(Dialogue schizo)
Des poncifs liés à toute rentrée littéraire française, pointés par Pierre Assouline. Des remarquables retours de Martin Amis et Toni Morrison. Charles Dantzig et Pajak au mieux de leurs styles. De l’adulation convenue de Joël Dicker, qui pourrait « mieux faire »…
Moi l’autre : - Alors, tu as lu ce que Pierre Assouline dit, sur son blog de La République des livres, à propos des lieux communs marquant chaque rentrée littéraire française ? Comme quoi l’on publierait trop de livres, que chaque année verrait revenir les mêmes ou presque, que la moisson 2015 serait médiocre, que tout – choix des livres, distribution des prix, etc. - serait joué d’avance sous l’effet d’un complot parisien, enfin que cette rentrée nouvelle serait décidément sans surprise ?
Moi l’un : - Oui, j’ai lu ça et je souscris, même s’il y a du vrai dans ce qu’on peut reprocher au phénomène de la rentrée à la française (spécialité mondiale), dont la pléthore même contient le pire et le meilleur. On peut déplorer le surnombre, mais se plaindra-t-on de ce formidable choix ? L’important est de choisir. De savoir choisir. Et surtout de lire : de prendre le temps de lire…
Moi l’autre : - Notre ami JLK, sur ses blogs, a lui-même émis des doutes sur la qualité de la donne 2015…
Moi l’un : - Il a eu tort, et il le sait. Son souci a toujours été de résister aux enthousiasmes de commande et à l’engouement grégaire, donc il fait le mauvais esprit. Il fait son malin genre connaisseur. Mais sur quelle base alors qu’il a à peine lu (ou essayé de lire et pas pu continuer…) une quinzaine de livres sur les 589 parus.
Moi l’autre : - Tu es sûr du chiffre 589 ?
Moi l’un : - Absolument pas, mais c’est Assouline qui l’avance, relayant probablement, Livres-Hebdo, et cela n’a aucune importance…
Moi l’autre : - Venons-en donc à ce que tu disais du choix. Comment s’y prendre ?
Moi l’un : - Comme toujours : par ce qu’on sait déjà de tel ou tel auteur, ce qu’on grappille ici et là en matière de jugements et de rumeurs entre médias et librairies, le bouche à oreille et la « carotte » dans le gisement : on palpe, on hume, on tâte l’étoffe.
Lady L. entend Sorj Chalandon parler de Profession père à la radio et en touche un mot à JLK, qui lui achète le livre alors que lui-même est en train de lire Dantzig qui l’intéresse depuis des années, ainsi de suite. C’est comme ça, aussi, qu’il a acheté sans hésiter le nouveau roman de Martin Amis, La Zone d’intérêt, et Délivrances de Toni Morrison, sur la base de ce qu’il sait de ces grands auteurs (qu’il a d’ailleurs rencontrés) et de ce que les critiques en ont dit en langue originale…
Moi l’autre : - Et c’est ainsi que nous l’avons suivi dans ce premier choix des revenants « étrangers »…
Moi l’un : - Yes, sir.Avec la première surprise, contre l’inepte polémique qu’il a nourrie, de La Zone d’intérêt de Martin Amis, roman profondément dérangeant qui sonde l’abjection humaine par la peau, pourrait-on dire, un peu comme le Max Aue de Jonathan Littell l’avait endossée, mais dans un roman qui travaille la fiction d’une façon beaucoup plus ramassée que dans Les Bienveillantes, avec un travail sur la langue qui touche à la saleté originelle du langage nazi, litotes comprises…
Moi l’autre : - André Clavel a parlé, dans Le Temps, d’un roman dénué de tout intérêt…
Moi l’un : - Le problème de Clavel est d’être, comme toujours, à la traîne du parisianisme, et de lire les livres en diagonale.
Moi l’autre : - Comment expliquer le rejet, sans aucun argument, de Gallimard et de l’éditeur allemand ?
Moi l’un : - Je suppose qu’il y a là une question de prérogatives. Je ne veux pas accuser Claude Lanzmann, mais je me rappelle qu’il avait fait barrage au roman de Litttell, comme si un jeune Américain n’avait pas le droit de parler de « ça ».
Par ailleurs, Martin Amis ne minimise pas les souffrances du peuple polonais, comme Lanzmann s’y est appliqué. Mais il y a sûrement d’autres raisons. Il y a aussi ça que Martin Amis ne « sacralise » par la solution finale où seule l’extermination des Juifs serait en cause.
Il va au fond d’une abjection composite, qui est au cœur de l’homme : le Mal est au cœur de l’homme et il repousse sans cesse, d’un consentement à l’autre, d’un génocide à l’autre.
Bref, c’est un livre sérieux, fondé sur des lectures sérieuses et une connaissance personnelle sérieuse du genre humain, et ce n’est pas seulement peu sérieux de le réduire à rien : c’est relancer l’abjection sur la formule nazie :circulez, y a rien à voir…
Moi l’autre : - D’aucuns regimbent à l’idée de lire un livre de plus sur la Shoah…
Moi l’un : - Ce n’est pas « un livre de plus », c’est un roman original, d’un auteur qui achoppe, avec son sens profond du comique, au tragique de la condition humaine. En outre, l’extermination des déportés, mise en parallèle avec l’exploitation industrielle de ceux-ci dans la « zone d’intérêt », renvoie à l’esclavagisme et aux purges organisées par Staline et Mao, entre autres monstres totalitaires. Or les exécuteurs de ceux-ci ont visage humain, et chaque romancier devrait achopper à cette réalité.
Moi l’autre : - On change de point de vue avec Délivrances de Toni Morrison…
Moi l’un : - Pas tant que ça ! À vrai dire on en revient à l’abjection humaine, présente aussi au cœur d’un enfant, et traitée avec la poésie sans pareille de la romancière noire.
Moi l’autre : - Le canevas du roman évoque les personnages et les situations d’une série américaine. N’est-ce pas« téléphoné » ?À la limite du cliché ?
Moi l’un : - Disons qu’on est sur le fil de la lame, mais le côté un peu convenu, en apparence, des situations et des personnages, est compensé par l’authenticité des sentiments et les vérités d’expérience qui se dégagent de la confrontation des personnages, autant que par la langue de la romancière.
Les thème de la délivrance, de l’exorcisme, du dépassement de l’horreur et de sa transmutation, du Mal relancé par la vengeance d’un enfant humilié ou par le racisme persistant d’une société, sont brassés et incarnés dans le jeu purificateur de la narration.
Pour le lecteur aussi, Délivrances est un livre qui délivre…
Moi l’autre : - Tout ça fait un beau début de rentrée en anglais dans le texte. Et en notre langue ?
Moi l’un : - Dans la foulée de notre compère JLK qui a longuement commenté, déjà, le mémorable Dictionnaire égoïste de la langue française, je placerai l’Histoire de l’amour et de la haine, de Charles Dantzig, au premier rang de ce qui fait le génie français.
C’est à la fois le livre d’un moraliste pénétrant et d’un poète, d’un observateur aigu de la société contemporaine et d’un vrai romancier pour aujourd’hui, avec des personnages beaucoup mieux individualisés et charnellement présents que ceux d’un Philippe Sollers, auquel la narration fragmentaire de Dantzig fait parfois penser; et puis ce roman respire merveilleusement.
Moi l’autre : - Le mariage pour tous en France te concerne à ce point ?
Moi l’un : - Absolument pas : je m’en fiche plutôt, ou disons que la lutte contre l’homophobie, très présente dans le roman, dépasse de loin le débat de société pour toucher, une fois encore, à l’abjection humaine aboutissant à l’exclusion raciste, comme dans Délivrances, ou à l’extermination, comme dans La Zone d’intérêt.
Il s’agit ici, comme le titre du roman l’indique, des multiples modulations de l’amour, dégagé de tout son marshmallow sentimental, et des sources de la haine, de la méchanceté et de la bêtise.
Moi l’autre : - Tu ne trouves pas qu’il y a quelque chose de Kundera dans l’économie du livre, entre essai et roman ?
Moi l’un : - Tout juste Auguste, mais à la française évidemment, même si l’on pense à la fois à De l’amour de Stendhal, et bien sûr à Proust, qu’à la littératureanglo-saxonne, avec un clin d’œil à Joyce et Virginia Woolf. À un moment donné, il est question de la gentillesse d’un des protagonistes, alliée à sa bonté. Il y a aussi de ça chez l’auteur…
Moi l’autre : - Bonté et gentillesse : on pourrait le dire aussi de Frédéric Pajak…
Moi l’un : - Certainement, et sans plus de sucre sentimental que chez Dantzig. N’empêche que, sous leurs arêtes vives et certaine noirceur pessimiste, les quatre volumes du Manifeste incertain sont d’un homme de qualité et de ce qu’on peut dire avec Villon d'un frère humain.
Moi l’autre : - La première bordée polémique de Pajak, cuisinier d’expérience, contre la malbouffe et la gastronomie envahissante, est immédiatement jouissive !
Moi l’un : - Et loin d’être gratuite ou superficielle. Juger un peuple à sa cuisine est le début d’un art de vivre, et l’évocation suivante de la méga-croisière sur le Magnifica, des Canaries à Buenos Aires, est aussi d’un observateur aigu à la Houellebecq, autre esprit libre…
Moi l’autre : - De fait, lire Gobineau pendant que la croisière s’amuse rappelle les lectures de l’amer Michel, et l’on retrouve ici, après sa lecture de Walter Benjamin ou de Niezsche, la saisissante capacité de synthèse, simple mais jamais simpliste, d’un autodidacte bien plus crédible que nombre d’intellectuels à préjugés se contentant de cracher sur le« racialisme » de Gobineau.
Et puis il y a la part dessinée du récit, génial contrepoint !
Moi l’un : - Bon signe : les notes en marge du Manifeste incertain 4 sont aussi abondantes que celles qui enveloppent le « miroir » des pages de l’Histoire de l’amour et de la haine, sur les exemplaires du sieur JLK. Il va probablement y revenir en long et en large.
Moi l’autre : - Pour sûr ! Mais je présume qu’il sera plus bref en ce qui concerne le nouveau roman de Joël Dicker, surtout qu’il va jouer le gâte-sauce et que ce n’est pas pour le réjouir…
Moi l’un : - Voir un talent s’égarer dans la complaisance n’est jamais réjouissant. Or Le Livre des Baltimore est une sorte d’apothéose du convenu, qui a de quoi désoler ceux qui voyaient un avenir d’écrivain au brillant storyteller…
Moi l’autre : - Nous avions pourtant aimé La vérité sur l’affaire Harry Quebert !
Moi l’un : - Et comment ! C’était immédiatement captivant, les personnages en étaient intéressants et la construction diablement maîtrisée, même si la phrase restait lisse et fonctionnelle. Mais le « tribute to » aux auteurs américains (Roth, Salinger ou Irving) ou aux séries télévisées (à commencer par Twin Peaks ) avait du sens et la relation de Marcus Goldman avec son mentor ou sa mère avaient du relief…
Moi l’autre : - Tout cela qui, revisité, devient procédé dans Le Livre des Baltimore…
Moi l’un : - Tu me demandais s’il n’y avait pas quelque chose de « téléphoné » dans le roman de Toni Morrison, jouant elle-même sur la dramaturgie des séries, mais la pâte humaine et l’écriture de l’auteur déjouaient les clichés.
Tandis que Joël Dicker, avec son histoire d’adolescents magnifiques se retrouvant dans les demeures mirifiques de leurs extraordinaires aînés pleins aux as et débordant de sentiments incomparables, nous exténue de niaiserie dans le déjà-vu.
Avec le jeune romancier-à-qui-out réussit amoureux de la chanteuse-de-tous-les succès, en passant par le garçon né en milieu pauvre adopté par des riches et l’oncle riche recalé dans un supermarché, on a droit en bonus à des dialogues d’une indigence digne de Marc Levy ou Anna Todd !
Moi l’autre : - Le premier accueil des médias romands est non moins exténuant de complaisance.
Moi l’un : - C’est affreux ! C’est la curée des groupies médiatiques sur le millionnaire du laptop, le Federer de la nouvelle sitcom !
Moi l’autre : - Un tabloïd matinal nous apprend que le romancier écrit à 10.000 mètres du sol...
Moi l’un : - Hélas, on ne s’envoie guère en l’air dans Le Livre des Baltimore, conçu selon Dicker lui-même « comme une série à regarder en famille »…
Moi l’autre : - Tu as quelque chose contre les séries ?
Moi l’un : - Au contraire, mais pour Baltimore je préfère The Wire, en français À l’écoute, fabuleux scanner narratif d'une ville à tous les étages de la société, sous forme de docu-fiction en six saisons qui vaut tous les romans à succès flattant le public pour lui masquer la réalité...
Martin Amis. La zone d’intérêt. Calmann-Lévy.
Toni Morrison. Délivrances. Christian Bourgois.
Charles Dantzig. Histoire de l’amour et de la haine.Grasset.
Frédéric Pajak. Manifeste incertain 4. Noir sur blanc.
Joël Dicker. Le livre des Baltimore. De Fallois.