UA-71569690-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

- Page 2

  • Chemin faisant (32)

    Park Hotel.jpgSprimont5.jpg

     

    Entre Tchékhov et Simenon. - N'avais-je pas rêvé ? Ce Congrès congolais se tiendrait-il jamais ? Ce M. Fabrice Sprimont qui était censé nous recevoir, auquel j'avais écrit à Kinshasa et qui ne répondait pas, existait-il seulement ? Et s'il était vrai que la malaria l'avait terrassé au point de remettre déjà d'un mois le colloque, celui-ci ne restait-il pas aussi aléatoire que le Sommet de la francophonie qu'on disait battre de l'aile ?

    Je m'étais posé ces questions au moment de me faire inoculer cinq vaccins. Je me les répétais dans l'antichambre du Ministre chargé de me délivrer mon visa. Mais voici que nous nous retrouvions, ce premier soir de notre séjour au Katanga, à la table du Safari Grill du mythique Park Hotel de l'ancienne cité coloniale, en face de ce Monsieur Sprimont, Conseiller à la Communauté française de Belgique, dont l'accueil immédiatement avenant m'avait d'autant plus rassuré que le personnage, de toute évidence, manifestait autant de compétence aux affaires que d'entregent convivial.

    Les Belges sont étonnants. Il reste évidement de l'Afrique dans leur complexion physique et spirituelle, et je ne sais ce qui m'a fait penser aussitôt aux romans africains du Liégeois Simenon en observant le Conseiller, dont le bouc et l'espèce de détachement très attentif m'ont rappelé aussi mon cher Anton Pavlovitch Tchekhov, figure tutélaire de ma Russie personnelle. Or cette double ressemblance était liée aussi, sans doute, à cette impression que le Conseiller, à mes yeux, émargeait probablement à l'espèce de ceux qui, d'une manière ou de l'autre, ont pris la tangente.

    Ensuite notre conversation m'a confirmé dans le préjugé favorable que m'inspirent les irréguliers, je veux dire: les aventuriers organisés que sont le plus souvent les gens d'entreprise ou de culture expatriés, artistes et parfois espions, nostalgiques d'une vie meilleure ou fuyant un passé dévasté. À cela s'ajoutant la culture réelle, non plaquée, humainement éprouvée, et l'humour de Fabrice qui, tout de suite, nous a bottés le Bantou et moi.

    Park Hotel. - Quoique détestant les palaces, et ceux des pays pauvres plus que les autres évidemment, je me suis trouvé presque à l'aise dans le Park Hôtel aux chambres immenses et aux vérandas suggérant autant de veillées coloniales. Et du coup je me suis rappelé tant d'ambiances de romans ou de films dont il ne restait ici que le décor surplombant, dans la nuit avancée, la rue aux ombres plus ou moins menaçantes des prédateurs urbains.

    Le Park Hôtel date de 1929, quelques années après le voyage au Congo de Gide et du jeune Marc Allégret, qui y tourna un film tandis que l'écrivain y établissait ses réquisitoires. Cependant nous voici bien loin du grand humaniste aux indignations de bourgeois en rupture de conformité: près d'un siècle après son Voyage au Congo, la parole est bel est bien aujourd'hui aux Africains et je suis là pour les écouter.

    Brain storming franglais. - Après le Dinner très cool avec le Conseiller, plus que vannés par le voyage et la longue journée, il nous restait, avec Max le Bantou, à réviser notre speech commun du lendemain dont nous venions de découvrir le pitch établi à notre insu et proposant "Le défi de la langue et du langage aujourd'hui; rapport avec la langue française et les langues partenaires"...

    Mais qui donc nous avait collé cette expression babélienne de "langues partenaires" et qu'aurions-nous diable à disserter à ce propos, s'inquiétait mon jeune Camerounais au bon sens éprouvé ? Que dalle! lui répondis-je tout de go. Langue de coton de papas universitaires ! Ils proposent et nous disposerons: nous parlerons de nos parlures et de nos façons à nous de lire et d'écrire en nos périphéries dans la langue de Rabelais et de Voltaire qui est celle aussi d'Aimé Césaire et d'Amadou Hampâté Bâ, où tous nous sommes propriétaires et partenaires à la fois, à grappiller de concert à l'arbre aux mots pour en faire notre miel millénaire. Poil au blair !

  • Chemin faisant (31)

    Lushi22.jpg

    Nos anges gardiens. - J'avais rêvé que la nuit d'Afrique à gueule de crocodile m'avalait, comme Milou en est menacé dans Tintin au Congo, puis le sourire de ma bonne amie a éclairé mon réveil, j'ai bouclé mes valises, nous nous sommes quittés devant la gare le coeur un peu serré, elle m'a dit de penser à elle et j'ai souri en me disant que nos anges gardiens puisent en nous leur propre force et déjà j'avais les tripes et le coeur en Afrique avant d'y mettre le premier pied, me replongeant, en train, dans la lecture des Mathématiques congolaises d'In Koli Jean Bofane entreprise la veille, le tendre paysage de La Côte défilait aux fenêtres et je me trouvais entraîné dans la gabegie savoureuse et violente à la fois de Kinshasa, je voyais passer les villas de nababs du bord du lac et je lisais la scène atroce du gosse massacré par le sergent-chef Personne chargé de driller les enfants-soldats, enfin je débarquai à Geneva Airport et retrouvai mon compère Max le Bantou avec lequel je me trouvais investi de la "haute mission", c'était marqué sur un papier, de représenter la Confédération helvétique au Congrès des écrivains francophones à Lubumbashi, en République Démocratique du Congo - et Max me disait que son ange gardien à lui, sa mère à Douala, lui avait recommandé tout à l'heure au téléphone de ne pas oublier d'emporter là-bas "La Parole"...

    Passe-temps. - À l'annonce du retard conséquent de l'avion de Rome nous n'avons pas bronché, avec Max le Bantou, notre commune passion du jeu gratuit, qui s'ajoute à notre goût partagé pour les histoires à n'en plus finir, nous ayant portés vers l'improvisation ludique combinant le damier de carton et les capsules de bière et de limonade, et c'est ainsi que le temps a passé jusqu'à la prochaine attente dans les couloirs marbrés de Fiumicino aux boutiques de luxe et aux bars outrageusement fermés après dix heures du soir, autant dire que nous nous impatientions de toucher bientôt à des rivages moins clinquants, et bientôt nous nous étions retrouvés suspendus dans le silence chuintant de l'avion éthiopien destination Addis-Abeba et, par delà la longue nuit, fantômes enveloppés de couvertures aux bons soins de veilleuses stylées, nos paupières s'étaient relevées sur le jour se levant dans le ciel congolais, et là-bas la terre montait peu à peu vers nous bien rouge, aux essaims de maisons oranges - pour la première fois l'Afrique noire m'apparaissait du ciel en ses couleurs chinées...

    Du chaordre. - Et tout de suite, touchant terre dans la touffeur de Lubumbashi, anciennement Elisabethville en son avatar colonial, m'a ravi le chaos organisé de cette Afrique-là, ah mais nos bagages étaient-ils arrivés, se trouvaient-ils dans l'entassement pyramidal jouxtant le tapis roulant ne roulant plus depuis longtemps, n'y avait-il pas de quoi s'inquiéter ? mais non car dix, vingt, trente lascars aux gilets marqués de l'enseigne KATANGA EXPRES se pressaient de toute part et nous pressaient de leur confier la recherche de nos précieux bagages moyennant quelques poignées de dollars, et voilà que surgissait, rayonnant du plus alerte sourire d'accueil, le bien nommé Chef du Protocole mandaté par le Congrès et se réjouissant de nous identifier non sans s'inquiéter de l'absence du troisième éminent scribe annoncé en la personne d'un certain Fiston...

    Image JLK: Max le Bantou découvre Lubumbashi du ciel.

  • La Berlue

    big-1881308366e.jpg

    Comment Marion Meunier, courriériste littéraire du Quotidien dite La Berlue, buta sur l’incipit de L’Ouvrage de Mémoire.

    Dès la première phrase du premier des sept livres constituant L’Ouvroir, intitulé L’Ouvrage de Mémoire, la courriériste littéraire du Quotidien, la fameuse Marion Meunier, dite La Berlue, se posa la question du sous-texte.

    La première phrase en question était celle-ci :« Longtemps je me suis couché de bonne heure », et tout de suite Marion  flaira quelque chose.

    En tant qu’ancienne professeure de lettres modernes qui se piquait d’une spécialisation de dix-huitiémiste, Marion Meunier avait appris à flairer les textes, avant d’interroger le sous-texte ; de surcroît, elle s’était toujours montrée très attentive à l’incipit en tant que « signature anticipée à fonction d’entame », comme elle l’avait écrit dans son mémoire de licence hélas jamais publié.

    Le premier article qu’elle avait réussi à faire placer dans le journal qui deviendrait plus tard Le Populaire, cet indigne tabloïd, mais s’intitulait alors L’Espoir, avant le virage démago de la presse aux ordres du grand capital - son premier papier littéraire, donc, était précisément consacré à l’incipit d’un nouveau roman oublié depuis lors dont le début annonçait la couleur avec un « ça a commencé comme ça » réellement frontal, ainsi qu’elle l’avait pointé.

    Or l’incipit de L’Ouvrage de Mémoire, avant même que ne soit abordée  la question du sous-texte, posait à  La Berlue le problème du rapport à l’auteur, ce Nemrod revenant qu’elle avait tour à tour défendu et descendu et qu’elle croyait fini depuis des années, mais qui resurgissait avec ce pavé que la Nemrod & Co, son agence littéraire qui avait désormais des parts dans le montage financier du Quotidien, déclarait péremptoirement incontournable.

    Sans avoir les mains liées par des telles contingences seulement commerciales, Marion Meunier se devait en revanche, par rapport à son public de notables de centre gauche et de lettré(e)s, de tenir une position cohérente prenant en compte les multiples paramètres que représentaient évidemment l’Objet en question, mais également la trajectoire d’un auteur aussi largement controversé que reconnu, ainsi que  leurs relations portant sur des années, d’abord marquées par son adhésion plénière, dès la parution de Quelques Petits Riens qu’elle avait été la première à défendre, de même qu’elle avait placé très haut la série de l’Eros Energumène, en lectrice avisée de Donatien de Sade qu’elle était – et restait mordicus -, ensuite par le refroidissement de leurs rapports lié aux questions d’éthique littéraire qu’elle avait clairement posées à la sortie de son Féminaire machiste, dans lequel il faisait d’elle une ancienne conquête ( !) désormais décatie.

    Or Marion se rappelait ce matin, comme de la veille, l’incipit de Quelques Petits Riens, qu’elle avait noté dans l’un de ses carnets de l’époque et qu’elle avait cité in extenso dans  le premier grand papier du Quotidien qu’elle avait consacré à l’opuscule, bien avant son succès à l’internatonal.

    Ainsi commençait donc le premier livre culte du Nemrod des années fastes, bientôt devenu tête de gondole et plus tard intégré dans les programmes scolaires et traduit en trente-trois langues : « La météo nous annonce un risque d’averse dans vingt minutes environ ».

    D’emblée ce ton direct, tout de simplicité vernaculaire et en phase avec les nouveaux modes de communication, avait épaté Marion et ce n’était qu’un début - c’est elle qui l’avait souligné -, puisque incipit signifie que ça commence et qu’ensuite on lirait, cela lui revenait par chaudes bouffées comme l’odeur du pain frais le matin : « On se surprend à marcher au bord du trottoir, comme on faisait enfant, comme si c’était la marge qui comptait, le bord des choses »  

    Marion Meunier se le rappelle non sans mélancolie, accentuée par son actuel surpoids, mais la battante en elle a toujours surmonté toute forme de nostalgie suspecte à caractère sourdement réactionnaire, et ce matin il va s’agir d’assurer, tant le retour de Nemrod fait figure d’événement, précédé d’un buzz soigneusement orchestré par la bande d’Olga (meilleure amie-ennemie de Marion depuis des années) et relayé par les réseaux sociaux, à commencer par Facelook, en attendant les appréciations des spécialistes du Pôle des lettres faisant office d’instance de consécration.

    « Longtemps je me suis couché de bonne heure », relisait, pensive, la Berlue encore attablée à sa table de petit-dèje, en camisole XXL griffée Dolce Pagano, et voici qu’elle s’appropriait mieux la formule.

    De fait il y avait longue lurette, déjà, que Nemrod avait disparu de la scène locale et internationale après ses mutltiples errements transgenres, jusque dans la littérature de gare et d’aérogare – elle pensait évidemment à la série combien complaisante de L’Inspecteur Bartleby -, mais Olga Ticonderoga parlait maintenant du « retour avéré d’un génie », et l’Objet était bel et bien là avec ses 2666 pages, sans compter les éloges déjà parus sur le blog de Pascal Ferret (son plus vieil ami-ennemi intime) aussi craint qu’admiré des pontes du Pôle des Lettres  et autres faiseurs d’opinion en matière textuelle et sous-textuelle.

    Génie de Nemrod ? se demandait Marion en vapotant (La Berlue vapotait en effet), mais plus qu’un génie de l’esbroufe et de la provocation, dont le Féminaire marquait le summum machiste voire crypto-fasciste au niveau du non-dit ?  

    La question se posait, ou plus exactement : se poserait sous peu.

    Certes, reconnaissait-elle : génie de la petite forme en ses débuts, génie indéniable en terme de plaisir du texte,comme elle l’avait écrit en comparant la première période nemrodiennne aux écrits publiés à l’enseigne des Editions du Silence, sous la couverture blanche à liseré mauve : génie ouvert à l’Humble et à l’Inaperçu.

    Mais quant à se coucher de bonne heure, l’érotomane pérorant de Féminaire avait décidément piètre mémoire, se dit ensuite Marion in petto et non sans dépit, contente tout de même de sa pointe ironique à l’instant de se rappeler cette fin de nuit, ou plus exactement ce timide commencement de petit jour quand, à son corps peu défendant, elle avait, jeune encore autant que Nemrod l’était, accueilli, dans sa modeste  chambre de doctorante, le poète exacerbé de Je m’écorche où je m’attache qui s’était effondré d’une masse, sur son divan, sans lui accorder un regard ni le moindre bécot.

     
    (Extrait d'un roman en chantier)    


    Peinture: Botero
  • Le médium

    killingcardcover.jpg

    Comment le Mal explose dans les aquarelles de Christopher.

    On a constaté qu’il y avait du médium en Christopher, dont les paroles jaillissaient soudain en précipité au gré de quelle chimie stupéfiante, en litanies rappelant d’immémoriales psalmodies et autres complaintes, mais alors saturées de faits et chiffres incandescents en instance de déflagration ; et de même ses aquarelles, jusqu’aux plus sereines d’apparence, se trouvaient-elles en butte, de loin en loin, à d’imprévisibles et silencieuses explosions. 

     

    Le Mal était en lui, se dit à l’instant Jonas, mais ce n’était pas que son mal à lui. Le cœur de Christopher exploserait bel et bien à la fin,mais ce qu’il proférait, comme malgré lui, ou ce qui fracassait tout à coup ses féeries polychromes, relevait à l’évidence du Mal à l’œuvre de tout temps et partout.

     

    henry-darger-4.jpgOn voit des enfants bleus dans une lande vert pâle à plusieurs étages, on les sent en paix dans le tendre dégradé d’autres bleus des bleuets et des ancolies, mais la rivière est de sang et l’on devine le mufle d’un bombardier dans la nuée d’un sinistre jaune.  

     

    On voit un sous-bois radieux de clairières et des enfants qui se cachent derrières les troncs blancs évoquant des mosquées, on les sent tout lutins et joyeux, mais ce bonheur est infecté, les troncs dissimulent des escadrons, et Jonas se rappelle alors la sombre mélopée survenue aux lèvres de Christopher, tel jour aux alentours des anciens pavillons du Wienerwald que Rachel leur avait évoqués: « Nous portons les noms oubliés des enfants du Steinhof. Nous étions quatre mille huit cents dans les lits médicalisés du Steinhof. Nous avons été déclarés indignes de vivre et retirés des pavillons du Steinhof. Auparavant nous avions été déclarés utiles à la Science officiellement honorée au Steinhof. Nous faisons partie des huit cents enfant shandicapés qui ont donné leur vie à la la Science au Steinhof. Nous aurons été sept mille cinq cents à mourir au Steinhof. Nous faisons partie des trois mille deux cents pensionnaires du Steinhof déplacés au château de Hartheim pour être traités en conséquence faute de pouvoir l’être au Steinhof ».

     

    Jonas se rappelle, comme d’hier, le bruissement des ailes des milliers de freux venant dormir comme chaque soir dans les arbres du Steinhof, que Christopher et lui avaient fini d’écouter les yeux fermés.

     

    Note relative aux aptitudes divinatoires de feu Christopher :  Treize ans après l’explosion du cœur de Christopher, Jonas ne s’explique pas, plus qu’alors,  d’où son ami tenait les chiffres qu’ilalignait, ni comment il se fait que certaines de ses aquarelles préfigurent maints événements récents, tels les massacres du désert de Sonora ou les décapitations fanatiques au milieu des jardins d’Arabie. Jamais en tout cas, durant toute la période de leur vie commune, Jonas n’aura vu son protégé ouvrir un journal ni lire aucun livre ou prêter la moindre attention à la télé. Quant au Romancier, soupçonné par d’aucuns - dont la courriériste littéraire du Quotidien, dite La Berlue -, de donner dans les voies fumeuses de la parapsychologie ou de la mystique bon marché, il se sera contenté de renvoyer dos à dos les sceptiques ricanants et les naïfs en invoquant les lois non écrites et les droits imprescriptibles de la fiction. Comme le constateront en outre la lectrice et lecteur dans le chapitre suivant, consacré partiellement à la réception de L’Ouvroir , chef-d’œuvre pré-posthume de Nemrod, cette entorse à la vraisemblance fera figure, à titre rétroactif, de conjecture tout à fait recevable.

     

    (Extrait d'un roman en chantier)

     

    Image: Eugene Darger.

  • Ceux qui défient l'Adversaire

    11036722_10207416068226756_4789195284256362747_n.jpg

    Celui qui attaque toujours avec suavité / Celle qui s’intéresse sincèrement à l’infortune des autres / Ceux qui consomment de la mauvaise nouvelle / Celui qui savoure déjà les effets de sa dénonciation à qui-vous-savez /Celle qui était là quand l’arrestation du mauvais payeur basané a enfin eu lieu / Ceux qui demandent au soi-disant artiste comment il a fait pour qu’on parle de lui dans le journal / Celui qui fait son beurre avec du lait en poudre à diluer dans l’eau polluée de ces régions vraiment pas gâtées mais qu’est-ce qu’il y peut dans son bureau de Vevey ? / Celle qui ne pense jamais à mal (dit elle) tout en insistant / Ceux qui ont mal au succès des autres / Celui qui insinue par sous-entendus à lire au second degré / Celle qui envie Serena Williams pour son bronzage intégral / Ceux qui jettent l’eau du bain en se gardant le bébé comme en-cas / Celui qui te taxe de suppôt du démon lorsque tu assimiles ses simagrées de frère-la-vertu aux minauderies de la molle secte des tièdes que le Seigneur dit cracher comme c’est écrit - t’as qu’à lire triton de bénitier / Celle qui te reproche d’exagérer (quand même, quand même) quand tu pointes le diable dans le bénitier de la télé pute / Ceux qui taxent de puritanisme celles qui vomissent le putanisme ambiant / Celui qui est devenu Sex & Sun après avoir été Moon / Ceux qui reconnaissent l’Ennemi à son ricanement / Celui qui ricane dès qu’il entrevoit l’ombre d’une pensée généreuse ou d’un geste désintéressé cachant vous-savez-quoi / Celle qui ricane lorsque sa mère aveugle lui demande de laisser la télé pour le son / Ceux qui vous disent que les sites de cul sur Internet sont l’expression du Malin  - et c’est qu’ils ont l’air d’être très, très documentés/ Celui qui oppose la sérénité de la campanule à Satanas qui va fissa rétro la queue basse / Celle qui se réjouit d’apprendre qu’il y a de la glace en enfer vu qu’au Lavandou ces jours ça canicule grave / Ceux qui ont une pêche d’enfer en matière de péché et ça tombe bien vu que le Seigneur les préfère aux culs-bénits à ce qu’on dit / Celui qui détecte le démon mesquin à cent verstes / Celle qui est si maligne que le Malin se la coince / Ceux qui ont le diable au corps mais à vingt ans (et même bien avant ) c’est ça qu’est bon et même après,etc.

  • Ceux qui mettent tout à plat

    Panopticon4444.jpg

    Celui qui t’explique que la solution de la question est dans la question point barre / Celle qui affirme qu’au niveau du concret tout indique qu’une incinération fait gagner du temps et de l’argent terminé bâton / Ceux qui coupant les cheveux en quatre finissent par se les arracher / Celui qui harnache la réticence et lui plante aux flancs ses étriers argumentaux scientifiquement prouvés / Celle qui n’y va pas par quatre chemins creux telle Tell le héros qu’a fichu sa flèche en pleine pomme du bailli torve / Ceux qui répètent à la commission de surveillance que celui qui a vu voira / Celui qui couche son idée sur le papier qui le réveille la nuit pour lui faire des petits / Celle qui règle la question par la réponse à tout genre Bricoville / Ceux qui choisissent le cercueil à fond plat avec vue sur les allées bien habitées / Celle qui se fait toute petite dans le caveau de famille où ça sent le vieux comme à l’époque / Ceux qui enterrent la star avec ses perruques selon ses volontés de chauve tardive / Celui qui dit après moi le déluge en constatant que les tornades sur Phûket confirment ses prédictions d’opiomane lucide / Celle qui répète en langue inca classique : « Quand volcan fâché volcan cracher sur lama »/ Ceux qui ont travaillé la question tout l’été pendant que la cigale faisait du karaoké mais qui c’est-y qui va déchanter quand elle voudra se réfugier dans le bunker de la fourmilière eh eh / Celui qui prétend que la clim profite aux femmes alors que sa sœur prétend le contraire comme quoi ça discute dans la famille / Celle qui reproche à Jean-Pa d’émettre trop de gaz carbonique quand il la prend à froid / Ceux qui reprochent au railleur de dérailler alors que la fonte des glaciers concerne nos enfants et les enfants de nos enfants et les enfants des familles recomposées si ça se trouve qu’ils survivent avec tous ces avocats buveurs d’eau / Celui qui regrette de ne plus pouvoir laver des ces aquarelles à la Turnerdont les glaciers se vendent encore au Japon / Celle qui estime que sans les Maldives l’océan fera « plus propre » / Ceux qui récusent le droit d’ingérence des ouragans dont les prénoms féminins ne trompent personne / Celui qui propose de mettre la canicule en équations et de convoquer ensuite un congrès d’algébristes fiables / Celle qui ramène la question en termes de genre et propose qu’on discute du féminin de LA crise qui ne procède objectivement (selon son analyse) que de LE dérèglement climatérique / Ceux qui remettent le grabataire à plat vu que ce qu’il dit ne tient pas debout / Celle qui ingambe s’agenouille en pensée devant le Seigneur  dont la posture en croix la fait souffrir de même / Ceux qui font un plat froid de l’Avenir tant il est vrai que la Nature se vengera comme l’a dit le poète : « Ô Nature berce-les chaudement »…      

    Image: Philip Seelen

  • Un poème de cinéma

    topelement.jpg

    Left Foot Right Foot, premier long métrage du cinéaste lausannois Germinal Roaux, qui a remporté le Bayard d'Or de la Meilleure première oeuvre au Festival du film francophone de Namur, a également décroché deux Quartz et un prix de l'Académie à l'enseigne du Prix du cinéma suisse. 

    En point de mire: Dimitri Stapfer, meilleur second rôle de l'année, Denis Jutzeler, chef de la photo graphie et Françoise Nicolet, costumière. Germinal Roaux fête, ce 8 août 2015, ses 40 balais. Bon vol aux sorcières !

     

    3368636374.jpgL'émotion est très vive à la fin de la projection du premier long métrage de Germinal Roaux, qui nous laisse le coeur étreint comme par un étau, au bord des larmes. Rien pourtant de sentimentalement complaisant dans cette fin dure et douce à la fois, ouverte et cependant plombée par l'incertitude.

    Cette incertitude est d'ailleurs la composante majeure de Left Foot Right Foot, admirable poème du vacillement d'un âge à l'autre: de l'adolescence prolongée à ce qu'on dit la vie adulte.

     

    La fin déchirante, à la fois cruelle et tendre, du film de Germinal Roaux, rappelle la dernière séquence, pas moins poignante, de L'Enfant des frères Dardenne; et la comparaison pourrait s'étendre aux jeunes protagonistes des deux films, également démunis devant la réalité et presque "sans langage". Mais l'écriture personnelle de Germinal Roaux est tout autre que celle des frères: sa pureté radicale, accentuée par le choix du noir et blanc, évoque plutôt celle des premiers films de Pasolini (tel Ragazzi di vita) ou d'un Philippe Garrel (dans Les amants réguliers), notamment.

     

    2362796499.jpgPour le regard sur l'adolescence, d'une tendresse sans trémolo, Germinal Roaux pourrait être situé dans la filiation de Larry Clark (pour Kids ou Wassup Rockers,plus que pour Ken Park), sans que cette référence soit jamais explicite. De fait, et comme il en va, dans une tout autre tonalité plastique, d'un autre Lausannois pur et libre en le personne de Basil Da Cunha, Germinal Roaux n'a rien de l'épigone ou du grappilleur de citations. Son style, depuis son premier court métrage, reste le même tout en ne cessant de s'étoffer.

     Le canevas de Left Foot Right Foot est tout simple. Marie et Vincent, autour des dix-huit ans, vivent ensemble sans entourage familial rassurant ni formation sûre. Leur milieu est celui de la jeunesse urbaine actuelle, entre emplois précaires et soirées rythmées par le rock.

    Fuyant un premier job débile, Marie en accepte un autre plus flatteur et plus glauque d'hôtesse dans une boîte, qui l'amène bientôt au bord de la prostitution. Cela d'abord à l'insu de Vincent, trafiquant un peu dans son coin avant de se faire virer de la boîte de conditionnement alimentaire où il a eu l'imprudence un jour de se pointer avec son frère handicapé aux conduites imprévisibles.

     

    1251596295.jpgCe frère, au prénom de Mika, surgi comme un ange dans les premiers plans du film, sur fond de ciel aux tournoyantes évolutions d'étourneaux - ce Mika donc est le pivot du film, révélateur hypersensible, affectif à l'extrême, désignant sans le vouloir tout faux-semblant.  Après l'expérience vécue avec Thomas, le jeune trisomique auquel il a consacré son premier film documentaire (Des tas de choses, datant de 2005), Germinal Roaux intègre ce personnage bouleversant, que son autisme fait sans cesse osciller entre la présence attentive et la fuite affolée, le ravissement et la panique. À relever alors, tout particulièrement, le formidable travail accompli par le jeune Dimitri Stapfer dans ce rôle à haut risque !

    Il y aurait beaucoup à dire de ce film d'extrême porosité sensible, qui dit par les images et les visages beaucoup plus que par les mots. D'une totale justesse quant à l'observation sociale et psychologique d'une réalité et d'un milieu souvent réduits à des clichés édulcorés par le "djeunisme", Left Foot Right Foot se dégage de ceux-ci par les nuances et détails d'une interprétation de premier ordre. Marie (Agathe Schlenker) est ainsi crédible de part en part dans son rôle de fille mal aimée (la mère n'apparaît que pour la jeter de chez elle), à la fois bien disposée et un peu gourde, attirée par ce qui brille mais hésitant à céder au viveur cynique impatient de la pervertir. Quant à Nahuel Perez Biscayart, jeune comédien déjà chevronné et internationalement reconnu, il se coule magnifiquement dans le rôle de Vincent, sans jamais surjouer, avec une intelligence expressive et une délicatesse sans faille.

     

    À relever aussi, sous l'aspect éthique du film, sa façon de déjouer toute démagogie et toute exaltation factice de la culture "djeune" dont il est pourtant tissé. Tels sont les faits, semble nous dire Germinal Roaux, telle est la vie de ces personnages dansant parfois sur la corde raide (ou nageant dans la piscine où les deux frères évoluent ensemble sous l'eau, comme dans la scène mémorable des Coeurs verts d'Edouard Luntz) et se cherchant une voie, parfois avec l'aide d'un ami ou d'un aîné - le geste de l'ingénieur donnant sa chance à Vincent qu'il emmène en montagne...

    Formellement enfin, je l'ai dit, Left Foot Right Foot est un poème. Sans aucun lyrisme voyant, mais porté par le chant des images et la mélodie des plans. Il en découle une sorte de catharsis propre au grand art, sur le chemin duquel Germinal Roaux est très sérieusement engagé. Bref, on sort de ce film comme purifié, la reconnaissance au coeur.              

     

  • Le messager

    andrea del sarto (2).png

    Christopher était attentif à la multitude.  

    Le bruit le plus infernal ne dérangeait pas plus Christopher que le silence obtus de certains couloirs administratifs ou bancaires, tant l’immunité lui était naturelle, comme à la fourmi conséquente la capacité de s’abstraire momentanément du Système collectiviste si, pour telle ou telle raison, s’imposait à elle la nécessité de se défendre en tant qu’individu responsable.

     

    Jonas avait transmis à Christopher tout ce qu’il savait des hyménoptèreset des laboratoires pharmaceutiques dirigés par les moines taoïstes à l’époque de l’empereur Qin, lequel avait exigé comme on sait, de ceux-là, l’élaboration d’un élixir d’immortalité fiable, sous peine de mort.   

     

    De son poste d’observation de Brooklyn Heights, autant que sur les Zattere de Venise où Lady Light s’exerçait tôt matin au taï-tchi, au pied des maisons de Naples fleurant le savon cuit des lessives ou le long des quais du Prinsergracht dont nul n’a jamais su dire s’ils montent ou descendent, Christopher, avec ou sans Jonas, proche ou séparé de Lady Light, restait conscient de ce qui, par séparation d’angle, distingue l’Un du Multiple, le chien Chaïm d’Olga ou le bondissant Youpi de Rachel - tous deux tellement vivants et personnels -, de la foule en meute des clebs sans nom qu’on massacre par décret policier, tel jeune soldat unique au monde dont la femme espérait le retour, des milliers de fusiliers ou de fusillés commis à la surveillance passée ou future du Tyran, ou ses victimes.  

      

    Christopher ne se prononça jamais en matière d’organisation sociale ou politique, mais sa lucidité de malade restait d’une acuité extrême, au moins égale à celle de Jonas et plus douloureuse aussi, sans qu’un mot jamais n’en fût dit, tant le sentiment de l’inéluctable et la certitude intime de ce qui l’attendait le prenaient à la gorge quand il oubliait de s’oublier. 

     

    Et dire que ça va m’arriver. Et dire que c’est moi que ça vise. Et dire que c’est moi qui ne sera plus moi. Et dire, Jonas, que je ne serai plus là pour me pleurer avec toi.

     

    Ces deux-là eussent-ils été capables, pour autant, d’infléchir en quoi que ce soit les tendances mortifères de la foultitude ? Hélas on est prié de déchanter, sauf à considérer que c’est ailleurs que CELA se passe. 

     

    Le sable est sans parti, avait écrit le Tout Vieux Monod dans ses carnets, et Sam l’avait recopié à son usage, sur quoi Jonas l’avait transmis à son tour à Christopher qui l’avait répété à Lady Light. 

     

    Une ermite proche de Lady Light, précisément, au nom de Theresa Mancuso, avait noté sur un feuillet : « Ce dont nous avons désespérément besoin, c’est d’affronter la réalité telle qu’elle est ».  

     

    C’est pourquoi Christopher, aussi n’en finissait pas de chercher de nouvelles chansons et de laver d’autres aquarelles.

     

    Jamais la réalité telle qu’elle est ne sera réductible à quelque statistique que ce soit, mais Christopher en aura joué comme de comptines ou de mantras, sans penser à bien ni à mal, comme lorsque Léa, à l’harmonium de la chapelle d’Anniviers, changeait de registre en lui souriant avec sa malice particulière de confidente d’éventuelles créatures ailées jamais fatiguées de son jeu de soufflets. 

     

    Reste à savoir de quoi Christopher aura réellement été le messager ? 

     

    Jonas en témoignera : cela fait partie du job que lui a confié le Romancier.

     

    (Extrait d'un roman en chantier)

     

    Peinture: Andrea del Sarto

  • Chemin faisant (24)

    Privat1.jpeg

    Paradiso. – En langue italienne Paradis se dit Paradiso. En langue italienne le nom du Tessin se dit Ticino. Le nom de Paradis et le nom du Tessin ne riment plus dans la langue  de Berlusconi, où le nom du Dio Denaro rime en revanche avec le mot ladro, désignant le voleur dans la langue de Rousseau.

    Notre paradis de limpidité a été sali dès l’apparition du mot PRIVAT aux rives du lac paradisiaque. Nos élans de petits baigneurs ont été stoppés par ce mot hideux : PRIVAT, qui ne rime pas mieux avec Ticino qu’avec Paradiso.

    Vergogna.jpgDio Denaro. – L’invasion massive a commencé par là. L’invasion massive dont on brandit aujourd’hui la menace en visant le seul straniero, l’étranger, qui ne rime pas toujours avec denaro, l’argent, l’invasion massive n’est pas celle du povero, le pauvre, qui ne rime jamais avec denaro, l’invasion massive est celle-là seule du Dio Denaro, ce dieu de l’argent des nantis se claquemurant derrière le mot hideux de PRIVAT, qui se dit PRIVATO dans la langue de ce stronzo, ce con de Berlusconi. L’invasion massive est celle du PRIVAT qui est plus qu’une légitime limite de vie privée : un mur, et plus qu’un mur : le bunker où se planque le Dio Denaro…

    Putti et putani. – Le nom de Tessin rime désormais avec celui de putain, mais nous sommes tous devenus des putains. Le nom des Ticinesi, les Tessinois qui furent jadis de bravi soldati, selon la chanson, rime avec celui des putti qui sont de petit baigneurs peints dans le lac bleu des cieux voûtés des églises du Tessin, dont le nom rime avec celui de tous les saints…

    Image : l’affiche hideuse du parti populiste UDC.

     

  • Ceux qui n'ont pas que ça à faire

    IMG_0037.JPG

    Celui qui est overbooké de naissance / Celle qui ne te l’envoie pas dire ou ça se saurait au niveau timing/ Ceux qui maximisent leurs absences / Celui qui gère son burn out à la hausse / Celle qui délègue avant licenciement / Ceux qui se réseautent entre battants / Celui qui pare au plus stressé / Celle qui jette un froid sur la Hotline / Ceux qui sefont de la thune rien qu'à  y penser / Celui qui verrouille ses fenêtres de tir / Celle qui se démarque du manager viré / Ceux qui ont le marketing infus / Celui qui planifie sa retraite vingt ans à l’avance / Celle qui intègre le facteur plus du matériel humain / Ceux qui sont pressés d’en finir toutes affaires cessantes pour initier le tournant / Celui qui te traite de crise climatique au motif que tu les lui chauffes / Celle qui dit à son père pollueur que le système économique dominant et la planète sont en guerre et qui s’entend dire mais oui Naomi / Ceux qui se sont remplis les poches avec les retombées de l’ouragan / Celui qui se fait mal voir de sa belle-mère en pointant le fondamentalisme marchand de son beau-père dont il profite en tant que beau-fils / Celle qui prône le minimum pour tous au club de canasta où ses partenaires du mardi lui donnent raison / Ceux qui constatent que les orignaux du nord de l’Alberta sont en train de disparaître / Celui que déprime  la seule idée que les étoiles de mer soient menacées autant que les chauve-souris du Queensland / Celle qui se retient de pleurer sur la crise climatique vu qu’il faut que chacun économise sur l’eau / Ceux qui citent l’huile de coude au nombre des énergies renouvelables / Celui qui est chargé d’établir le rapport du Congrès où il doit certifier que le Congrès a eu lieu et qu’il y était / Celle qui de sommet en sommet a vu pas mal de palaces internationaux branchés bio / Ceux qui en tant qu’environnementalistes ont fait le tour des environs du Problème / Celui que la fonte des glaciers inquiète moins que le développement des moraines constructibles à court terme / Celle qui constate que le climat des relations entre les évêques psychorigdes et les jolis Brésiliens ne se réchauffe guère / Ceux qui n’y penseront même pas quand ce sera trop tard vu qu’ils n’y seront plus, etc.  

     

    (Cette liste a été établie en marge de la lecture de Tout peut changer, de Naomi Klein)

  • Chemin faisant (23)

    Scajano1.JPG

    Nocturnes. - Le banc à la fontaine du bout du village a été repeint, mais une couche de rouge ne suffit pas à effacer notre souvenir des baisers volés aux soirs de l’adolescence, à présent  il fait encore jour, un garçon fou de rap y gravera peut-être demain, au couteau à cran d’arrêt, Ti amo Luisa, mais dès la nuit revenue reprendront les chers murmures de l’adolescence, au paradis des premières sensualités, dans le vol effaré des noctuelles et des chauves-souris…

     

    Le Marseillais. – Il nous était permis, enfants, de tapoter les trois ventres du Marseillais se vantant de tout à nos veillées de la fontaine, mais de ses trois boules il se gardait de nous parler, enfants, alors que notre grand frère en partageait le secret tout en nous enjoignant de tapoter le bedon, faute de bossu sous la main pour nous porter chance – et sur les trois boules notre père concluait : bidon de Marseillais !

     

    Fumetti2.jpegRomances. – Les filles de l’été se repaissaient de feuilletons à l’eau de rose et les garçons  de fumetti, aux filles de l’été nos mères et nos tantes refilaient les derniers numéros de Nous Deux, et toutes cet été-là craquèrent pour les yeux bleus de Jean Sorel en beau meccano  qui en pinçait pour la fille d’un richeto, et l’histoire intitulée L’été fatal finissait par le crash en auto des deux amants après une première et dernière nuit qui faisait rêver les fanciulle de tous les âges - se non è vero è ben trovato...

    Photo JLK : le banc à la fontaine de Scajano, lieu de nos veillées d'enfance et d'adolescemce, 50 ans après...

  • Lecture panoptique (3)

     

    11800440_10207350722753160_1325152113342481931_n.jpg

    À propos des Dernières feuilles de Vassily Rozanov, de Philippe Jaccottet dans Une transaction secrète et d'Annie Dillard en son inépuisable Au présent. Autre révélation du recueil Halte sur le parcours, rassemblant les  poèmes de Samuel Brussell, à découvrir absolument...

    À La Désirade, ce dimanche 2 août. – En reprenant ce matin (il est 5 heures, ma bonne amie dort) la lecture des Dernières feuilles de Vassily Rozanov, je tombe sur cette page du 11 mars 1916 dont je pourrais contresigner chaque mot, ou peu s’en faut, un siècle plus tard : 

    « La métaphysique vit non parce que les  hommes « ont envie » mais parce que l’âme elle-même est métaphysique.

     

    Vasily_Rozanov.jpgLa métaphysique est soif.

     

    En vérité elle ne tarira pas.

     

    C’est la faim de l’âme. Si l’homme savait tout « jusqu’au bout », il s’approcherait du mur (de sa compétence) et dirait :« Là il y a quelque chose » (derrière le mur).

     

    Si devant lui tout s’éclairait, il s’assiérait et dirait : « je vais attendre ».

     

    L’homme est infini. Son essence même est l’infinitude. Et la métaphysique sert à exprimer cette infinitude.

     

    « Tout est clair ». Il va dire alors : « Eh bien, je veux de l’obscur »

     

    Au contraire tout est sombre. Il va hurler : « J’ai soif de lumière. »

     

    L’homme a soif « d’autre chose ». Inconsciemment. Et c’est de là qu’est née la métaphysique.

     

    « Je veux jeter un coup d’oeil de l’autre côté. »

     

    « Je veux aller jusqu’au bout. »

     

    « Je mourrai. Mais je veux savoir ce qu’il y aura après la mort. »

     

    « Interdit de savoir ? Alors je vais m’efforcer de voir en rêve, d’imaginer, de deviner, d’écrire là-dessus un poème. »

     

    Oui. Des vers. Eux aussi sont métaphysiques. Les vers, le don de la poésie, ont la même origine que la métaphysique.

     

    L’homme parle. Il semblerait que c’est assez. « Dis tout ce que tu as à dire . »

     

    Soudain il se met à chanter. C’est la métaphysique, l’esprit métaphysique. »

     

    Unknown-2.jpegJe me demande souvent pourquoi, depuis 40 ans, je n’ai cessé de revenir à Rozanov, que Dimitri et Czapski m’ont fait découvrir au tournant de mes vingt-cinq ans. « Voilà, ce livre a été écrit pour vous », m’avait dit un soir Dimitri en me faisant cadeau de l’édition Gallimard de La Face sombre du Christ, assortie d’une longue préface de Josef Czapski. Or, cette page que je viens de lire en est la réponse : à cause de cette âme, à cause de la musique de cette âme, à cause de ce que filtre cette musique, en moi, de l’âme du monde.

     

    Dillard.jpgRozanov n’a jamais écrit de poème, mais la poésie qui émane de ses pages est incomparable, que je retrouve chez Annie Dillard, pas plus poète que le penseur russe. Mais je reprends presque tous les jours Au présent et je retrouve ce même flux de l’âme d’une personne qui participe de l’âme du monde le plus physique qui soit en apparence, dont Teilhard voyait l’incandescence.  

    Je lisais l’autre jour Une transaction secrète de Philippe Jaccottet, rassemblant les écrits de celui-ci sur les poètes, et là aussi j’ai été saisi par la poésie profonde, vivante, précise, minutieuse, aimante, de ces multiples approches, plus pénétrantes les unes que les autres, qu’il s’agisse des formes sublimées de Maurice Scève ou de la seconde naissance vécue par Hölderlin, de sa rencontre d’Ungaretti ou du retour à la lumière de Rilke, entre tant d’autres modulations de l’expérience poétique ou « métaphysique », jusque chez de supposés matérialistes purs à la Francis Ponge. 

     

    Jaccottet18.jpgIl n’y a pas de grande critique, me semble-t-il, sans poésie. Rozanov cesse d’être poète quand il ferraille dans les domaines politique ou théologique, mais son âme est ailleurs. Dès qu’il donne dans l’idéologie, il s’empêtre, comme Dimitri s’y empêtrait, alors que Czapski y échappait. 

    Annie Dillard, comme Simone Weil, est une grande voyageuse à tous les sens du terme, mais qu’elle parle sciences naturelles ou tradition hassidique, formation des déserts ou scandale des malformations de naissance, par exemple chez les nains à tête d’oiseau, toujours elle retrouve cette intonation que Rozanov dit métaphysique, où la tendresse le dispute au refus de s’abaisser ou de résoudre les contradictions par la prétendue Raison.

    La platitude de la critique universitaire actuelle, ou l’insane piapia à quoi se réduit de plus en plus le zapping culturel des médias, se reconnaissent à cela : plus trace de poésie, plus d’attention réelle, plus de chaleur, plus d’abandon généreux, plus rien que de l’habileté mécanique et répétitive, plus rien que de l’idéologie maquillée en prétendue science, plus rien que des mots d’ordre de pions policiers ou des formules publicitaires à la retape du tout est fun

    Une page de Philippe Jaccottet, une page d’Annie Dillard, une page de Vassily Rozanov et tout devient plus clair - sans renier l’obscur, tout devient plus réel et lumineux. 

    °°° 

    Et ce soir, descendant en voiture sur Les Avants, avec les chiens, direction le Sapin Président se dressant sur l’autre versant du val suspendu, j’entends, à la radio romande, le correspondant à Jérusalem Charles Enderlin, au seuil de la retraite, parler du présent et de l’avenir probable d’Israël, avec une lucidité pessimiste qui semble exclure l’espérance de deux Etats et présager la probabilité d’un seul pays dans lequel les Palestiniens seront de plus en plus nombreux et voteront tandis que les jeunes Israéliens feront de moins en moins d’armée sous des prétextes de plus en plus religieux, avec une bombe atomique à la cave et la bénédiction des States à la rabbinocratie – enfin cela c’est moi qui l’ajoute...

    Mais j’en reviens à la poésie, à savoir la vraie réalité. Non la poësie éthérée plus ou moins spiritualisante qui a, leplus souvent, détourné la littérature romande de la réalité  réelle, mais à la musique pensante qui traduitle plus-que-réel de notre présence au monde. 

    Unknown-7.jpegRozanov est le grand poète de l’intimité, taxé de pornographie parce qu’il parle du sexe comme personne, d’antisémitims parcequ’il aime le judaïsme comme aucun chrétien, ou d’anti-christianisme pour safaçon d’accuser le Christ d’avoir stérilisé le monde. Rozanov mélange tout enécrivant n’importe où pour s’exprimer plus immédiatement (il écrit parfois surla semelle de ses souliers, au bord de la rue des prostituées), comme AnnieDillard mélange tout, réfléchissant à la nature du Mal en visitant les lieuxsaints de Jérusalem ou s’interrogeant sur l’innocence d’un Dieu qu’on dit compatissant et qui semble plutôtimpuissant à outrance, faible et peut-être divin à proportion de cettefaiblesse. Quant à Philippe Jaccottet, il mélange tout à sa façon plus épurée, lumières de Grignan et baroquisme de Gongora, Thomas Mann en traduction dont les propos sur Nietzsche n'en finissent pas de m'éclairer, le silence Morandi et Mandelstam en résonance... 

    SB-©-M.-Aznavour-200x300.jpgEnfin, de retour à La Désirade et retrouvant ma bonne amie et mes livres, j’ouvre le recueil de poèmes intitulé Halte sur le parcours, après avoir découvert en Samuel Brussell un poète qu’on peut dire aussi « métaphysique » dans ses épiphanies voyageuses, comme un Joseph Brodsky ou un Adam Zagajewski, et dont je recopie ce morceau daté de mars1980, à New York, sous le titre d' À un poète de langue russe.

     

    « Comme la mouche sous le verre, le souvenir

    est prisonnier, l’instant est retenu dans sa 

    valve, immobile. Une rencontre. La neige

    amassée en lourdes plaques sur les briques.

    La flèche de l’île perce les eaux du fleuve.

    J’en ignorais le lieu, vaste cité, l’époque,

    la marque d’une décennie. Baie éclatée, 

    intérieur contenu d’une salle de café.

    Dialogue sur le fil d’une langue commune.

    Villes et fleuves lointains s’ntrelacent. Sonœuvre

    appartient à l’écriture cyrillique,

    sa foi a revêtu les soies des Evangiles.

    D’exil, sa mémoire amplifie les espaces

    vécus, sa propre voix s’insuffle un sonnouveau,

    elle se libère de son parcours, champs demiroirs,

    fouettée, recréée de son propre sujet. »

     

    La découverte d’un poète, chez l’éditeur du Feu noir  de Rozanov (SamuelBrussell est le fondateur des éditions Anatolia), et proche qui plus est de Brodsky que je lisais en novembre dernier sur les Zattere de Venise,  et d’Adam Zagajewski, qui écrit de la poésie comme je l’aimerais et pas autrement – tout cela devrait non seulement m’enchanter mais me surprendre, et puis non, et puis oui puisque tout me surprend et m’enchante dans la présence irradiée de ce dimanche.

    Vassily Rozanov. Dernières feuilles. Editions des Syrtes, préface de Jacques Michaut- Paterno.

    Philippe Jaccottet. Une transaction secrète, Lectures de poésie. Gallimard.

    Annie Dillard. Au présent. Christian Bourgois.

    Samuel Brussell. Halte sur le parcours. La Baconnière, août 2015.

  • Cantique suisse

    Suisse7.jpg

    Contre les détracteurs de la Suisse et contre les chauvins à la gomme. Où il est permis de donner à manger au drapeau vu que c'est le 1er août.

     

    (Dialogue schizo)

    Moi l’autre
    : - Je t’ai vu bien colère, tout à l’heure…
    Moi l’un : - Je l’étais furieusement !
    Moi l’autre : - C’est ce journal gratuit, qui mérite plus que jamais ce titre, qui t’a mis dans cet état ? Cette double page déclinant les 20 raisons d’être fier de la Suisse ? Cet étalage de vacuité et de conformisme ?
    Moi l’un : - C’est cela même, compère. Je sais que j’ai tort. Je sais que c’est faire trop de cas de rien, mais c’est plus fort que moi : la bêtise me tue.
    Moi l’autre : - À vrai dire je te comprends. Et d’abord cette fierté…
    Moi l’un : - Tu te rends compte : nous devrions être fiers de notre Heidi, fiers de notre fromage rassembleur, fiers de notre eau si pure et fiers de notre Roger Federer ! Tous ces possessifs m’atterrent. Et ces poncifs ! C’est en somme du Moix à l’envers, mais ça reste aussi réducteur et débile. Le bas bout du chauvinisme.
    Moi l’autre : - Cette idée du « fromage rassembleur » est pire, en fait, que les pires accusations d’Yann Moix. Un véritable autogoal ! Levez-vous mes frères : entonnons l’Hymne à la Gomme ! Mais pourquoi ne pas en rire, compère ?
    Moi l’un : - Parce que cette notion de fierté me semble absolument imbécile et que l’imbécillité ne m’amuse pas.
    Moi l’autre : - C’est vrai qu’on se demande en quoi nous sommes pour quoi que ce soit dans la pureté de « notre » eau ou dans le talent de « notre » Federer.
    Moi l’un : - En fait, dès que la prose de Moix s’est répandue dans les médias, les cris d’orfraie des « bons Suisses » et les appels à l’interdiction de La meute, son livre à paraître, m’ont paru du même tonneau de bêtise…
    Moi l’autre : - Donc tu n’es pas fier d’être Suisse ?
    Moi l’un : - Pas plus que je n’en suis honteux. D’abord parce que je n’y suis pour rien, ensuite parce que je trouve appauvrissant de réduire telle ou telle réalité, infiniment intéressante, mythes compris, à des clichés vidés de toute substance au seul bénéfice de fantasmes vaniteux.
    Moi l’autre : - Quand tu parles de mythe, tu parles de Guillaume Tell ?
    Moi l’un : - Entre autres. Et fabuleux, de quelque origine qu’il soit. Le plus comique, évidemment, serait d’être fier d’un héros importé de Scandinavie. Mais on peut se reconnaître dans la geste importée et réinterprétée, que Schiller l’Allemand célèbre et dont les multiples avatars ont fait florès du Vietnam en Amérique du Sud, comme l’a raconté notre ami Alfred Berchtold. Encore un livre à conseiller au pauvre Moix… également paru chez la mère Zoé.
    Moi l’autre : - À propos de celle-ci, dans la foulée, on pourrait aussi indiquer à Yann Moix la piste des Reportages en Suisse de Niklaus Meienberg. Dans le genre anti-mythes…
    Moi l’un : - Tout ça pour dire qu’on peut aimer la Suisse et ses habitants sans en être fier pour autant, et trouver sa réalité, son système politique, ses us et coutumes, sa conception du contrat, son expérience multiculturelle et plurilingue, ses artistes et ses écrivains, ses inventeurs et ses clowns, aussi intéressants que les particularités de toutes les régions d’Europe dont elle reste une espèce de laboratoire, sans en être…
    Moi l’autre : - Et Jean Ziegler là-dedans ?
    Moi l’un: - C’est devenu un ami quand j’ai découvert, dans son Bonheur d’être Suisse, combien son combat était lié à la révolte que lui inspirait une certaine Suisse assurément hypocrite, pillarde sous ses dehors vertueux. Il m’est arrivé de critiquer violemment ses positions, je me suis moqué publiquement de son rôle dans la défense du prix Khadafi des droits de l’homme, mais j’aime qu’il me dise que sa grand-mère démocrate était plus révolutionnaire que lui, et j’aime la Suisse qu’il aime, j’aime sa francophilie et ses paradoxes existentiels, entre candomblé et christianisme social, j’aime qu’il baisse le nez quand je lui reproche d’abuser du papier à lettres de l’ONU, comme le faisait avant moi son père colonel, j’aime cet emmerdeur qui a du Guillaume Tell et du Grock en lui, enfin j’aime le rire de paysan bernois de ce fou de Jean…
    Moi l’autre : - Ta passion va d’ailleurs naturellement vers les fous…
    Aloyse.JPGMoi l’un : - De fait, le genre nain de jardin, petite villa bien alignée et désormais pourvue d’un jacuzzi, m’a toujours fait fuir, comme Robert Walser ou Charles-Albert Cingria fuyaient les tea-rooms. Et les plus fous: Adolf Wölffli génie d'art brut, Louis Soutter génie d'art visionnaire, Aloyse et ses gueules d'anges, et Zouc et tant d'autres...
    Moi l’autre : - Mais qu’as-tu contre le wellness pour sembler si colère à la seule évocation du jacuzzi ?
    Moi l’un : - C’est que le jacuzzi est devenu l’emblème de la nouvelle culture, dont la vocation première est de diluer tous les clichés. Je laisse Yann Moix et ses contempteurs savourer cette sauce suave désormais conditionnée en pack mondial payable par paypal…

    Soutter160001.JPGTrois artistes suisses des plus alignés: Adolf Wölfli le schizo, Aloÿse la timbrée et Louis Soutter le siphonné. 

  • Gayoum ben Tell

    173625d550c895e4794aceb78a69b2f2.jpg
    Rafik Ben Salah revisite notre mythe national qu’il « berbérise », avec la bénédiction de l’historien Jean-François Bergier. À relire un 1er août...


    On le sait : Guillaume Tell a fait le tour du monde. Le plus célèbre et (parfois) le plus controversé des Suisses, quant à son origine et à sa réalité historique, incarne par excellence le héros de la liberté et le résistant face à la tyrannie. Or il n’a pas fait qu’inspirer les poètes et les peintres européens : il a franchi les mers et les frontières culturelles, essaimant de Turquie aux Philippines et du Paraguay au Japon. Un formidable aperçu de ses multiples réincarnations fut établi il y a quelques années dans Guillaume Tell, résistant et citoyen du monde, de l’historien Alfred Berchtold, que son pair Jean-François Bergier avait précédé en 1998 avec un ouvrage plus strictement cadré sur la figure historique.

    C’est à partir de celui-ci que le conteur tunisien (devenu Suisse) Rafik Ben Salah a tiré une « véritable histoire » toute neuve et non moins fantaisiste, mais nullement gratuite. L’origine de notre héros y est située en Berbérie (où pousse la figue et le bois d’arbalète), et c’est un irrépressible Appel qui le fait traverser la Blanchemédiane (Méditerrannée) et remonter l’Erroun (Rhône) à vigoureuses brasses (tel Gargantua) avant d’arriver, comme Zorro, dans les monts et les vaux encaissés de notre Histoire, au pays de Hury (Uri) où les Hab’Zabour (Habsbourg) rustauds et libidineux persécutent les honnêtes Helvètes. A préciser que c’est une Munia d’origine suisse, descendante de l’historien al-Tschudy, qui raconte l’histoire à ses amies arabes dans un sabir irrésistible mêlant dialectes alémaniques et maghrébins…
    « C’est mon ami l’éditeur Slobodan Despot qui m’a donné envie de parler de la Suisse d’une manière décalée», explique Rafik Ben Salah. Dans La mort du Sid, son précédent roman, le personnage de Moudonnia apparaissait déjà, incarnant une Maghrébine d’origine suisse, qui devient ici Munia. «Cette fois, ce sont les femmes qui tiennent le crachoir. Je le leur devais bien, car ce sont elles qui ont rempli mon enfance de leurs contes. Dans les histoires que j’ai entendues, le personnage de Samson se rapprochait un peu de Guillaume Tell par sa capacité de rébellion et sa force invincible. Par ailleurs, notre tradition populaire est attachée au personnage de Goha, qui tourne en dérision l’arrogance ou la bêtise des puissants.»
    Dans La véritable histoire de Gayoum ben Tell, la conteuse Munia qui choque un peu ses interlocutrices arabes par sa propre liberté de pensée et de moeurs, remarque que si Gayoum a quitté la Berbérie, c’est sûrement pour trouver une terre plus tolérante. La malice de l’auteur, qui apparaît lui-même sous le pseudonyme d’Ibn Sallaz, renvoie à son propre exil en Suisse: « De fait, j’ai quitté mon pays pour échapper au triple poids de la tradition, de la religion et de l’oppression politique».
    Lui fera-t-on le reproche, comme un de ses collègues profs, de nous « voler » notre héros national ? Tout au contraire : c’est par affection pour son pays d’adoption que Rafik Ben Salah a imaginé l’histoire de Gayoum, qui vise à illustrer aussi que l’aspiration à la liberté est commune au monde entier. Et la farce ravit les uns et les autres, qu’ils soient Helvètes ou Arabes. Se faisant plus sombre lorsqu’on évoque l’évolution de son pays, Rafik Ben Salah s’exclame : « Bien sûr. Il nous faudrait un Guillaume Tell, mais pour l’instant le régime s’entend à neutraliser en douceur toute opposition ! C’est pourquoi je m’efforce de sensibiliser mes collégiens à leur chance extraordinaire de vivre dans un pays qui a su acclimater les cultes et les cultures les plus divers, dont on ne connaît pas assez l’histoire… »


    7219af71a8e7249e224e7a4e5f6745e1.jpgRafik Ben Salah. La véritable histoire de Gayoum ben Tell. Xénia, 139p.