… Et puis flûte, par Athéna : je m’en vais finir cette tapisserie cette nuit, et demain à moi les jolis prétendants, après tout notre Ulysse doit être bien rétamé après son Odyssée et c’est pas demain la veille qu’on mettra le viagra sur le marché…
Image : Philip Seelen
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Mémoire vive (63)
Regard amont sur sept Jours de l'An...
À La Désirade, ce 1er janvier 2015. — On entre dans la nouvelle année comme en douce. Entre les heures, ou plutôt avant les heures on s’est éveillé dans la première lumière et c’est un nouveau jour qui s’offre — on le pense à l’instant : un jour de plus, mais dont le nom signifie un commencement, ou plutôt un recommencement qu’on accueille avec la même reconnaissance que tous les jours, comme un don.
Je me penche alors vers ma bonne amie et de cela aussi je suis reconnaissant : qu’elle me sourie à l’instant. Nous sommes donc deux à accueillir ce nouveau jour et nous en réjouissons de concert sans le dire. Nous nous souhaitons cependant la bonne année. Nous sommes pleins de bonne volonté relancée et d’élans divers, résolutions variées de circonstance mais non moins sincères, pensées aux enfants et à tous ceux que nous aimons et on en oublie, bienveillance à tout le monde enfin on tâchera, on fera pour le mieux — enfin on espère.
Aux fenêtres, dilué le rose de l’aube, le ciel est bleu liquide et les montagnes au-dessus du lac flottent comme hors du temps dans le silence enneigé où voici, ma douceur, ma vie, notre vie à la rive de ce nouveau jour.
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Ce serait comme une chambre noire dans laquelle il suffirait de fermer les yeux pour revoir tout ce que tu as humé dans la maison pleine d’odeurs chaudes de l’enfance, au milieu du jardin de l’enfance saturé de couleurs entêtantes, dans le pays premier de l’enfance où ça sentait bon les ruisseaux et les étangs et les torrents et les lacs et l’océan des nuits parfumées de l’enfance…
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À La Désirade, ce 1er janvier 2009. - Une belle journée se lève sur La Désirade, où nous avons passé très paisiblement d’une année à l’autre. Ma bonne amie est toute douce et fragile ce matin, endolorie par une espèce de sciatique, et je me sens aussi un peu flagada, comme à chaque jour de l’An, plein d’attente plus ou moins anxieuse et de courage renouvelé, au seuil d’une nouvelle étape de notre vie que je nous souhaite belle et bonne.
On entre donc dans la nouvelle année en douceur, malgré les sombres nouvelles qui nous arrivent de Gaza. À croire que l’espoir porté par chaque nouvelle année doive se trouver entaché par une guerre ou une catastrophe plus ou moins lointaine, qui nous rappelle que le chant du monde ne va jamais sans le poids du monde.
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Celui qui revit tôt l’aube / Celle qui émerge de la nuit comme d’une eau dormante / Ceux qui font fête au jour malgré les journaux /Celui qui ouvre ce livre où c’est écrit : « Tout ce que j’ai aimé a disparu » /Celle qui s’active à son ménage en se rappelant la sentence d’Alexandre Vialatte : « L’homme est poussière.D’où l’importance du plumeau. » / Ceux qui entrent dans la chambre spacieuse du ciel bleu, etc.
À La Désirade, ce 1er janvier 2010. - Le jour était déjà levé quand nous nous sommes réveillés ce matin, et le millésime inscrit depuis l’heure où il nous a rejoints après sa grande traversée des Monts de Chine aux nôtres en feuilletant les longitudes à successives acclamations répercutéespar la télé. Et le voici qui se pointe à la fenêtre en gloire et questions. Et nous voilà tout reconnaissants une fois de plus d’être deux aux rames, deux et nos filles excellentes et leurs jules, plus un frère survivant et deux soeurs ailleurs et quelques enfants neveux et leurs enfants à eux petits encore ; tout ça sous divers noms alliés à sonorités parfois étrangères, mais en clan affectueux quoique sporadique, bien dans l’esprit du temps où tout se dépiaute et se recompose en plus ou moins de sympathie et doux mélanges, sans moyeu dur et peut-être tant mieux : on ne sait plus bien, certains jeunes réclamant plus de famille et certains vieux n’en finissant pas jusque naguère de se faire la gueule — mais à présent les vieux ce sera nous et nous sommes tout drapeaux blancs ce matin, trop de guerres sévissant partout et le désir de nous la couler ensemble plus douce en remerciant d’avance les protectrices instances ; enfin pour le reste advienne que pourra et faisonsavec...
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Celui dont tous les manuscrits ont disparu dans le séisme / Celle qui balaie devant la porte de son âme / Ceux qui font tout le temps la fête et prétendent ne pas s’ennuyer pour autant, etc.
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À La Désirade, ce 1erjanvier 2011. - L’aube de ce premier jour de l’an avait des doigts de rose au-dessus des monts enneigés, pour le dire comme le vieil Homère, et c’est en effet tout Homère que je me sens ce matin au milieu de mes beautés et autres silencieux, à songer à tout ce qui bat de l’aile au double sens du terme dans le monde et le temps.
C’est évidement de l’Homère de L’Iliade qu’il s’agit ce matin sur le champ de bataille pacifique de notre lit d’où émergent de loin en loin mouvements ou soupirs des lendemains d’hier faisant écho ceux des maisons d’alentour et des villes et de partout où s’égaille la famille humaine.
À Nouvel An toute la famille humaine devrait cohabiter sous le même toit. Les agapes de la veille ont scellé une fois de plus l’alliance transitoire des fratries et des pactes plus ou moins conjugaux, mais on n’en oublie pas pour autant les séparés et les chutes d’anges, et que les fêtes sont amères pour beaucoup...
Reste à savoir ce qui nous attend. Reste à laisser parler les mots qui viennent, ces mots qui nous savent, ce matin, un peu plus qu’hier et c’est cela, le temps, je crois, ce n’est que cela : c’est ce qu’ils diront de ce que nous aurons fait des heures qui viennent et des choses apprises au fil de heures — des choses sues.
Les mots nous attendent derrière la porte de ce premier matin du monde et ils attendent de nous, mon cher Homère, que nous leur fassions bon accueil en sorte de dire, simplement, ce qui est. Prenons bien soin d’eux. Prenons bien soin de nous. Prenons bien soin de ceux que nous aimons.
L’ange en pardessus gris muraille : «J’aimerais ne plus éternellement survoler. J’aimerais sentir en moi un poids,qui abolisse l’illimité et m’attache à la terre. Pouvoir, à chaque pas, à chaque coup de vent, dire « maintenant, maintenant, maintenant », et non plus «depuis toujours ou « à jamais ».
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Si le monde, la vie, les gens, si tout le tremblement te semble parfois absurde, c’est que tu n’as pas bien regardé lemonde, et la vie dans le monde, et que tu n’as pas assez aimé les gens dans tavie, alors laisse-toi retourner comme un gant et regarde, maintenant, regarde cela simplement qui te regarde dans le monde, la vie et les gens…
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À La Désirade, ce 1erjanvier 2012. - On allait passer à table. Ce serait le premier festin de l’année. Tout le monde se réjouissait. Le rabat-joie n’en finissait pas de me tarabuster mais j’ai fait comme si de rien n’était : je me la suis coincée.
D’ailleurs que pouvait-on bien faire de la bonne nouvelle balancée par le gâte-sauce, à savoir que toutes les cinq secondes un enfant meurt de faim ? Et d’ailleurs, comment la vivait-il lui même à l’instant, le rabat-joie, sa joyeuse nouvelle ? Je l’imaginais au milieu des siens. J’entendais d’ici son rire de paysan bernois. Je me rappelais son téléphone de la veille pour me remercier du papier que j’avais consacré à Destruction massive, paru juste après Noël,et que j’avais intitulé : Jean Ziegler sus aux affameurs. Bref, je vais me goberger autant que les autres, et je parie que mon cher Jean a fait pareil , mais le rabat-joie n’en fera pas moins son chemin...
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J’aurais voulu dire ce silence, je ne sais pourquoi, peut-être pour le faire durer ? Que ce silence fût me disait quelque chose d’avant qui appelait peut-être un après ? Mais ces mots sont déjà de trop. J’ai donc tenté de dire ce silence d’un pur reflet dans cette eau de source, comme au coeur du temps...
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À La Désirade, ce 1erjanvier 2013. - Cette nouvelle année je serai de la tribu de mes femmes, de nos filles et de leurs jules, de ma bonne amie plus que jamais, de son frère et de nos anges gardiens. Cette année nous serons les gardiens de notre paix. Cette année nous nous battrons contre toute ingérence étrangère ou familière faisant obstacle à la douceur. Cette année nous trouvera sur tous les fronts de la guerre à la guerre. Cette année nous inspirera le mot d’ordre de destruction massive de toute forme de destruction. Cette année nous verra plus que jamais faire pièce aux éteignoirs. Cette année sera celle d e l’éternelle renaissance de la Lumière. Cette année sera celle de l’enfance à venir...
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Celui qui pilote le dirigeable des enfants / Celle qui aconnu ce qu’on peut dire toute la tendresse du monde en serrant l’enfant contreelle pour la première fois / Ceux qui à la naissance de l’enfant ont acquis une nouvelle douceur, etc.
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À La Désirade, ce 1er janvier 2014. - Premier de l'an tout paisible, après une soirée qui ne le fut pas moins, avec ma bonne amie, à regarder des films. Point d'amis à la maison, pas d'enfants non plus. Rien que nous. Et pas mélancoliques pour autant. Pas un téléphone à minuit. Est-ce à dire que nous nous coupions du monde? Nullement. D'ailleurs nous avons envoyé des tas de voeux et des tas de voeux nous ont été adressés. Mais la mondialisation, entre autres, rend le passage d'une année à l'autre bonnement banal, sinon arbitraire, malgré l'agitation commerciale des "fêtes"...
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La nouvelle année a commencé pour moi avec l'amorce, il y a quelques jours, de mon prochain livre: un roman que j'ai d'ores et déjà intitulé La vie des gens. Ce travail découle directement de ma lecture des recueils d'Alice Munro, dont chacune me donne de nouvelles idées de récits brassant ma propre matière. Jamais, à vrai dire, je n'avais connu ce genre de stimulation, sauf avec Tchékhov ou, à un degré moindre, avec Carver. Or, la perception de la réalité propre à Alice Munro, autant que les modulations de sa ressaisie littéraire, m'ont immédiatement donné l'impression de prolonger une sorte de rêverie que je vis moi-même depuis une trentaine d'années au moins. Il y a chez cet écrivain un mélange d'observation sociale et d'empathie humaine qui me touche comme chez très peu d'auteurs, et d'autant plus que le ton de ces nouvelles est pur de toute sentimentalité et de toute forme de démagogie.
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Ma bonne amie ressent à peu près tout avec justesse, comme personne de ma connaissance. J'ai certes mes propres intensités, auxquelles je tiens, mais en matière de bon sens et d'équilibre elle est irremplaçable - c'est ma terre ferme en un mot...
À La Désirade, ce 1er janvier2015.– Grand beau ciel bleu doux ce matin sur le fond duquel se détachent, au-dessus d’une sorte d’île flottante de brume, les créneaux meringués de neige des monts de Savoie, du Grammont au Château et de l’arête d’Oche au Casque de Borée.
Nous avons passé d’un millésime à l’autre en toute quiétude, avec Lady L., entre le feu decheminée et le bocage anglais sillonné par l’inspecteur Barnaby et son compère Jones, après un peu de saumon et autres amuse-gueule arrosés d’excellent Pinot de Chardonne. Quelques aperçus de la nullité du programme de la télé, dans le genre hyperfestif plus ou moins ringard (le pompon aux humoristes romands et aux chanteurs autrichiens de folklore de brasserie post-nazie à gueules de stars liftées ) nous a conduits à Minuit à nous souhaiter un peu de rab tendre après nos trente-deux ans de vie partagée, nos enfants et quelques amis nous ont gratifiés de SMS affectueux, enfin j’ai plongé seul dans l’enfer de violence camée d’Another day in Paradise de Larry Clark en ne cessant d’échanger des messages à haute teneur littéraire et philosophique avec Quentin le youngster.
Après le dernier après-midi de l’année passé avec le presque nonagénaire Alfred Berchtold, ce début de l’année avec le jeune lascar, qui a accompagné ses voeux de propos élogieux sur deux de mes immortels ouvrages (Par les temps qui courent et Le viol de l’ange « définitivement ») m’a paru heureux question scénario de transition, comme de passer d’un bon plan à l’autre.
Le sourire lumineux de vieil enfant du cher Pingouin (ainsi que le surnommaient ses camarades de la communale de Montmartre au temps où l’emploi de son père exila momentanément la famille bâloise sur la Butte) est à peine troublé par le poids de sa vie actuelle, dans sa chambre de l’EMS où l’a précédé son épouse, mais je sens beaucoup de peine derrière quelques aveux pudiques, et je suis très ému quand il évoque le soutien indéfectible de sa chère compagne, qui dactylographia tous ses livres sans cesser de pourvoir aux soins de la famille et d’exercer son métier de bibliothécaire.
Il est très amusé lorsque je lui sors ma tablette iMac et lui fais défiler les images de Facebook, où son fils Jacques est très présent; je capte quelques images des tableaux qui l’entourent (de Hodler et Landolt, ou cette belle aquarelle de Lélo Fiaux et ce bois gravé de Vallotton), il me sidère par sa vivacité d’esprit et m’enchante en sortant soudain une coupure du Temps du 24 décembre relatant le réquisitoire du pape Francesco contre les ripoux du Vatican. Depuis Savonarole et Luther, me dit-il, on aura rarement entendu des propos si violemment salubres...
Et de me lire des passages entiers des invectives papales, effectivement réjouissantes au possible. Lui-même a toujours eu un faible pour les hérétiques et les rebelles pour la bonne cause (Castellion contre Calvin, ou son livre mémorable sur Guillaume Tell), et nous parlons ensuite de l’excellent Hans Küng, je lui évoque ma lecture récente de Thédoore Monod et nous tombons d’accord sur la monstruosité de la notion de double prédestination qu’il a d’ailleurs évoquée, me rappelle-t-il, avec sa relation de la controverse entre Erasme et Luther, dans le magistral Bâle et l’Europe.
Finir l’année en compagnie de ce merveilleux bonhomme, qui m’a valu le bonheur et l’honneur d’un livre composé à deux voix et quatre mains, dont il ne cesse de me remercier alors que je n’ai fait que relayer sa Passion de transmettre, au dam de la cuistrerie universitaire locale qui n’aura cessé de le snober – tout ça m’est cadeau et viatique pour l’an neuf. En remerciement, je lui ai apporté l’un de mes 50 Cervin à l’huile. Dépliant son immense carcasse, Monsieur Berchtold m’accompagne à la porte après deux heures, sûrement épuisantes pour lui, et c'est un cadeau et viatique pour 2015 que de le voir sourire.
Quant à mes retrouvailles d’après Minuit avec Quentin Mouron, je les trouve non moins cadeau et viatique. Je lui dis que j’ai souvent pensé à lui ces derniers temps en visionnant force séries américaines, dont il m’avait parlé lors de notre première rencontre, après la parution d’Au point d’effusion des égouts, alors même qu’il y a quelque chose de Twin Peaks dans Notre-Dame-des-neiges, son deuxième livre que j’ai préfacé, et que lui-même ferait un bon personnage de Six Feet under. Nous nous étions un peu éloignés l’un de l’autre après les réserves sévère que j’ai formulées sur ma seconde lecture de La combustion humaine, mais je n’ai jamais douté du talent et des ressources du plus cher « petit con » de ma connaissance, aussi conséquent qu’arrogant, dont j’espère qu’il nous surprendra en 2015 - sinon gare…
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Mémoire vive (62)
Simon Leys écrit, à propos des Misérables, que c’est « moins un roman, au sens conventionnel du mot, qu’un immense poème en prose, peut-être la dernière (sinon la seule) épopée de l’âge moderne. La passion que Hugo nourrissait pour la langue a trouvé là son déversoir le plus vaste et le plus fou. Le livre est un Niagara de mots, écumant et mugissant ; c’est aussi une ahurissante bigarrure de piècesrapportées : non seulement le fil du récit est constamment interrompu par des considérations socio-politico-philosophiques, mais il y a encore d’innombrables morceaux de comédie, de drame, de satire, des épisodes d’une action haletante ; il y a de tendres élégies, des croquis réalistes,d’immenses fresques historiques ; des essais sur le sujets les plus hétéroclites (la structure de l’argot, l’économie du recyclage des égouts), un prodigieux étalage de curiosités encyclopédiques (sur un modèle dont Jules Verne se souviendra), et en même temps, ces mille fragments hétérogènes sont charriés par l’élan unanime d’une vaste fleuve aux affluents innombrables ».
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À partir d’un certain moment, le roman devient un entonnoir où tout se trouve aspiré pour être traité et transformé. J’en suis à ce moment avec La Vie des gens.
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Victor Hugo :« Propos de table et propos d’amour : les uns sont aussi insaisissables que les autres ; les propos d’amour sont des nuées ;les propos de table sont des fumées ».
Et ceci à mettre en face des considérations un peu sentencieuses (mais combien justifiées pourtant) de Jean Clair décriant les jeux de mots plus ou moins débiles qui affectent les titres des journaux : « Le calembour est le fiente de l’esprit qui vole. Le lazzi tombe n’importe où ; et l’esprit, après la ponte d’une bêtise, s’enfonce dans l’azur. Une tache blanchâtre qui s’aplatit sur le rocher n’empêche pas le condor de planer. Loin de moi l’insulte au calembour. Je l’honore dans la proportion de ses limites ; rien de plus »
Du moins Jean Clair a-t-il raison, dans son Journal atrabilaire, de s’en prendre à l’abus abrutissant des jeux de mots dans les titres à la manière de Libé, qui finissent par tout tourner en dérision à l’enseigne d’un perpétuel ricanement. Et de fustiger le très digne Figaro littéraire qui croit malin de saluer la parution des écrits sur l’art de Malraux par ce titre en effet imbécile :« Malraux brandit les temps d’art »…
Mais le cher Hugo remet les choses en plus souriante perspective : « Tout ce qu’il y a de plus auguste, de plus sublime et de plus charmant dans l’humanité et peut-être hors de l’humanité, a fait des jeux de mots. Jésus-Christ a fait un calembour sur saint Pierre, Moïse sur Isaac, Eschyle sur Polynice, Cléopâtre sur Octave,etc.
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Simon Leys à propos des Misérables : « Sa nature même aurait dû condamner un tel ouvrage à demeurer intraduisible. Et pourtant il fit bientôt partie de l’imaginaire universel, touchant des millions de lecteurs dans des douzaines de langues différentes. Quel mystérieux pouvoir habite donc l’original, pour qu’il réussisse à survivre à des traductions parfois maladroites, et à conserver son rayonnement, même dans des formes simplifiées ou mutilées ? Les Misérables possèdent une puissante dimension mythique qui s’alimente aux sources profondes de notre commune humanité. C’est de la littérature populaire – dans le sens où Homère est de la littérature populaire : une littérature qui s’adresse aux hommes de tous les temps et de toutes les cultures. Le livre fut d’abord publié à Bruxelles (1er avril 1862) ; d’autres éditions suivirent rapidement, de façon presque simultanée, à Paris, Madrid, Londres, Leipzig, Milan, Naples, Varsovie, Saint-Pétersbourg, Rio de Janeiro. D’emblée, son succès fut universel ; la publication originale avait été retardée à l’imprimerie par les larmes des typographes qui s’étaient plongés dans la lecture des pages dont ils devaient composer les épreuves ; leur émotion et leur enthousiasme furent bientôt partagés par les lecteurs les plus divers, français et étrangers, jeunes et vieux, naïfs ou blasés. À l’autre extrémité de l’Europe, Tolstoï se procura un exemplaire sans tarder et fut conquis. On peut dire sans exagération que Les Misérables ont précipité la création de La Guerre et laPaix. Les géants engendrent des géants ».
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Je regarde un nouvel épisode de Six Feet under, qui me renvoie chez Hugo, puis je lis de nouveaux chapitres des Misérables, évoquant le martyre de Cosette et la chute de Fantine, et nous revoici au sixième dessous de l’humanité humiliée et offensée. On peut me dire que cette série américaine véhicule des clichés doloristes : on peut dire la même chose du roman vériste de Victor Hugo, sans voir que lesdits « clichés » sont des traits humains à chaque fois autres puisqu’il s’agit d’autres situations et d’autres peaux, d’autres visages et d’autres mots.
Le roman de Victor Hugo, pour un Flaubert, était « un livre fait pour la crapule catholico-socialiste ». Or après 350 pages de ce livre« crapuleux », ma religion est faite.
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Les esprits forts, dont un Alain Finkielkraut, voient en l’Internet une poubelle, et notre ami Dimitri poussait jusqu’à conclure à l’Enfer, dont une annexe serait aujourd’hui représentée par les réseaux sociaux. Autant de généralisations ineptes à mes yeux, même si la crétinerie se déploie sur la Toile à l’exponentiel et si Facebook apparaît souvent comme le réceptacle de toutes les fantasmagories, de toutes les frustrations et de toute la branloire compulsive.
Dans le chaos de Facebook, j’ai pourtant rencontré pas mal de braves gens, maintes personnes (souvent des femmes seules) émouvantes ou intéressantes, maintes gens qui ne font que passer et d’autres qui reviennent, des bien vieux comme tel religieux souverainiste en sa retraite de Lozère, ou de très jeunes comme ce Maveric qui pourrait être mon petit-fils et parle russe et m’explique l’économie du Brésil en préparant son concours aux grandes écoles, ou mon autre occulte ami Alban en veine de phrases inouïes, tels aussi mes complices écrivains (un JMO ou un PYL ou Jacques ou Jean ou Flynn ou Lambert ou Sergio ou Sébastien ou Jean-Yves et quelques Philippe pour faire bon poids) ou libraires (l’ami Claude aimé de tous ou le compère Jaussy de la Pensée sauvage), ou mes deux Anne-Marie à la douce et caustique présence, une Miss Fafa qui lit et peint comme je peins et écris, et tant d’autres à la porte d’à côté ou sur d’autres continents, Aude ici et Mira là, ou Nathalie, Alassane à Dakar ou Sinzo Aanza à Lubumbashi, David à l’autre bout du canton, Francis au chemin des Mouettes ou Fabrice je ne sais où, et tous les livres, les films, les musiques, les paysages, les virées que ça brasse – tant et tant de gens de la vie comme les accueille le Père Claude en sa paroisse des rues et comme j’aimerais les évoquer dans La Vie des gens…
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Victor Hugo :« Tout grand artiste à son avènement refait l’art tout entier à son image ».
À La Désirade, ce mercredi 24 décembre. – Après notre revoyure de l’autre soir avec Max le Bantou, de retour du Cameroun où, au cœur d’une jungle, il a rencontré la très vieille dame-mémoire dont il fera la narratrice de son prochain roman africain, je me rappelle tout ce qu’il m’a raconté de la corruption qui mine et ruine son pays pourtant riche et hyperactif, dont la richesse et la vitalité sont parasitées par les nouveaux maîtres du monde et leurs laquais, ou encore son évocation du charlatanisme religieux en pleine expansion.
Or, traversant hier le marché de Noël de Montreux aux centaines de cabanes identiques (les mêmes qu’à Bruxelles, Varsovie ou Munich) remplies, à quelques produits artisanaux près, de la même pacotille scintillant sur fond de mélodies écoeurantes et de fumées de vin cuit ou de gaufres sucrées à l’excès, je me dis que nous n’avons rien à envier aux Africains en matière de cultes frelatés, la famine en moins – jusqu’à l’indigestion et le dégoût à gerber.
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En pédalant mes 30 bornes sur place, je regarde deux nouveaux épisodes de Six Feet under, dont une kyrielle de détails me renvoient à mille observations faites dans nos vies et leurs avatars.
Maveric me demandait hier soir si je croyais au destin, et je lui ai répondu que j’y voyais au mieux l’accomplissement de nos virtualités, sans rien de sûr ni de systématique pour autant. Est-ce le destin qui a fait que Dimitri se crashe sur une route de France le jour de la commémoration d’une bataille (perdue) sur le Champ des Merles, au fondement de la nation serbe ? C’est ce qu’a prétendu le pope à l’enterrement de notre ami, mais pour ma part je ne sais trop. L’idée d’une intervention directe de Dieu dans l’Histoire m’a toujours révulsé, et plus encore aujourd’hui où elle justifie invasions et massacres. Mais je n’exclus pas pour autant quelque mystère dans les coïncidences, ou quelque chose de providentiel, ou de fatal, dans ce qui nous arrive de meilleur ou de pire.
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Que dirait le Christ surgissant, aujourd'hui, dans le Big Bazar préludant à sa naissance, fêtée aujourd'hui comme une opération commerciale entre tant d'autres ? Qui pourrait le dire, pontife ou mendiant, mécréant ou fidèle de quelque confession que ce soit ? Voici ce que je me demande depuis tant d'années à vitupérer les temples de la Consommation, n'oubliant rien des humbles Noëls de notre enfance. Et voilà ce qu'en quelques pauvres mots je confesse de mon Christ à moi...
Mon Christ à moi est au milieu de nous jusqu’à la fin du monde. Ce matin il se trouvait peut-être à genoux au milieu d’un trottoir lausannois, sous les traits d'une mendiante au regard plein de ressentiment, à ce qu'il m'a semblé, qui m'a fait la maudire et me détourner - et je me le reproche encore à l'instant.
Ce Christ-là avait les mêmes longs cheveux sales que celui qui s’est jeté du pont aux suicidés, en plein Lausanne, il y a trente ans de ça, et dont la vision de la tête ensanglantée, dépassant de la couverture jetée sur son cadavre, me restera toujours présente comme l'icône de la désespérance.
Un autre Christ m’est apparu une autre nuit, à Paris, quand les nautoniers de la Seine ont relevé, des eaux huileuses, ce corps qui s’est défait de ses derniers vêtements au moment où il est apparu dans la lumière lunaire, blanc comme l’ivoire d'une autre vie.
Le Christ est en agonie jusqu’à la fin du monde, et pendant ce temps il ne faut pas dormir, disait à peu près Pascal le croyant, et après lui Chestov mon frère l'hésitant.
Je l’ai vu en agonie au service des soins intensifs d’une division de pédiatrie, crucifié dans le corps d’une petite fille dont les tortures furent exacerbées par l’incurie des supposés patrons, mais soignée tous les jours par des anges soignants.
Mon Christ à moi est cette petite fille, mon église vivante est celle des compatissants qui se sont agenouillés autour de sa tombe, et tout le reste n’est qu’un bal de vampires.
Mon Christ est cette petite fille martyre à laquelle je pense en melevant dans la splendeur de chaque matin du monde, présente lorsque je ferme les yeux face à la mer ou lorsque des amants s'étreignent. Mon Christ est ce pauvre sourire au milieu des milliers de visages défilant aux murs des couloirs d’Auschwitz. Faute de croire en la divinité du Christ, je pense que le Christ est notre humanité en devenir, notre salut avant la mort, non pas la force du « Christ des nations » mais la faiblesse du plus humilié et du plus offensé - notre nullité transmuée en aura.
À La Désirade, ce mercredi 24 décembre. – Ce jour de fête présumée, présumée fête de la joie, nous n’aurons cessé d’échanger des vœux e tde nous congratuler, en toute sincérité d’ailleurs, avant de nous retrouver, Lady L. et moi, seuls à La Désirade et pas fâchés de l’être avant l’arrivée, demain, de nos filles et de leurs jules.
Ce qu’attendant nous regardons, innocents, l’épisode le plus sombre de Six Feet under, dont la dernière séquence culmine dans le cri déchirant, réellement insoutenable, de Nate qui vient d’enterrer, selon les vœux de Lisa, les restes de celle-ci monstrueusement gonflés par la noyade et à moitié dévorés par les requins. Autrement dit : l’horreur sous le sapin, que je me suis excusé d’avoir imposé à ma bonne amie à la lisière de la fameuse stille, heilige Nacht dont elle avait passé l’après-midi à arranger le décor…
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Autant que les tranches de vie de Six Pieds dessous, d’une si remarquable honnêteté dans leur réfraction de la vie des gens, du côté de Raymond Carver ou d’Alice Munro, le misérable sort de Cosette en proie aux sinistres Thénardier, et la chute de Fantine jusqu’au tréfonds de la déréliction, auront bel et bien marqué mon Noël 2014, et cela sans le moindre penchant morbide, éclairés en outre en fin de soirée par la lecture du bon Georges Piroué, qui n’avait que cinq personnes à son enterrement, et dont le Victor Hugo romancier, préfacé par Henri Guillemenin, est un modèle de pénétration et de justesse dans son effort de recentrer la perception évangélique du furieux anticlérical.
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Hugo le mégalo, le grandiloquace, le ridicule Torugo aux yeux des habiles et des « petitsmarquis » de la République des Lettres, retrouve sa place centrale avec L’Homme qui rit, Les Misérables ou Les derniers jours d’un condamné, notamment, en amont de Dostoïevski dont le princeMuichkine serait le saint héritier de Jean Valjean.
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Georges Piroué sur Victor Hugo : « Quelle misère que l’intelligence quand c’est le cœur qui parle. (…) Hugo me plonge dans mon enfance. Je me souviens d’une soirée. Mon père lisait Les Misérables, les deux coudes sur la table, les mains à platcontre les oreilles. Passant derrière lui, je me suis mis à lire par-dessus sonépaule. Le roman penchait vers sa fin. Au moment où Jean Valjean tire de lavalise noire les vêtements de Cosette et les aligne sur le lit. Je devinais quemon père pleurait, Les larmes me vinrent aussi aux yeux. Nous ne bougions ni l’un ni l’autre. Pas le moindre bruit de sanglot, pas le moindre reniflement. Un grand silence que j’entends encore. J’ignore s’il a su que je pleurais et je savais qu’il pleurait. Je ne le regrette point. Ceci doit rester incertain, pressenti plutôt que vu. Comme le chapitre s’achevait, il n’a pas levé la tête et j’ai quitté la pièce. Je garde cependant le souvenir de son épaule contre ma poitrine et lui, peut-être, de ma poitrine contre son épaule.
Ainsi Hugo est associé à mes plus chères affections ».
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Zapping back
Une année de lecture.
Alice Munro. Trop de bonheur. L’Olivier, 2013. *****
Alice Munro avait passé le cap de ses 78 ans lorsqu'elle publia ce recueil de dix nouvelles plus étonnantes les unes que les autres, prouvant une fois de plus son exceptionnelle pénétration de la psychologie humaine et des avatars de la société en constante mutation sur fond de passions sempiternelles et de métamorphoses existentielles. Plus encore: ce recueil, peut-être son meilleur, illustre son inépuisable imagination narrative et l'originalité des projections formelles de celle-ci. Ce recueil s'ouvre sur une nouvelle nous confrontant à une folie meurtrière et s'achève avec une sorte de bref roman, merveilleux portrait de femme inspiré par la biographie d'une mathématicienne d'origine russe.
La quatrième nouvelle, Trous profonds, frise le chef-d’œuvre en sa limpidité narrative et sa pénétration du tragique existentiel. Comme dans les récits de Fugitives, cette histoire d'un ado surdoué, accidenté en ses jeunes années, jamais vraiment reconnu par son père à l'ego envahissant, et qui disparaît pendant des années après avoir plaqué ses étude sans crier gare, reflète quelque chose de caractéristique de notre époque, qu'on pourrait dire le désarroi des immatures de tous âges.
Philippe Sollers. Médium. Gallimard, 2014. ***
Comme il en va des retours d’Amélie Nothomb à l’automne, chaque début d’année nous vaut un nouveau livre de Philippe Sollers, voire plusieurs. Sous l’appellation discutable de roman, ce récit en première personne est tout entier constitué de notes de l’auteur en séjour récurrent à Venise, alternant ses propos sur ses menées d’écrivain en son refuge incognito du Dorsoduro, ses relations avec une masseuse qui le travaille au corps avant de se planter sur lui, ses multiples et pertinentes observations sur la vie actuelle et la folie ordinaire, ses propositions de contre-folie, sa grande lecture du moment (Saint-Simon), ses relations avec une jeune Loretta en voie de se marier, ses coups de gueule souvent bienvenus contre les bien-pensants en général et la République des professeurs en particulier, le commerce international d’organes ou le marché de l’art plombé par la spéculation ; et le fait est que le titre de Médium convient à cette nouvelles série de« journaliers » d’un écrivain convaincu (non sans raison) de son excellence et dont le style est à l’avenant.
Flynn Maria Bergmann. Fiasco FM. Art& Fiction 2014. ***
Certains livres appellent, plus que d'autres, un écho, à leurs mots: d'autres mots se sentent comme pressés d'ajouter à ceux-là, comme par affinité, et c'est ce qu'aussitôt j'ai éprouvé en commençant de lire Fiasco FM de Flynn Maria Bergman tant son écriture, ses images, l'allant rythmé de ses phrases et leur espèce de blues ont trouvé en moi d'immédiates résonances.
Cela commence d'ailleurs comme une balade bluesy se réclamant d'emblée d'Al Green et de Leonard Cohen, mais plus que les mélodies évoquées j'y associai d'abord des images. Dans Fiasco FM, la première image que je me rappelle est celle, pas exactement explicite au demeurant, d'un restau aux vitres floutées par la neige, au plan de laquelle succède un plan de soleil jaune kimono sous lequel apparaît un petit parapluie rose - avec l'accent porté sur ces objets qui prennent de l'importance quand quelqu'un nous manque. D'emblée, aussi, la contrainte d'une forme entre en jeu, comme au jeu du sonnet, de l'haïku, du pentamètre ïambique ou des mesures comptées du blues. En même temps se réalise,dans les limites données du jeu en question (une page par séquence), une suite de stances "musicales" d'une complète liberté et d'une constante inventivité dans ses inflexions narratives.
Janine Massard. Gens du lac. Campiche 2013. ***
C'est un livre humainement très attachant que Gens du lac deJanine Massard, qui nous vaut également une chronique d'un grand intérêt historique et une oeuvre littéraire originale par sa façon de transcrire le langage et la mentalité des riverains romands du Léman.
Ce grand lac, que se partagent Romands et Français, est ici bien plusqu'un décor débonnaire de carte postale: le lieu de furtifs trafics nocturnes qui s'y poursuivirent quelques années durant pendant la Deuxième guerre mondiale, et par conséquent le miroir d'une époque.
Comme une Alice Rivaz (ou l'autre grande Alice, Munro, dont elle est fervente lectrice), Janine Massard parvient à intégrer des thèmes historiques ou sociaux sans donner dans le prêche ni la démonstration, tant ses personnages sont incarnés et vibrants de sensibilité. Or il en va aussi de son subtil usage de la langue populaire, ressaisie dans ses intonations sans faire de la couleurlocale, et qui excelle particulièrement en trois pages de délectable anthologie où surgit le personnage de Salade, vagabond philosophe rappelant le poète passant de Ramuz.
Hanif Kureishi. Le dernier mot. Christian Bourgois. ****
La vogue actuelle des biographies d'écrivains va de pair avec la"pipolisation" de la littérature, qui fait de l'auteur, plus ou moins"culte", un personnage comptant souvent plus que son oeuvre. Or le nouveau roman de l'écrivain anglo-pakistanais Hanif Kureishi décrit précisément ce phénomène, dont il tire sa substance à la fois très sérieuse et très drôle. Il y est en effet question d'un jeune scribe approchant la trentaine auquel un éditeur commande la biographie d'un auteur mondialement connu mais un peu sur le déclin, dont la bio en question pourrait redorer leblason.
Le dernier mot est donc le "making of" de cette biographie, combinant le récit des tribulations du jeune biographe débarquant dans la propriété en pleine campagne anglaise où vit le fameux auteur (on pense illico à V.S. Naipaul) et sa dernière épouse, la plongée dans la vie privée assez mouvementée du grand écrivain réputé pour son caractère de sanglier, mais aussi les frasques personnelles du biographe, pas moins "homme à femmes" que son hôte, et enfin le dernier petit roman d'amour que le vieil écrivain, requinqué, composera après le séjour du jeune homme en faisant de lui, et de sa jeune femme, des personnages de son cru...
Edouard Louis. Pour en finir avec Eddy Bellegueule.Gallimard. **
On se dit, en lisant ce livre commencé un peu à reculons (bah, encore une confession d'homo se la jouant martyr…), que c'est quand même du sérieux. Du sérieux et du lourd. Ce qui distingue En finir avec Eddy Bellegueule d'un banal témoignage sociologisant sur les tribulations d'un jeune homo en milieu populaire, tient à sa façon de passer de la chronique factuelle au "roman" polyphonique, en insérant dans le récit, souligné typographiquement par des italiques, le langage-vérité de ses personnages.
Du personnage de Françoise, la fidèle servante très "peuple"de la Recherche du temps perdu, on se souvient par la tournure particulière de son parler. Et de la même façon, la mère et le père d'Eddy Bellegueule revivent, ici, par la ressaisie savoureuse de leur langage exprimant à la fois leur fragilité et leur verve populaire, leurs préjugés énormes ou leur bon sens naturel, leur révolte ou leur soumission de gens "d'en bas". Or c'est à proportion de cette mise à distance romanesque que le lecteur se rapproche le mieux de ces personnages, perçus ainsi dans leur intimité ou leurs grommellements spontanés.
Philippe Jaccottet. Œuvres complètes. La Pléiade. *****
C'est un des grands poètes vivants de langue française qui est honoré ce début d'année en la personne de Philippe Jaccottet, dontl’œuvre sera la première, d'un auteur romand vivant, à faire son entrée dans la prestigieuse collection de La Pléiade. Poète de la présence au monde le plus immédiat, dans la proximité constante de la nature, Philippe Jaccottet s’est également fait connaître pour ses traductions de très haut vol, dont celle de L’Hommes ans qualités de Robert Musil et L’Odyssée d’Homère, entre autres auteurs italiens, allemands, espagnols ou russes.
Dans sa préface à un ancien recueil de Jaccottet (Poésie 1946-1967), Jean Starobinski célébrait la recherche, dans son œuvre, d’une « parole loyale, qui habite le sens, comme la voix juste habite la mélodie ». On ne saurait mieux résumer la démarche du poète de Grignan, quête de sens et de perles sensibles au jour le jour, notamment dans ses merveilleuses notations derêveur solitaire, et modulation musicale de joies et de douleurs captées auplus près.
Habib Mellakh. Chroniques du Manoubistan. Préface de Habib Kazdaghli. Editions Cérès. **
L’idée de Habib Mellakh était lumineuse et imparable, consistant à noter jour après jour, en temps réel, les faits survenus à La Manouba, à savoir : le siège de la Faculté des lettres de Tunis, par des escouades de salafistes venus défendre une irréductible étudiante porteuse duvoile intégral, qui alla jusqu’à gifler le recteur. Dès le 5 décembre 2011, il observe ainsi le sit-in qui se poursuit depuis huit jours ou quelques étudiants, renforcés par des nombreux éléments souvent pêchés dans lesquartiers défavorisés, célèbrent le Jihad et la guerre et fondent le terme de Manoubistan pour réislamiser la Faculté des Lettres de Tunis. Rien d’une luttede classes ou des castes entre lettrés« privilégiés » plus ou moins tentés par l’Occident, et purs et durs de l’islamisme radical : une véritable épreuve de force entre civilisation et régression, dont l’auteur démêle cependant l’imbroglio « trop humain » en se gardant d’opposer bons et méchants.
Roberto Bolańo. 2666. Folio. ****
Le fascinant dernier roman-gigogne de Roberto Bolano, paru en 2004, un an après sa mort, et constitué de cinq livres enun, tourne autour d’un romancier longtemps invisible, voire inaccessible et pourtant considéré comme le plus grand auteur allemand de la seconde moitié du XXe siècle.
Roberto Bolaño est un fou de littérature (fou de lecture et fou d’écriture), et pourtant rarement un écrivain contemporain, dans le sillage(style non compris) du Voyage au bout de la nuit, n’aura brassé tant de matière vivante tragique avec autant de puissance évocatrice, à croire qu’il est allé partout en personne, du désert de Sonora au frontde l’Est et dans les souterrains de tel château des Carpates, dans le fouillis d’un éditeur berlinois de l’immédiat après-guerre ou dans le dédale des jardins intérieurs vénitiens, notamment.
S’il n’est pas styliste à ciselures comme un Céline, Roberto Bolaño n’en atteint pas moins, dans la masse mouvante de 2666, et jusque dans ses imperfections formelles et autres longueurs occasionnelles, une forme ressortissant à la transfiguration poétique. Sous les dehors d’un conteur inépuisable en matière de digressions et d’histoires enchâssées, Roberto Bolañone ne cesse d’affronter, enfin, la question du Mal.
À suivre…
Stéphane Lambert. Nicolas de Staël. Le vertige et la foi. Arléa.
Alice Munro. Un peu, beaucoup, pas du tout.
Peter Sloterdijk. La folie de Dieu. Poche.
John Le Carré, Une vérité si délicate. Seuil.
Gabriel Garcia Marquez. Cent ans de solitude. Point2.
Philippe Sollers. Fugues. Gallimard.
Alberto Moravia. Lettres à Lélo Fiaux. Zoé.
Michael Connelly, Ceux qui tombent. Seuil.
Nétonon Noël Ndjékéry.La minute mongole.
Jean Bofane. Congo Inc. Actes Sud.
Amélie Nothomb. Pétronille. Albin Michel.
Bertrand Redonnet. Le diable et le berger.
Jean-Michel Olivier. L’Ami barbare. De Fallois / L’Âge d’homme.
Douna Miralles. Inertie. L’Âge d’Homme.
Georges Simenon. Le témoignage de l’enfant de chœur.
Emmanuel Carrère. Le Royaume. P.O.L.
Lydie Salvayre. Pas pleurer. Seuil.
Gérard Joulié. Fantômes du passé. Le Cadratin.
Siri Hustvedt. Un Monde flamboyant. Actes Sud.
Peter Sloterdijk. Les lignes et les jours. Maren Sell.
Julien Bouissoux. Une autre vie meilleure. L’Age d’Homme.
Simon Leys. Protée et autres essais. Gallimard.
Pierre-Yves Lador, Confession d’un repenti. Morattel.
Adrien Bosc. Constellation. Stock.
Peter Sloterdijk. Tu dois changer ta vie. Maren Sell.
Alice Munro. Rien que la vie. L’Olivier.
Jean Bothorel. Bernanos contre les bien pensants.Belfond.
Julien Burri. La Maison et Muscles. Campiche.
Théodore Monod. Révérence à la vie. Grasset.
Pier Paolo Pasolini. La Persécution. Seghers.
Max Lobe. La Trinité bantoue. Zoé.
Sébastien Meier. Les Ombres du métis. Zoé.
Antoine Jaquier. Ils sont tous morts. L’Age d’Homme.
Claude Frochaux. L’Homme achevé. L’Âge d’Homme.
Roland Buti. Le milieu de l’horizon. Zoé.
Erri de Luca. Le tort du soldat. Gallimard.
François Rivière, Un si délicieux suicide. Calmann-Lévy.
Victor Hugo. Les Misérables. Point 2.
Jean Clair. Journal atrabilaire. Folio.
Jean Prodhom.Tessons. D’autre part , 2014.
Adam Zagajewski.Mystique pour débutants.
Henri Michaux. Œuvres complètes I. Pléiade.
Jules Renard. Journal. Gallimard.
Olivier Roy. En quête de l’Orient perdu. Entretiens.
Simon Leys. Essais sur la Chine. Bouquins.
Olivier Rolin. Le Météorologue. Seuil.
Simon Leys. L’Ange et le cachalot.
Frédédic Pajak. Manifeste incertain 3. Noir sur Blanc.
Aude Seigne. Les neiges de Damas. Zoé.
Philippe Sollers. Dictionnaire amoureux de Venise.
Alexandre Adler. Le sang du califat. Grasset.
Franz Kafka. Lettre au père. Mille et une nuits.
Blaise Hofmann. Marquises. Zoé.
Simon Leys. Le studio de l'inutilité. Seuil.
Gemma Salem. Le mambo à Beethoven. De Roux.
Georges Piroué. Victor Hugo romancier. Denoël.
Stevenson. Le club des suicidaires.
Thomas Pynchon. Fonds perdus. Seuil.
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Zapping back 2014
Une année entre petit et grand écran.
Stephen Frears. Philomena. GB, USA, France, 2013.
On sort ému, poigné, voire bouleversé de ce film imprégné d’humanité, évoquant une situation révoltante mais avec beaucoup de tact et de nuances, en outre servi par l’admirable interprétation (Judi Dench) de la protagoniste. Philomena Lee a connu le sort d’innombrables jeunes femmes, dites filles-mères dans nos régions, auxquelles on (à savoir l’Eglise irlandaise en l’occurrence) a enlevé leur(s) enfant(s) pour l(es) protéger. On (à savoir le scénariste Martin Sixsmith et le réalisateur) pourrait dresser un réquisitoire à l’endroit de telles pratiques apparemment arriérées, mais le film gagne justement en émotion et en justesse en évitant la « dénonciation » attendue. L’évolution des mœurs et des mentalités est modulée avec autant de précision que de finesse dans ce tableau diachronique d’une société jadis soumise à un certain Ordre, qui a perdu sa majuscule et force chacun à retrouver ses repères sans brûler forcément ses racines. C’est en tout cas ce qu’ont l’air de penser Philomena elle-même et ceux qui l’accompagnent ici. ****
Taïeb Louhichi. L’Enfant du soleil. Tunisie, 2013.
Découvert dans une salle de l’avenue Bourguiba, à Tunis, ce film m’a touché par sa façon d’évoquer la jeunesse tunisienne actuelle, tiraillée entre deux mondes et confrontée, peu ou prou, à une rupture de filiation. Un écrivain, prénom Kateb (Hichem Rostom) et dans la soixantaine, infirme de son état, a publié naguère un roman intitulé L’Enfant du soleil, tombé aux mains d’un jeune homme dans la vingtaine, prénom Yanis (Mabo Kouyaté), qui a cru se reconnaître dans la figure du protagoniste. Le roman en question évoque une relation amoureuse typique de l’époque, aussi forte sur le moment que fugace, débouchant sur une séparation, avant la naissance d’un enfant. Or Yanis s’identifie à l’enfant sans père du roman et débarque, un jour, par effraction, dans la maison du romancier qu’il croit vide, en quête d’une trace. Sans les prévenir du caractère illicite de l’intrusion, Yanis y entraîne ses amis Sonia et Fatou dont on apprendra, par la suite, qu’eux aussi ont des raisons de se sentir « orphelins ». Où cela se corse, c’est lorsque Kateb, dans sa chaise roulante, surprend le joli trio en train de profiter des aises de sa belle maison de La Marsa, entre fringues et victuailles…
Grand seigneur intrigué par les motivations réelles du véhément Yanis, Kateb va découvrir en celui-ci une sorte d’incarnation de son « fils » romanesque, sorti de sa fiction pour lui réclamer des comptes et l’associer, plus tard, à une quête qui implique ses relations avec son propre paternel. L’enfant du soleil, sans démonstration, montre une situation à la fois banale et significative des temps actuels, fondée ici en vérité humaine par le truchement de personnages crédibles et attachants. ***
Richard Dindo, L’exécution du traître à la patrie Ernst S. Suisse, 1975.
Quarante ans après sa sortie, suivie d’une polémique d’époque, ce film de Richard Dindo, tiré d’une enquête du journaliste Niklaus Meienberg, n’a pas pris une ride, comme on dit. Au contraire : on en voit mieux aujourd’hui la qualité proprement cinématographique, avec un grand travail sur le « langage » des lieux et des visages, et l’originalité de son point de vue. De fait, ce n’est pas par la rhétorique politico-sociale typique de ces années que Dindo argumente le mieux, mais par la ressaisie d’une réalité dont l’épaisseur historique (au sens où l’entend Claude Lanzmann) laisse progressivement filtrer le vrai ou le vraisemblable au fil des témoignages des survivants. Bien plus qu’il ne « victimise »le pauvre Ernst S., traître par ressentiment social, bravade et stupidité, Richard Dindo reconstruit tout un univers social et politique bel et bien régi par la lutte des classes, mais également traversé par l’irrationnel imbécile, les positions et autres motivations généreuses ou mesquines, la réflexion politique fondée ou l’insouciance. Très cohérent dans sa démarche, ce document éminemment révélateur d’une période de l’histoire suisse est, enfin, plus qu’un film militant daté : une image troublante de notre pays à telle époque troublée. ***
Luc Besson, Lucy. France, 2014.
Après divers blockbusters américains ou à l’américaine projetés sur la Piazza Grande, au Festival de Locarno, pour drainer plus de grand public et plus de jeunes, le dernier film de Luc Besson, genre thriller flashy à l’américano-taïwanaise,fait pschitt, hérisse les festivaliers de-la-grande-époque, divise la critique entre beurk et bof, amuse un peu les âmes simples (dont je suis) qui n’en attendent rien et fait gamberger les naïfs peu familiers de la SF qui cherchent le « message » de la chose. Celle-ci doit pas mal à la présence de la blonde Scarlett Johansson, à défaut de convaincre ou surprendre par son thème (l’expansion chimiquement stimulée de notre potentiel cérébral ou sa folle course-poursuite en voiture sous les arcades de la rue de Rivoli. Bonus à l’épate, malus pour l’éternité vu qu’on en a tout oublié avant la fermeture des guichets. *
Eran Riklis. Dancing Arabs. Israël, France, Allemagne, 2014.
Sur fond de conflit relancé par l’intervention violente des Israéliens à Gaza, le nouveau film d’Eran Riklis, auteur israélien du mémorable Lemon Tree, a été jugé trop coupé de l’actuelle réalité par d’aucuns. Jugement trop facile, car cette espèce de Roméo et Juliette à Jérusalem prend bel et bien en compte les composantes de la tragique actualité, par le truchement des relations amoureuses établies entre le jeune Palestinien Eyad, seul étudiant arabe admis dans un prestigieux pensionnat de Jérusalem, et Naomi la juive. Le classique amour impossible se corse du fait de l’amitié liant Eyad et un handicapé atteint de dystrophie musculaire, condamné à court terme et dont la mort préludera à un changement d’identité du protagoniste. Sous l’aspect d’une fable fleurant un peu l’artifice narratif, le réalisateur, autant que ses interprètes (à commencer par Tawfik Barhom dans le rôle d’Eyad) suscite autant l’émotion que la réflexion sur les tenants et les aboutissants humains d’une tragédie contemporaine. ***
Yuri Bykov, Durak. Russie, 2014.
Réaliste à la russe, genre Les Bas-fonds de Gorki, ce film-fable rappelle la nouvelle non moins métaphorique de L’écroulement de la Baliverne de Dino Buzzati. Lorsque le jeune plombier Dima constate que tel immeuble de neuf étages, où s’entassent plusieurs centaines de locataires déjà minés par la pauvreté et l’alcool, menace de s’effondrer à court terme, sa conscience lui ordonne de braver son entourage, lui conseillant de ne pas faire de vagues, pour affronter les autorités locales au risque de les déranger pendant une fête nocturne. D’abord ébranlés par les révélations du jeune homme, lesdites autorités vont liquider le problème en supprimant les ingénieurs qui ont pris au sérieux l’avertissement de Dima concluant à l’imminence de la catastrophe, avant que celui-ci, parvenu à s’échapper, ne soit lynché par les habitants de l’immeuble dans la pure tradition de l’exécution du bouc émissaire. Remarquable par son honnêteté à tous égards (réalisation et interprétation), ce film rompt pour le moins avec les chichis formalistes et la futilité ambiante. Impressionnant. ****
Valerio Zurlini. Estate violenta. Italie, France 1959.
La rétrospective consacrée cette année à la maison de production italien Titanus, à l’enseigne du festival de Locarno, est l’occasion de redécouvrir des films aussi intéressants que typés, par rapport à une époque, dont cette évocation d’une certaine jeunesse dorée, sous le fascisme, est un bon échantillon. Plus précisément, le fils à papa Carlo, dont le paternel est un hiérarque fasciste,se trouve confronté à sa propre veulerie en ces temps précédant de peu la chute du fascisme, après qu’il s’est épris d’une belle veuve de guerre. Le jeune Jean-Louis Trintignant ajoute sa touche sensible au protagoniste, et la réalisation excelle, sans maniérisme, dans les jeux de miroirs de l’équivoque. **
Gianfraco Rosi. El sicario. France, USA, 2010.
Les festivals sont souvent l’occasion de voir ou revoir des films qui ont peu de chance de sortir en salle, comme il en va de ce document saisissant, pour ainsi dire réduit à un plan-fixe focalisé sur un seul personnage, cagoulé de surcroît. Le témoignage du sicaire en question, mercenaire des narco-trafiquants, repose sur un document authentique transcrit par Charles Bowden. La trajectoire du tueur,issu de la classe pauvre où la pauvreté l’a poussé à traficoter, passé ensuite par la police et formé accessoirement par le FBI, avant d’exécuter des centaines de personnes, est à la fois monstrueuse et banale, au Mexique en tout cas. Structuré en crescendo dramatique,le récit tire l’essentiel de sa tension à la description minutieuse, voire clinique, des actes du tueur repenti (il est toujours en cavale au moment de son témoignage), qui assortit ses dires de dessins exécutés à vue. **
Soon Mi-Yo, Songs from the North. USA, Corée du Sud, Portugal, 2014.
Originaire de Corée duSud où son père vit toujours, mais émigrée aux States, la jeune réalisatrice Soon Mi-yo, sans beaucoup de moyens, a composé un patchwork documentaire étonnant sur le Nord dont la réalité reste brouillée par la propagande ou les représentations satiriques. Avec un téléphone portable, au cours de trois voyages, Soon Mi-Yo a « volé » une série d’images comme l’une de ses collègues l’a fait en Iran. À ces documents qui font entrevoir les gens du Nord,elle a ajouté le corps principal du film, constitué de nombreuses archives visuelles ou sonores évoquant l’histoire tragique du pays écrasé par les colonisations successives, les guerres et les révolutions, jusqu’à l’établissement de la dictature paranoïaque actuelle. Passionnante traversée,sériée par thèmes, où le mélange de séquences cinématographiques épiques, d’enregistrements de concerts populaires assez hallucinants, et de multiples aperçus de la société coréenne, cristallise un questionnement à la fois personnel et enrichissant pour tous. ***
Lina Wertmüller. Non stuzzicare la zanzara. Italie, 1967.
Le kitsch à l’italienne peut avoir quelque chose de délicieux. On n’est pas ici dans le baroque sublimé de Fellini, ni même dans la parodie de roman-photo que celui-ci déploie dans le Sheik blanc, mais dans une comédie musicale délicieusement vintage,où la jeune Rita Pavone donne de la voix et du coup de reins avec une pétulance inimaginable aujourd’hui. La chose est tellement épatante, dans le débridement de son mouvement autant que dans son chatoiement singeant les musicals américains, qu’on dirait que le noir est blanc est de la couleur. Tout le film, sur un canevas hilarant (un nobliau local perpétue la tradition médiévale en dirigeant son armée personnelle avec le sérieux d’un double grotesque du Duce) vogue et vire sur une vague délirante qui n’est plus finalement que prétexte à passer en revue les modes de l’époque, du charleston au twsist et du jerk au rock. ***
À Suivre…