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  • Chemin faisant (50)

    Ciel01.png Ciels de mer.-

    Les ciels de mer sont à peindre en ces jours changeants. Les grands nuages blancs comme amoncelés, présages d'été, du côté de l'arrière-pays des Corbières, semblent attendre on ne sait quoi, pas menaçants mais non moins présents, immobiles, faits pour être peints à la gouache plus qu'à l'aquarelle; ou alors celle-ci bien plastique, bien à-plat dans les blancs arrondis du cumulus affirmé, ensuite avec des nuances de gris qui feraient pressentir le possible mouvement prochain. On connaît les ciels bretons de Boudin, mais je ne sais aucun peintre de ciels languedociens chargés de grands nuages barrant ainsi le ciel de terre vers les Pyrénées, tout autrement évidemment qu'en Beauce, à Combrai ou dans l'arrière-pays vaudois - et moins encore de metteur en scène pictural de ce qui se prépare à l'instant de l'autre côté, tandis que la tramontane se lève sur les dunes dans le ciel, là-bas, vers le mont Saint-Clair, au-dessus de Sète. Ciel02.jpgEnsuite on a donc découvert, comme un fait accompli, ce ciel noir du soir à traînées oranges virant au rouge sombre par imperceptibles pression de doigts invisibles. Le photographe allait pour sauter sur son appareil, non sans pressentir que rien ne serait retenu à temps de cette apparition de lourdes panses d'ânesses groupées et vues de dessous, et leurs veines de sang - tout ce magma d'un instant presque dramatique au-dessus d'un deuxième arrière-ciel encore très bleu presque doucereux, pour ainsi dire pervenche, que le peintre éventuel tâchera de se rappeler alors que le tableau se fait bientôt noir... Blues02.jpg

     

    Blues hors d'âge. - Au coeur de la nuit marine il y eut, plus tard, sur un écran de laptop parmi d'autres, cette remontée dans le temps à trois accords et douze mesures du blues noir redécouvert dans les sixties par les youngsters britiches qui feraient revivre les fameuses bandes plus ou moins occultées, aux States d'après-guerre, des BB. King et autres Muddy Waters. Or j'ai repensé, toutes proportions gardées s'entend, à notre belle aventure récente des parrains et poulains littéraires en découvrant, dans ses grandes largeurs et langueurs cinglantes, ce film de Mike Figgis rassemblant, quarante ans après, les jeunes bluesmen anglais de naguère à la John Mayall, Eric Clapton, Tom Jones ou Van Morrison, et ces mythes survivants qu'ils avaient contribué à ramener à la lumière, tels Otis Redding ou Nina Simone. Ce que je me dis alors c'est qu'un écrivain de 20 ou de 120 ans ne m'intéresse vraiment qu'à proportion de la goutte de miel noir qu'il y a dans ce qu'il écrit, que je reconnais comme celle précisément, de ce qu'on appelle le blues. Toutes et tous, à la fin de Red White & Blues, ils s'ingénient, d'ailleurs, à dire ce qu'est pour eux le blues au fond du fond: disons la vérité dite vraiment de la vraie vie, ou le feeling le plus pur, la rage et la mélancolie mêlées, le malheur exorcisé, le quotidien qu'on transfigure - enfin quoi l'émotion filtrée par trois accords et sur douze mesures que cherchait à sa façon le bluesman destroy par excellence qu'était ce sale type de Céline.. Blues07.jpg

     

    De la grâce. - Enfin ce même soir m'est arrivée, par courriel côtier des hauts de Toulon, cette bonne missive d'un des rares scribes bluesy de mes âges, auteur d'ailleurs du roman Blues et de cantilènes aux mémoires de Miles ou de Billie Holiday, tout récemment de la formidable Saison sabbatique et qui, en notre jeune temps, fut l'un des seuls storytellers de moins de trente ans à m'enchanter durablement avec Le Buffet de la Gare et La couleur orange, plus tard avec ses incomparables récits des Jours de vin et de roses - ce sacré bougre de compère au nom d'Alain Gerber qui me dit ce soir que, peut-être, le blues serait une espèce de grâce donnée en partage à qui veut bien la recevoir et la faire rayonner...

  • Chemin faisant (49)

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    Partance
    . -

    À la fin le bleu commençait à nous manquer: nous devenions maussades autant que des Hyperboréens, et ça ne s'arrangeait pas ces derniers jours: donc nous sommes partis ce matin à dix heures de nos monts transis où les premiers narcisses perçaient timidement dans le brouillard glacé, et nous sommes arrivés au Cap d'Agde à six heures du soir, par grand beau.
    Un épisode à la Tati m'a vu trépigner devant la porte de notre studio 59 du Bloc D de l'Héliopole où nous revenons chaque année depuis 25 ans, m'acharnant avec les deux clefs sur la serrure alors que la porte était restée ouverte, juste rétive à l'accueil. Mais voilà, nous y étions: un double éclat de rire a donc marqué notre arrivée et notre belle humeur retrouvée...


    Kramer.jpgLa vie des gens.
    - Quant à la descente, elle s'est faite en glissade par les autoroutes, le soleil nous rejoignant à la hauteur d'Orange, comme son nom l'indique; et du coup nous avons été requinqués alors que je lisais à haute voix, à ma bonne amie conduisant la Jazz selon la tradition, le dernier roman de Pascale Kramer (Gloria) qui nous a tout de suite scotchés.

    J'ai manqué Pascale dimanche au Salon du Livre tellement j'étais mal fichu, j'ai passé à côté de ses deux romans précédents, dont L'implacable brutalité du réveil est paraît-il un très beau livre; elle croit peut-être que je lui fais la gueule alors qu'il n'en est rien, enfin bref: la vie est comme ça et c'est d'ailleurs pourquoi j'aime les livres de Pascale qui disent cela à leur façon unique: les gens dans la vie sont comme ça...

    heliopolis.jpgHeliopolis. - Si nous revenons depuis tant d'années en ces lieux plus ou moins futuristes (en tout cas architecturalement, style Metropolis méditerranéenne middle class française des années 60) et décatis sur les bords, c'est essentiellement pour la mer immédiate et les vingt bornes de dunes qu'on peut suivre à pied jusqu'à la plage sétoise chère à Brassens, les alvéoles locatives bon marché dans l'immense amphithéâtre ouvert sur la Grande Bleue, l'interdiction faite à toute circulation automobile sous nos terrasses et les commerces à trois pas.
    Guère intégristes en matière de naturisme, nous n'avons pas pour autant détesté la liberté de vivre à poil aux âge où nos chairs s'épanouissaient encore, nos petites filles n'ont pas été effarouchées de voir "toutes ces saucisses", selon l'expression de Number Two, puis les années ont passé, la pudeur des jeunotes s'est développée, les "libertins" ont débarqué avec leur fric et leur ostentation sexuelle fauteuse parfois de conflits ouverts sur les plages, le climat des lieux s'est un peu gâté quelque temps mais le bon naturel des gens, la mer, les dunes et la Librairie sétoise, les moules du Grau d'Agde et la France profonde du Cantal et du Midi libre ont concouru à entretenir notre fidélité et notre plaisir débonnaire à la revenance. Bref, nous allons passer vingt jours de plus à l'héliopole, ma bonne amie a pris ses livres et j'ai pris les miens à lire plus celui que j'ai en route, notre matos de dessinage et d'aquarelle, nos vieilles osses et nos coeurs indéfectiblement accordés...

  • L'amour au jardin

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    Clotilde et Jonas partageaient leur point de vue.

    La donnée est belle et bonne, qu’on appelle simplement le monde, mais ça se discute.

    L’on constate en effet, chez la créature humaine souvent considérée comme le Top de l’évolution, des malformations de naissance qu’on ne saurait dire belles ni bonnes et qu’aucun dieu ne saurait assumer sans passer pour artisan foutraque.

    Deux exemples suffiront à illustrer pareils couacs, sous les espèces du nain à tête d’oiseau et de l’enfant sirénomèle ; d’autres entorses à la présumée beauté du monde, autant qu’à son émouvante bonté, sont documentées et peuvent être obtenues sur demande.

    En revanche on partage l’engouement sincère que suscitent tel splendide jeune fille en fleur férue de paléontologie et tel fringant garçon diplômé en astrophysique. À cette paire admirable a d’ailleurs été consacré une romance qui a cartonné, comme l’ont relevé de concert Le Quotidien et Le Populaire, et la série télévisée suivra la traduction de l’original dans toutes les langues ayant accès à l’actuel Marché.       

    La question du point de vue entre donc, de toute évidence, en ligne de compte, inspirant les questions qui forcément peuvent déranger : D’où parlez-vous ? Quel est le pitch de votre programme ? Pour ou contre l’évolution selon Darwin et consorts  ? Comment vous positionnez-vous par rapport à la Théorie du remplacement durable ?

    Et le débat de se trouver relancé après avoir été, ainsi, mieux contextualisé.

    Quant au point de vue de Clotilde et Jonas, il variait selon les données dites objectives de la réalité en tant que telle, mais également en fonction de leurs intuitions conjuguées.

    C’est en effet par l’intuition que ces deux-là s’étaient reconnus après qu’ils se furent rencontrés à l’initiative du Romancier.        

    Le roman en voie d’achèvement ne dit pas où et comment les chemins de l’une et de l’autre se sont croisés tel ou tel jour, pas plus qu’il n’a exposé un nombre incalculable de faits et de situations vécus antérieurement par Jonas, entre sa seizième année (marquée par l’accident cérébral fatal à son mentor) et son séjour chez Lady Light à Brooklyn Heights ; et les « blancs » de la bio passée de Clotilde sont encore plus abondants.

    Soit dit en passant alors, et pour ne citer que les pièces manquantes du puzzle de la vie de Jonas, un autre roman pourrait illustrer ses expériences de tout jeune naturaliste dans les Beskides et de chanteur de cabaret à Cracovie, sa rencontre de tel illustre violoncelliste au pied du mur effondré de Berlin ou ses tentatives de retrouver son père disparu signalé dans les hauteurs de Kaboul, sans parler de ses recherches ultérieures relatives à certains calligraphes opposants, au service du Monsieur belge - interdit de séjour en Chine collectiviste -, ou de sa participation plus tardive aux diverses Assoces engageant les compétences respectives de Cécile et Chloé, notamment…  

    Telles étant les limites de ce roman parvenu maintenant à sa pénultième page : de n’évoquer le monde et les gensqu’en quelques touches.

    Or ce qui compte tout de même, pour en revenir à Clotilde et Jonas, tient au fait qu’il y ait autant d’éléments dit masculins (donc plutôt yang) en celle-là, que de composantes féminines (franchement yin) chez celui-ci, le tout formant une paire complémentaire quoique tissée des contradictions du vivant, dont la qualité la mieux partagée reste l’attention vive aux choses et aux êtres animés.

    L’observation du scarabée ou du triton, sous l’influence de Samuel son mentor, aura été la première expérience consommant la franche opposition de Jonas aux discours et aux gesticulations télévisées d’un Nemrod pontifiant et se payant de mots.     

    En outre, Jonas est ce type dont le bon naturel inné, relancé par une longanimité de plus lente acquisition, découle de ses observations d’après nature, de nombreux voyages sur le terrain et de la pratique assidue et non sentimentale des gens.

    On est prié de ne pas emmerder Jonas avec trop de piapia médiatique ou trop d’opinions jutées et n’engageant à rien, recommande Clotilde aux visiteurs non avertis du jardin – Clotilde qui campe, en tout cas à cet égard, sur les mêmes positions que son conjoint.

    Clotilde est un cadeau que le Romancier a fait à Jonas pour le remercier d’exister, comme se le disent entre eux les amis de Facelook. Il n’est pas interdit de voir en elle, à plus de trente-cinq ans de moins, un autre avatar réfracté de la compagne du Romancier, compte non tenu de sa pratique virtuose des cinq nages et de sa connaissance en matière de philologie qui lui permettra de traiter les manuscrits inédits de Lady Light, avec le soutien appréciable de cette autre experte polyglotte et fine mouche qu’est notoirement Cécile.

     

    Dernière élégie de Christopher : Je suis l’enfant mystérieux qui veille en chacun de vous. Je resterai le lien entre chacun de vous. Je suis celui qui vous éveille et vous retient en vos rêves. Je suis celui qui vous fait mal de voir souffrir le plus petit animal. Je suis la somme de vos regrets et l’origine de vos espérances retrouvées. Je suis l’image de la pureté et celui qui vous délivre de son image frelatée. Je suis votre candeur et votre nostalgie. Je suis votre fragilité et votre énergie. Je suis sans peur et vous êtes ma vie.

     

    Clotilde et Jonas se tiennent volontiers au jardin.

    Dans le jardin de la Maison sous le lierre, Clotilde et Jonas accoutument de se livrer à l’activité qui les aide le mieux, de loin en loin, à se ressourcer, selon l’expression des magazines de santé, que le terme à la fois vague et précis de rêverie suffit à désigner pour le moment.

    Car le moment aussi est déterminant, autant que le point de vue.

    Du point de vue du jardin où se tiennent à l’instant Jonas et Clotilde, bien après les disparitions successives et pleurées du Monsieur belge et de Clément Ledoux, de la Maréchale emboîtant bientôt le pas à son cher sanglier, et de Pascal Ferret s’effondrant sur le pavé du Vieux Quartier, en attendant les derniers pas de danse d’Olga et de Théo, Clotilde et Jonas font désormais figure d’Anciens auprès desquels le petit quatuor formé par Cécile et son Florestan mal rasé, Chloé et son pétillant Irlandais, aime revenir encore et encore entre autres cousins et jeunes amis, tels Aymeric et Parfait, sans oublier le Marquis à la mélancolie d’enfant jamais guérie et Léa n’en finissant plus de moduler son chant secret au pianola.

    Et ceci pour terminer : que Jonas et Clotilde aiment décidément LE faire, encore et encore, là-bas au fond du jardin sous le lierre, plus que jamais soumis à l’institution de douceur. 

    À La Désirade, ce 29 août 2015.    

    (Extrait d'un roman achevé)

     

    Image: Philip Seelen

  • Chemin faisant (48)

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    Dans le métro.
    -

    Je ne me lasse pas, dans le métro parisien, de regarder les gens. Pour échapper à l'effet de masse et de presse découlant évidemment du surnombre en mouvement brownien, je concentre mon regard sur les visages et les mains. Hier ainsi, sur le trajet de la banlieue nord, les mains se faisaient de plus en calleuses ou gercées, et les visages de plus en plus arabes ou africains; et comme il y avait plus de jeunots que de jeunotes, et de moins en moins mélangés, je me suis rappelé la psalmodie de Grand Corps Malade sur le thème de Roméo kiffe Juliette, après quoi j'ai remarqué de plus en plus de visages de mères en soucis.


    Dans le TGV.- Autant que les longs vols, que j'exècre, les trajets solo en TGV m'ont toujours semblé coupés du temps, voire de la vie. L'homme du TGV, à portable et calculette, est à mes yeux l'incarnation par excellence du zombie de fourmilière humaine; cependant un livre, un voisinage moins nul, ou l'alcool aident plus ou moins à passer d'une rive à l'autre de ce fleuve de vide.
    Or l'alcool m'étant interdit ces jours pour excès de médics, je me suis replongé, le temps de mon retour de Paris, dans les récits de Tchékhov et, plus précisément, dans la terrible nouvelle intitulé Volodia, tandis que ma très jeune et jolie et blonde et fine voisine soupirait, à la lecture de Closer, sur un reportage consacré à la mort de Gérald au premier jour de tournage de l'imbécile série de Koh-Lanta.
    C'est entendu: nous pleurons tous Gérald Babin, mais son pauvre sort sera bientôt liquidé par pertes et profits sur l'autel vénal des simulacres d'évasion, alors que le coup de feu qui met fin volontaire à la vie de Volodia, jeunot de dix-sept ans succombant au désespoir, retentira à jamais dans la nuit de nos mémoires.



    Le train des Russes.
    - De Montreux, jadis station lacustre pour Anglais, à l'Oberland bernois idyllique où tant de Russes de renom ont passé, deTolstoï ou Tourgieniev à Nabokov brandissant son filet à papillons, le train préalpin qui me ramène à notre nid d'aigle figure au soir une volière de perruches hispaniques ou latino-américaines regagnant leurs pensionnats de haut renom. Toutes terroriseraient mon pauvre Volodia.

    Nul mieux que Tchékhov n'a dit, comme dans cette nouvelle, le désarroi d'un garçon sensible se sachant laid, maladroit, humilié par sa mère volage et servile, ensuite pour ainsi dire violé par la coquette à laquelle il a osé avouer son impudent amour - nul n'a mieux suggéré le désespoir d'un garçon taxé de "vilain canard" par la dinde qui vient de s'offrir à lui, nul n'a décrit en si peu de pages le dégoût éprouvé par un coeur tendre pour le monde immonde des futiles - mais voici que j'aperçois quelqu'un que j'aime là-bas sur le quai, et c'est, ma parole, une dame au petit chien...

    Peinture: Pierre Lamalattie.

  • Par parenthèse

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    Le Romancier ouvrit encore une parenthèse.

    À quelques pages de la fin de son ouvrage en chantier, le Romancier se demanda à quoi diable il avait voulu en venir : ce que signifiait au fond cette espèce de fiction dans laquelle il s’était lancé à tâtons et ce qu’il répondrait, à sa lectrice ou à son lecteur qui lui demanderaient, au jeu tellement attendu de l’identification : des noms !

    De fait, l’ère de Facelook et des lanceurs d’alertes se caractérisait par un besoin massif d’identification : il lui fallait des noms.

    Or qui était Olga, lui demanderait-on ? Qui y avait-il derrière Nemrod le faiseur génial et le Monsieur belge ? Et le récit reposait-il sur une base réelle ? Dans quelle mesure se référait-il à des faits avérés ?

    Depuis quelque temps, celle qui avait partagé la vie du Romancier trente-trois ans durant s’était mise à peindre des parapluies. 

    Et pourquoi cela ? Pourquoi le chiffre 33 à ce moment-là ? Et dans quelle mesure la compagne en question avait-elle inspiré le personnage de Léa ? Et Théo n’était-il pas une part de lui-même ?

    À Bernard Pivert – enfin sortait un nom ! -, le Top Animateur de la fameuse émission de télé-réalité littéraire auquel il se plairait à répondre, imaginairement, dans son bain moussant, le Romancier préciserait que les chiffres 33 et 2066 avaient certes une signification numérologique précise dans sa mythologie personnelle, sans pouvoir les divulguer en public ; cependant il ajouterait, pour la human touch, que la vocation de douceur du personnage de Jonas découlait assurément de la personnalité de son propre père, ce que Bernard Pivert était à même d’apprécier en humaniste bon enfant qu'il était indéniablement.

    Or l’un des thèmes essentiels du roman en train de s’achever se trouvait bel et bien là, songeait encore le Romancier : dans la modulation incarnée de cette qualité rare, et non moins supérieure, que représentait à ses yeux la douceur, et dans ce qu’on aurait pu dire aussi la quête d’immunité des personnages.

    La bouquinerie de Clément Ledoux, l’Isba de Théo, la dernière demeure de Lady Light à Brooklyn Heights, une terrasse ensoleillée au coin de l’amstellodamoise Nieuwe Spiegelstraat, les Zattere de Venise ou le Café Florianska de Cracovie, la Datcha de Lea ou la Maison sous le lierre de Sam et Rachel, enfin les cabanes dans les arbres de Jonas, représentaient autant de lieux de protection dans lesquels la lectrice et le lecteur étaient supposés trouver eux aussi quelque répit.

    Pour ce qui concernait Christopher, le Romancier regimbait quelque peu à citer ses sources, sauf la plus simple et la plus limpide, mais la plus occultement obscure aussi, qu’il empruntait (encore un nom !) à l’illuminé Ruysbroeck, dit aussi l’Admirable : « Ah la distance est grande entre l’Ami secret et l’Enfant mystérieux. Le premier fait des ascensions vives, amoureuses et mesurées, mais le second s’en va mourir plus haut, dans la simplicité qui ne se connaît pas ».

     Lui évoquant un personnage du nouveau roman du jeune Marcus Goldman, wonderboy de la dernière rentrée, Olga lui avait parlé tout récemment de cet adolescent dont la maladie dégénérative, dans son milieu de battants richissimes à l’américaine, était censée tirer des larmes à la lectrice et au lecteur par contraste avec l’euphorie ambiante, et la pertinente non moins que perfide agente littéraire de préciser : « c’est tellement téléphoné que ça m’a consternée, après les brillants débuts de Markie, mais ce sera du moins le succés multimondial assuré ! »

    Or Christopher venait d’ailleurs. Peut-être du souvenir d’un compère canadien du Romancier, dont l’explosion du coeur était programmée, et qui en avait fait lui-même un écrit déchirant ? Peut-être du premier enfant défunt qu’il avait vu dans la chapelle ardente installée par les siens, dans la maison jouxtant celle de son enfance, dont la pâleur du petit visage lui avait semblé irradier ?

    Pour sa part, jamais le Romancier n’avait visé, d’aucune façon, ce succès stupide et vulgaire qui déclenchait désormais, à l’exponentiel, le délire des caquets au pinacle des comparaisons et des giclées de dinars. Tout modestement, le Romancier s’estimait incomparable, si tant est qu’il fût seulement romancier. 

    Non moins récemment d’ailleurs, la romancière à succès Amélie Flocon, qui l’avait toujours amusé, venait de publier son énième best assuré, dans lequel elle prouvait en revanche, non sans malice et réelle noblese, patte de style et finesse d’esprit, que la notoriété multimondiale n’avait en rien entamé ce qu’il y avait en elle d’incomparable.

    La parenthèse ne se refermerait donc pas sur ses doutes ni sur aucune espèce de désillusion, tant il savait qu’un Nemrod, après les errances les plus stupides et vulgaires, autant qu’un Marcus, dans la fleur de l’âge avide d’être aimée, ou qu’une Olga,revenue de sa passion de cougar pour les affaires, faisaient partie d’un jeu auquel il avait participé lui-même tant soit peu quoique son indolence naturelle, autant que sa clairvoyance héritée d’une mère terrienne, le portassent à se tenir à l’écart.

    Mais L’Ouvroir, voulait-on savoir enfin, n’était-il pas l’oeuvre du Romancier lui-même ? Et que penser donc de ce geste orgueilleux, limite arrogant, qui le faisait à l’instant fermer cette parenthèse ?  

    Complément sur la rentrée littéraire de cette année-là :  Un buzz d'enfer avait précédé la parution du nouveau roman de Marcus Goldman, que personne n’avait encore eu en mains mais que tous déjà trouvaient formidable, à l’instar de son auteur et au dam de quelques esprits chagrins qui avaient décrié le golden boy dès son premier best-seller annoncé, sans le lire pour autant. Si l’agente littéraire Olga Vsievolodovna Ticonderoga avait été interrogée à propos de celui qu’elle appelait familièrement Markie, elle eût froncé le sourcil et murmuré « peut mieux faire » non sans pointer in petto la kyrielle de poncifs faits pour plaire dans ce nouvel ouvrage surfant sur le succès du précédent, où le jeune écrivain plein d’énergie et d’inventivité narrative avait cédé le pas à un faiseur de bonne volée flattant les foules en leur balançant ce qu’elles attendaient : du glamour frelaté. Mais Olga se tint coi, estimant que le bas âge et le besoin d’être aimé de Marcus pouvaient expliquer sa complaisance, de la même étoffe que celle de Nemrod au temps de sa gloire passée. Quant aux 665 autres romans de la même rentrée, ils se trouvaient non moins adulés d’avance et considérés comme « à lire absolument » par la critique désormais alignée, à quelques exceptions près, sur les mots d’ordre des commerciaux et des publicitaires

    (Extrait d'un roman, cinq pages avant son point final)

    Image: Philippe Seelen

             

  • Chemin faisant (47)

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    INCIPIT. - Je me trouvais tout à l'heure à la cafète du Louisiane quand, ouvrant à peine ce livre intitulé Séismes, son incipit me cloue: "Quand mère s'est jetée sous le train, il a bien fallu trouver une femme de ménage".
    Cloué, je te dis. À deux tables de là, dans l'espèce de couloir malcommode de la caféte du lieu mythique (mais oui, tu te rappelles: Henry Miller y a baisé tant et plus et Cossery y a défunté après des années à se momifier au sixième), le couple classique des intellos américains mal dans leurs vieilles peaux maugréait je ne sais quoi sous l'effigie en bas-relief plâtreux de je ne sais quel fondateur évoquant à la fois le profil de JFK et ceux de Scott Fitzgerald ou d'Hemingway jeune, et j'en reviens à l'humour noir si juste de ce constat fleurant le réalisme terrien de nos cantons: "Quand mère s'est jetée sous le train, il a bien fallu trouver une femme de ménage".
    Déjà les exergues du nouveau livre de Jérôme Meizoz m'avaient épaté. De Zouc: "Mon village, je peux le dessiner maison par maison. Je le connais comme mon sac à main". Et de Maurice Chappaz: "L'encre est la partie imaginaire du sang". Mais là, page 7 de Séismes, la chose, dont je n'attendais pas vraiment le foudroiement (j'aime bien Meizoz quand il échappe à son carcan d'universitaire bourdieusard bon teint, sans attendre de lui le feu du ciel, en tout cas jusque-là), j'ai pris ma fine pointe Ball Pentel et j'ai recopié dans mon carnet Paperblanks Black Maroccan format bréviaire: "Quand mère s'est jetée sous le train, il a bien fallu trouver une femme de ménage. Père était sur les routes dès l'aube pour le travail, je l'entendais tousser longuement le tabac de la veille, mettre rageusement ses habits, avaler en vitesse le pain et le fromage. Puis il criait un nom d'enfant, le mien, par la cage d'escalier, pour que l'école ne soit pas manquée. L'appel était si brusque, incontestable, malgré le diminutif affectueux, qu'il signait d'un coup le retour à la vie diurne. Père claquait la porte et le silence régnait dans l'appartement jusqu'au soir".
    Ah mais ça: je ne pensais pas vraiment lire du Meizoz à Paris, ou alors dans le TGV du retour, demain serait bien assez tôt ! Et puis non: c'est avec Jérôme que je me suis résolu à prendre le métro tout à l'heure direction pas de direction, peut-être Saint-Denis ou Montrouge, peut-être les Buttes-Chaumont ou peut-être place Paul Verlaine où, une après-midi d'il y a bien des années, je lisais Les Palmiers sauvages de Faulkner quand il s'est mis à pleuvoir d'énormes gouttes dont le livre, j'te jure, garde la trace de la sainte onction...

    Lectures du monde. - Le métro parisien est l'idéal salon de lecture roulant de tournure populaire, qui réduit à néant le préjugé selon lequel plus personne ne lit. Tout le monde lit au contraire dans le métro, j'veux dire: le métro parisien , et la preuve ce matin c'est que je dérange deux voyageuses en train de lire Joël Dicker pour continuer de lire Meizoz. Et tout de suite, d'Odéon à Châtelet, je me retrouve, à lire Séismes, dans la situation précise où, une autre année, je m'étais trouvé, dans une carrée de la rue de Lille que m'avait prêtée mon ami Tonio, alias Antonin Moeri, à lire Le Laitier de Peter Bichsel qui, subitement, m'avait ramené la voix de mon grand-père paternel dont les litanies allaient devenir un livre. De la même façon, les séquences de la remémoration des années d'enfance de Meizoz, dans un monde à peine moins archaïque que celui de mon Grossvater, ont commencé de se déployer comme une espèce d'Amarcord valaisan dont se détachait précisément un avatar de la Gradisca sous les traits d'une belle plante se pointant à la messe avec ses fourrures de crâneuse - mais voici qu'à Châtelet il fallait changer de rame...

    Chiens d'Algériens. - Jérôme Meizoz a encore vu, dans le Valais de son enfance, comment on traitait les Ritals et autres "saisonniers", mais son récit évoquant les débuts de la télé fait aussi apparaître un certain politicien (j'ai cru reconnaître le compère Jean Ziegler) qui martèle à la lucarne que la Suisse est une espèce de coffre-fort enterré aux multiples ramifications souterraines, et j'aime la façon dont son village cerné d'industrie (il y a un immense mur de barrage au béton bouchant le ciel d'un côté) prend peu à peu sociale consistance sans peser. Une frise de personnages relance tout autrement le Portrait des Valaisans de Chappaz, les détails intimes foisonnent et résonnent comme chez Fellini (avec la chair qui s'éveille et les filles qui rôdent au bord du Rhône), et comme pour accompagner ma lecture je vois Paris se transformer sur la ligne de Saint-Denis, et tout soudain l'idée me vient d'un pèlerinage au Cimetière des chiens, donc je sors à La Fourche, je switche sur la ligne de Gennevilliers, je descends à Mairie de Clichy, je m'engage sur le boulevard Jean Jaurès présenté come "apôtre de la paix", je poursuis à pied sur le pont enjambant la Seine et là que vois-je à mi-fleuve: cette inscription de mémoire qui me scie le coeur, rappelant qu'ici des manifestants pacifiques furent jetés au fleuve le 17 octobre 1961.
    Quant au Cimetière des chiens c'est un poème, et d'abord le poème des noms, à commencer par celui de Barry dont le considérable monument de granit se dresse à l'entrée de l'inénarrable nécropole et me ramène aux chanoines valaisans qui se sont efforcés de dresser, aussi Jérôme Meizoz. On n'oubliera pas que des hommes furent traités, non loin de là, plus mal que Bijou, Ramsès ou Rintintin la star. Pour ma part, je me rappelle cette anecdote rapportée par Léautaud, du type décidé à foutre son chien à la Seine, qui s'y reprend à deux fois car l'animal revient, et qui la troisième fois le rejette si violemment à l'eau qu'il tombe à l'eau avec le chien, qui le sauve...

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  • Femme à la fenêtre

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    Léa, pendant ce temps, faisait des patiences en regardant la télé.

    Ce fut grâce à Léa, même indirectement, que Théo ne sombra point dans la fureur iconoclaste.

    Léa, de fait, ne semblait altérée en rien, ni d’esprit ni de cœur, par les heures et les soirées entières qu’elle passait devant la télé sans cesser de fredonner des airs sottovoce.

    Théo n’avait jamais été effleuré, connaissant sa Léa, par la crainte qu’il pût y avoir là quelque signe de ramollissement ou quelque présage de sénilité. Nullement : Léa se gavait littéralement de séries et autres comédies dites de situation, Léa passait des heures et des soirées à regarder cuisiner des cuisiniers et jardiner des jardiniers, sans en être affectée apparemment.

    Or, tout interloqué qu’il fût, se rappelant la Léa qu’on ne pouvait arracher à son harmonium à souffflets ou à son pianola, Théo ne pouvait que constater la permamente et profonde tranquillité de celle qui, à ses yeux d’essoufflé récurrent au bilan notoirement aggravé depuis peu, n’avait de vice à vue que de fumer comme une alignée de cheminées.

    Comme l’avait remarqué Cécile, qui ne pensait pas autrement en la matière que son cher père, chair de sa chair, Théo se trouvait au bord d’exploser de colère quand, évoquant le Mal mondialisé, le Mal d’argent et d’envie délétère, le Mal d’écrasement ou de ressentiment, le Mal de stupidité ou le Mal de vulgarité, il s’entendait répondre par Léa que cela, n’est-ce pas, avait toujours existé et toujours existerait.

    Pourtant Théo se retenait de tempêter et d’agonir Léa car il sentait et savait, en son tréfonds, qu’elle ne disait cela que pour mieux résister au Mal en question, et plus au tréfonds encore que ce n’était le cas pour le rêveur qu’il était.

    Un jour, d’ailleurs, Léa le lui avait balancé comme ça, après que Théo lui eut rendu compte des dernières délibérations du Shadow Cabinet : « C’est tout à fait ça, mon cœur, et c’est pourquoi nous vous aimons tant, bande de rêveurs ».

    Léa, regardant les films d’animaux, ou les concours de cuisiniers ou de jardiniers, n’en continuait pas moins, Théo l’avait remarqué, de fredonner en même temps tel ou tel air qu’elle reprenait le matin ou enmatinée sur son harmonium ou son pianola.

    Léa aurait-elle pu s’exhiber elle-même à la télé en train de cuisiner ou de jardiner ? Loin de là : Léa se défendait de toute stupidité autant que de toute vulgarité sans apparente difficulté, peut-être immunisée par son secret.

    À vrai dire Théo se sentait un peu dépassé. Quelque chose de Léa lui échappait et lui résistait, lui semblait-il, sans en concevoir pour autant de réel tourment, comme l’impassibilité souriante de Clotilde, quand elle avait posé pour lui, l’avait dépassé quelque part.

    Or Léa, la lectrice et le lecteur l’auront remarqué - mais le Romancier y insiste un peu lourdement -, n’aura cessé, quoique regardant la télé à soirées faites et sans laisser de côté ses jeux de patience, de s’activer à la préparation de repas exquis pour les habitants de la Datcha ou ses hôtes de passage, sans parler des fleurs des allées et des humeurs de ses filles à gérer, comme elle le répétait par manière de raillerie, les comptes à boucler à chaque fin de cycle lunaire et les boxers de Théo à repasser, les escaliers de pierre à récurer et ceux de bois à cirer, - autant de multiples activités aussi concrètes que discrètes qu’elle reprochait parfois à Théo, autant qu’à tout ce ramassis de rêveurs, de ne point assez reconnaître et louer sur les toits, tout ce job et ces croix à porter au nom de l’éternelle féminité célébrée les yeux au ciel  - pourtant Léa n’en poursuivait pas moins sa rêverie à elle, chère Léa fille de Gaïa, chair de la chair de ses filles et du Romancier, chère mère virtuelle, non moins que très réelle, des sempiternelles douleurs – chère Léa fumant sa clope et crevant d’humeur tendre en douceur.

    (Extrait d'un roman en voie d'achèvement)

    Peinture: Henri Matisse
  • Chemin faisant (46)

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    Lecture omnibus. - Cela nous barbait un peu, avec ma bonne amie, de nous taper 120 bornes pour une heure de lecture à Sion, mais le devoir amical nous appelait, et peut-être les mots du poète nous charmeraient-ils comme la dernière fois ? Cette fois-là nous avions éprouvé ce bonheur rare et précieux de découvrir, à la Ferme-Asile sédunoise de la Promenade des Pêcheurs, style ancienne grange retapée en centre culturel, une vraie nouvelle voix modulée par les premiers mots publiés de Pierre-André Milhit, dans son Inventaire des lunes déniché par notre ami Pascal Rebetez. Or, le patron, découvreur à ses heures, des éditions d'autre part, avait remis ça en nous promettant du meilleur. Donc on ne pouvait manquer à l'amitié et à la poésie en invoquant les risques de tempête et de neige en paquets aggravés par la perspective de chaîner la Japonaise dans la nuit et le froid...
    Milhit.jpgTant qu'à lire j'ai ajouté, au menu du Teatro Comico où Pierre-André Milhit allait nous donner un premier aperçu oral de La garde-barrière dit que l'amour arrive à l'heure, la lecture ambulante, partagée avec ma bonne amie chauffeure, de l'Histoire d'une femme libre de Françoise Giroud, que j'étais censé commenter à Zone critique avant de me retirer de cette émission, et du Temps des tempêtes d'Anne Cuneo, programmé à la même enseigne - mais cette double mise en bouche nous a laissés sur notre faim. D'où notre escale ultérieure à La Liseuse, épatante librairie littéraire prospérant aux bons soins de Françoise Berclaz, digne fille de l'écrivain Maurice Zermatten, où ma bonne amie a pêché le dernier Camilleri tandis que je profitais de rattraper mon retard en achetant les Modernes catacombes de Régis Debray et le dernier roman de Pascal Kramer. Sur quoi nous avons rejoint notre ami Pascal tout tousseux, mais toujours vaillant, au Teatro Comico où le poète et son compère Métrailler, au tuba, allaient nous faire passer une heure bleue.

    Cheval.jpgComme une magie. - Moi quand j'entends ça je tombe, et je suis content de constater que ma bonne amie tombe de concert. Le poète a la dégaine d'un croquant valaisan à moustache qui aurait juste enlevé ses bottes pour se présenter en scène, le Métrailler tubiste a la mine d'un lunaire souriant sur sa planète, et voici ce qu'on entend: "on ne promène pas son cheval / comme on promène un chien/ un landau ou un aïeul / il y a de la déférence / il y a du respect / on aère son cheval comme du linge propre / la rumba des sabots sur la route / le naseau qui fume la peau qui vibre / le crottin pour les jardins /et la mémoire de Lascaux / on ne dit rien du syndicat des chevaux"...
    Donc je tombe quand j'entends ça. J'entends de là notre vieux voisin moustachu de la Rouvraie de notre enfance ronchonner dans son jardin contre "ces Italiens" et répandre sur ses carreaux le crottin des chevaux remontés du marché par la route d'en haut; j'entends la rumba des sabots sur le pavé du Boulevard Saint-Germain, cet autre jour où tout un escadron accompagnait au Panthéon le cercueil du nègre Dumas; et la "mémoire de Lascaux", je ne vous dis pas...

    Sirènes.jpgMinutes heureuses. -Il y a du trouvère à la plombette chez ce poète-là: il grappille les trouvailles et nous en barbouille. Ce poète a un sens aujourd'hui plutôt rare de la ritournelle, pas loin d'un Chappaz ou d'un Prévert dans les onzains de sa Garde-barrière - et voici quatre p'tits tours et s'en va: "ta peau est un émerveillement / sur l'autel des matins doux / ta peau est une corbeille de fruits / sur la table des jours de fête", c'est simple comme bonjour et voilà l'envoi: "elle dit que la mémoire tient de l'imprimerie"...

  • Chemin faisant (46)

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    Faire la trace. - La neige étant revenue en abondance, je suis reparti sur mes raquettes de trappiste destination l'alpage supérieur, avec le chien Snoopy ondulant comme une otarie à papattes dans la profonde; et tout aussitôt me sont revenus plein de souvenirs de traces sur la Haute Route.
    grimpejlk29.jpgAinsi je nous revois remonter les altitudes de Zermatt au col du Mont-Brûlé, cette année-là. La neige portant bien il nous semblait avoir des ailes en dépit de nos sacs de sherpas, et nous y fûmes en cinq ou six heures; mais l'année suivante, brassant une couche fraîche nous arrivant aux genoux, chacun des lascars ne faisant que cinquante ou cent pas avant de se faire relayer, c'est à la nuit, après douze heures de marche que nous étions parvenus là-haut dans la clarté lunaire, laquelle avait donné à notre folle descente sur les tuiles de vent, droit sur le glacier d'Arolla, des allures de surf halluciné d'une folle griserie. Nous avions vingt ans et voici que, neuf lustres plus tard, Snoopy me dépasse crânement pour faire la trace devant moi comme, à mes quatorze ans, sur d'autres cimes, j'avais été prié par mon père de passer devant...

    Chemins26K.jpgNous avons laissé l'isba en contrebas et nous trouvions à présent tout seuls au-dessus des Vénérables, comme nous appelons les sapins immenses à dégaine ces jours de formidables moines à capuches immaculées, et du coup je me suis retrouvé dans la magie de cet autre monde des esprits sans âge et des âmes murmurantes dont la nature est le berceau, l'écrin ou le cercueil, on ne sait trop - le temple, enfin quoi l'église surnaturelle des premiers et des derniers jours où l'on s'agenouille debout...


    Chemins26G.jpgDouce effraction. - Depuis que j'ai découvert où l'Armailli planque la grande clef de l'alpage supérieur, j'aime bien y faire escale en douce hors saison, ni vu ni connu, parfois à lancer un feu dans la petite cuisine au lit de fer et à la table de vieux bois lustré, mais cette fois juste en passant non sans prendre connaissance des derniers rapports écrits de l'Armailli, sur les feuillets qu'il annote et constituent en somme son journal d'estivage réduit aux plus simples expressions: Monté le 6 juin, pas beau. Réparé la clôture d'en haut. Fauché derrière. Remonté le 15 avec le troupeau. Fauché les orties. Remis la fontaine en ordre - ce genre de choses. Chemins26r.jpg

    Chemins26C.jpgChemins26s.jpgSurtout j'aime regarder les objets de l'Armailli, pas bien beaux à part quelques cuillers de bois sculpté. Je l'imagine fumant son tabac gris en maugréant, comme la seule fois où nous nous sommes rencontrés devant l'isba, le farouche devant se demander quel hurluberlu j'étais pour transformer ainsi une étable en bibliothèque et la peindre en rouge de surcroît. Je regarde ses vieux bouquins du Fleuve noir, ou ce recueil des Anecdotes alpines de Charles Gos dont la poussière me dit qu'il n'a plus été lu depuis des années. Je m'amuse à déchiffrer, sur la porte intérieure de l'armoire à vaisselle, cette coupure jaune d'un article signé Tip Top et prodiguant moult Bons Conseils sur la cuisson des macaronis ou la façon de nettoyer les taches de graisse. Je me demande qui a cloué, sur une poutre jouxtant la porte du chalet, cette frise de prières tibétaines imprimées sur des banderoles d'indienne déchirées par le vent et le temps ? Enfin je me dis que ce que je fais-là de bien indiscret, tous les écrivains devraient le faire: soulever le toit de chaque maison, regarder ce qu'il y a dedans, observer la vie des gens, partager tout ça...

    Le roman des objets. - Ceux-là sont des imbéciles: cet écrivain, ce cinéaste, ce critique sans entrailles, qui prétendent que la Suisse n'offre aucune prise à l'invention romanesque. J'imagine un Simenon découvrant ici les objets de l'Armailli, ou Tchékhov qui disait pouvoir écrire un récit à partir d'un cendrier. Ramon Gomez de La Serna rêvait d'écrire un roman dont les personnages seraient des objets. Ce que François Bon a fait à sa façon, racontant à la fois les siens, le monde d'un garage ou d'un atelier, son propre apprentissage et se passions de jeunesse, la Russie ou le rock à travers des ustensile ou des outils, dans son Autobiographie des objets. Tout un monde à raconter, qu'il suffit de tirer de la pénombre de cette prétendu banalité. Toute une vie à ressusciter...

  • Aux Fruits d'or

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    J’ai bien aimé aussi, en notre bohème de ces années-là, retrouver le libraire Clément Ledoux en sa bouquinerie des Fruits d’or, les fins d’après-midi, quand la lumière déclinait sur le Vieux Quartier dont les jardins se peuplaient alors d’ombres bleues.

    C’est lui qui m’aura appris, d’ailleurs, autour de mes seize ans, que le bleu était la couleur d’origine des auréoles, et c’est lui aussi, le mécréant lecteur de Montaigne et de Voltaire, qui me révéla l’étymologie du mot Evangile, message de joie, qui incite à penser que le rabbi Iéshouah n’est pas venu décrier la vie, au contraire : qu’on est là pour en savourer les bonnes choses et les partager avec de belles gens -  et Ledoux rallumait une Gitane sans filtre à la braise de la précédente en toussant.

    Les éteignoirs ont interdit la fumée, que nous maudissons autant que nous avons maudit le crabe de Monsieur Ledoux, ce cher Clément dont le nom et le prénom chantent encore en nous bien après que Les Fruits d’or ont été rachetés par les Chinois du quartier, mais quel bien ça fait d’en rallumer une, ce soir, en louant le Seigneur des mégots.   

    Image: Le rêve des escaliers. Dessins de Richard Aeschlimann, 1973.

  • Au bout du jardin

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    Le Monsieur belge se demandait, ce jour-là, s’il arriverait au bout de son jardin ?

     

    Quant au Monsieur belge, il n’a pas à chercher Midi à quatorze heures de l’autre côté du monde, puisqu’il y est.

     

    Le Monsieur belge a toujours eu le sentiment de détenir un secret, sans savoir lequel ; toujours il a eu l’intime conviction d’être protégé, sans en chercher le pourquoi. C’est comme ça, s’est-il souvent dit, non sans se moquer de la platitude du constat.

     

    Mais le voici revenir à la fenêtre de sa maison de Canberra pour constater que, d’une part, le monde semble s’être rétréci depuis quelque temps, et que d’autre part il a gagné en immensité.

     

    Depuis quelque temps en effet, le bout du jardin de sa maison de Canberra s’est comme éloigné, au point qu’il met plus de temps à l’atteindre, alors qu’il lui semble aussi qu’il lui suffirait de penser qu’il y est pour y être.

     

    Le Monsieur belge se demande à présent si jamais il retrouvera ses belles foulées de jadis. Ainsi se rappelle-t-il les enjambées qu’il faisait, cette année-là, en traversant, avec ses étudiants, la grande place de la capitale chinoise où, peu après, d’autres jeunes gens se firent massacrer.

     

    À l’instant il suffirait au Monsieur belge de tendre la main pour atteindre son exemplaires des Entretiens du Maître, dont la traduction lui a valu quelque célébrité, mais ce geste ne lui semble à vrai dire d’aucune nécessité alors que ses grands fils viennent de le rejoindre pour l’entourer de leur bonté ; le Monsieur belge est alors frappé, même saisi par l’extrême beauté de ses deux fils.

     

    En écrivant cela, le Romancier ne peut que songer, de son côté, à l’extrême beauté de ses deux filles, dont les filles de Léa et Théo sont le reflet dans son roman en chantier.

     

    La beauté est toute de ce monde, se répète à l’instant le Monsieur belge sans trouver d’autres mots que le Romancier traduirait, s’il avait jamais été initié à cet art parfait, par un unique trait de pinceau.

     

    En souriant alors à ses fils et aux quelques amis venus lui fermer les yeux, le Monsieur belge dit simplement en citant le Maître malicieux : « Mes amis, vous croyez que je vous cache quelque chose ? Je ne vous cache rien. Tout ce que je fais, je vous le montre. Je suis comme ça »… 

     

     

    (Extrait d'un roman en chantier, p.200)

  • Chemin faisant (45)

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    Aux Cheminots. - Notre ami Jean nous avait à peine rejoints, débarqué du Conseil des Droits de l'homme à son restau préféré de derrière la gare où nous avions rendez-vous, qu'il nous avait déjà balancé ses soucis de dernière heures relatifs au Mali, et maintenant c'était à propos du World Economic Forum, s'ouvrant ce même jour, qu'il s'exclamait: "Vous avez vu: c'est le bal des vampires, la moitié des gens qui vont se retrouver à Davos devraient être en prison, et nous déployons une armada policière pour les protéger, sans compter nos ministres qui vont ramper à leurs pieds !"
    Or nous avions beau le connaître: ma bonne amie l'avait rencontré une première fois mais cela faisait plus d'une quinzaine d'années de ça, lui et moi étions en contact épistolaire ou téléphonique très régulier sans nous êtres revus depuis pas mal de temps, mais voici que sa formidable énergie de presque octogénaire irradiait bonnement, autant pour revenir sur les scandaleuses menées en Sierra Leone du multimilliardaire vaudois Jean-Claude Gandur et de sa firme transcontinentale Addax Bioenergy dont le siège est à Lausanne - qu'il attaque frontalement dans les pages de Destruction massive (1) consacrées à la recolonisation par la culture intensive de la canne à sucre nécessaire à la fabrication du bioéthaneol, au dam des populations locales -, qu'au sort moins problématique de nos propres enfants. De fait, l'attention égale de Jean Ziegler à tous les aspects de la vie des gens, lointains ou très proches, m'a toujours frappé alors que d'aucuns ne le voient qu'en pur militant idéologue ou entièrement pris par ses multiples activités de justicier tous azimuts...

    ZieglerFils.jpgDe la filiation. - Nous avons d'ailleurs beaucoup parlé de nos enfants respectifs, depuis quelque temps. Je lui ai dit et j'ai écrit tout le bien que je pense de la dernière pièce de son fils Dominique, sur l'immense Jaurès, je crois lui avoir fait plaisir en relevant le fait qu'à certains égards le portrait de ce juste, par son fils, renvoie au paternel de celui-ci. Et voilà que, tout en dégustant le poisson frais du patron espagnol, le camarade Z. s'est mis à cuisiner ma bonne amie à propos de notre fille benjamine J., qui a renoncé à un premier poste de juriste dans une grand boîte américaine dont le rythme de travail effréné et les pratiques à la limite de l'éthique l'ont dégoûtée, pour se lancer dans une thèse de droit humanitaire, et nous crible ensuite de questions sur l'aînée S., aussi peu conventionnelle que sa soeur avec ses études de lettres en espagnol et en arabe et son recyclage actuel de bibliothécaire-archiviste - la mère hollandaise de ma bonne amie, la mienne qui se disait socialiste et écrivit personnellement au Président de la Confédération pour le tancer à propos du sort des petites gens dans ce pays, nos pères et tutti quanti.
    Notre Guillaume Tell gauchiste sait évidemment que j'ai été un aussi piètre militant progressiste qu'une nullité en matière universitaire; je lui ai raconté dix fois ma découverte du socialisme réel en Pologne, à dix-neuf ans, durant le même voyage qui m'a fait voir le rideau de fer et Auschwitz, et mes universités buissonnières; en revanche il apprend de ma bonne amie qu'elle a été, plus sérieusement que moi, membre du Groupe Afrique en sa vingtaine et se trouvait au Mozambique au moment de l'indépendance, et qu'à l'instar de ses parents elle a tenu à initier ses filles à l'histoire contemporaine en visitant avec elles le site de Verdun et le camp de concentration du Struthof, entre autres. Quant à lui, qui se dit mauvais père, il n'en a pas moins emmené Dominique en de nombreux voyages et le fils, malgré ses errances de jeunesse, n'a rien à lui envier aujourd'hui en matière d'engagement; enfin nous nous entendons tous trois pour réaffirmer notre attachement aux liens de filiation et notre confiance en ceux qui viennent...


    Les nègres blancs. - Une bise noire soufflait hier sur Genève, et c'est par étapes-bistrots que, du pied des Grottes, nous avons gagné Carouge où, après le "nègre blanc", comme on a surnommé Jean Ziegler, nous avions à rejoindre Max le Bantou pour le vernissage de son livre, à la petite librairie Nouvelles Pages.Zap001.png Il y avait foule pour la lecture de trois passages de 39, rue de Berne, et j'ai particulièrement apprécié la très fine et chaleureuse présentation de Max Lobe par l'éditrice Caroline Coutau, qui a détaillé les raisons qui ont poussé l'équipe de Zoé à accueillir le jeune écrivain, en soulignant illico la "voix" unique de celui-ci. Dans la foulée, la lecture aura permis aux auditeurs d'apprécier la qualité de l'écriture métissée de Max, sa très vive sensibilité sociale et psychologique, son mélange d'honnêteté crue et d'élégance, de malice et de verve. Quant à moi je ne pouvais faire moins, avant de remonter à notre alpage, que d'acheter un exemplaire du roman à mon cher négrito sapé de sa plus belle chemise blanche, pour le lui faire dédicacer à Jean Ziegler - et voici en quels termes candides: "Cher Jean,ce livre parle de l'Afrique que vous connaissez. Je vous laisse découvrir ce qui vous aurait échappé"...



    (1) Destruction massive est désormais disponible en poche, Point Seuil.

  • Chemin faisant (44)


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    De l'autre côté. - L'idée de revenir ce matin de Genève à La Désirade par l'autre rive m'est venue comme, ça, sans raison claire. Ou peut-être était-ce l'envie de me retrouver un moment en France, après le théâtre de la veille ? Ou plus inconsciemment, quelque chose de vivant m'attirait de l'autre côté, comme notre chère K. le disait quand elle prenait le bateau. Ou peut-être aussi, dans la suite de l'enregistrement que je m'étais passé en voiture à l'aller, d'Albertine disparue lu par le comédien Denis Podalydès, qui module si subtilement, avec quelle douceur et quelle force, les moindres inflexions de cette incroyable symphonie mentale qu'on redécouvre plus ample encore à l'écoute; ou peut-être redoutais-je simplement les encombrements matinaux de l'autoroute ? La veille j'avais assisté au Poche, en fin d'après-midi, à la générale de la nouvelle pièce de Dominique Ziegler consacrée à Jean Jaurès, dont la force expressive crescendo m'avais aiguisé l'esprit et réchauffé le coeur; et c'est donc l'esprit et le coeur accordés que j'avais rejoint mon compère Max le Bantou à La Trappe des Pâquis pour une nouvelle soirée à n'en plus finir de nous raconter nos choses de la vie. Je lui ai aussi raconté le formidable Jaurès, il m'a parlé de ses lectures récentes et de ses projets d'écriture - et jouant une fois de plus son ange gardien il m'a dissuadé de reprendre le volant après nos agapes, j'ai vrillé un clin d'oeil aux dames en vitrines après l'avoir quitté à l'angle de la rue de Berne, enfin je suis allé lire un bout du Journal de Lars Norèn dans une mansarde de l'Hôtel Capitole; et ce matin je me suis réveillé comme à l'étranger.
    Or je me disais tout à l'heure, sur la route de l'ubac lémanique, que l'esprit de mon nouveau livre en chantier tendait, précisément, à ce passage de l'autre côté, tandis que, m'accompagnant en voiture, le Narrateur, éperdu à l'idée qu'Albertine pût ne pas revenir, et recevant soudain le fameux message où elle lui dit tranquillement qu'elle le pourrait bien, lui fait cette réponse travestissant son plus vif désir en feinte indifférence et en froideur exprimant exactement le contraire de ce qu'il ressent crainte de perdre la face et la main, si l'on peut dire - et tout à coup le nom d'Excenevex m'a frappé...

    Chemins10.jpgLe nom d'Excenevex. - Le seul nom d'Excenevex en lettres blanches sur fond bleu, ou en lettre noires sur fond blanc, m'avait immédiatement paru étrange et bizarrement attirant lorsqu'il nous était apparu pour la première fois, à l'été 1961, à mon ami allemand T. et à moi, tous deux âgés de quatorze ans et accomplissant alors le tour du lac à vélo, sur la bord de la route que nous parcourions en direction de Thonon ou peut-être avant cela: sur la carte ou nous avions tracé notre itinéraire de je ne sais plus combien de jours. Or ce nom d'Excenevex, moins encore que ceux de Locum ou de Novel, que nous découvririons plus tard, ne ressemblait à rien, et moins que tout aux noms de la rive romande. Mais ce nom se chargea ces jours-là d'une magie nouvelle, liée au site lacustre, encadré d'une pinède et déployant de vraies dunes - chose unique à ma connaissance sur le pourtour du lac Léman, où nous décidâmes d'établir notre campement et où nous vécûmes ce que je crois les plus belles heures de ce périple adolescent. Cependant est-ce bien sûr ? N'ai-je pas magnifié ce souvenir si lointain ? Est-ce possible que ce lieu de notre bonheur estival se soit pareillement dégradé ? C'est ce que je me suis demandé ce matin en découvrant ces lieux devenus affreux, les dunes réduites à la grève la plus mesquine et souillée de déchets, une méchante pelouse reliant désormais le lac et la pinède, et l'ancien camping plus ou moins sauvage remplacé par un camp de concentration balnéaire à baraques identiques et tout entouré de clôtures - pourquoi pas des miradors tant qu'on y était ? Or à peine m'étais-je parqué sur une aire de stationnement absolument déserte qu'un policier m'abordait pour me faire observer que je me trouvais en zone privée et que j'étais prié de garer mon véhicule sur cette autre aire de stationnement déserte, là-bas. J'ai obtempéré tout en racontant mon souvenir au flic, et mon pèlerinage, et j'eus droit alors, au moins, à une espèce de sourire...


    Chemins05.jpgUne certaine ondulation. - Dans la foulée j'avais un autre pèlerinage à accomplir, à la basilique de Thonon-les-Bains où notre chère K., mère de ma bonne amie et bonne dame elle-même s'il en fut, ne manquait jamais d'allumer un cierge en dépit de sa mécréance. Thonon respire la bonne province française même en morte saison (j'ai fredonné la chanson de Georges Chelon en gagnant le petit port de Rives en funiculaire), et je me suis rappelé ce que la vieille dame disait à propos de l'autre rive qu'elle, Hollandaise éprise des vastes ciels, aimait à gagner presque chaque semaine au motif supplémentaire que la vie sociale à la française, les rues, les boutiques, le marché et les gens, ondulent d'une manière moins ordonnée et prévisible qu'en Suisse trop propre et trop en ordre. Je suis donc entré dans la basilique dédiée à Saint-François de Sales, j'ai allumé mon cierge, je suis resté quelques temps à m'adoucir le regard aux couleurs de l'émouvant chemin de croix de Maurice Denis, puis j'ai regagné la rue qui ondule, je suis entré dans un bar populaire bien ondulant et j'ai regardé les gens onduler...

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  • Un combat singulier

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    Avec Mal tiempo, David Fauquemberg nous plonge dans le grand jeu de la boxe sous l’angle du bilan existentiel. Michel Déon l'a aimé !

     

    C’est un livre à la fois puissant et très sensible, dense et intense que Mal tiempo  de David Fauquemberg, deuxième roman de l’auteur du mémorable Nullarbor, gratifié du Prix Nicolas Bouvier en 2007 et désormais disponible en Folio. Elliptique et percutant, combinant admirablement les lignes narratives du double drame intérieur vécu par un jeune champion cubain du genre indomptable et par le narrateur, dit le Francés, boxeur amateur trentenaire en passe de laisser tomber The Game, et d’une plongée dans les univers imbriqués de la boxe et de la vie cubaine dont l’arrière-plan social et politique se trouve ressaisi à fines touches précises et combien significatives aussi. On peut ne rien connaître à la boxe, ni ne s’y intéresser particulièrement : aussitôt on est pris, embarqué dès la première page par le premier combat qui est aussi le dernier du narrateur méchamment démoli par un truqueur ; et c’est dans cette mêlée brutale, de l’intérieur de la boxe pourrait-on dire, que s’amorce le récit du Francés à double valeur de quête existentielle et de reportage au sens le plus noble du terme, dans un temps qui est cependant essentiellement le temps d’un roman et avec une frise de personnages campés avec vigueur.

    La première partie de Mal tiempo évoque le séjour à Cuba d’un groupe de boxeurs français, aux fins d’entraînement des meilleurs éléments de la relève, auquel le Francés hispanophone est convié comme pair et interprète, alors même qu’il se sent proche de « décrocher ». Les accompagne aussi l’imposant Rouslan, vieux coach d’origine russe qui a guidé les pas du narrateur, en lequel il a reconnu un type régulier.  Côté cubain, dès l’arrivée sur l’île, c’est un autre mentor aussi probe qu’exigeant qui apparaît ensuite en la personne de Sarbelio Marquez, entraîneur des jeunes Cubains dont l’un d’eux, colosse solitaire et farouche du nom de Yoangel Corto, se trouve bientôt remarqué et recherché par le Francés, gratifié plus tard du titre amical de « socio » en signe de reconnaissance. Plus encore: Corto révélera son arrière-monde personnel à l’étranger attentif, l’origine filiale de sa révolte douloureuse et l’humiliation qui l’a fait user une première fois de sa terrible force naturelle, avant la boxe, son rapport avec le dieu-tonnerre de la tradition yoruba et la grotte secrète où il se ressource, son père artiste vaguement dégénéré et l’absence de sa mère, le quartier de misère d’où il sort et les filles dont il change comme de chemise au scandale de sa grand-mère le couvant amoureusement du regard – tout cela très vivant et frémissant, contrastant avec les sévères galères, les cris et les coups de l’entraînement.

    La question du sens de la boxe se pose déjà au fil de cette première partie de Mal tiempo, qui renvoie incidemment à la question du sens de l’art ou du sens du travail humain. Cette question se pose notamment pour Corto, qui évoque précisément, à un moment donné, la question de l’art, et qui ne semble pas attacher à la notion de victoire le même sens que les autres. La bascule de la première partie dans la trivialité, après une victoire de Corto qui le laisse comme impatienté, dans une boîte à cul où son honneur bafoué le force une fois de plus à corriger un touriste imbécile qui l’a provoqué, débouche sur un retour à la mesquinerie face à laquelle le jeune révolté ne peut mais. Surdoué mais insoumis à l’ordre établi, selon lequel un touriste même taré reste sacré, Corto sera jeté pour un temps, le temps que ses pairs champions cèdent aux sirènes étrangères et que le sport national s’en ressente au point qu’on le rappelle…

    À la question pure du sens de la boxe, que Yoangel et le Francés se posent chacun à sa façon, succèdent  alors, dans la seconde partie de Mal tiempo, deux ans plus tard, les questions plus troubles et tordues des enjeux commerciaux et nationaux de la boxe, dans un contexte de « marché » plus ouvert, à Port of Spain où, deux ans plus tard, le narrateur va retrouver son « socio ».

    Or celui-ci a changé, constate-t-il, même si Corto, plus fort que jamais, se trouve capable de terrasser tous ses adversaires. Comme une réserve mélancolique s’est emparée de lui, que le Francés comprend. Alors même qu’on attend que le champion humilié par les bureaucrates prenne sa revanche, le voici risquer de passer pour traître en retenant sa force. La fin du roman, qui frustrera le lecteur avide de conclusion, et donc de victoire, rappelle les refus de ces autres « dissidents » que sont un Bartleby ou un Schweyk. Or du vrai combat on aura compris, sans démonstration explicite pour autant, que seuls Corto et son « socio » savent l’issue…

    Tout cela est passionnant, mais on n’aura rien dit sans ajouter que ce roman, qu’on dirait écrit par tous les côtés à la fois, comme sculpté dans la matière verbale, comme filmé par les mots (alors qu’il n’est en rien conçu « pour le film » comme tant de feuilletons habiles), vaut par son écriture à la fois dégraissée, elliptique, précise et rapide, mais non sans diffusion lyrique et sans ouvertures constantes à la rêverie ou à l’arrêt méditatif. On avait compris, avec Nullarbor, qu’il faudrait désormais compter avec David Fauquemberg. Mal tiempo le confirme en beauté…    

    LireFauquemberg09.JPGDavid Fauqemberg. Mal Tiempo. Fayard, 280p.  

     

     

     

     

    Boxe2.jpgL'Auteur sur le ring, dialogue.

     

     

     

    - Quelle  a été la genèse de Mal Tiempo ?

    - Bien avant d'avoir terminé Nullarbor, j'avais écrit une première version de la scène d'ouverture, mais je suis incapable de travailler sur deux textes en parallèle avec la même intensité... Et puis il y avait le titre, Mal Tiempo. Il me venait d'une expression souvent entendue à Cuba, et pour cause : Al Mal tiempo Buena Cara - Faire bonne figure au mauvais temps ("Contre mauvaise fortune, bon coeur"), ou, comme je l'entends : "Sourire à l'adversité". Bref, j'avais cette idée d'adversité, et aussi l'idée de tempo, de rythme. Tout le roman est parti de là. Le narrateur à contretemps (autre interprétation possible du titre), et le boxeur cubain qui impose son tempo, domine le temps.

    Au départ, j'avais deux envies : écrire Cuba, et écrire la boxe. Cuba étant la meilleure école de boxe au monde, et comme j'avais eu l'occasion de voir de près les boxeurs de là-bas, ces deux projets se sont fondus l'un dans l'autre pour n'en faire plus qu'un. La boxe me permettait d'entrer différemment dans Cuba, par les banlieues des petites villes, par les hommes tels qu'ils vivent; Cuba m'offrait une boxe différente, plus proche du "noble art" que la boxe professionnelle qu'on voit aujourd'hui à la télévision. Cuba, c'est une certaine idée de la boxe : l'amateurisme (le sport professionnel est interdit par le régime), le respect de l'autre, presque une ascèse, et puis le STYLE ! Pour un amateur de boxe, voir combattre les Cubains est un régal, une émotion esthétique - le sens du rythme, la technique réduite à l'essentiel, sans fioritures, la force et la souplesse. Les grands champions cubains, surtout Felix Savon (trois fois champion olympique des lourds), sont d'une classe à part.

    En outre, le Cuba qui m’intéressait dépasse et de beaucoup la seule réalité du dernier demi-siècle : c'est un Cuba plus profond (on le voit dans la scène de la grotte), le Cuba des campagnes, car la culture de l'île est essentiellement paysanne - la musique, l'amour de la terre, la pesanteur des croyances populaires - indiennes, yorubas, etc. Mon héros, Yoangel Corto, est constitué de tout cela. Il en tire une force un peu surnaturelle, et surtout une certaine rigueur morale, l'attachement à des principes, une armature.

    Boxe3.jpg-   Quels rapports personnels entretenez-vous avec la boxe ?

    - J'ai toujours été fasciné par la boxe, par l'extrême simplicité du dispositif, par sa frontalité, son intensité extrême, ce mélange unique de confusion (on est toujours dépassé par le combat) et de maîtrise - le bon boxeur, c'est celui qui impose sa maîtrise dans la confusion, sa maîtrise du corps, bien sûr, mais avant tout du temps. La boxe m'intéresse depuis longtemps comme matière littéraire, il y a quelque chose dans ce duel à l'état pur, dans cette violence domestiquée, dans ces changements de rythme incessants qui me donnait envie d'écrire - et puis l'idée que derrière la technique, le résultat, il y a deux hommes avec leurs intentions, leur histoire, leur vision de l'adversité. La boxe, je l'ai pratiquée en amateur, intensément, dans ma vingtaine. Mais j'étais un lourd trop léger, je n'avais pas vraiment LE truc. Au demeurant, le fait de connaître la boxe de l'intérieur, d'avoir goûté au ring, m'a certainement aidé dans l'écriture de Mal tiempo, car ce que je voulais faire n'avait rien à voir avec un hommage à la boxe, ni avec un roman qui se serait servi de la boxe comme d'un simple prétexte. Je voulais être sur le ring, et que le lecteur sente la boxe, sa dureté, ses odeurs, ses bruits...

     

    - Le personnage de Corto relève-t-il de votre pure imagination ?

    - Question délicate. Qu'est-ce qui ne relève pas de mon imagination ? J'ai l'impression que ma perception du monde est, en majeure partie, imagination. Mais le pouvoir majeur de l'imagination, pour moi, n'est pas de l'ordre de la création, ni de l'invention. Son pouvoir, c'est surtout de recombiner les faits après coup, de réorganiser, de poétiser. Mais elle est incapable de créer à partir de rien. On imagine parce qu'on a vu, senti, vécu, et à partir de cela. Donc la notion même d'imagination "pure" m'est incompréhensible. Enfin...

    Yoangel Corto n'existe que dans Mal tiempo. Son histoire n'appartient qu'à lui, je n'ai rencontré personne qui ait vécu cela, parlé comme cela, pris de telles décisions. Comme boxeur, il ressemble à certains champions : Savon le Cubain (la posture, le rythme, la fougue), Monzon l'Argentin (la fausse raideur, l'absolue confiance en soi, l'impression qu'il a déjà broyé l'autre avant même de combattre, et ce masque terrifiant d'impassibilité), etc. L'homme, lui, s'est construit naturellement, inspiré bien sûr de rencontres que j'ai pu faire à Cuba, d'histoires entendues, de choses vues. Mais j'insiste : Corto s'est imposé de lui-même dans ce récit, l'a pris à son compte, a dicté les choix narratifs. 

    -   Comment avez-vous travaillé ?

    - Mon titre en main, et deux ou trois idées sur là où je voulais aller, je me suis lancé dans ce roman sans "réfléchir", au sens où je voulais me laisser guider par le rythme, par la phrase. J'avais le narrateur, un "je" fatigué, sans réelle intériorité, sorte de caméra sensorielle qui, connaissant la boxe, emmenait le lecteur au ras des choses. Et puis, en chemin, j'ai rencontré Yoangel, qui s'est littéralement emparé du récit - pas le genre à se laisser dicter ses actes et ses paroles, ce Corto... J'ai beaucoup fonctionné par scènes, c'est-à-dire qu'une fois que les deux personnages ont commencé à se dessiner, à imposer leur personnalité, j'avais une phrase de dialogue, une décision, une action de l'un ou de l'autre qui venait, et à partir de là une scène s'imposait. C'était très instinctif, absolument pas cérébral ni construit, et pourtant les dialogues, les scènes ont commencé à se répondre, fonctionnant par touches successives, par sédimentation.

    J'ai eu la chance, au bout d'une année de travail, d'obtenir une résidence dans le sud-ouest de la France, à Lombez, deux mois dans un village paumé, à la fin de l'automne, à ne faire que ça - ruminer, écrire, relire, ruminer, réécrire... Je crois que le roman y a gagné en densité, en intensité. Après, comme toujours, c'est une affaire de réécritures...

    - Que vous appris l’écriture de ce livre ?

    - Mon dieu... D'abord, j'ai l'impression d'être allé plus loin dans l'intensité, dans la densité, de m'être approché de ce que je recherche en écriture - le sujet s'y prêtait, je le savais, encore fallait-il tenir la distance et maîtriser au mieux la confusion, comme en boxe. Je crois que j'ai appris à faire davantage confiance au romanesque, au fait que l'action seule, les dialogues, les ambiances portent en eux tout le sens d'une histoire, si on écoute ses personnages et qu'on les laisse vivre. Pas de discours, des voix, des émotions, des sensations.

     

     

     

     

     

     

     

     

  • Le Grand Voyage

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    Jonas et Clotilde s’embarquèrent sur  le Humpty Bounty

    L’appareillage du voilier Humpty Bounty, qui devait faire route jusqu’aux Antipodes via les îles de Pâques et Pitcairn, les Samoa et tutti quanti, fut essentiellement du ressort du Romancier, qui installa sa commanderie dans le capharnaüm de ses bibliothèques, ou inversement selon les points de vue du Panopticon.

     

    Tel un fulminant Achab en son arche accueillant force gens de toutes espèces et force animaux de poil ou de corne et de plume ou de perle, jusqu’aux poids-plumes, le Romancier attaqua les vingt dernières pages de son roman en chantier où tout ce qui n’avait pas été dit jusque-là ne le serait guère plus, hélas, il le savait - hélas ou tant mieux se disaient, pour leur part, la lectrice et le lecteur.

     

    L'imminent Voyage sera conçu selon la vieille story qui ne peut être que vraie puisqu'elle est belle, murmure le Romancier en se connectant simultanément aux terminaux des Machines et du pont arrière où Clotilde et Jonas saluent les gens venus en nombre saluer leur départ: du tohu-bohu de l’océan,  en sept jours, surgira le monde, et la Lumière sera, mais au commencement les mots compteront plus que les choses.

     

    Le Premier Chant, après le primal cri déchirant le rideau de chair, reste à ce jour une énigme que nulle entourloupe scientiste n’avère, se répète un peu sentencieusement le Romancier.

     

    D'ailleurs regardez-moi: créateur de quoi ? Le puzzle est antérieur et dès lors il n'est question que de montage. Les cosmogonies  relèvent du jeu d'enfance, et nous ne sommes là que pour faire passer le message et ses messagers. D’où la présence à bord du fantôme du Tout Vieux Monod et du très jeune Aymeric Le Féal, promu vigie privilégiée des temps à venir. 

     

    Au demeurant, le poème sera la seule réponse à sa propre question, son propre accord, sa propre contradiction et sa seule envolée voyageuse, au défi des ricanants et des éteignoirs.

     

    Sur la table de la Commanderie du Humpty Bounty se distinguent un dictionnaire de rimes et divers objets usuels, crayons de couleurs et fragments de papyrus numérisés de marque Empedocles, entre autres encyclopédies illustrées traitant de Tout l’Univers

     

    Le puzzle est antérieur, mais subsiste le privilège, accordé à la poétique divinité, toute descendance confondue, de nommer les noms et de citer les choses à l'Appel. Ainsi de l’Elohîm clamant crânement: « La terre gazonnera du gazon! ».

     

    Dès lors qu'on multiplie les naissances par le Verbe, autant s'en donner à corps joie, et telle est en effet l'allégresse du Romancier relançant le scénar des Sept Jours et se préparant subconsciemment au plaisir des recréations.

     

    Un désordre absolu prélude à toute composition soumise à la quadruple règle del'harmonie et de la mélodie, du swing et du saut quantique. La note sensible cherche longtemps à se résoudre en sa tonique, mais il n’y a pas le feu disaient les bons maître de Tout Temps, et le Tout Vieux Monod opine derechef, de même que le Marquis et le Monsieur belge, sages d’entre tous les fous.

     

    Nous requérons l'asile des quatre vents et de l'éternelle glossolalie du merle matinal, marmonne encore le Romancier auquel Olga vient de faire servir un nouveau Drink de son invention par son boy Aymeric. Nous revendiquons notre statut d'intermittents du poème. Nous exigeons la relève des haies écologiques outrageusement éradiquées par des bureaucrates infoutus de voir n'était-ce que l’ornithologique commodité du bocage - et ne parlons pas de sa grâce !

     

    Bref, on va sur Midi et la Table est mise dans la commune et conviviale cantine de l’arche à dimensions de ville flottante, et voici voleter les doigts du Creator sur le clavier de Mac le Nomade.

     

    Un voeu venu d'ailleurs a donc fait dévier ses mains de la prière au poème, et voilà lancée la première incantation du Grand Voyage : l’encre est levée !

     

    Contrepoint inquiétant sur l’état de santé du Monsieur belge:Le souci de Jonas était, après le passage de le la Ligne du Humpty Bounty, d’arriver à temps aux Antipodes. Sans doute le Shadow Cabinet pouvait-il maintenant s’entretenir en réseau par vidéo-séances, mais les dernières apparitions de leur vieil ange érudit tout émacié et blanchi  l’avaient ému aux larmes, au point de relancer son impatience de le serrer dans ses bras . L’âge venant, Jonas constatait aussi bien que sa sensibilité tendait à s’exacerber. Or fallait il s’en inquiéter ? Tel n’était certes pas le sentiment de Clotilde, qui ne lui en était que plus attachée. 

  • Chemin faisant (43)

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    Du rire. - Surtout on aura bien ri avec mon compère Bona, par les cafés et les quartiers et les musées et les jardins de Sheffield, autant qu'avec sa douce moitié. Et pour stimuler pneumatiquement ce rire, nous aurons trouvé l'irremplaçable objet transitionnel d'un recueil de poësie poëtique trouvé par Bona pour 2 livres chez un bouquiniste, intitulé De dedans la nature et signé Philippe Beck, identifié sous le surnom de "l'impersonnage" par la critique de poësie poëtique en France française. Or les premiers vers que nous aurons lu de ce parangon de jobardise en sa 69e séquence, nous auront immédiatement mis en joie avant de devenir le leitmotiv de notre hilare complicité. Et ces vers les voici:

    "À la question du coquillage, / je dois répliquer Non".

    Et pour ne point les laisser flotter comme ça, même s'ils restent emblématiques dans l'absolu, les vers suivants doivent être cités aussi "pour la route":

    "Les bergers musiqueurs / qui peuplent la future Bucolie / (Bucolie dans les branches du haut qu'assemble la tête) sont des ballons dans la Pièce / Colorée Pure, pas plus. /Le "Jardin Suspendu Sprituel"./ Car Pièce fleurit / le bouquet des essais /piquants et décriveurs / pour évoquer Muse (Effort / =Muse) / au milieu des animateurs".

    Or donc, ces "animateurs" nous auront mis en joie, mon compère Bona et moi. Dès la révélation de ces premiers vers de la 69e séquence de Dans de la nature (Flammarion, 2003) nous n'aurons eu de cesse de découvrir ceux de la 68e ainsi lancés: "Dignes paquets d'expression/ et universalité plaintive /ont de la peine à faire Lac. / Des groupistes se creusent, / comme les "Viens" inarrêtables, / Bruit entre feuilles, oiseaux, / pailles générales, poutres /exigent force d'être là / encyclopédiquement".

    Déjà notre rire était propre à soulever, cela va sans dire, l'ire des amateurs agenouillés de la poësie poëtique de Philipe Beck, "impersonnage" fort en vue dans les allées académiques et médiatiques, jusques aux cimes de l'officialité de la culture culturelle (il préside la sous- section poétique du CNL, précise le wikipédant), autant dire :un ponte, voire un pontife, et comment en rire ? Cependant, aussi philistins l'un que l'autre, mon compère Bona et moi n'en finissions pas de revenir au seul Texte, comme Rabelais jadis et comme Léautaud naguère, en déchiffrant pareil galimatias, tel celui de la 7e séquence de De dedans la nature: " Sa bouche est dans le paysage. / Il est rupture idyllique. / Intolérée, et si aimable si l'oeil se lève, /redresseur. C'est Monsieur Transitif".

     

    Du bon sens. - J'entends encore le rire de crécelle de Paul Léautaud quand, dans ses entretiens mythiques avec Robert Mallet, il taille des croupières à Valéry ou à Mallarmé à propos de certaines tournures ampoulées ou obscures de leurs vers, dont la musicalité et le jeu des images n'ont évidemment rien à voir avec les vers aphones de notre "impersonnage". La poésie, surtout contemporaine, depuis les Symbolistes et Lautréamont, Rimbaud et les Surréalistes, regorge d'obscurités, et Baudelaire n'échappe pas aux images que le bon sens peut trouver absconses, comme l'a bien montré Marcel Aymé dans cet essai joyeusement impertinent qu'est Le confort intellectuel. Mais le vieux bon sens populaire ou terrien, relancé par le bon naturel africain, a cela de précieux et de tonifiant qu'il parie en somme pour la poésie la plus simple et la plus limpide, lisible par tous, dont la claire fontaine nous désaltère depuis La Fontaine - en fait bien avant, et bien trop rarement après...

     

    De la liberté. - Ce qu'il y a de beau dans l'amitié, dont je ne suis guère un chantre inconditionnel, c'est quand l'ami vous laisse libre. Jamais je n'ai supporté qu'un ami (les amies c'est autre chose, qui ont d'autres façons de vous lier ou vous ligoter) me fasse le chantage à l'amitié pour souscrire à des positions humaines ou plus précisément sociales (je ne parle pas de postures ni même d'idées, lesquelles peuvent cohabiter et même se chamailler dans une relation amicale), qui limiteraient ma liberté jusqu'à l'atrophie et nous font nous trahir pour ne pas trahir l'amitié... Tout cela bien entendu reste assez relatif, car nous avons tous nos accommodements, à égale distance d'Alceste et de Philinte, mais pour ma part je sacrifierai sans hésiter une amitié aliénant ma liberté (surtout intérieure) au nom d'une relation de convenance...

  • Chemin faisant (42)

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    Neil's nails. - C'est le propre de certains passionnés de peinture, dont je suis, que de se faire clouer par certaines oeuvres, avec quelque chose là-dedans qui relève de la sensualité pure, voire de la pulsion sexuelle, du côté de ce que Nietzsche (dans La Naissance de la tragédie, j'crois bien) appelait l'élément dionysiaque de la création artistique, par opposition à l'élément apollinien. Grosso modo: la chair endiablée et l'esprit filtrant, ou la bête et l'ange, sauf qu'il y a de l'ange dans la bête artiste et inversement.

    Stonehenge04.jpgOr j'avais été frappé, déjà, par une quinzaine de grandes toiles saisissantes de Neil Rands, dans cette nouvelle galerie de Sheffield où mon compère Bona m'avait emmené, lorsque CE tableau me cloua debout de tous ses verts et ses rouges intempestifs (couleurs même de la passion comme chacun sait) alors que cette représentation du site mythique de Stonehenge, devant lequel planait littéralement un homme rouge en fin de chute, m'apparaissait comme l'illustration par excellence du vol plané de l'homme à travers le Temps.

     Stonehenge02.jpgThe falling Man. - Je ne sais pourquoi mais tout de suite j'ai vu, dans cet homme rouge tombant paradoxalement à l'horizontale, le frère fantastique de l'ange en pantalon-nuage de Vladimir Maïakovski, dans un poème que je savais par coeur à dix-huit ans mais dont il ne me reste pas un mot.

    Neil Rands n'a probablement aucun rapport avec le modernisme poétique ou pictural du début du XXe siècle en Russie soviétique de la fin des grandes espérances (Maïakovski tomberait bientôt du ciel dans le sang de son suicide), et pourtant j'ai bel et bien ressenti la décharge d'un arc électrique liant deux bornes sensibles, comme je la ressens quand je relie, à travers le Temps, les fulgurances de Goya et de Soutine ou de Soutine et de Louis Soutter...

    Stonehenge03.jpgHeureux les purs. - L'horizon limpide, par delà les mégalithes de Stonehenge, dans le tableau de Neil Rands (le plus solidement senti et construit, à mes yeux, de toute la série déclinée sur le même thème, qu'on retrouve sur son site), est d'une pureté candide dont le bleu le plus délicat me rappelle ceux des fonds de décors des angéliques maîtres italiens, ou ceux de Corot.

    Peut-être Neil me prendra-t-il pour un allumé ou un pédant grave à faire ces mises en rapport ? Mais cela ne m'importe aucunement, vu que le peintre a brossé cette toile rien que pour moi (comme chacune et chacun pense que Schubert n'a écrit sa Sonate posthume rien que pour elle ou lui... ), et voyant de plus près ce bleu tendre je pense à l'innocence et à ce que disait l'affreux Thomas Bernhard sur la pureté du ciel, dans son entretien d'Ibiza où l'on voit son pied battre la mesure de sa pensée sous la table à l'instant où il évoque cet azur qui est aussi celui de Bach quand sa musique nous rappelle que l'homme, cette immonde créature, est parfois "capable du ciel"...

     

     

  • Aux couleurs du monde

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    Théo revenait à la vie par l’odeur des couleurs.

    Dûment scanné et tatoué pour la préparation diligente de ses quarante séances de tir au rayon vert espérance, sus à l’Adversaire, Théo reprit son side-car direction l’Isba et se remit, dare-dare, au travail joyeux.

    Théo, plus que jamais, se sentait requis d’offrir encore deux ou trois chose à son trio gracieux, mais pas que : le multimonde, aussi,méritait qu’il lui lançât des fleurs. Aussi multiplia-t-il, dès ce temps-là, les motifs de visages et de floralies.

    Depuis le départ de Jonas aux States, Clotilde avait souvent posé pour lui, de face et de profil. Le visage de Clotilde, comme celui de Christopher, était d’une matière à la fois matinale et très ancienne, d’un incarnat bien rare. 

    Comme avec l’adolescent Christopher à Venise, Théo avait dessiné Clotilde sous diverses lumières, de loin et de près, au fil de ses humeurs pensives ou gaies. Le dessin l’obligeait à sculpter et à répartir les silences, avait-il expliqué à Clotilde qui, le plus souvent, se taisait. 

    Ensuite Théo avait travaillé le portrait de Clotilde à l’eau, puis à l’huile dont les couleurs fondirent leurs odeurs et se superposèrent en glacis, les bribes de voix et les pauses de silence se superposant peu à peu et laissant peu à peu remonter la lumière.

     

    Sur quoi Coltilde s’en fut rejoindre Jonas à Brooklyn Heights, où Lady Light avait commencé de décliner, et Théo, laissant un peu reposer le dernier état de son portrait, se mit à peindre quantité de fleurs que Léa, Cécile et Chloé lui ramenaient à tour de rôle.

    Or Chloé, Cécile et Léa souriaient de voir ce que devenaient leurs fleurs sur la toile, bonnement contemplées les yeux fermés avant d’être humées à pleins naseaux et caressées, malaxées, conservées en seaux ou séchées sur du papier buveur de rosée, et ensuite perdues et retrouvées maintes fois, jamais les mêmes qu’elles avaient été, redessinées et finalement réinventées et transfigurées. 

    D’une balade par les hauts gazons de l’horizon crénelé de granit orangé, avec son Florentin mal rasé, Cécile lui avait ramené des ancolies d’un bleu qu’il n’avait jamais vu ni même imaginé jusque-là, mais ce qu’il advint de la couleur de ces étoiles à consistance d’azur velouté nuancé de tendre violet ne se borna pas à l’évocation de ces bouquets cueillis au bord du ciel -  à vrai dire ce bleu qui était, aux yeux de Théo, la couleur par excellence de Cécile, se retrouva, fût-ce par allusion, souvent repiqué ici et là dans les coulées de brun roux ou de vert pailleté d’autres fleurs.

    Le vert a toujours été et sera toujours la couleur de Léa, et la garance voyageuse affiche bel et bien un tendre teint Véronèse tirant sur le jade à transparences, mais c’est le ton de l’autre fleur purpurine, le vieux rose foncé de la fleur à racine apéritive que Théo ce matin isole et recompose en détaillant son dernier bouquet ramené de Provence où elle herborisait avec la Maréchale.

    fleurs-jaunes.jpgThéo n’a pas encore identifié le nom des grandes fleurs oranges à bordures jaunes que Chloé a déposé la veille pour lui à la Datcha, mais aussitôt il a relevé que, distribuée sur des corolles évoquant des pavots de grand format clocheté, cette très douce alliance de jaune qui n’en est plus et de rouge qui n’en est pas encore lui évoquait la partie douce de la plus sentimentale de leurs deux filles, avec laquelle contrastait tant son aplomb de spy doctor à l’efficience sans faille.

    Théo n’aura jamais cherché, plus que des visages, à restituer l’apparence exacte des fleurs qu’il peint en s’enivrant de l’odeur des couleurs, et pourtant il y a, dans tout ce qu’il fait depuis quelque temps, quelque chose qu’on pourrait dire, plus que jamais, à sa seule ressemblance.

    Théo ne se demande pas ce qui le retient aux fleurs, ni ne s’est jamais demandé ce qui le portait au portraits ou aux paysages, non plus qu’aux quelques sujets qu’il n’a jamais cessé de traiter et de reprendre sous forme variée, hors de toute idée ou d’aucune intention.

    Complément nécessaire relatif à la Querelle des images : Théo aurait pu devenir l’un des derniers saints zélateurs de la longue généalogie des iconoclastes, mais Léa l’en protégea sans s’en douter. Théo, pourtant, avait toujours senti le bien fondé de l’iconoclasme, mais de façon beaucoup plus virulente depuis que Cécile et Chloé l’avaient introduit, à son corps résistant, dans le dédale de l’arborescence virtuelle où l’intuition d’une catastrophe à vue lui était venue à l’esprit. Le déferlement des images ne datait certes pas de ce moment-là, ni non plus, pour Théo, le sentiment que l’image copiée/collée de la réalité, sans truchement aucun, portait en elle-même le germe de sa destruction, prélude à une façon de perte de la vue, guère moins dommageable que la cécité réelle. Le récit, par Jonas, des tribulations de Lady Light, depuis qu’elle était devenue moins voyante, et finalement aveugle, l’avait certes ému et même bouleversé (au souvenir des émerveillements vénitiens de leur amie se mêlait l’effroi que ce sort pût être le sien aussi), mais c’était à une autre forme d’aveuglement que Théo avait commencé de penser en se détournant de plus en plus de la télé et en se concentrant sur son seul ordinateur à lui, constitué par ses milliers de feuilles empilées toute semblables aux feuilles aquarellées de Christopher. Littéralement, Théo se disait que la stupidité vulgaire pouvait crever les yeux…

    (Extrait d'un roman en chantier, vers la page 190)

    Peintures: Thierry Vernet

  • L'innocence perdue

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    Une lecture d’Avec les chiens, d’Antoine Jaquier. 

    1.  Lorsque l’enfant disparaît

    La mort d’un enfant constitue, sans doute, la pire épreuve que puissent affronter des parents. Cependant il y a des degrés dans l’horreur. Perdre un enfant sous le coup de la maladie ou dans un contexte de guerre ou de misère, est une chose, et nul ne songerait à la minimiser.

    Mais se voir arracher un enfant par enlèvement, et le savoir maltraité, peut-être violé avant de le retrouver massacré, ajoute à l’horreur une dimension d’abjection défiant toute compréhension, voire toute explication.

    L’on s’en tire alors en invoquant l’inhumanité du criminel, et le terme de monstre est prononcé. Mais rien n’est résolu pour autant, et tuer le monstre n’efface pas son souvenir dans les cœurs. Qui plus est, et quel qu’il soit, le monstre aura toujours visage humain.

    Du moins est-ce ce qu’on se dit en lisant Avec les chiens d’Antoine Jaquier, qui ose s’approcher du monstre en question de tout près et le reconnaître humain à proportion de sa duplicité perverse et du Mal dont il est lui-même le rejeton humilié, traité  en son enfance comme il traitera ses victimes.

     

    2.  Le retour du damné

    Lorsqu’il sort de la prison de la Santé après treize ans de réclusion déduits d’un verdict de perpétuité motivé par les crimes affreux qu’il a commis - trois jeunes garçons massacrés et le dernier qui lui a échappé après des mois de torture -, Gilbert Streum n’a rien d’un homme brisé par ces années, durant lesquelles il a (notamment) accompli des études couronnées par un master en théologie ( !)

    Fringant quadra bien découplé à dégaine à la Sean Penn, il va se terrer vite fait dans la maison héritée de sa grand-mère non sans se pointer régulièrement au Palais de Justice chez le juge d’exécution des peines, en outre contraint de travailler à l’administration d’une laverie automatique, sourire cynique aux lèvres.

    Dès l’annonce de la libération conditionnelle, légalement motivée, de celui qu’on a appelé « l’ogre de Rambouillet » au début des années 2000, une fureur compréhensible saisit les parents des jeunes victimes (la mère du rescapé s’étant suicidée après sa libération), à commencer par Michel Meylan, journaliste suisse d’origine divorcé de la mère du petit Gregory (sic) et remarié depuis lors, chargé de surcroît d’une lourde mission.

    3.  Le pacte des pères

    De fait, treize ans auparavant, à l’instigation de Patrick, avocat d’affaires arriviste qui plaçait tous ses espoirs dans l’avenir de son fils Guillaume, les trois pères des garçons assassinés s’étaient retrouvés pour fomenter un plan de vengeance au cas où la justice, faute de peine capitale, se montrerait trop clémente à l’égard du monstre. 

    Ainsi, par tirage au sort, Michel s’était vu désigné, qui se trouve soudain relancé par Patrick après la libération du tueur. Or, en dépit de son écoeurement et de sa rage, Michel, ayant bel et bien localisé le point de chute de l’assassin de son fils, regimbe à se servir de l’arme que Patrick lui a remis d’autorité, alors que le troisième père, Jesùs Estevez de Tudela, Espagnol et bon chrétien, tente à son tour de l’en dissuader. 

    Du moins Michel finit-il bel et bien par aborder le tueur auquel il propose, contre toute attente, de se raconter dans un livre...

    Parallèlement, mais sans lien avec les pères, apparaît le jeune Julien, rescapé de vingt-trois ans bien décidé, lui aussi, de se venger de son persécuteur.

    4.   L’imbroglio des désirs

    Dès le début du roman,et de façon ensuite plus détaillée, l’auteur s’attache également à l’observation des mères des victimes, jeunes femmes toutes impliquées dans la genèse des crimes au gré de circonstances marquée par la face sombre du désir.

    Comme très fréquemment, les meurtres ont eu pour conséquence d’irrémédiables déchirures entre conjoints,mais ce que les récits entrecroisés dévoilent de la vie des couples étend pour le moins, en amont, le spectre des responsabilités.

    De fait, si Gilbert Streum est le seul à avoir passé la ligne fatale, les femmes qu’il a séduites, et leurs conjoints plus ou moins errants auront (plus ou moins) participé au pire. 

    L’opinion publique se lira d’ailleurs dans les regards jetés sur les malheureux avec la cruauté qu’on connaît : « Ne pouviez-vous pas surveiller votre gosse ? »

    5.  Le syndrome de Stockholm

    Les relations paradoxales, ambigües mais avérées, entre bourreaux et victimes, notamment à propos des prises d’otages de longue durée, se retrouvent dans Avec les chiens sous deux aspects au moins.

    Dans un premier temps, trois mois durant, le petit Julien a été retenu prisonnier dans la cave de Streum, attaché comme un chien ou commis aux travaux du ménage, drillé et dressé avant d’avoir le droit de partager la couche de son maître. Or celui-ci, à Michel, parlera de son pupille avec tendresse, de même que Julien affirmera bien plus tard que Gilbert a été son seul protecteur dans la vie.

    D’autre part, un rapport non moins trouble va se développer entre Michel, en manque d’activités érotiques, et le pervers narcissique Gilbert Streum qui va le déniaiser sur la voie du sado-masochisme et des rencontres via Internet. Par ailleurs, les relations de Streum avec les femmes seront toutes marquées par la violence et la fascination du dominant.

    6.  « Voilà le monde dans lequel nous vivons »

    Si l’on se rappelle que Michel Peiry, dit « le sadique de Romont », a lui-même été abusé avant de commettre ses abominables crimes, le fait que Gilbert Streum ait lui-même été enchaîné à une niche, devant la ferme de son père, avant de traiter ses petites victime de la même façon, n’a rien d’étonnant ni ne saurait pour autant l’excuser. 

    Lucide sur lui-même bien plus que ne l’est le pauvre Michel, Gilbert rappelle à celui-ci que nombre d’enfants maltraités n’ont pas aussi mal tourné que lui – d’ailleurs il se voudra toujours exceptionnel !

    Tellement exceptionnel que l’idée de devenir star médiatique, par le truchement d’un livre, le flatte et lui permettra d’arranger son personnage à sa guise ; et le livre cartonnera au point (ironie de l’auteur) d’inquiéter Michel Houellebecq en train de lancer le sien ! 

    Dans la foulée, la lectrice et le lecteur peut-être innocents (il en reste dans les recoins) auront été bousculés entre diverses séquences chaudes d’un érotisme glacial et d'une écriture un peu figée par les clichés du genre.      

    7.  Réalisme trash et sentiments délicats

    Entré en littérature avec la chronique sombre et poignante d’Ils sont tous morts, évoquant avec puissance la déglingue d’une jeunesse oscillant entre révolte et fuite éperdue dans les paradis artificiels, Antoine Jaquier poursuit, dans Avec les chiens,  son parcours d’écrivain de façon stylistiquement et « vocalement » un peu moins tenue, mais sur une ligne en revanche plus affirmée, bien structurée et bien filée de storyteller. 

    Comme un Philippe Djian ou une Virginie Despentes, toutes proportions gardées pour le moment,  ou, plus près de chez nous, comme  Sacha Després ou Dunia Miralles, Julien Bouissoux ou Quentin Mouron, Antoine Jaquier travaille un matériau social et mental qu’on pourrait dire du « sale aujourd’hui », sur fond de protestation non moralisante (mais nullement amorale non plus), tripalement et affectivement impliquée. 

    Avec un matériau pareil, Antoine Jaquier aurait pu développer un roman de 600 pages. Or le format d'Avec les chiens correspond mieux, assurément, aux moyens actuels de l'auteur, dont l'honnêteté et la trempe humaine vont de pair avec une véritable imagination de romancier.

    Avec les chiens appuie où ça fait mal, pourrait-on dire. Littérairement, la chose pourrait être parfois un peu plus soignée. Lorsqu’on lit « chacune de mes terminaisons nerveuses se précipite dans la même zone de mon corps », l'on se dit : pourrait faire mieux, l’Antoine, comme on se l’est dit parfois de certaines phrases d’anthologie signées Maître Djian...

    Mais passons ! Car il y a ici « du lourd » dans un sens plus fondamental, de la matière à réflexion, du cœur et quelle belle énergie; enfin,se dit-on en sortant d'Avec les chiens,  quelle chienne de belle vie nous avons quand nous échappons à nos démons !

    Antoine Jaquier, Avec les chiens. L’Age d’Homme, 184p.


    Post Scriptum: à relever, aussi, les illustrations de Caroline Vitelli, d'une vive acuité expressive; et la traduction en verlan du nom du monstre: Streum tout simplement...

     
  • Ceux qui résistent à la bôfitude

    dans la salle d'attente 400.jpg

    Pour Antoine Jaquier.

    Celui qui a passé des plombes à composer un roman aussi délicat par son sujet qu’exigeant dans son traitement, consacré aux menées d’un tueur d’enfants, avant de se faire flinguer en quelques lignes à deux balles par une tueuse de salon / Celle qui lit comme on se torche – en se pinçant le nez / Ceux qui n’admettent pas la critique non fondée qui se répand actuellemnt comme un jappement zappé / Celui qui se rappelle les chroniques attentives d’un Jean Vuilleumier ou d’un Georges Haldas au temps où la critique littéraire avait encore droit de cité dans La Tribune de Genève / Celle qui estime que la critique est un art méritant d’être respecté / Ceux qui à l’instar de Karl Kraus réclament la restauration de la critique des critiques / Celui qui acommis quelques papiers méchants dans sa vie et sait donc de quoi il parle quand il affirme que c’est à la portée de n’importe qui même d'une mijaurée écervelée / Ceux qui ne lisent pas les livres dont ils parlent en sorte de ne pas être influencés / Celui qui estime comme feu son ami le regretté Pierre Gripari qu’une critique même très négative basée sur le respect et la bonne foi est souvent plus bénéfique qu’une flagornerie à bon marché / Celle qui a un logiciel de démolition formaté aux normes des beaux quartiers de Geneva International / Ceux qui constatent que l'actuelle  dégringolade de la critique littéraire en Suisse romande est proportionnée à la monté de l’insignifiance / Celui  qui craignait de buter sur des vues convenues dans Avec les chiens d’Antoine Jaquier et qui en a tiré quinze pages de notes signalant la densité du roman et ses multiples aspects imposant réflexion /Celle qui sait par métier que celui qu’on taxe de monstre mérite d’étre regardé de plus près / Ceux qui trouvent a priori sordide un livre dans lequel le caractère parfois abject de la réalité en tant que telle n’est pas filtré avant d’être donné à consommer aux lectrices et lecteurs de La Tribune de Genève souvent mal préparé(es) / Celui qui constate avec reconnaissance que certains auteurs des nouvelles générations affrontent les nouvelles réalités avec honnêteté et conséquence / Celle qui fera encore des dégâts si elle continue de poser à celle qui sait sans prendre la peine de rien apprendre/ Ceux qui estiment que certains critiques assassins aux mains blanches sont moins respectables que certains auteurs de crimes de sang, etc.

    (Cette liste a été composée après lecture du premier papier, aussi superficiel que débile et méprisant, consacré dans La Tribune de Genève au deuxième roman d’Antoine Jaquier, Avec les chiens, accueilli d’un bôf signalant exactement le niveau intellectuel de son auteure.)

    Peinture: Pierre Lamalattie

  • Chemin faisant (38)

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    De fusion en effusion. - On peut parler peinture, ou parler musique, on peut se la jouer spécialiste, on peut parler littérature et briller sans se rencontrer vraiment. Sonder la couleur, traverser le mur des sons, se retrouver au bout de la nuit des mots est autre chose. Or c'est cela même que, depuis des années, même à distance, même sans se rencontrer jusque-là, je partageais avec mon occulte compère Bona: cette fusion sensible et cette effusion. Déjà j'avais fait écho aux mots de ses livres, et lui aux miens. Déjà les noms de Goya, de Soutine ou de Delacroix, déjà son soliloque du Caravage en sa dernière nuit, et mes propres échappées poétiques, ou picturales, nous avaient fait nous rencontrer hors de tout propos convenu, et voici que ce seul tableau de Bonnard, au Musée de Sheffield, aura scellé pour ainsi dire cette espèce d'alliance échappant à tout discours de pions cultivés...

    Poésie de Bonnard.- Il n'y a qu'un Bonnard au Musée de Sheffield, mais ce tableau nous a réunis, en ce moment précis et comme jamais avant, avec mon compère Bona, en cela qu'il fait bonnement événement, concentrant toute la grâce secrète d'une intimité féminine à la fois voilée et dévoilée, toute de présence incarnée et toute de pure peinture. Il y a là, comme dans l'Olympia de Manet, l'expression même de la nudité féminine, mais ici surprise plus encore qu'exposée, fondue au noir mystérieux et tirée de là par les ors bleutés de la chair à la fois légère et lourde aux hanches, mélange de pudeur et d'offrande, le visage juste masqué par le désordre confus de la chemise retirée et le bras commandant au mouvement; et tant d'autres choses suggérées par le grand et le petit triangle et la douce polyphonie des couleurs mordorées...

    Le regard vivifié. - On entend encore le ricanement de dortoir des garçons qui se sont rincé l'oeil, selon leur expression, mais c'est si peu de cela qu'il s'agit ici, quand le voyeurisme prédateur devient contemplation par la magie de l'art le plus délicat faisant ce corps non pas éthéré mais comme épuré, comme rendu à sa pure matérialité mais celle-ci transfigurée par les touches et les tons et les couches de couleurs ocellées de lumière - comme pétri de sensualité sensible spiritualisée; et rincé bel et bien, pour le coup, rincé le regard et nettoyé, lustré le regard des amis se retrouvant dans le dédale étoilé des rues et des reflets des vitrines, dans les cafés, les marchés, les pâtisseries et les parfumeries, les brasseries et les boucheries-féeries aux mille fragances en bouquets...

  • Chemin faisant (37)

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    Maisons et jardins. - Les alignées de maisons de brique à bow-windows pourraient faire craindre la monotonie, mais pas du tout. En ce qui me concerne en tout cas m'est apparu d'emblée un ton me convenant mieux dans sa variante middle class qu'en Allemagne ou qu'en Autriche ou qu'en Suisse où le mitoyen m'a toujours effrayé par son uniformité plus ou moins exsangue, à laquelle échappe évidemment Amsterdam entre autres villes qui ondulent. Il est des maisons dont on peut rêver, et d'autres non.

    Sheffield17.jpgOr la maison des Bona, faite de quatre pièces sur trois étages reliées entre elles par un vertigineux escalier à la manière amstellodamoise (nécessité de place fait loi) est du genre à favoriser les rêves topologiques dont parlait Walter Benjamin dans ses ruminations urbaines - c'est à quoi je songe ce matin en savourant la confiture de gingembre du breakfast de de mes amis tandis que la conversation roule déjà à plein régime. Cependant, avant de filer en ville, Bona me fera voir encore le jardin qu'il y a derrière la maison, et tous les jardins alignés où l'on imagine, l'été parmi les fleurs, les voisins de diverses nationalités voisiner sans se gêner...

     

    Sheffield19.jpgDe la conversation. - L'amitié se mesure à mes yeux à la qualité de la conversation, où le gossip et la chiacchierata ont évidemment leur bonne place, mais sans passions partagées ni substance ni fantaisie ni folie même: point d'amitié vivante à mes yeux. Or je ne serais pas venu jusqu'à Sheffield sans être à peu près sûr d'y trouver un écho vif, et quoi de plus vital en effet ? On nous bassine de nos jours sur le manque de reconnaissance, et certes elle est souhaitable et légitime en cela qu'elle vivifie le lien social, mais on ne meurt pas du manque de reconnaissance tandis que sans écho l'on crève. Or nous avions parlé toute la soirée et jusque tard dans la nuit de l'Afrique et de nos mères et pères et de Lausanne la nuit et de livres et de mille autres choses, et maintenant nous étions en ville et mon ami l'artiste m'expliquait le procédé de sérigraphie devant les autoportraits de Warhol en exposition dans le même petit musée où voisinaient les objets de collection de Ruskin et les oiseaux d'Audubon, et de pubs en jardins (Sheffield compte autant de ceux-ci que de ceux-là) nous n'en finissions pas de ne pas voir le temps passer en ne discontinuant de parler - et c'est cela aussi l'amitié: que le temps y passe sans qu'on s'en lasse...

    Sheffield21.jpgSheffiels21.jpgCharities & Bookshops.- Mon compère Bona et moi nous aimons fouiner et chiner. Ainsi avons-nous passé la moitié de cette deuxième journée à écumer les Charities - ce puces à l'anglaise où l'on trouve à peu près de tout pour pas cher - et les bookshops d'occases où l'on trouve autant de disques que de livres. Avec cet autre compère rencontré il y a quelques années sur la Toile puis en 3D à Montpellier, l'écrivain Jean-Daniel Dupuy passé cet été à La Désirade avec les siens, nous avons lanterné des heures dans les bouquineries lausannoises à farfouiller et nous enthousiasmer de concert ("Ah mais tu dois lire absolument Au présent d'Annie Dillard !" - "Et toi, j'te dis que ça: que Silvina Ocampo a écrit ses nouvelles pour toi !), et voici que le miracle se prolonge en ces lieux fleurant la bonne bohême (Sheffield compte plus de 50.000 étudiants et ça se sent) où la conversation se poursuit entre échelles et rayons...

  • Chemin faisant (36)

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    Amis occultes . - Je ne savais trop ce qui m'attendait là-bas, à Sheffield où j'allais me retrouver cet après-midi après avoir débarqué à Manchester. Nous nous connaissions, avec Bona, depuis sept ans, sans nous être jamais rencontrés que sur la Toile. J'avais lu ses livres et je les avais chroniqués. Il m'en avait remercié par une flamboyante Fleur de volcan. J'aimais son humour et nous partagions pas mal de passions en littérature et en peinture, en musique et sur les choses de la vie; nous avions failli nous rencontrer à Béziers quand il s'y trouvait en résidence d'artiste, mais cela ne s'était pas fait, les années avaient passé, il s'était ensuite installé à Sheffield avec les siens où il était devenu Master of Arts. Or je me demandais encore, ce matin, qui était vraiment ce Bona-là en me rappelant d'autres échanges sporadiques de toutes ces années, mais à son premier sourire immense et à son premier rire, à l'aéroport de Manchester où il était venu me chercher, j'ai tout de suite perçu , chez ce Bona en 3D à la fois plus jeune et plus vif que je ne l'imaginais, le bon compère que je m'étais figuré de plus en plus en plus précisément dans nos échanges devenus quasi quotidiens sur Facebook.

    Madame Bona. - L'autre énigme, évidemment, tenait à la personne qui partage la vie de cet ami plutôt discret sur ces choses-là, dont je savais juste qu'elle portait un double prénom de lumière et qu'elle lui avait donné deux enfants également prénommés à l'africaine, la fille aînée portant le nom d'une pierre précieuse et le grand ado de quinze ans, fan d'Avendgers, celui du parangon virtuel de la perfection. Or, dès notre arrivée à Woodstock Road (rien que ce nom me faisait jubiler d'avance !), dans cette rue montante à l'enfilade de maisons de brique à bow-windows - dès entrouverte la porte de mes hôtes ce serait cet autre sourire et cette même malice, et quelle grâce ajoutée !

    Sheffield15.jpgCollines de Sheffield.- Entretemps j'avais déjà repéré, dans le train de Manchester à Sheffield, des banlieues de la grande ville aux campagnes déroulées, la nature anglaise dont je ne connaissais guère jusque-là que les évocations littéraires, de Thomas Hardy à Ian McEwan, puis ce fut cette ville de Sheffield que j'imaginais toute grise ou noire de son passé industriel, et que je découvrais aussitôt pleine de charme et tout entourée de collines, toute dorée aussi et mordorée par les couleurs de l'automne...

  • En abîme

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    Comment le Romancier, pris de doute, fut encouragé par ses personnages à finir le chapitre en cours.

    À trois pages de la fin du sixième et avant-dernier chapitre de son ouvrage en chantier, le Romancier douta, autant que certaines lectrices et lecteurs virtuels, de l’opportunité même de l’idée qui avait présidé à la mise en abîme de L’Ouvroir, fiction dans la fiction qui se déconstruisait au fur et à mesure de sa narration. 

    À quoi bon ces complications, se demanda-t-il ? Qu’en a-t-on à fiche de ces jeux de miroirs dans lesquels on se perd ? Et La Berlue n’a-t-elle pas raison de bâiller ? 

    Or, contre toute attente, alertés par Olga qui, toujours fine mouche, presssentait à tout coup ce qui se tramait dans la cervelle un peu fêlée de son géniteur littéraire, les personnages du roman en chantier se concertèrent, soit par SMS soit en voisins conviviaux, de sorte à encourager le Romancier sur sa lancée, sans rien sacrifier de ce qu’ils avaient apprécié de L’Ouvroir en lequel, tous tant qu’ils étaient, exception faite de La Berlue et du Héron pincé, voyaient une épatante variation sur les pouvoirs et les plaisirs de la fiction.

    Le Romancier : - Mais L’Ouvrage de Mémoire ne pèche-t-il pas par pathos et trop longues phrases ? 

    Jonas : - Mais non voyons : vous obligez Nemrod à se regarder en face pour la première fois sans faire de la littérature, malgré ses longues phrases qu’on écoute comme de la musique. Surtout, j’ai commencé de retrouver, dans ce premier petit livre ardent et touchant, l’odeur de mon père. 

    Le Romancier : Le titre du Livre de l’Exercice n’est-il pas un leurre, comme l’a relevé Marion Meunier dans son papier du Quotidien ? Cette peste de Berlue n’a-t-elle pas raison ? Nemrod ne fait-il pas que piller et parodier les meilleurs auteurs de tous les temps et de partout ?

    Le Monsieur belge : - Pas du tout ! Ou plutôt dirai-je : bien entendu et tant mieux ! Nemrod reprend à son compte d’innombrables vues et pensées modulées par nos semblables depuis toujours et partout, mais il n’y a que notre époque idiote qui parle de marques déposées et de brevets d’exclusivité. Tous tant que nous sommes nous nous sommes couchés de bonne heure en attendant le bécot de Maman, et qui pourrait ne pas dire que rien de ce qui est humain ne lui est étranger, comme Nemrod l’avoue sans citer sa source. Tout cela est du plus revigorant ! 

    Le Romancier : - Et le Niagara des listes du Jardin des Délices ? Cette énumération n’est-elle pas fastidieuse et prétentieuse - n’est-ce pas une pure tautologie que de décrire le monde en le détaillant ?

    Rachel et Léa, d’une voix : - Vous déraillez, mon vieux : nous nous sommes bien amusées, comme au Luna Park. Le Jardin des Délices est le Grand Huit de L’Ouvroir, son train fantôme et son tire-pipes !

    Le Romancier : - Tout de même, Le Pilori des Colères ne frise-t-il pas le code par sa façon de battre en brèche les travers de l’époque et de tourner en bourriques tant de Grandes Têtes Molles ? 

    Le Héron pincé : - Friser le code : vous en avez de bonnes ! Dites plutôt que votre Nemrod remue la gadoue de la plus vile façon ! D’ailleurs il n’a aucun titre académique ! 

    Marie : - Et mon cul, il a un titre, cuistre à bonnet de nuit que tu es ? Moi je te dis que ça : j’ai retrouvé mon Nemrod de vingt piges, couillu et le verbe en flamberge ! Pis que ça : rabelaisant à souhait !

    Le Romancier, un peu faux-cul : - Pourtant Andrea n’a-t-il pas raison quand il reproche à Nemrod de sombrer, avec Le Journal des renoncements, dans le premier degré de la confession…

    Théo : - C’est justement le charme de ces carnets. Nemrod ne se contente plus de plastronner : ils’expose. Je garde d’ailleurs sur moi cette note dont je ferai un double pour mon ami le sémillant oncologue : « La mort, ma mort, je veux la faire chier un max à attendre devant ma porte, à piétiner le paillasson. Mais quand le temps sera venu de la faire entrer, je lui offrirai le thé et la recevrai cordialement ». 

    Nemrod: - Je constate que mon confrère le Romancier ne me donne pas la parole, donc je la prends d’autorité : et que dites-vous donc de ma Colonne de l’Ascète ? Ne l’ai-je pas bien remontée ?  

    La Berlue : - Pour le dire comme ça, j’avoue que tu ne m’as guère étonnée. En fait, et en dernière analyse, tu restes encore terriblement phallo dans ton prétendu détachement… 

    La Maréchale : - Une fois de plus, La Berlue mérite son nom ! Dans le genre bas-bleu barjo, faudra se lever tôt pour trouver mieux !  Mais quel manque de cœur ! Quel manque de fruit et de bête ! Quel manque de tout ! 

    Le Romancier : - Cependant votre papier du Quotidien ne fait pas la moindre allusion, Marion, au dernier livre de l’ouvrage de Nemrod, cette Institution de douceur que je serais tenté, pour ma part, de considérer comme la meilleur part de L’Ouvroir.

    Cécile et Chloé, d’une voix : - 100%d’accord ! On a grave kiffé !

    Le Monsieur belge : - Nos jeunes voyageuses l’entendent, en effet, comme mes fils navigateurs me succédant à la barre. Et qu’y a-t-il de plus beau que ce dernier livre où le père s’en remet au fils ? 

    Lady Light : - Quant à moi j’ai retrouvé, dans cette Institution de douceur, tout ce que Christopher m’a donné jusqu’au dernier jour, dont je sais qu’il l’a reçu aussi de Jonas. 

    La Berlue et le Héron pincé, en aparté mais d’une voix : - Tout ça est d’un pathos et d’un humanisme tellement attardé ! Mais la Littérature y a –t-elle encore la moindre part ?    

    Jonas, tout rêveur : - Comment dire ? Qu’ajouter à ce que mon père me fait dire dans cette espèce de lettre qu’il m’adresse à propos de ce que Christopher et moi lui avons inspiré ? Comment dire ce que je lui dois ? Comment le dire à Marie ? Comment la haine entre-t-elle en nous et comment l’en faire sortir ? Comment le Mal s’en prend-il au monde et comment  l’en extirper ? Comment parler de la douleur ? Comment parler de la douceur ?

    (Extrait d'un roman en chantier, au tourrnant de la page 180)

     
    Image: Escher.
  • Chemin faisant (35)

    Moïse.jpg

     

    Les yeux ouverts. - L'aube poignait au troisième jour du Congrès subtropical, j'entendais la rumeur montante de la rue populaire de derrières les voilages protecteurs de la chambre immense de l'ancien hôtel colonial et je me demandais ce que diable je foutais là, à quoi rimait notre présence en ces lieux, le sens de tout ça sous le froid éclairage de la lucidité décapée d'avant le retour à la vie ordinaire et à ses comédies, je pensais au Congo des effrois, je me rappelais le Kivu, les affreux reportages, les messages de mon ami Bona, je me rappelais mes doutes vertigineux de certain autre congrès du PEN-Clb international en 1993, sous les falaises croates de la guerre où les écrivains avaient dansé comme des ours de propagande, je pensais aux virulentes oppositions au prochain Sommet de la francophonie à Kinshasa et je me disais que tout de même, que peut-être, qu'être là valait peut-être mieux que de n'y être pas, je me rappelais nos propres combats séculaires pour un peu plus de liberté et de libre pensée, tout ce qu'à travers les siècles nous avions appris, tout me revenait pêle-mêle de notre histoire et de nos alternances d'ombre et de lumière, comment nos livres pouvaient exister aujourd'hui et circuler, et quand même, par conséquent, comment nous pouvions modestement en témoigner en ces lieux où tout restait à faire...

    Gouverneur1.jpgSon Excellence. - Pour le cours de ce jour on avait parlé d'abord de tourisme, on allait voir peut-être le lion vivant ou l'okapi, le girafon ou le gnou du fameux zoo de Lubumbashi , on irait peut-être dans les collines surplombant les anciens terrils, aux terres de la Ferme Espoir du Président ou aux domaines pilotes du Gouverneur, et puis non, les projet s'était réduit au fil des heures, remplacé par la visite solennelle, et donc sapée et cravatée, à la seule Excellence locale, aussi tous les écrivains s'étaient-ils faits jolis, j'avais hésité à y couper mais mon compère le Bantou m'avait objurgué que je ne pouvais louper un tel spectacle, ainsi m'étais-je procuré vite fait chemise d'apparat et cravate associée, avais-je lustré mes boots à la lotion capillaire et m'étais-je brumisé au parfum social, ainsi tous s'étaient-ils pimpé l'apparence afin de faire honneur aux Lettres francophones à la réception de l'avenant Moïse Katumbi Chapwe, aussi connu comme homme d'affaires éclairé qu'en sa qualité de Président du club-vedette de foot Mazembé (Impossible n'est pas Mazembé !) et nous recevant sans grande protection, souriant, à l'aise, charmeur, jurant que la Littérature lui est chère après avoir colmaté, dit-on, pas mal de carences des institutions scolaires et de nids de poules sur les voix d'accès aux collèges et facultés...

    Words, words, words et plus encore. - On aura donc bien disserté tous ces jours, on aura crânement entonné l'Hymne du prochain Sommet de la Francophonie, on aura psalmodié "Chantons en choeur notre riche diversté / Oui chantons Francophonie et Fraternité", on aura repris comme ça: "Ah! Il est si merveilleux notre monde / Tambourinons ses rythmes à la ronde", on aura vécu cette comédie et voilà que, dans les coulisses de ce théâtre-là, nous nous serons rencontrés, quelques-uns et même plus, nous aurons réellement échangée des idées et des vues, des livres, des documents, des projets, quelques amitiés peut-être durables seront peut-être nées par delà les solennelles déclarations d'intention et autant d'"il faut" que d'"y a qu'à", oui peut-être, quand même - peut-être tout ça n'aura-t-il pas été que words words, words...

  • Chemin faisant (34)

     Zuba.jpg

    Danses et transes . - Un malingre philosophe allemand à moustache de paille de fer disait ne pouvoir croire qu'en un dieu qui danse, et je serai le dernier à le railler car là gît bel et bien le secret de l'homme aux semelles de style qui est tout mouvement et toute grâce vivante, je me le disais tout au long de cette soirée à la Halle de l'étoile à les voir danser et raper et chanter et slamer, les garçons sauvages et les filles souveraines, à nous retremper dans nos forêts ancestrales, à nous relancer dans la ville-monde aux semelles de rail, selon l'image de Fiston Mwanza Mujila qui me racontait la galère sans espoir des jeunes en sa ville-pays: à peine y était-il revenu depuis quatre années qu'il en repartirait, mais ce soir-là c'était à danser qu'il pensait entre deux apartés et c'était à danser que tous nous aspirions après avoir tant parlé et parlé...

    Prières et grimaces. - À l'aéroport d'Addis-Abeba j'étais resté longtemps à observer, moi le mécréant paléochrétien frère en Christ des fils de Niambe et de Loba, les fidèles musulmans se recueillant dans cet Espace Prière où ils s'agenouillaient après de brèves ablutions à jolies théières d'eau du robinet des lieux d'aisance d'à côté, femmes gracieuses et jeunes gens décents, époux séparé de l'épouse, et je n'éprouvai pour eux que respect quand les flagellants et autres talibans ou foudres de Klan m'insupportent et me hérissent de quelque culte qu'ils se réclament - je ne voyais de ceux-là que l'aura d'humilité avant de tomber, dans l'avion de Lushi, sur ces deux élus du seul Seigneur évangélique de la Pentecôte arborant leurs uniformes d'hommes-sandwiches du Dieu triomphant au rictus de tiroir-caisse...

    Fiction noire.- Et dansant avec ceux de l'étoile je me suis retrouvé lisant Dans la peau d'un noir, adolescent révolté de seize ans, Bestine l'avocate ondulait comme une prêtresse de la forêt, Jean Bofane démantibulait son ndombolo en roulant ses yeux de bille noire, Fabrice le décolonisé s'africanisait en déhanchements élégants, enfin tout se stylisait à l'avenant sous le regard de sphinx noir de Sami Tchak, tout était mouvement et fusion devant les effigies affichées de toutes les Femmes d'Afrique en mémorial éclatant - de Reine Pokou en Sarrouina ou de Mariama Bâ en Zena M'dere du Commando des chatouilleuses -, et je me figurais l'échappée rêvée dans le noir que ce serait, plus tard, de cette ville-pays et en toutes les villes-mondes à greffer et revivifier nos pensers et nos langues - notre corps nombreux dans le multimonde...

  • Que la mort n’existe pas

    littérature
     

     

    Les migrations existent.
    La mort n’existe pas!


    (Milos Tsernianski)

    ...C’était une belle nuit d’été, la cathédrale éclairée semblait flotter comme un navire à l’ancre au-dessus des ombres de la ville, par delà lesquelles, le long des rives du lac argenté, vers les banlieues et, plus loin à l’ouest, au flanc des pentes remontant jusqu’aux crêtes du Jura, des milliers de lumières signalaient des milliers de vies à la fenêtre ouverte de la chambre d’hôpital où ma mère se mourait sans connaissance tandis que je lui parlais en pensée...

    ... Il y avait trois jours qu’elle reposait dans sa nuit à elle, à respirer tantôt paisiblement et tantôt avec des râles, occupée à cela seulement semblait-il, on aurait dit: concentrée comme, en notre enfance, quand elle se tenait sur un livre ouvert, penchée dans la lumière de la lampe, à nous lire des histoires qui nous emmenaient loin de la maison sans la quitter, nous faisaient peur mais auprès d’elle, nous faisaient rire avec elle qui devait être alors toute jeune et rieuse, et le livre était notre tapis volant à tous, les enfants et les parents, car notre père parfois se tenait lui aussi sous la lampe, et nous traversions le ciel et le temps qui n’existait pas encore...

    ... Trois jours plus tôt je me trouvais dans les couleurs de Montagnola où j’avais retrouvé, le temps d’un instant, cette magie ancienne qu’à tâtons nous recherchons en plein jour dans l’encombrement des choses sans importance, c’était une infime étincelle de couleur dans un tableau nocturne, le minuscule triangle rose d’un fanion à la pointe d’un chapiteau de rien du tout, et les mots de l’écrivain Klingsor à son ami le peintre me revenaient, “ce petit morceau d’étoffe rose tout simple illustre à lui seul la douleur et la résignation du monde et il donne en même temps la note de toute la saine ironie qu’on peut ressentir à propos de la douleur et de la résignation”, et l’écrivain ajoutait à l’adresse de son ami peintre “n’aurais-tu peint que ce fanion-là, ta vie serait justifiée”, et je me tenais là, tout ému et concentré, sous la lampe éclairant le petit tableau du peintre mort depuis longtemps, dans la maison transformée en musée de l’écrivain mort depuis longtemps lui aussi, le nom de Klingsor avait ressuscité la magie, à l’instant rien n’aurait pu l’altérer - rien ne pouvait m’atteindre croyais-je alors même que la magicienne de notre enfance, au même moment, tombée là-bas chez elle, seule et nue, toute disloquée et menue sur le froid des catelles, avait déjà commencé son dernier voyage à notre insu, et c’était comme si le livre se refermait avant la fin de l’histoire...

    ...Elle avait dit que nous pourrions voler de la lampe à l’étoile, le tapis était un Béloutchi, rien que le nom nous faisait rêver, la lampe elle l’avait reçue en cadeau de mariage d’un employé de la fabrique d’ascenseurs dont elle était alors la comptable, c’était une lampe sans valeur mais elle y tenait pour le geste de l’employé qui lui avait dit un jour qu’elle était son rayon de soleil à la caisse, il avait économisé sou par sou, et le tapis aussi datait du mariage, elle n’avait pas su nous dire ce que signifiait Béloutchi et ne savait pas non plus combien de temps durerait le voyage jusqu’à l’étoile, elle nous disait seulement de fermer les yeux pour mieux la voir...

    ... Mais que voyait-elle à présent les yeux fermés, entendait-elle ce que je lui disais en pensée, percevait-elle seulement notre présence, était-elle encore quelqu’un, était-elle encore un peu notre mère, et n’allait-elle pas sortir enfin de cette insensibilité butée que j’avais constatée une fois de plus tout à l’heure dans le fracas de l’hélico se posant sur le toit de l’hôpital, n’allait-elle pas me faire au moins un soupçon de signe si je me mettais à lui raconter à mon tour une histoire ?...

    ...Je me revoyais au milieu des couleurs de cette fin de matinée évoquant le jardin d’avant la Chute, elle était déjà tombée mais je l’ignorais alors, déjà l’ambulance avait fait bouger les rideaux du quartier tandis que les professionnels enchaînaient tous les gestes requis, elle avait déjà passé le seuil de sa maison pour la dernière fois et j’ignorais qu’avait recommencé pour elle la litanie du jamais plus à laquelle notre père nous avait initiés tant d’années auparavant, trois jours plus tôt je me trouvais au milieu de cet Eden lacustre, me réjouissant de la gloire apparemment inaltérable de ce don, mais à l’instant même tout nous était repris...

    ...Les mots m’avaient atteint comme une pluie acide dans l’azur de dépliant publicitaire de cette contrée du Monte Paradiso - son passé culturel, son présent multiculturel, son microclimat, son maxiprofit, et caetera -, les mots transmis par mon Nokia portable dont les ondes avaient coulé leur fiel dans le bleu pur du Sud des Alpes, les mots doucement prononcés par une voix aimée dont le petit écran à cristaux liquides certifiait l’identité - les termes techniques de collapsus cérébral et de coma irréversible qui certifiaient le premier jamais plus entre nous - jamais plus de mots -, les mots traduits aussitôt en vertige et en formules rassurantes (“elle n’aura pas souffert - c’est la fin dont elle rêvait - à présent elle va retrouver son cher ange”), les mots que plus jamais elle ne prononcerait ni n’entendrait...

    ...Jamais plus elle ne lirait d’histoire à aucun enfant de nos enfants devenus grands déjà, mais elle entrait à l’instant elle-même dans l’histoire, déjà les mots m’en venaient dans le silence soudain plombé où je me voyais maintenant faire les gestes décidés quoique désespérés quelque peu de l’orphelin ou presque, je m’étais assis dans les jardins, je m’étais levé, j’aurais aimé casser quelque chose, il fallait que je m’arrache à ces couleurs peintes de l’aquarelliste enjoué, j’avais besoin de vin tueur, tout était truqué, l’affable gardienne du musée me semblait avoir tout à coup des dents noires, et c’était bien ça: j’avais besoin de vin noir et du noir d’un bar où j’attendrais le train de mon retour précipité du sud captieux au noir de la Vérité...

    ...La vérité c’était depuis trois jours ce constat répété: elle s’en va tout doucement, c‘est une question d’heures avait dit le médecin le premier soir de son ton sûr, puis les infirmières avaient nuancé: ce sera peut-être l’affaire de jours ou de semaines, on ne sait jamais, elle a l’air solide, ah bon elle allait faire de la natation ce matin-là ? alors ça peut se prolonger, ça dépend du coeur, et puis elle a peut-être besoin de vous faire ses adieux comme ça, donc c’est très bien que vous restiez auprès d’elle à vous relayer, et ne vous gênez pas de lui parler, vous savez, on ne sait jamais ce qu’ils entendent, mais peut-être qu’à un moment donné ce sera mieux de vous retirer pour la laisser prendre le large...

    ...Dans le train de nuit j’avais traversé toutes ces années, le vin s’était fait révélateur des images que secouait le tagadam, aux fenêtres défilaient les défilés de roche noire, il y avait eu les tunnels et chacun sa plongée à pic: en enfance, en Asie extrême des monts et des lunes d’eau, au tam-tam des sens, en Océanie physique et au soleil de minuit des questions métaphysiques, dans la maison de la tribu à chapeau pointu, aux States ou en Russie livresque, ensuite dans les spirales hélicoïdales des souvenances relancées par ce que je voyais défiler aux fenêtres, ainsi des lacs alpins avaient étincelé à ma hauteur, au ciel pendait un glacier blême, et je la revoyais dans le tagadam des images: en tresses sur les photos sépias, en chapeau de fiancée, en blanc marial, en mère, en lectrice de ses enfants, en mère de mères, en lectrice d’enfants de ses enfants - je la revoyais à travers tous les âges et les livres...

    ...Je la revoyais l’autre jour en robe nouvelle et joliment coiffée en jeunesse au milieu des siens pour l’ultime fête à laquelle elle participerait jamais, ce que tous nous ignorions sans ignorer la rechute possible annoncée par diverses alertes, mais rien dans son sourire ne laissait présupposer...

    ...Je nous revoyais autour d’elle, chacun avec son histoire dit ou non-dite, chacun avec ses histoires - mais on ne dit pas tout en famille, chacun chacune ont des griefs, ont des mots ravalés, la pointe de trop de part ou d’autre, on sait ce qu’on sait -, cependant le temps gomme ces grognes et ces rognes, le temps fait balance entre le geste qu’on attendait et celui qu’on n’a pas su faire, on en vient à penser que les Grands Regrets jamais formulés n’étaient peut-être que des chimères après tout, on se retrouve, on parle de tribu pour mieux se sentir liés, je nous revoyais, je les revoyais là-bas dans le salon petit-bourgeois autour d’elle...

    ...Certain soir à La Nouvelle-Orléans je les avais imaginés parcourant l’Orénoque selon leur rêve, certain soir le poids de la solitude m’avait écrasé le coeur de façon telle que plus tard j’imaginerais ce qu’elle-même vivait dans sa maison vide de lui,mais ce soir-là je les voyais ensemble et c’est ensemble qu’à
    l’instant, ici et maintenant, à son chevet donnant sur la nuit peuplée je relis le récit aux deux écritures alternées de leur dernier grand voyage...

    ...En Espagne seul avec lui ce printemps-là, je l’avais senti tous les jours plus en manque d’elle, je les appelais les vieux amoureux, il souriait quoique cerné déjà par les métastases, je l’attendais dans les rochers rouges où nous allions sentir l’Afrique comme il disait en humant le simoun, il acceptait de n’être plus celui qui va devant, nous lisions alors le même grand roman polonais de Ladislas Reymont, Les paysans que nous nous racontions le soir au restau surplombant la mer...

    ...A Sienne ensuite avec eux deux, un an plus tard, le mal ayant encore progressé, je m’étais fait une fête de le saouler sur le Campo, elle protestant pour la forme, lui l’envoyant promener crânement pour tituber ensuite au-dessus de toits, pourtant il me demandait de plus en plus souvent de prendre le volant, bientôt il y aurait un enfant de plus qu’il espérait voir de son vivant, insistait-il, et cela encore dont je me souviens en ce moment précis: qu’au moment où il conduisait je leur lisais les récits de Tchékhov...

    ... Ils avaient rédigé leur journal de voyage à quatre mains, leurs écritures alternant sur le papier ligné du cahier mexicain, il arrivait qu’une main finisse une phrase que l’autre avait laissée en suspens, ils ressentaient ensemble l’immensité de la ville découverte du ciel ou de la forêt vierge, ils étaient arrivés ensemble de leur monde acclimaté et c’était comme s’ils se fussent serrés l’un contre l’autre pour mieux affronter l’inconnu...

    ...Ils ne sont plus que poussière et je les sens plus présents que jamais à l’instant en feuilletant leur premier album: c’est Adam et Eve à la sortie des bureaux...

    ...Et cette nuit-là déjà cette pensée m’avait traversé: que peut-être elle avait déjà rejoint son amoureux ? A grandes enjambées de train j’avais parcouru la nuit sans ignorer déjà que plus jamais je ne la rattraperais, ce matin-là elle était tombée dans le noir mais qui m’empêchait de la croire encore en voyage elle aussi, et que peut-être nous nous étions croisés - que peut-être ils s’étaient déjà retrouvés quelque part, est-ce qu’on sait ?...

    ...Cependant tout allait se précipiter dès l’enfilade souterraine des couloirs de l’hôpital, tout à coup tout se raidissait et tout convergeait, j’avais senti comme une poigne de fer me prendre à la gorge lorsque nous avions longé les panneaux aveugles du service des soins intensifs de la petite enfance, tout à coup il me semblait que le monde se réduisait à cette allée des douleurs des enfants vieillards pris au piège et je peinais à respirer à respirer, puis ce furent les étages et, à celui de la neuro, ce fut ce numéro sur cette porte, ces gens dans le couloir que j’avais vus enfants petits, enfin ce lit, là, seul dans la nuit d’été, ce lit et gisant cette forme un peu cassée et ces cheveux, ces mains crispées...

    ...Cette première nuit il y avait comme une ronde autour d’elle, tous arrivaient de leur vie à son chevet, tous essayaient de réaliser comme on dit, tous se rapprochaient les uns des autres, tous à murmurer quoique sachant que jamais plus elle ne les entendrait, tous à faire comme si en toute sincérité, et ce fut la première nuit...

    ...Alors on se sent un peu plus important d’être vivant, on ne comprend pas bien sur le moment, mais on ressent tellement des choses, on est tout remué, c’est comme un livre achevé et pourtant on continue de lire les yeux fermés ...

    ... Ainsi et toute la nuit je restai seul auprès d’elle, à parler sans mot dire, à l’écouter elle, qui ne faisait que soupirer de temps à autre, à la scruter sans oser penser que peut-être, déjà, ce n’était plus elle tout à fait qui était là...

    ...Est-ce qu’on sait ? Sait-on seulement de quelle poussière d’étoiles et de quel souffle on est tissé ? Saurons-nous jamais si ce que nous croyons être est reconnu quelque part ou si tout n’est qu’illusion et poursuite du vent ?...

    ...Dix jours plus tôt elle était apparue en jolie robe et c’était une image d’elle qui restait du côté de la vie, elle était comme rajeunie, on eût dit qu’elle revivait, mais à présent ce visage abandonné n’étais pas moins elle, et peut-être était-ce ce visage regardant déjà de l’autre côté qui nous disait la vérité ?...

    ...Et dans la nuit j’imaginais chaque lumière allumée sur le livre d’une vie, une page se tournait de notre infime histoire et déjà je sentais de nouvelles lettres d’elle s’inscrire en moi, ou peut-être s’étaient-elles inscrites quand elle me portait, ou peut-être cet imperceptible murmure remontait-il à la veille de nos vies, à l’instant je ne savais pas, je ne savais plus rien, j’étais comme une conque ouverte au murmure de la nuit et c’était d’elle, c’était de nous, c’était des tous ces visages éclairés sous leur lampe et que reliait l’invisible fil des mots, c’était de toute parole que je me tissais et me défaisais au même instant...

    ...Et l’aube s’est levée, la transparente et l’immatérielle de ces journées d’été, et d’autres, et dans le déroulement des jours elle clouée là et nous à venir et aller, une page se tournant après l’autre et nous allant et venant à tourner les pages, et pour elle enfin la dernière venant qu’à la manière d’un aveugle elle déchiffra du bout de ses doigts se crispant un peu sur le drap, et ce fut la nuit en plein jour, ce fut sa nuit éteignant notre jour en plein midi...

    ...Ensuite de quoi c’est ce trou noir dans lequel on est précipité le temps de réaliser, comme on dit, avant les formalités...

    ... On a donc lu son nom écrit en noir dans le journal, et ce n’était même pas un fait divers, mais c’était un nom de toutes les histoires dont on annonçait la disparition, car le nom de mère vient avant tous les noms...

    ...Je l’ai revue en petite reine inca dans une sorte de petit palais vitré, elle avait de petites mains bien jointes comme pour prier, on l’avait joliment arrangée pour l’Eternité...

    ...Et d’autres pages, et la lumière nous revient du côté de la vie, et avec elle le murmure de nos morts à n’en plus finir, nos morts de plus en plus présents...

    ...Je les revois, elle et lui, dans leur jardin, ou bien il regardent à la télé quelque film d’animaux sauvages ou la vie du chaman de Sibérie, ou bien il lisent un livre, chacun le sien, et les pages qu’ils tournent sont comme les pages de notre vie, ils étaient là tout à l’heure et nous n’y serons plus avant longtemps, les enfants...

    ...Une mélancolie radieuse m’habite ce matin, ou c’est le soir, la lumière est blonde et noire comme les blés, il y a sur les champs de la poussière de Bible et des visages dans la forêt, il y a partout des mots qui attendent d’être habités, mais je me tais...

    ...Tu es ici comme une humble fleur au creux d’un mur, tu ne ressens plus rien mais ton parfum est celui de toutes les enfances, ton bonheur d’être toi-même te suffit pour être au centre de l’univers, les migrations existent mais, tu le sais, la mort n’existe pas...

    La Désirade, décembre 2003

    Ce texte constitue la conclusion du livre intitulé Les passions partagées, paru en 2004 chez Bernard Campiche et qui a obtenu le Prix Paul Budry 2005. La gouache a été lavée à la fenêtre du CHUV de Lausanne, au chevet de ma mère agonisante, décédée le 25 août 2002.

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  • Je me souviens...

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    Notes du fils, dans le train du retour de la Casa Hermann Hesse de Montagnola, au Tessin, la nuit du 15 août 2002, après qu’il eut appris que sa mère venait d’être frappée d’une hémorragie cérébrale qui la laisserait sans conscience jusqu’à sa mort, dix jours plus tard…

    Je me souviens d’elle dans la cuisine de la maison natale, auprès de l’ancien petit poêle à bois, tandis que je regardais les photos du Livre des desserts du Dr Oetker.

    Je me souviens d’elle en bottes de caoutchouc, maniant une batte de bois, dans la buée de la chambre à lessive.

    Je me souviens de ses photos de jeune fille en tresses.

    Je me souviens d’avoir été méchant avec elle, une fois, vers ma quinzième année.

    Je me souviens de sa façon de nous appeler à table.

    Je me souviens de son assez insupportable entrain du matin, quand elle ouvrait les volets en les faisant claquer.

    Je me souviens de sa façon de dire pendant la guerre...

    Je me souviens quand elle nous lisait Papelucho, la série des Amadou ou Londubec et Poutillon.

    Je me souviens de l’avoir surprise toute nue, une fois, en entrant par inadvertance dans la chambre à coucher des parents: je me souviens de sa forêt...


    Je me souviens de nos dimanches matin dans leur lit.

    Je me souviens de sa façon de nous seriner l’importance de l’économie.

    Je me souviens du grand baquet de bois, pour les grands, et du petit baquet de fer, pour les petits.

    Je me souviens de la lampe de chevet que lui avait offert, sur ses patientes économies (une pièce de cent sous après l’autre), un ouvrier de la fabrique d’ascenseurs où elle était comptable, qui l’avait à la bonne.

    Je me souviens de son explication confuse, rapport aux pattes qu’elle suspendait à la lessive: que c'était pour les dames...

    Je me souviens de sa discrétion (timidité) et de son indiscrétion (naïveté).

    Je me souviens de sa lettre indignée à Kaspar Villiger, ministre des finances, à propos du sort réservée aux vieilles personnes dans ce pays de nantis.

    Je me souviens de ses bas opaques.

    Je me souviens de ses larmes.

    Je me souviens du cahier jaune qu’elle a rédigé à mon intention après la mort de notre père.

    Je me souviens de sa façon de me recommander de ne pas trop travailler.

    Je me souviens de sa façon de faire les comptes.

    Je me souviens de sa façon de préparer les salaires de nos filles.

    Je me souviens de ses derniers trous de mémoire.

    Je me souviens de sa collection de chèques de voyage.

    Je me souviens de sa querelle, à propos de la facture de l’entretien d’une pierre tombale de sa belle-mère que sa belle-soeur ne voulait pas l’aider à régler.

    Je me souviens des petits repas de nos dernières années, au Populaire, où elle me recommandait toujours de ne pas «faire de folies».

    Je me souviens de leur façon de préparer Noël dans la maison, notre père et elle.

    La mère, de Lucian Freud.

  • Chemin faisant (33)

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    Ceux qui parlent. - Nous avions droit au prime time matinal des tables rondes arrangées en carré, c'était bien de l'honneur pour deux émissaires black'n'white de la Suisse qui lave-plus-blanc comme on sait, nous nous étions promis, avec Max le Bantou, de rester simples et vrais autant que faire se pouvait, je parlerais des transits féconds entre nos régions aux parlures variées, Max dirait à sa façon comment il vit la multilangue française entre Douala et le quartier des Pâquis à Geneva International, déjà les micros grésillaient et tourniquaient les caméras aux épaules, déjà j'avais repéré les soeurs Courage appelées par l'omniprésent organisateur André Yoka au commandement des débats suivants, bref la journée était lancée et je ne sais pourquoi, à ce moment-là, le souvenir des Katangais de mai 68 dans les couloirs de la Sorbonne m'est revenu, je voyais en face de moi le jeune Fiston Mwanda Mujila qui n'avait pas dit mot aux débats de la veille - le trentenaire n'était pas né alors que je lisais Les damnés de la terre à mes vingt ans -, je voyais à côté de lui Jean Bofane dont j'avais lu quelque pages de plus la nuit passée - il avait douze ans en cette année où nous errions dans le Temple de la culture française avec nos mines farouches d'apprentis révolutionnaires -, je revoyais ces parias de la banlieue parisienne débarqués aux barricades et qu'on appelait alors, je ne sais pourquoi, les Katangais, il y avait de ça plus de quarante ans, autant d'années que celle qui me séparaient sans me séparer des vingt-cinq ans de mon compère le Bantou...

    Celles qui oeuvrent. - Elles n'en finissent pas de nous ramener sur terre, nos mères et nos frangines, nos amantes et nos amies, nous avons le miel des mots aux lèvres et malgré leur romantisme invétéré elles n'en finissent pas de nous rappeler le sel et le sol de la vie, et là je les voyais une fois de plus couper court au choeur des "y a qu'à" et de "il faut", nous écoutions donc Bestine et Ana, qui oeuvrent toutes deux sur le terrain d'Afrique, et Dominique venue de Liège, et je me disais que sans elles rien ne se ferait qui doit se faire à partir de rien, avant même que rien d'institué se fasse, car c'était de cela qu'il s'agissait bel et bien: combien de librairies en ces lieux, quelle politique du livre et de la culture au Katanga et dans l'entier Congo, quel appui aux écrivains et à la chaîne des passeurs, or elles arrivaient avec leur expérience concrète de telle ou telle réalisation, l'heure n'était pas au lamento que nous connaissons aussi aux pays de la profusion, le moment n'étais pas non plus à se donner bonne conscience, le temps de cet improbable congrès était aux débats fondés en réalité lançant les premiers ponts de possibles actions de demain.

    Sous les étoiles. - Or on aura tout entendu ce jour-là, de professeurs ou d'auteurs arrivés des quatre vents de l'Afrique francophone ou des lointains européens. Florent le Béninois reconnu, Sami le Togolais consacré, Jean le Congolais non moins auréolé de succès ont parlé la langage de ceux qui ont la double expérience du dénuement et de la saturation, proposant autant de bons exemples de développement, et tous ensuite auront témoigné pêle-mêle avec force arguments et bonne volonté à n'en plus pouvoir, m'évoquant une pièce de théâtre se donnant sur une scène cernée par les étudiants tenus à l'écart derrière lesquels j'imaginais la multitude des gens sans livres mais pleins de mots - un notable universitaire a daubé sur le fait que ses étudiants affirmaient lire en français sans comprendre rien, un écrivain invoquait le droit à ne pas être surveillé dans ce pays et tel notable soucieux de bienséance l'aura mouché vite fait , tel autre prônait l'encouragement de la langue vernaculaire, tel invoquait la pratique des langue jumelées, l'oubli des auteurs locaux fut pointé et mouché lui aussi de dédaigneuse façon, bref c'était la joyeuse confusion des généralités et des mâles péroraisons échappant à nos soeurs Courage, mais enfin quoi n'était-on pas dans un colloque littéraire,enfin le même soir nous nous sommes tous retrouvés au lieu magique de la Halle de l'étoile, aux bons soins de cet autre échappé des conformités qu'incarne le directeur de l'Institut français au joli nom de Dominique Maillochon, et ce furent alors des transes belles ou ce slam de haute volée nous rappelant que le langage exprimant la réalité, et la langue-geste, ne passent pas que par les filtres de l'élite pensante et parlante en sa trop fameuse "instance de consécration"...

  • Le Tableau de Théo

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    Comment le bel et bon oncologue fit rire Théo d’entrée de jeu.

    Théo sortit de chez le bel oncologue avec le sourire. Cela le rassurait, après leur premier entretien, de constater que le type qui allait le traiter était non seulement beau mec mais, de toute évidence, bon comme les mecs qu’il aimait.

    Théo avait toujours aimé les beaux et bons garçons (d’où sa tendresse particulière pour Jonas et Christopher), mais attention : son penchant se partageait, à l’exclusion de toute forme de kitsch sensuel, avec les belles et bonnes filles en fleurs de tous âges, à commencer par Cécile et Chloé, qui (soit dit en passant) s’inquiétaient un peu ces jours pour lui, et Léa cela va sans dire, Rachel et toutes celles qu’il aimait ou qui l’aimaient de près ou de loin. 

    Théo et le bel oncologue avaient bien ri en regardant ensemble son Tableau de Rayonnance Magnétique. « Pas loin de l’art des fous ! », avait raillé  le bon type en connaisseur. Et Théo : « Pas trace de conceptuel, rien que du brut ! »

    Théo, de tout temps, s’était méfié des images qui ne fussent point l’objet d’une transmutation quelconque, mais tel n’était pas tout à fait, quoique usiné par une machine, ce Tableau dont ce qu’il révélait avait été identifié et nommé, par l’oncologue hilare, comme Le Mal.

    Le monde actuel est malade, dira plus tard Théo au bel et bon oncologue devenu son ami, de ne pas nommer Le Mal et de ne pas vouloir le traiter, sous quelque forme qu’il se manifeste, alors que tu l’as nommé tout de go avant de me proposer, non sans me faire partager ton rire de défi, de le traiter pour ce qu’il est : notre putain de merde d’ennemi.

    Le Monsieur belge, qui avait passé par là peu de temps auparavant, avait briefé Théo dans les grandes largeurs, non sans rire lui aussi de tout ça entre les lignes de ses courriels, mais pour le moment ce cher ami était aux Antipodes avec ses fils, le drôle repartait en mer, en dépit de ses forces en déclin, aux bons soins de ses lascars, tandis que Théo disposait désormais, à portée de main ou de portable, de ce Vivien qui l’avait enjoint de l’aider, lui, à le traiter en se montrant aussi attentif et réactif au Mal.

    Or cela aussi avait botté Théo : que Vivien fût un mec aussi attentif que réactif, comme le garçon sauvage de quinze ans qu'il était, pendant et après les bombardements, avait appris à l’être à l’école buissonnière de cet illuminé de Gulley Jimson.

    Et cela encore pour en revenir à L’Ouvroir : que Le Mal s’y trouvait également nommé sous ses multiples aspects, comme l’avaient constaté Théo et le Monsieur belge dès leur lecture de L’ouvrage de Mémoire, et ensuite, scanné de façon plus claire et systématique, dans Le Livre de l’Exercice, jusqu’aux pics polémiques du Pilori des Colères où Nemrod, prenait sur lui comme jamais.

    Telle étant en somme la belle et bonne nouvelle à bien prendre dans l’élan combattant : qu’un vieux truqueur, passant pour quel roi déchu de la frime littéraire, aussi désabusé que décati, pût encore s’attraper lui-même par les cheveux, dans sa mare pourrie, et s’en tirer en sept ans et sept livres, après s’être tant payé de mots.

    Or Théo et le Monsieur belge, ses plus ardents détracteurs de naguère, qui l’avaient traité de faiseur dès sa première gloriole indigne à leurs yeux, trouvaient maintenant une nouvelle énergie à reconnaître en lui plus qu’un vil bateleur.

    Le bel et bon rire de Vivien, tout pareillement, ferait du bien à Théo autant que les soins de la belle et bonne Adriana dont les yeux très noirs et les seins bien pleins lui rappelèrent aussitôt ceux de Léa.

    C’est un affreux monde que le monde où Le Mal court, avait constaté Théo dès son premier entretien avec le jeune oncologue à la franche poignée de mains, et Vivien n’avait cessé de le régaler de son rire clair, ensuite,en l’assurant de cela qu’ensemble, les deux, puis avec Adriana aux machines, non moins qu’avec Léa en pensée, ils allaient faire en sorte que le Mal se sente pris de court.