse, s’exclame-t-il : « Je vis dans une communauté, alors je tiens poir cette communauté ! » On s’abuserait, au demeurant, en assimilant l’objectivité de Ladislas Reymont à une forme de distance. Tout au contraire, cette équanimité qui lui est propre, modulée par un sen de l’observation quasi infini, est participation profonde. Ainsi l’auteur des Paysans rend-il, avec la même pénétrante compréhension, la tornade du désir ou l’amour d’un gamin pour une cigogne, le désespoir d’une femme délaissée ou la soumission fataliste des paysans floués par des prévaricateurs. Sa langue aux pouvoirs multiples est magistralement restituée par la traduction de Franck-L. Schoell, qui fut le premier à révéler au public francophone ce monument de la littérature polonaise enfin réédité.


    Ladislas Reymont. Les Paysans. Traduit du polonais par Franck-L. Schoell. L’Âge d’Homme, 2 volumes de 440 et 504p.


    xJacek_Malczewski_-_Wladyslaw_Reymont.jpg.pagespeed.ic.31DOOj8lFH.jpgUn autodidacte consacré par le prix Nobel
    Né en 1868, dernier né de dix enfants dans une famille paysanne de Poznanie , Ladislas Reymont est un autodidacte. En 1895 paraît son premier livre, Pèlerinage à Jasna Gora, relation d’un voyage à pied avec le fouel des fidèles, de Varsovie à Czestochowa. Suivent deux grands récits consacrés à la vie des artistes ambulants qu’il a fréquentés dans sa jeunesse, La Comédienne (1896) et Ferments (1898). En 1899 paraît La terre de la grand promesse, évoquant le milieu industriel de Lodz, qui a été adapté au cinéma par Andrzej Wajda. Sa tétralogie des Paysans (1901-1909) lui vaudra le prix Nobel de littérature en 1924, un an avant sa mort.

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  • Le perroquet et le serial killer

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    Par-dessus les murs (2) 

    "Ramallah, ce 12 mars, 14h.09.


    Cher JLK,
    Il n'y aura pas de suite à ma correspondance administrative, Mamzelle Loiseau et Monsieur Mouchu n'existent pas, vous vous en doutez (quoique je me demande s'ils n'ont pas plus d'existence que les véritables Loiseau et Mouchu, terrés quelque part dans les rouages de la sécu, derrière des cloisons blafardes). Pour tout vous dire, je pense que mon dossier s'y trouve encore, quelque part dans les fichiers des âmes en fin de droits. Tant pis pour la sécu, je paye mes rebouteux comptant, comme vous le faites. La vue de formulaires à remplir me fait horreur, à tel point qu'elle pourrait justifier à elle seule mon expatriation.
    Savez-vous que dans ce drôle de pays, un toubib a déjà refusé mon argent ? L'air de penser que ce n'était pas ma faute, si j'étais malade, l'air de dire, bon, votre bronchite persiste, je ne vais pas en plus prendre vos sous. C'est étonnant mais je ne m'étonne plus, nous sommes en Terre Sainte toute de même, les miracles y sont fréquents, je vous en conterai quelques uns.
    Il fait un soleil magnifique, je sors prendre une photo, en guise d'illustration… Il faut en profiter, dans quelques mois la lumière sera telle qu'elle brûlera la pellicule (ou les circuits imprimés).
    Voilà ce que j'ai trouvé au hasard de ma balade : un perroquet. J'aurais pu trouver n'importe quoi d'autre, mais je tombe sur ça, comme sorti d'un chapeau de magicien. Un bizarre volatile qui fait l'acrobate sur sa barre, pirouettes et cabrioles. Il n'est pas attaché. Je ne sais pas ce qu'elle veut dire, cette photo, peut-être qu'il y a de la couleur aussi, en Palestine, contrairement à ce qu'on répète et répète et répète… L'oiseau s'appelle Soussou, le vendeur (au premier plan) me confie le nom comme si c'était un secret, il y a entre eux une évidente intimité, ils sont amis pour la vie. L'animal a six ans, c'est l'âge idéal pour apprendre à parler, ajoute l'homme. Ah. Effectivement l'olibrius parle beaucoup, cra cra, mais je n'y comprend goutte. Peut-être parce que son propriétaire vient de lui donner un fond de verre de bière… le soleil aidant, le pauvre animal bafouille. Le type par contre parle anglais sans hésitation, il a habité quelques années en Californie. Est-ce que la mer lui manque, et les cocotiers ? Sometimes, répond-il."

    Image Pascal Janovjak: le perroquet Soussou.




    "La Désirade, ce mercredi 12 mars, 17h27.

    Cher Pascal,

    Ceci n'est pas destiné à la publication: voilà ce que je vous propose de noter à chaque fois que ceci ou cela devra rester entre nous, juste pour nous protéger de l'effet Huston. L'autre jour en effet, Nancy Huston étant de passage en Suisse, nous l'accueillons à La Désirade et le lendemain matin, ma bonne amie étant partie, j'engage avec elle une bonne conversation comme nous les aimons avant de la photographier sur notre balcon devant la petite statue qui lui ressemble tant, puis nous allons nous balader dans les vignobles du Lavaux et je la reprends en photo.

    littérature,palestineLe même soir, je raconte tout ça innocemment sur mon blog, photos à l'appui. Je ne pensais pas mal faire, me bornant au récit genre « les écrivains aux champs », mais Nancy n'a pas apprécié. Et me l'a écrit illico. Ce qui m'a fait illico retirer la note. De fait, j'oublie parfois qu'un blog se multiplie par internet et qu'internet est lisible partout, jusqu'à Ramallah.

    littérature,palestineMa bonne amie m'avait demandé pareillement, lorsque j'ai ouvert ce blog, de ne pas toucher à notre sphère intime. Je m'y suis tenu en ne compromettant que le chien Filou, devenu Fellow, qu’on voit parfois intervenir comme sage médiateur dans les commentaires. De la même façon, avec le rutilant perroquet Soussou que vous m'envoyez, il y naturellement dérogation, sinon: tombeau. En revanche je ne vous épargnerai aucun paysage ni aucune nouvelle du pays et de l'arrière-pays.
    La dernière est l’annonce, que j’ai découvert ce matin dans les journaux, du projet de nouveau film de Lionel Baier, consacré à l’affaire dite du sadique de Romont. Une très sombre histoire de serial killer en nos contrées, dont le protagoniste adepte de spélo et de randonnée, était le gars sympa en apparence, un certain Michel P., violé en son enfance par son curé et assouvissant ses pulsions sur des jeunes gens qu’il allait attendre à la sortie des bals du samedi soir, les prenant en stop, les violant et les massacrant finalement. Ce qui m'avait frappé à l'époque, dans le personnage, c'est la jalousie mortelle qu'il avait développé à l'égard du bonheur des autres.  
    Un écrivain romand propre sur lui prétend que la Suisse propre sur elle n’offre aucun sujet de roman, précisément. Or si je ne regarde que dans mon propre entourage, j’en vois des quantités, dont un digne de Dostoïevski, pas loin du drame de Jean-Claude Romand, ce mythomane qui joua son rôle de grand médecin pendant dix-huit ans avant d’être démasqué et de finir par trucider toute sa famille. De ce drame hautement représentatif de l'obsession actuelle du paraître, sur fond d'atomisation de toutes les relations, Emmanuel Carrère a tiré L'Adversaire,  un livre très intéressant, quoique en deça du gouffre hanté par son personnage. A présent je suis très curieux de voir ce que Lionel Baier, dont j'admire l'ambition et le talent,  fera lui-même du sujet.
    Au demeurant, loin de moi l’idée de réduire la littérature à du fait divers, moins encore du reportage. Mais lorsqu’on voit, dans nos rues propres sur elles, un de ces soirs passés, un jeune taré foutre le feu à un SDF, tout de même on perçoit un signe de ce qui passe dans notre dissociété, qui pourrait donner lieu à une relation plus développée que celles toujours insuffisantes des médias. Pas besoin d’aller à Ramallah ou à Grozny pour s’en rendre compte. Dans ce genre de transposition, je ne sais si vous avez vu The Pledge de Sean Penn, film remarquable tiré de La promesse de Friedrich Dürrenmatt ? Si vous avez manqué ça, je vous le recommande.

    littérature,palestine

    Pour l’instant, à la fenêtre, c’est brouillard et compagnie, pluie et fracas. Où est le monde ? Je ne le vois plus. Y est-il encore ? Ah oui, le rev'là: je vois juste la côte de Savoie dans la purée de pois. Sur quoi je vous salue en perroquet : cra cra, tout en espérant que, faute de Loiseau ou de Mouchu, vous allez quand même continuer de nous raconter la vie à Ramallah, le savetier et le cafetier, les écolières girondes ou les gens de la supérette d'à côté...

    Image JLK: le chien Fellow.

  • Lettres par-dessus les murs

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    Sur les débuts d'un échange épistolaire, entrepris en mars 2008 et riche aujourd'hui de 150 lettres...

    Préambule.

    Nous entreprenons ici, avec Pascal Janovjak, entre Ramallah et notre nid d’aigle lémanique de La Désirade, au bord du ciel surplombant la baie de Montreux, un échange épistolaire au jour le jour où les lecteurs de ce blog nous feront l’amitié de voir d’abord un jeu, peut-être plus si affinités.
    Je n’ai jamais rencontré Pascal Janovjak, dont je sais très peu, sinon qu’il est né à Bâle en 1975 et qu’il vit depuis trois ans à Ramallah. Du moins avais-je déjà apprécié son talent de prosateur poète, que j’ai évoqué une première fois, trop brièvement, à la parution de son premier livre, intitulé Coléoptères et paru aux éditions Samizdat. Tout récemment, son seul prénom m’est réapparu sur ce blog, sans que je ne fasse le rapport avec le Pascal de Ramallah, et c’est hier seulement qu’un vrai contact s’est établi entre nous à la suite de la présentation que j’ai faite de quelques auteurs israéliens invités au Salon du livre de Paris.
    Quatre premières lettres en un seul jour : ainsi le fil s’est il noué à partir de ces mots que j’adressai à Pascal à propos d’un message vindicatif reçu sur ce blog à la seule évocation d’Israël: comment répondre aux mots de la haine, comment ne pas monter aux extrêmes, comment montrer la ressemblance humaine, comment la dire, comment la transmettre ?


    Pascal7.jpg1. De la ressemblance humaine

    Ramallah, le 11 mars 2008, 13h.19.

    Cher JLK,
    Cela fait quelques temps que je me pose ces mêmes questions : comment dépasser la haine, comment montrer les ressemblances… depuis que je suis arrivé à Ramallah, il y a bientôt trois ans. Je suis venu ici pour écrire un roman, que j'achève bientôt. J'y suis venu parce que j'avais déjà séjourné dans la région, le climat est agréable, les gens sympathiques, j'aime les brochettes et la purée de pois chiche... et ma compagne a trouvé un travail ici, ce qui m'a permis de quitter le mien.
    Je me suis mis au boulot. J'aurais pu habiter dans un monastère, sur une île, j'ai tenté de nier l'extérieur, j'y ai réussi, jusqu'à un certain point. Et puis les coups de feu, et les incursions, la violence, la peur aussi... ça traverse les portes et les fenêtres et les écrans des téléviseurs, ça suinte sur internet, pas moyen d'y échapper. Sortez boire un verre pour vous changer les idées : tout le monde ici a perdu un proche, inévitablement on vous parlera de la mort, de l'humiliation quotidienne – à laquelle les étrangers n'échappent pas toujours. La situation s'est immiscée jusque dans mon roman, et le conflit l'a détruit de l'intérieur - il s'est appuyé sur d'autres conflits aussi, c'était inévitable, il s'agissait d'une réécriture du Frankenstein de Shelley. Je ne désespère pas de ressusciter le monstre mais je suis passé à autre chose.
    Sans doute faut-il commencer par accepter la haine, admettre que face à la blessure il n'y ait aucune alternative immédiate. L'homme ne s'élève pas facilement au-dessus de l'animal, surtout quand l'animal est blessé. Il aboie et il mord, vous n'allez pas essayer de le caresser. On ne peut pas en attendre autre chose. Ce serait nier sa blessure, pire, le frapper davantage. Il faut constater, témoigner, écrire, parler. C'est pour cela que si le boycottage d'un salon littéraire est absurde en soi, j'estime que le débat qui entoure ce salon est nécessaire. La maladresse des organisateurs, des boycotteurs et surtout celle des médias en ont fait un débat stupide, tant pis – si les mots sont creux, il est salutaire qu'il y ait au moins du bruit. Ce ne sera jamais que le faible écho des cris et des bombes, larguées d'avion ou portées en ceinture. Rien n'est plus insupportable que le silence, que la normalisation d'une situation qui, contrairement aux hommes qui en sont victimes, n'est pas normale.
    Ensuite il faudra trouver d'autres mots. Pour lutter contre la durée, la lassante répétition de l'atroce. Des mots qui ne soient pas usés par le journalisme. J'ai relu ici la trilogie d'Agota Kristof, le Grand Cahier etc. Misère, j'aurais dû m'abstenir. Ca résonne encore plus ici, ça fait encore plus mal. Ce qui est admirable, dans cette oeuvre, c'est l'absence de repères spatiaux et politiques. Le pays d'ici, le pays d'en face, la frontière, on la passe, on ne la passe pas, on ne sait pas où on est - mais on y est, et les deux pieds dedans.
    Il faut faire ce que fait toute littérature : tirer vers l'humain, vers l'universel. Se méfier comme de la peste de l'éthéré et de l'abstrait, mais tirer vers le haut, au-dessus des murs. A cette hauteur-là, on aura - sans même le vouloir - dépassé les camps et leurs rhétoriques éculées.
    La Palestine a trouvé sa place dans mon nouveau roman. Elle ne l'a pas prise, je lui ai donnée, c'est important. Elle est loin d'avoir le premier rôle, mais elle ne fait pas non plus de la figuration. Je vous ferai lire, si vous voulez bien, dans un mois ou deux. Bien à vous, Pascal.

    JLK23.JPGLa Désirade, ce mercredi 11 mars, 15h.
    Cher Pascal,

    Je viens de lire votre lettre, je relève les yeux sur les montagnes enneigées d'en face, Giddon Kremer joue un quartet pour cordes de Schubert et j'essaie de vous imaginer, là-bas à Ramallah, votre compagne et vous. Aussitôt je revois ces maisons explosées des hauts de Dubrovnik, en mai 1993, à la frontière serbe où m'avaient entraînés deux reporter allemands; je revois quelques enfants égarés dans les ruines et cette tête coupée de sanglier que des combattants croates avaient clouée contre la paroi d'une maison serbe incendiée - la première fois que j'ai flairé l'odeur de la guerre...
    Que vous soyez à Ramallah parce que vous en aimez le climat, les brochettes et la purée de pois chiche, est déjà un début de roman. Ce que vous m'écrivez, ensuite, de ce que vous vivez, votre projet de Frankenstein rattrapé par la réalité, la réalité environnante que vous découvrez et celle qu'évoquent les médias, ensuite le Grand Cahier que vous relisez - tout cela aussi me paraît la substance même que nous avons à brasser en quête de ce qu'on pourrait dire « le vrai », dont La Vérité n'est probablement qu'un autre masque.
    Je m'en vais voir, dès ce jeudi à Paris, dans quelles circonstances se déroule cette présentation des écrivains israéliens au Salon du Livre, dont je ne sais trop que penser pour ma part. Vous aurez compris, sans doute, que je ne suis partisan d'aucun camp. Simplement, je vous dirai mes impressions et tâcherai de rencontrer quelques-uns des auteurs présents.
    Ce qu'attendant je vais descendre en ville où j'ai rendez-vous, tout à l'heure, avec un redoutable rebouteux censé me délivrer d'une vraie calamité de crampe dorsale.
    Meilleures pensées à votre moitié et mes amitiés du premier jour...
    PS. Seriez-vous d'accord d'échanger avec moi, sur mon blog, des lettres semi-fictives à l'image des ces deux vraies ? Sans mêler du tout vie privée et publique, ce pourrait être une façon de parler des thèmes qui nous intéressent et du temps qu'il fait. Je manque terriblement, pour ma part, de vrais correspondants. Mais si cette façon de s'exposer vous fait violence, je comprendrais évidemment que nous nous bornions à une correspondance réservée. Je me rappelle pourtant ce livre étonnant qui s'intitulait quelque chose comme Conversation d'un coin à l'autre de la chambre, reproduisant les épistoles de deux écrivains russes de l'autre siècle...

    Ramallah66.jpgRamallah, le 11 mars, 21h.30.
    Cher JLK,

    C'est avec grand plaisir que je me prête au jeu, les missives précédentes, présentes et futures incluses, à utiliser quand comment et où bon vous semblera. La correspondance sera d'autant plus originale que la poste régulière s'arrête elle aussi aux check-points... Je me rappelle un colis, adressé à un quidam expatrié. L'envoyeur avait naïvement indiqué Ramallah. Le colis est bien arrivé, mais avec plus d'un an de retard. Le courrier électronique est donc un bon choix, on ouvre sans doute nos lettres aussi, mais au moins elles passent les murs.
    Notre correspondance en tout cas me changera de celle que j'entretiens avec la Sécurité Sociale française… Le sujet en est un litige qui m'oppose à ladite institution, celle-ci m'ayant effacé de ses fichiers, long séjour à l'étranger oblige. La lutte épistolaire m'oppose d'abord à Madame Bourgat, directrice du service contentieux, Mademoiselle Loiseau ensuite, département des indemnités, et enfin Monsieur Mouchu, sous-secrétaire au service contentieux (il n'est que sous-secrétaire, parce que j'ai dû recommencer toute la procédure suite à la démission inopinée de Mademoiselle Loiseau). Je pense en faire un recueil, il plaira, j'en suis persuadé, les mots sont enlevés, le style vif, les rebondissements nombreux. L'éditeur me suggère toutefois de réduire le tout à 400 pages, et de ne pas y inclure mes réclamations au sujet de la nouvelle machine à laver que ma mère - bref, ceci pour dire que les lettres d'un écrivain sont toujours semi-fictives, comme vous le suggérez, nous avons une grosse propension au mensonge, et les mots nous sont trop importants pour qu'on puisse les signer les yeux fermés et en toute naïveté... Peut-on attendre quelque chose d'authentique, de la part d'un écrivain, lui qui doit toujours polir ses phrases, les parfaire, les atténuer ou les exagérer ?
    Votre description de tête de sanglier en tout cas fait froid dans le dos. J'avais lu quelque part que la violence en ex-Yougoslavie ne s'expliquait que par la quantité de slivovic que les combattants ingurgitaient. C'est peut-être vrai. On ne trouve pas de slivovic ici, ni de têtes de sanglier – mais c'est peut-être parce que le cochon est banni, en Israël comme en Palestine. Le conflit est moins violent, c'est un fait. C'est un « conflit de basse intensité », c'est le terme technique, c'est joli, c'est comme le courant de basse intensité, ça pique un peu les vaches, dans les champs, ça suffit à les tenir à l'écart. Les écrivains que vous rencontrerez jeudi auront des mots plus justes, j'attends avec impatience le récit de votre ballade au salon, je l'aurais volontiers faite en votre compagnie.
    En attendant, toutes mes salutations à votre rebouteux, vous m'en direz des nouvelles. Moi c'est l'épaule qui coince, satanée souris d'ordinateur. Je pourrais aller me faire masser au hammam, mais on vous y casse un bras pour un oui ou pour un non, c'est embêtant.


    Panopticon7775.jpgLa Désirade, ce 11 mars 2008, 23h.

    Cher Pascal,
    Le sieur Robertino m'a presque cassé, comme cela arrive dans les hammams, tout en me reboutant, au point que je suis entré chez lui la tête fichée dans les épaules, et que j'en suis ressorti la faisant tourner comme un gyrophare. Le personnage est à peindre, autant que son antre. Cela se trouve sous-gare, à Lausanne-City, dans une rue évoquant un canyon, et l'on entre en passant sous une arche avant de se retrouver dans un trois-pièces fleurant la vieille bourre aux murs couverts de centaines de fanions d'équipes de foot et de trophées de toutes sortes, entre cent photos de bateaux et d'enfants (le maître de céans doit être grand-père à la puissance multi) et d'oiseaux et de lointains à vahinés.
    Lorsque vous arrivez, vous prenez place dans une salle d'attente évoquant une gare de province, et là vous entendez les premiers cris sourds, assortis parfois de hurlements, qui indiquent la progression des soins prodigués à ceux qui vous précèdent. A vrai dire je m'attendais au pire, et ce fut donc à reculons que j'entrai dans la salle de torture de ce tout petit homme tout en muscles et en uniforme chamarré de soigneur (il l’a été dans diverses équipes fameuses), mais tout s'est finalement bien passé. Sans un mot, après m'avoir interrogé sur la nature du mal, Robertino m'a fait m'asseoir sur une chaise bien droite derrière laquelle il s'est tenu bien droit. En quelques mouvements puissants, il m'a alors retroussé les tendons et les muscles et les os et la peau de mon épaule droite, faisant rouler et se tordre le tout comme une corde et, des pouces ensuite, faisant sauter un noeud après l'autre; après quoi, même traitement à l'épaule gauche. Or curieusement, mon bourreau semblait plus éprouvé que moi par ce début de traitement. Ensuite, de te prendre un bras après l'autre et de te les secouer comme de grosses lianes, pour en arracher Dieu sait quoi, avant le finale: les pouces cloués dans les clavicules, puis quatre torsions aux os des articulations des bras, comme s'il voulait te mettre les mains derrière et les coudes et les épaules à l'envers. Et pour finir: merci: l'homme vous salue comme un maître de karaté stylé et vous vous fendez de dix ou vingt modestes francs, à votre choix, qu’il serre aussitôt dans un modeste tiroir. Or un ostéopathe diplômé m'aurait pris vingt fois plus et je ne serai pas en état, ce soir, de vous pianoter ces quelques mots.
    Ah les aventures de Madame Bourgat, de l'oiselle Loiseau et de Monsieur Mouchu du contentieux: je guette déjà l'A suivre, vous m'avez affriolé: on voit que le monde est partout pareil, mais à présent racontez encore. Je me réjouis déjà, demain, de retourner à Ramallah.
    Votre ami du premier jour...