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  • Au meilleur des mondes

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    Pointes sèches et tailles douces de Julien Bouissoux. Une autre vie parfaite à lire absolument.

     

    Le Prix Nobel de littérature attribué à la nouvelliste canadienne anglaise Alice Munro, l’an dernier, témoigne de la vitalité persistante de  la short story dans les pays anglo-saxons, dont les maîtres (de Flannery O’Connor à Raymond Carver, entre beaucoup d’autres) n’ont guère d’équivalents en langue française en dépit des mérites d’un Daniel Boulanger, naguère, ou d’une Annie Saumont. Le genre passe pour« peu vendeur », ne trouvant plus guère de débouchés, en France pas plus qu'en francophonie,  dans les journaux et les revues.

    D’où la surprise très réjouissante que constitue la lecture du recueil paru récemment sous la plume de Julien Bouissoux, déjà connu pour plusieurs romans parus aux éditions du Rouergue et de L’Olivier , intitulé Une autre vie parfaite et rassemblant neuf nouvelles d’une douzaine de pages chacune.

                                                                                 

    Un univers doux-acide, une atmosphère commune en dépit d’une grande variété de situations, des thèmes en phase avec la vie actuelle, des personnages vivant dans la même incertitude existentielle et sociale, un humour aussi vif que discret , accordé à ce qu’on appelle l’understatement qui en dit beaucoup entreles lignes : telles sont les composantes de ces histoires qu’on pourrait situer dans la filiation de Michel Houellebecq (de vingt ans l’aîné deBouissoux), en plus doux et en plus court de souffle.

     

    Une autre vie parfaite évoque, avec l’ironie d’une antiphrase, neuf tranches de vie qu’on pourrait dire de la même catégorie sociale (classe moyenne entre beaufs et bobos), toutes marquée par une même fragilité sociale ou affective.

     

    Oscillant entre malaise existentiel et tentations de fuite (au propre ou au figuré des jeux virtuels), les personnages de Julien Bouissoux sont tous un peu déphasés, à commencer  par Janvier, rappelant un peu un Bartleby ou un « zéro » à la Robert Walser, véritablement « oublié » dans un recoin de son entreprise dont il continue de lire fidèlement le journal interne…

     

    Dans Lesparticules élémentaires, Michel Houellebecq daubait avec causticité sur les échangistes de Cap d’Agde, qu’il décrivait un peu comme un ethnologue approchant une tribu aux mœurs exotiques.  Or c’est avec plus de douceur (apparente) que Julien Bouissoux met en scène deux couples théoriquement « ouverts à un plan à quatre », qui se retrouvent dans une situation semblant vidée de toute énergie, comme si la transgression normalisée éteignait tout désir. Nul jugement moral au demeurant, mais une attention précise, presque amicale, un peu triste quand même.

     

    Dans Ma prunelle, autre modulation gentiment dérisoire d'une relation foireuse, une femme raconte la liaison la plus chaude de sa vie (d’une seule nuit et d’un petit matin), dans sa prime jeunesse de « fille moche » miraculeusement baisée (debout dans une cabane à outils)  par un camarade devenu célèbre par la suite. Là encore, beaucoup de sentiments et beaucoup d’observations se concentrent en peu de phrases, aussi brèves qu’efficaces. 

     

    Cet univers plus ou moins plombé, voire oppressant, pourrait sembler accablant et pourtant il n’en est rien. De fait,on ne cesse de sourire, fût-ce souvent d’un sourire « jaune », en lisant Une autre vie parfaite, dont on se réjouit de voir l’auteur déborder ces étroites largeurs, ici et là minimalistes, dans un prochain roman annoncé où il développera le personnage de Janvier.

     

    En attendant, il faut lire absolument ce recueil finement orchestré et vibrant des échos de notre drôle de monde.

     

    Julien Bouissoux. Une autre vie parfaite. L’Âge d’Homme, 109p.

  • Mémoire vive (17)

     

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    Pourquoi ces intellectuels et ces romanciers prônant le néant de toute chose, le malheur d’être né (Schopenhauer) ou le crime d’engendrer (Cioran), la haine tous azimuts (Jelinek), le rejet des enfants (Kundera) ou l’exaltation de l’abjection (Houellebecq) rencontrent-ils tant de succès ?

    C’est la question que pose, non sans intention polémique et raccourcis injustes, Professeurs de désespoir de Nancy Huston  qui n’est pas un hymne à l’optimisme béat pour autant Son propos n’est pas, en effet, d’édulcorer le tragique de la condition humaine, mais de lutter, au nom des nuances et de la complexité du réel, contre les généralisations qui tuent et contre l’absolutisme négatif de penseurs et d’écrivains exerçant aujourd’hui une indéniable fascination.

    Pour le comprendre, Nancy Huston remonte aux sources du nihilisme européen avant d’approcher treize destinées souvent marquées par une enfance massacrée. Tous les enfants maltraités ne deviennent pas pour autant Hitler (dans le crime de masse) ouThomas Bernhard (dans l’agressivité délirante), et certaines femmes martyres (une Flannery O’Connor) tireront un surcroît de vitalité créatrice de la même infortune qui en brisera d’autres (le suicide de Sarah Kane) ou les rejettera dans le narcissisme destructeur (Christine Angot).

    Thomas Bernhard, estimant qu’un Seigneur Dieu ne peut être que masculin, se moquait d’une certaine Déesse Suzy que ses menstrues et ses grossesses empêcheraient décidément d’adorer. Or cette Déesse Suzy, « merveilleusement érotique et maternelle » devient ici l’interlocutrice privilégiée de Nancy Huston, dont la malice  à gros sabots fera se récrier les chantres du nihilisme acclimaté…

     

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    Celui qui appelle ça une escapade / Celle qui appelle ça une échappée / Ceux qui se taisent dans le train de nuit, etc.

     

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    Paris, ce 30 septembre 2004. - Ma rencontre avec Nancy Huston s’est bien passée: nous nous sommes joliment entendus, je crois.Au début de la conversation, elle m’a raconté cette histoire, significative, d’une lectrice pro de Gallimard qui lui disait régulièrement que neuf manuscrits sur dix passaient au panier, alors que la nouvelle consigne qu’elle a reçue, de la part de la Direction est d’être désormais «à l’écoute de la poubelle» !

    Après cette plaisante entrée en matière, nous avons parlé des thèmes de son livre, desa trajectoire et de son évolution, en complicité croissante et en riant pas mal.

     

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    Celui qui dit s’intéresser au Phénomène Croyance mais qu'au fond ça énerve / Celle qui renonce au foulard pour prendre le voile /Ceux qui évoquent l’époque de la femme-canon avec une nostalgie forcée, etc.

     

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    En assistant à la fuite en avant dans l’exhibition privée qui caractérise les médias, je me dis que cet étalage est par excellence l’opposé d’une culture de l’aveu. On se déboutonne, on déballe - pour ne rien dire. On ne dit que ce qui conforte la norme ambiante, et jusqu’à celle qui se pose en anti-norme, comme l’illustre la nouvelle confrérie hyper-conformiste des gays. L’aveu est affirmation d’une personne unique, alors que ces gens qui prônent leur différence ne font que niveler tout particularisme : ils n’aimeraient rien tant que leur différence devînt la nouvelle norme établie.

     

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    À La Désirade,ce 7 octobre.- Une lettre que je reçois ce matin, de Nancy Huston, me dit son enthousiasme à la lecture des Passions partagées, son sentiment de proximité existentielle (nous avons eu nos enfants à peu près à la même époque) et littéraire (elle nous sent souvent sur la même longueur d’ondes). A ce propos, elle a dû se sentir aussi consternée que moi, ce midi, en apprenant que le Nobel de littérature venait d’être attribué à la lugubre Elfriede Jelinek dont elle a si bien décortiqué les tenants du nihilisme…

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     Le Je est une affirmation du courage existentiel. Je suis, donc je pense.

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    En lisant Le temps des loups blancs d’Anne Cuneo, je constate que son récit, apparemment si terre à terre, à l’opposé diamétral de l’écriture d’un Cingria dans ses Impressions d'un passant à Lausanne, aboutit néanmoins, avec l’évocation géniale de Charles-Albert, à l’une des meilleures descriptions de notre ville entre les années 50 et  70. Rien chez elle de littérairement brillant, mais elle tire de ses peines d’enfant et de jeune fille quelque chose de tout aussi important à mes yeux que l’éclat ou les surprises d’un style, et cela finit bel et bien par rejoindre la littérature, avec une sorte de poésie rêche.

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    Celui qui voyage autour de sa chambre dont la fenêtre donne sur l’usine d’incinération des déchets urbains / Celle qui se contente de l’Ici-Bas qu’elle habite dans son ample chair de gourmande / Ceux qui trouvent la vie trop étroite et se sont donc inscrits au prochain Transit astral de Frère Jean-Marie,etc.

     

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    Ce qui peut sembler ressortir aux lieux communs, dans les observations de Michel Serres, désigne bel et bien un lieu de rencontre commune, un lieu d’intersection dans le temps, un lieu de jonction de l’amont et de l’aval.

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    Trois heures et demie du matin. Réveillé par un drôle de rêve. Adolescents en bande et confusion d’une tournante. Ensuite visions de dissolution. Et cette pensée: que la dissolution est l’Ennemi.L’Ennemi qui rôde et raille. Le Satan qui disperse. Le Diabolo parasite. D’un autre point de vue l’on dira que ce sont les violents qui l’emportent, et pourtant quelque chose se prépare en secret. Branle mondial.

     

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     En ville, en novembre.- Une assez mauvaise journée a été sauvée, ce soir, par une très grande secousse poétique, sous l’effet du verbe prodigieux du Michaux de La marche dans le tunnel, proféré au théâtre par ce fou furieux de Jacques Roman. 

    Je ne connaissais pas cette suite de chants, tirés d’Epreuves, exorcismes, et inspirés en partie par la guerre, mais j’ai été saisi, physiquement autant que psychiquement par la force de cette pensée et de cette sensibilisation de toute douleur humaine. Il y a là une extraordinaire incantation, d’unepuissance de vision et d’une profondeur, d’une plasticité, d’une drôlerie parfois d’une virulence contre la bêtise sous toutes ses formes — d’une humanité surtout qui m’a réellement attrapé.

    En revenant à la source je découvre ces phrases carabinées, par exemple :« Dès ce moment, la mort, ses fauchées furent grandes ». Ou ceci : « Les idées, comme des boucs, étaient dressées les uns contre les autres. La haine prenait une allure sanitaire. La vieillesse faisait rire et l’enfance fut poussée à mordre. Le monde était tout drapeau ».  

    Il me semble qu’il n’y a que Céline à avoir trouvé ces raccourcis.

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    La Une du Matin d’un jour de la semaine dernière était consacrée à la comparaison de la longueur des zobs des hommes de France et d’Allemagne, d’Europe et d’Amérique. Je me demande tous les jours jusqu’où ce journal infâme va s’abaisser et abaisser ses lecteurs, et tous les jours je constate un progrès inattendu. Conserver précieusement le document en question, pour mémoire de l’abjection.

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    Paul aux Romains: tu veux te glorifier, ce n’est pas toi qui portes la racine, c’est la racine qui te porte.

     

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    Nous restons en vie mais pas pour longtemps.

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    Ceux qui pensent religion comme on pense magot ou ce qui n’est pas mieux: assurance tous risques.

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    Je ne sais rien de la mort, sinon qu’elle n’existe pas. La mort est: c’est tout ce qu’on en peut dire.

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    La médiocrité est reine de la planification. Tout est balisé par l’organigramme. Tout se veut cadré et mesuré. Mais la vie déborde de partout.

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     Dans ses Papiers collés, Georges Perros orthographie:l’amythié. C’est vrai qu’il y a de ça, en tout cas j’ai toutes les raisons personnelles de le penser cette année, sans amertume pour autant. Cela étant, plus que de l’écrire, je voudrais décrire ce processus qui de l’amitié mythifiée tire la justification de comportement injustifiables.

    Par amitié tricherai-je avec toi? Refuseras-tu de me rendre ce service si je te le demande par amitié? Puis-je ne pas être respecté si j’ai commis telle ou telle saloperie par amitié?

    J’ai vu que l’amitié, souvent, n’était qu’une sujétion ou qu’un leurre. Je vois qu’on me ménage, ou qu’on me berce, qu’on me flatte pour se servir de moi, et si je ne sers pas on me juge alors inamical. J’ai fait maintes observations de cette sorte depuis quelques années, et me tiens par conséquent sur mes gardes, tout en souriant désormais de ce genre de sollicitations.

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    La foi te construit, l’espérance te fait parier pour l’avenir, la charité te réconcilie avec tous.

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     Peu importe que je ressuscite avant ou après la mort. Ce qui compte est que je ressuscite chaque jour pour annuler la mort.

     

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    Ce que Michel Serres appelle, à propos du nationalisme, «libido d’appartenance » qui fait « aussi mâle rage que chez les rats », je l’ai vu à l’oeuvre de tout près et je crois en avoir été guéri pour jamais.

     

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     Ce n’est pas le chemin qui est difficile, disait Simone Weil, mais le difficile qui est le chemin. Cela seul en effet me pousse à écrire et tout le temps: le difficile.

    Difficile est le dessin de la pierre et de la courbe du chemin, mais il faut le vivre comme on respire. Et c’est cela même écrire pour moi : c’est respirer et de l’aube à la nuit.

    Le difficile est un plaisir, je dirai : le difficile est le plus grand plaisir. Cézanne ne s’y est pas trompé. Pourtant on se doit de le préciser à l’attention générale: que ce plaisir est le contraire du plaisir selon l’opinion répandue, qui ne dit du chemin que le pantelant des pulsions, de gestes impatients et de jouissance à la diable, chose facile.

    Le difficile est un métier comme celui de vivre, entre deux songes. A chaque éveil c’est ma première joie de penser : chic, je vais reprendre le chemin. J’ai bien dormi. J’ai rêvé. Et juste en me réveillant ce matin j’ai noté venu du rêve le débutde la phrase suivante et ça y est : j’écris, je respire…

    Tôt l’aube arrivent les poèmes. Comme des visiteurs inattendus mais que nous reconnaissons aussitôt, et notre porte ne peut se refermer devant ces messagers de nos contrées inconnues.

    La plupart du temps, cependant, c’est à la facilité que nous sacrifions, à la mécanique facile des jours minutés, à la fausse difficulté du travail machinal qui n’est qu’une suite de gestes appris et répétés. Ne rien faire, j’entends ne rien faire au sens d’une inutilité supposée, ne faire que faire au sens de la poésie, est d’une autre difficulté; et ce travail alors seul repose et fructifie.

     

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    À La Désirade, ce 1e janvier 2005. – Nous entrons dans la nouvelle année par temps radieux et la reconnaissance au cœur alors que tant de nos semblables, de par les monde, se trouvent en proie à la détresse, à commencer par les victimes des terribles tsunamis qui viennent de dévaster les côtes de l’Asie du Sud-est.

    A La Désirade, la vision de ma bonne amie qui fait les vitres, comme on dit, me semble la plus belle image de la vie qui continue…

     

    À suivre…

  • Mémoire vive (16)

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    Je souris en lisant, ce soir, le texte très véhément dans lequel Georges-Arthur Goldschmidt dénonce le kitsch, selon lui essentiellement nazi, de la phrase et de la langue de Martin Heidegger.

    Je souriais déjà, l’autre soir, en lisant le chapitre de Jean Brun qui traite de l’«ambiguïté fondamentale» de Heidegger» et tire la plus claire conséquence de la dérive «poétique» du philosophe en direction de «cette mystique païenne à laquelle le conviait le national-socialisme avec son culte voué au Führer, à la race , au Reich, à la «force par la joie», à la guerre virile et à l’Histoire future», avant de préciser ceci qu’il fait bon se rappeler tout de même: «Car Heidegger a payé sa cotisation au parti nazi de 1933 à 1945 et n’a pas eu un seul mot pour réprouver ce qu’il avait pu apprendre des atrocités auxquelles avait conduit cette idéologie»...

           

    Je souriais donc en me rappelant la violence avec laquelle, à la fin d’une soirée chez Dimitri, notre ami nous a houspillés, criant véritablement, pour la seule raison que nous osions, sa femme Geneviève, ma bonne amie et moi, nous étonner de ce qu’un philosophe prétendument grand se comporte aussi bassement que lorsqu’il a laissé radier son maître Husserl avant de poursuivre son petit chemin de notable soumis au Führer.

    °°°

    À Paris, dans le jardin de l’église SaintGermain-des-Prés, ce 10 juin, soir. - Je sors à l’instant du cinéma Bonaparte où je suis allé voir Notre musique de Jean-Luc Godard, dont la fin m’a beaucoup touché après des parties qui me semblent décidément « du Godard » , avec son ton sentencieux qui me fait grimper au mur. Quand Juan Goytisolo vaticine en se baladant dans les ruines de Sarajevo, quand Mahmoud Darwich psalmodie, filmé de dos, ou quand telle jeune fille lit du Levinas sur le pont de Mostar, j’ai de la peine. Mais le filmage est néanmoins somptueux et certaines séquences sont effleurées, me semble-t-il, par une espèce de grâce.

    Juste ce que dit en outre Godard: que le monde est en train de se diviser entre ceux qui n’ont pas et ceux qui, ne se contentant pas d’avoir, se targuent de compatir avec ceux qui n’ont pas sans les écouter pour autant. La misère gérée de loin... 

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    Au square Boucicaut.  — Sur un banc, dans la rumeur de la ville et les chants d’oiseaux, je me rappelle toutes mes escales parisiennes, depuis1974, cela fait donc trente ans. Trente ans sans me faire d’amis durables à Paris, sauf François dont je me demande ce qu’il est devenu. Trente ans aussi sans cesser d’évoluer et de me construire, alors que j’en ai vus tant qui restaient en plan.

    A l’instant vient de s’asseoir, sur un banc à vingt mètres du mien, un magnifique jeune noir empêtré dans une tenue de footballeur-cycliste-rappeur multicolore, que j’essaie de dessiner mais en vain. 

    Ensuite, me levant pour quitter les lieux, je remarque l’inscription PELOUSE AU REPOS, puis la sculpture monumentale du fond du square représentant un couple de bourgeoises engoncées, penchées sur un enfant miséreux tandis que la mère, le dos tourné, reste prostrée sur une marche inférieure de l’escalier. La France philanthrope vue par je ne sais quel pompier. 

    Et cette autre inscription à l’entrée du square: « Le jardin sera fermé en cas de tempête ».

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    Dans la rue saint André-des-Arts je retrouve ce type à genoux remarqué hier, jeune encore mais la face recuite, comme vitrifiée, les yeux délavés, à la fois absent et suppliant-insultant, ravagé par l’alcool ou la drogue, genre beatnik, un genou sur Libération comme Bloom dansUlysse qui s’agenouille à l’église sur L’Homme libre. Cela ne s’invente pas.

    Dans la rue pas mal de types à chiens tueurs : nouvelle pratique de la cloche.

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    Je viens de retrouver la rue de la Félicité, trente ans après mon premier séjour au numéro 14, dont la porte est désormais fermée par un code. A l’entrée de la rue, en face de l’hôtel Glasgow, est apparu un Espace Relax Shiatsu qui a l’air d’être déjà désaffecté. L’ancien café maure a été remplacé par un restau colombien.

    A la table voisine du Select-Tocqueville bachotent deux lycéens. Se récitent l’Allemagne tandis que Number Two passe son écrit d’anglais à Lausanne. Le garçon raconte à la fille qu’il a entendu, à la télé, que le grand-père de Bush a fait fortune en Silésie. En passant à leur hauteur, je les remercie de m’avoir appris la chose et leur souhaite « bon bac». Sourires radieux de part et d’autre. La vie, quoi.

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    J’écoutais hier les entretiens enregistrés de Georges Haldas. Cela part tout miel, mais dès qu’il y a contradiction cela devient  acide et vite salaud. Je n’aime pas ça. Je n’aime plus ce prêchi-prêcha exaltant l’Autre avec majuscule, sur fond d’impatience agressive. Je ne veux plus entendre parler de Fraternité sans gestes qui la manifestent.

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    Coïncidence navrante: je relève, dans Le Temps, cette citation de Georges Haldas illustrant sa grossièreté occasionnelle envers les femmes, qui le fait parler de Jeanne Hersch comme d’une « amazone pisseuse ». Que dirait-on d’une prof de philo bon teint qui parlerait d’Haldas comme d’un « crapaud gâteux » ?

     

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    À La Désirade,ce 12 juin, 2h. du matin – J’envoie ce texto à Lionel Baier :« Insomnie au bord du ciel, vertige de solitude sur fond de crétinerie océanique. Tenir ferme. Notre musique devrait déborder les mots. Fleuve en crue. Nageons de nos épaules solides. »

    Me répond qu’il est, dans la nuit de Paris, justement en train d’écouter Ursula en pyjama lui raconter son prochain film. 

    Lui réponds : « Pyjama de pilou, pilou hé: vivent lesenfants ! »

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    À la télé cette jeune actrice dit comme ça que les metteurs en scène la «transcendent ».L’expression de plus en plus fréquente: « Moi ça me transcende trop. Tu percutes ? »

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    Le bon usage de Joyce ne signifie pas vénération passive. C’est une pratique et une expérience, vécue jusqu’à sa limite dans Finnegan’s Wake. De fait,l’oeuvre dernière de Joyce est une expérience de la limite du langage, et doit se percevoir et se vivre comme telle : telle étant sa limite.

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    Dans le train de Genève, ce 17 juin. — Bonne et belle double crise ce matin tôt. Ma bonne amie explose, comme pour exprimer ma révolte à moi. Style cri prima monté de mes tripes à moi mais à ses lèvres ! Ce qui m’a, aussitôt, rempli deforce, alors qu’au réveil je me sentais pantelant. Je me suis donc ressaisi pour la consoler et j’ai trouvé des paroles de soldat pour nous encourager contre l’Ennemi, à savoir la Médiocrité et la Muflerie, la Futilité et la Foutaise, ma putain de rédaction et sa putain de Haute Ecole à la con. Ensuite je lui ai lu quelques phrases de Tchékhov citées par Ivan Bounine et nous en avons bien ri.

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    La peinture devenue à 99% décoration d’intérieur.

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    Tchékhov me revient, ces jours, comme le bon médecin dont j’ai besoin. Penser à lui m’encourage. Son humanité est une parfaite mesure à mes yeux, et son écriture une pratique accordée à telle mesure. En pensant à Joyce, à la littérature contemporaine et à la foire aux vanités en général, je me dis que ce à quoi je tiens le plus n’est pas le texte totalauquel rêvait Joyce, ni à me faire une place sur les estrades, mais à rester humain et à produire une littérature qui aide les autres à devenir plus humains,comme je suis devenu plus humain, je crois, à la lecture de Tchékhov.

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    Celui qui dit que les jeunes sont paumés sans en être sûr / Celle qui affirme que la jeunesse est l’espoir du monde sans trop savoir lequel / Ceux qui disent tout et son contraire de ce monde où tout se vaut et son contraire, etc.

     

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    En ville,  au Buffet de la Gare. — Retrouvé ce midi ma chère Marie-Laure, qui me dit que mesPassions partagées sont pour elle « une mine ». Elle a lu le livre entier et le voit traversé par un fil d’or continu. Elle s’étonne de la sévérité que je manifeste parfois à mon propre endroit. Je luien fais valoir la raison: mon souci constant de la réparation. Francis Ponge disait à peu près que le poète prend le monde dans son atelier, pour le réparer.Elle me comprend car elle, ses amants et sa mère n’ont cessé de parer et réparer à leur façon.

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    Il est clair que c’est en Italie que vous avez écrit les meilleures choses sur l’Islande et dans ses carnets de Cape Code qu’elle a le mieux parlé de la foule japonaise - seul le Christ écrivait sur le sable hic et nunc : eux c’est toujours ailleurs et d’ailleurs qu’ils auront griffonné leurs poèmes :Walt Whitman claquemuré dans sa chambre et Shakespeare au pub, et chacun de vous est un autre, il y a plein ce matin de Verlaine dans la rue d’Utrillo, mais ce n’est que trois ans plus tard que je le noterai dans une salle d’attente d’aérogare, je ne sais encore où, alors que je note à l’instant ces pensées de l’aube devant une image de crépuscule…

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    Un père de famille, dans son chalet de LaLenk, abat son épouse et ses deux petites filles avant de retourner son arme contre lui. L’événement, inattendu dans ce bled touristique sans histoires, a traumatisé l’entourage du couple, bien connu et apprécié. Une cellule de soutien psychologique a été mise sur pied. 

    En remplacement pour deux heures dans un établissement secondaire de nos régions, un jeune homme de vingt-cinq ans a semé le trouble dans une classe de jeunes filles en parlant sexe et enregrettant de ne pouvoir montrer le sien à ces demoiselles. Diverses mères en ont été bouleversées. Une cellule de soutien psychologique a été mise sur pied.

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    Le Matin de ce matin consacre une page à une vieille dame, à Genève, qui a coupé les ailes d’un petit martinet qu’elle a recueilli, pour l’empêcher de la quitter. Touchant. Mais la femme de ménage a cafté. Les institutions animalières s’indignent.

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    Fahrenheit 9/11de Michael Moore fait ressortir l’imbécillité de George W. Bush de façon saisissante. Terrible de penser que ce type est le maître du monde occidental.Terrible et significatif en cela qu’il incarne, avec une sorte d’arrogance inepte de fils à papa, le règne du Dieu Dollar et rien que cela.

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    Au lieu de jeter les mots usés tu les réparerais comme d’anciens objets qui te sembleraient pouvoir servir encore, tu te dirais en pensant aux enfants qu’il est encore des lendemains qui chantent, tu te dirais en pensant aux cabossés qu’il est encore des jours meilleurs, tu ramasserais vos jouets brisés et tu te dirais, en te rappelant ce que disaient tes aïeux : que ça peut encore servir, et tu retournerais à ton atelier et le verbe rafistoler te reviendrait, le mot te rappellerait le chant du rétameur italien qu’il yavait à côté de chez vous, et tout un monde te reviendrait avec ce chant – toutun monde à rafistoler

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    Un monde sans femme est une horreur, j’entends: sans ma bonne amie, qui incarne à mes yeux le contraire de l’emmerdeuse, genre chienne de garde ou patte à poussière.

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    Il s’agit de ne pas mépriser, sans cesser d’entretenir colère et révolte. La foutaise ambiante m’incline au décri, mais éviter le mépris. Pourtant il s’agit également de ne pas faiblir et de continuer à se battre. En ce qui concerne mes travaux, le recentrage est urgentissime. Je dois cesser de tout prendre sur moi, toujours au détriment de mon travail; mon activité alimentaire doit retrouver sa place seconde.

     

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    Ulysse fut une façon pour Joyce de recycler tous les débris de nos croyances et de nos savoirs explosés. Pour sa part, Joyce résistera au désenchantement par l’accroissement proportionnel de la jouissance du langage.

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    Highsmith110001.JPGEn lisant Ripley et les ombres de Patricia Highsmith, je repense au paragraphe d’Ulysse que j’ai souligné l’autre jour, à propos de la quintessence du polar: «Ils regardaient. La propriété de l’assassin. Elle défila, sinistre. Volets fermés, sans locataire, jardin envahi. Lot tout entier voué à la mort. Condamné à tort. Assassinat. L’image de l’assassin sur la rétine de l’assassiné. Les gens se pourlèchent de ce genre de chose. La tête d’un homme retrouvée dans un jardin. Les vêtements de la femme se réduisaient à. Comment elle trouva la mort. A subi les derniers outrages. L’arme employée. L’assassin court toujours. Des indices. Un lacet de soulier. Le corps va être exhumé. Pas de crime parfait».

     Je relève la phrase: « Les gens se pourlèchent de ce genre de chose ».

    Mais plutôt que de « crime parfait», s’agissant de Tom Ripley, je dirais:meurtre utilitaire et presque indifférent, pour ne pas avoir d’ennui.

    A un moment donné, dans Ripley et ses ombres, il est question de Tom comme de la « source mystique du mal », et tout est dit je crois. Tom Ripley est une sorte d’homme sans qualités à la sauce américaine: sans conscience et sansdésir, juste animé par une espèce d’instinct d’adaptation et de conservation,avec une touche esthète qui lui fait apprécier les belles et bonnes choses. Devenu tueur par inadvertance, ou peu s’en faut, il a continué de se défendre en supprimant les obstacles matériels ou humains qui l’empêchent de vivre tranquillement.

    Je n’avais pas du tout saisi, jusque-là, sa nature complexe, simplement faute d’être allé à la source du personnage, dans Mr. Ripley. C’est là, seulement, qu’on découvre l’origine de ses complexes et de son ressentiment, là qu’on voit que sa vision du monde distante et cynique découle de la carence, dans sa vied’enfant et d’adolescent, de toute espèce d’affection – comme l’a vécu la romancière. Elle-même m'avait d'ailleurs dit que le mobile de la plupart des crimes est l'humiliation.

    C’est en somme un nouvel avatar de l’homme du ressentiment que Tom Ripley, qui s’arrange comme il peut avec l’adversité. Il acommencé de tuer à regret. Puis il a continué quand on l’embêtait. Graham Greene parlait, de Patricia Highsmith, comme d’un poète de l’angoisse. J’ajouterai que, comme Graham Greene, mais en agnostique, c’est également une romancière du mal.

    °°°

    Il a la gueule du vainqueur avant d’avoir livré le moindre combat: d’avance il piétine, d’avance il s’imagine qu’il dévaste et cela le fait saliver, d’avance il se voit campé au premier rang, le front crâne - il se sent vraiment Quelqu’un, le tueur du bureau, ce matin dans la foule de ceux qu'il appelle les zéros...

    °°°      

    Celui qui aime tant l’amitié qu’il vit plutôt seul / Celle qui aime tant l’amour qu’elle en redemande /   Ceux qui prônent par écrit une éthique de l’Autre qui les autorise à l’oublier dans les faits, etc.

     

    À suivre…

  • Mémoire vive (15)

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    Cézanne disait qu’il ne faut pas rêver de peinture sans une palette à la main; et de même me dis-je qu’il ne faut pas songer à l’écriture sans une plume à la main.

    °°°       

    Plus je vais et moins il y a de décalage entre passé et présent. Tout mon effort des Passions partagées vise à restaurer mon unité intérieure réelle, sans tricher pour autant. Tout à fait capable de retrouver des sensations ou des sentiments vécus il y a vingt ou trente ans de ça.

    °°° 

    En somme je n’ai pas envie de «parler religion» avec quiconque, et surtout pas avec un spécialiste. Pas envie d’ailleurs de parler avec aucun spécialiste, sauf peut-être un spécialiste d’ornithologie qui parlerait des oiseaux comme Annie Dillard parle de la danseuse à l’éventail.  

    °°°           

    Personne ne vit ce que je vis comme je le vis. Seule ma bonne amie peut me ressentir au jour le jour. Quant à moi je n’y fais pas attention, sauf lorsque j’écris. Personne ne peut écrire ce que j’écris. Je le dis sans aucune  vanité: comme une évidence qui m’engage. Je me fiche au demeurant de ce qu’on appelle l’Ego. Mon moi m’échappe autant qu’aux autres…

           

    °°°   

    À Montréal, en octobre 2002. - Très content, cet après-midi, de me retrouver seul à la charmante Auberge de la Fontaine, en lisière du parc du même nom. C’est l’occasion de découvrir le quartier du Plateau Mont-Royal, dont je n’avais rien vu la dernière fois, et qui me séduit par son côté Quartier latin, avec sa kyrielle de restaus estudiantins et de librairies.       

    Du quartier  juif de la rue Hutchison - avec ses airs de véritable shtetel aux groupes de mômes à papillotes et bandes de rabbins -, au parc de Mont-Royal où je suis allé prendre la vue de la grande ville, en passant par la piscine du Plateau où je me suis baigné gratos au milieu d’une trentaine de vieillards sémillants, puis en longeant les rues aux petits maisons de brique à deux étages toutes fleuries et nanties des mêmes escaliers de fer forgé, j’ai vraiment eu le sentiment de retrouver le Montréal de Michel Tremblay.   

    °°°       

    Je n’aime guère les antagonismes figés par la représentation de la guerre des sexes, et pourtant cela  existe: il y a bel et bien, comme on le voit dans Au nord du capitaine, le beau romande Catherine Safonoff, deux clans qui s’opposent et s’exacerbent mutuellement dans les feux de la passion - je l’ai moi-même vécu avec celle que je croyais alors la femme de ma vie  et  je sais que certaines femmes et certains hommes le vivront toujours ainsi.

    °°°       

    À Paris, en novembre. - Réveillé cette nuit en sursaut, à quatre heures du matin, par le passage, scandé par les sabots des chevaux, d’un centaine de cavaliers à pèlerines et casques argentés défilant sur le boulevard Saint-Germain. On aurait dit une armée de cuirassiers Destouches. Une parade célinienne en pleine nuit: formidable vision dont je n’avais aucune idée de la raison du défilé.

    En fin de matinée, le retour des tambours, sous mes fenêtres, et l’apparition des hussards en grande tenue, encadrant un corbillard dont je savais maintenant qu’il emportait la dépouille d’Alexandre Dumas  au Panthéon, m’a fait sourire tandis que je bouclais mes valises.

    À l'ère de Fogiel et de Loana, la France honore encore un écrivain, et s’y exerce même la nuit : rien n’est donc perdu. 

    °°°      

    Un texte en appelant un autre, et cherchant ce soir Les Révélations de la mort de mon cher Léon Chestov, donc farfouillant dans la pagaille de ma bibliothèque théologico-philosophique non classée, je suis retombé sur L’Affaire Jésus d’Henri Guillemin, aussitôt relu de part en part. Or mes notes actuelles recoupent à peu près exactement mes remarques initiales (vers1984-1985), et je m’aperçois que mes positions sont quasiment les mêmes que celles de notre chrétien jacobin. 

    Me revient du même coup le souvenir (que Guillemin m’a lui-même raconté) de Fred Lambelet, grand-père paternel militariste et fasciste de ma bonne amie, vivant dans la même belle demeure neuchâteloise que l’historien, au pied duquel il crachait à chaque fois qu’ils se croisaient...      

    °°°       

    Jean Ziegler me disait l’autre jour qu’il pensait que les partis politiques ne servent plus à rien aujourd’hui, et que les institutions de l’armée et de l’église ne sont plus elles aussi que des outres vides ; et je suis à peu près de cet avis dans les grandes largeurs, tout en étant conscient que notre vie se joue aussi dans les petites largeurs et que c’est par ces institutions-là, pour le moment en tout cas, que va se faire la refondation du monde ou ce qui pourrait en tenir lieu.

    °°°       

    Tombé par hasard, ce soir, en classant les derniers papiers de ma mère, sur deux cahiers bleus quadrillés dans lesquels elle a écrit à celui qu’elle aimait, après sa mort, entre 1986 et 2002. C’est comme un journal de solitude, alternant avec de belles lettres d’amour. Cela m’a bouleversé par la totale authenticité de ce qui y est noté, le désarroi de celle qui reste seule à survivre sans trop savoir pourquoi, le calvaire  physique qu’elle endure certaines années («mon dossier dermatologique est un monument»), d’autres  épreuves et son amour indéfectible, double motif de son sentiment d’arrachement et de son encouragement quotidien.       

    °°°

    De loin on ne distingue plus bien, avec la fatigue, si ce scintillement est déjà de laterre ou encore du ciel, dans les replis des villages qui s’éveillent ou sous le brouillard en restes d’étoiles, en tout cas cela fait un clignotement de loupiotes, cela met comme un pointillé séparant le rien de ce quelque chose annonçant le matin, entre le silence et les deux infinis, entre le noir et le rayon vert de la radio dont je n’entends qu’un imperceptible murmure en langue inconnue…   

    °°°

            
    La philosophie passe à mes yeux par lacréation verbale, ou elle me laisse froid. Un philosophe qui ne soit pas enmême temps un écrivain, et j’entends par là plus précisément un poètetravaillant la langue au corps et à l’âme, ne m’intéresse pas. La philosophie des spécialistes ne m’intéresse pas. Ne me touchent donc que les poètes de la pensée, de Platon (que je n’aime pas)  à Pascal (que j’aime) ou de Nietzsche à Kierkegaard, Chestov  et Peter Sloterdijk, que j’aime également.

    Quant à la manie actuelle des profs de philo à se dire philosophes, elle me paraît dérisoire.     

    °°°

    Montherlant prônait les «pensées pratiques », et la boîte à outils de Roland Dubillard en est pleine. Venez et prenez : voici les jumelles à verres de bois pour ne pas voir le pire, ou voilà la pendule à remonter le temps qui nous permettait en notre enfance de dire n’importe quoi pour faire la pige aux grands, la pige au loup, la pige à tout.

     

    °°°      

    Annie Dillard dit une chose qui me semble avoir valeur de « pensée pratique », et c’est qu’un écrivain écrit parce qu’il aime les phrases, de même qu’un peintre peint parce qu’il aime l’odeur de la peinture.       

    °°°

           

    Celui que le culte de la gastro a ramené au pot-au-feu / Celle qui abandonne sa Fiat Panda dans l’encombrement de l’autoroute et s’en va faire un tour dans la prairie aux coquelicots / Ceux que la stupidité collective interdit, etc.

           

    °°°   

    À un ami qui m’écrit  que le cul et Dieu se sont partagés sa vie, et que la littérature d’aujourd’hui n’est plus rien, je réponds ceci: « Cher vieux, l’ennui avec le cul c’est qu’il y ait un corps autour et que  le corps ne suit pas forcément. Ma bonne amie n’a plus qu’un millimètre d’os avant l’opération de la hanche et son remplacement par une prothèse. Moi c’est les vaisseaux qui chicanent. La nuit dernière une horrible crampe m’a scié la jambe du talon à lacuisse, et je suis resté des heures sans pouvoir marcher. Après les deux thromboses de l’an dernier, ça devient limite. Plus de rouge ou presque. Sous anticoagulant pour six mois. Une capsule de Sortis par jour, une d’Atacan+ pour l’hypertension, une d’aspirine Cardio et une de Pantoprazol. Et l’appareil dentaire qui se décolle. Vous êtes en train de sucer un sein ou une oreille et voilà l’appareil dentaire qui se fait la malle - on devient un peu regardant rien qu’à y penser.

           

    °°°

    Ma lampe d'avant l'aube s’inscrit dans la statistique selon laquelle chacun de nous représenterait, d’après le télescope Hubble, environ neuf galaxies, soit quatre-vingt milliards de galaxies abritant chacune à peu près cent milliards de soleils. Notre Voie Lactée dénombrant quatre cents soleils, soit soixante-neuf soleils pour une lampe individuelle, et chaque étoile ayant une espérance de vie d’environ treize milliards d’années, je n’en considère pas moins l’humble ampoule halogène de ma lampe avec reconnaissance.

    Constats supplémentaires relevés dans Au présent d’Annie Dillard : « Cent millions d’entre nous sont des enfants qui vivent dans la rue. Cent vingt millions vivent dans des pays où ils ne sont pas nés. Vingt-trois millions d’entre nous sont des réfugiés. Deux mille d’entre nous se suicident chaque jour, etc. »

          

    °°° 

    Dans La fenêtre des Rouet, le Simenon que je suis en train de relire, je relève ceci: « Les hommes se doutent-ils que le commencement du jour est aussi mystérieux que le crépuscule, qu’il contient en suspens la même part d’éternité? On ne rit pas aux éclats, d’un rire vulgaire, dans la fraîcheur toute neuve de l’aurore, pas plus qu’au moment où vous frôle la première haleine de la nuit. On est plus grave, avec cette imperceptible angoisse de l’être devant l’univers, parce que la rue n’est pas encore la rue banale et rassurante, mais un morceau du grand tout où se meut l’astre qui met des aigrettes aux angles vifs des toits ».       

    °°°

    Mais qu’ont-elles donc à la ramener, ces fichues bonnes femmes,  je veuxdire : ces illuminées à la  Simone Weil ou Flannery O’Connor, Annie Dillard ou Charlotte Delbo, mais qu’ont-elles donc à remuer terre et ciel – ou bien encore Etty Hillesum ou l’hallucinée Aloyse aux yeux pleins de cieux, mais de quoi je me mêle au lieu de tricoter ?

    Sondent l’infini du camp à l’étoile, pèsent les nuées à l’écoute desdéserts, se clouent aux murs et se saignent pour les autres, enfin nous font plus légers que nos enfances jamais guéries…

     

    °°°   

    Le mot d’ordre de l’époque : NE PAS DERANGER.

    °°°

     

    C’est l’injonction essentielle que je retiens de nos enfances : « Regardez ! » Et si je m’intéresse aujourd’hui à l’étymologie du mot regard je constate ceci que je pressentais : qu’il ne s’agit pas simplement de voir, mais de garder, de prendre et de conserver, de garder au sens de veiller et de protéger, de préserver en soi et pour le transmettre ; tout à l’opposé vivant du voyeurisme qui n’est que morne consommation :contemplation active et consumation.

     

    °°°

    Enfin Kolia demande à Karamazov :« Est-ce vrai ce que dit la religion, que nous ressusciterons d’entre lesmorts, que nous nous reverrons les uns les autres, et tous ? » 

    Alors Aliocha : « Oui, c’est vrai, nous ressusciterons, nous nousreverrons, nous nous raconterons joyeusement ce qui s’est passé ».

    Et moi : je ne sais pas, ce n’est pas sûr tout ça, enfin moi je n’en suis pas sûr, mais ce qui est sûr c’est ça : c’est que nous nous racontons et nous raconterons à n’en plus finir et joyeusement tout ce qui s’est passé, ainsi les livres sont-ils une préfiguration de la joyeuse conversation à venir par delà les eaux sombres.

     

    °°°

    En quoi consiste ce fluide magique dont me parlait Alain Cavalier dans sa dernière lettre? 

    Je dirais, pour ma part, que j’y reconnais ce que Shakespeare appelle « the milk of human kindness », dont nous avons besoin pour survivre dans le froid et sous le poids du monde.

     

    °°°

    À Paris, en juin 2004.- Et dis-toi que le meilleur de toi, qui n’est pas de toi et que ton nom incarne cependant, c’est tout un, est le plus fragile en toi et que cela seul mérite d’être protégé par toi, renoué comme un fil te renouant à toi et qui te relie à Dieu sait qui ou quoi que tu sais au fond de toi…

     

    Peinture: Chaïm Soutine.

  • Sémillante Amélie

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    Sur le vingt-troisième roman d’Amélie Nothomb, Pétronille. De l’irrésistible humour de la romancière. Du jugement des cuistres et des qualité et limites d’un style unique.

     

    (Dialogue schizo)

     

    Moi l’autre : - Donc nous sommes d’accord avec la rumeur : le dernier Nothomb est du meilleur cru…

     

    Moi l’un : - Tu ne m’en voudras pas de ne pas filer la métaphore sur le pétillant de la chose genre champagne, vu que les médias nous en ont saoulés.

     

    Moi l’autre :-  C’est vrai qu’à s’en tenir au premier buzz et au déferlement de pub déguisée que devient un peu partout la chronique des livres, on pourrait dire que ce « roman » se résume à la pétillance du champagne dont Amélie se gorge  avec sa compagne de beuverie…

     

    Moi l’un : - On pourrait croire aussi que les médias ont essoré toute surprise, avec la complaisante complicité d’Amélie, et qu’on peut se passer de lire Pétronille vu que la story est dévoilée de bout en bout. Donc je résume celle-ci vite fait : Pétronille évoque le besoin soudain d’Amélie Nothomb, au tournant de la trentaine et venant de s’installer à Paris, de se trouver un ou une bonne âme buveuse avec laquelle se siffler des flûtes, et voici donc Pétronille  apparaître, étudiante sortie de milieu prolo et que les livres de Nothomb ont toujours fait se poiler, qui devient à son tour romancière – on sait déjà que le modèle est la jeune et craquante Stéphanie Hochet. Donc sachant tout ça, on pourrait se dire qu’en lire plus n’a guère de sens.

     

    Moi l’autre : - Mais…

     

    Moi l’un : - Comme tu dis l’ami : mais. Mais il y a la patte de Nothomb, la phrase de Nothomb,le ton absolument unique d’Amélie, l’humour et le sens de la pointe d’Amélie, sa débonnaireté et sa vacherie.

     

    Moi l’autre : - Et ses dialogues !

     

    Moi l’un : - Alors là, c’est le fil de la pointe. Et c’est ce qui fait de Pétronille une espèce de roman à la Compton-Burnett, en dessinant les deux protagonistes au fil du dialogue. Pas moyen de les confondre : Amélie ne parle pas comme Pétronille, et pas ça d’empâtement psychologique pour autant.

     

    Moi l’autre : - Tout de  même c’est limite light. Tu as cité la géniale Ivy Compton-Burnett, mais c’est quand même tois cran en dessous.

     

    Moi l’un : - Yes sir,it is. Mais c’est néanmoins trois crans au-dessus de la plupart des dialogues filés dans le roman français actuel, quoiqu’en disent les cuistres plus ou moins chagrins ou jaloux..

     

    Moi l’autre : - Et les formules de Nothomb !

     

    Moi l’un : - Sa façon en deux phrases de distinguer l’émanation physique de la campagne anglaise, après la française. Je cite : « Avant la traversée de la Manche, les champs vides étaient tristes aussi, mais là, je sentais que leur tristesse différait. C’était du chagrin anglais »…

     

    Moi l’autre : - Et le portrait de la chieuse punk !

     

    Moi l’un : - En deux pages, toute la morgue d’une vieille star de la mode est épinglée dans l’expression de « rombière boulotte », dont il ne restera qu’un caca de sa chienne Beatrice…

     

    Moi l’autre : - Du moins faudra-t-il les « insultes écossaises » de Pétronille pour pallier l’impuissance d’Amélie, trop bien élevée, à se défendre…

     

    Moi l’un : - Et la visite du British Museum ensuite. Un petit morceau d’anthologie, avec chiquenaude en passant à « l’atroce effet Guide Bleu », aussi bien vu que la sinistre stalinienne débitant ses clichés sur la « conscience du bonheur perdu » des Allemands de l’Est.

     

    Moi l’autre : - Aussi,c’est une belle histoire d’amitié. Pétronille est un pote épatant, si l’on peut dire.

     

    Moi l’un : - La complicité des deux jeunes femmes, il faut le souligner, découle de leur passion commune pour la littérature. On est loin des bas-bleus, mais ce que René Girard appelle la médiation externe joue à plein. On ne verra jamais les deux lettreuses en rivalité mesquine : on dirait deux soldates réunies par un beau drapeau.

     

    Moi l’autre : - Il y a aussi du Martine aux sports d’hiver…

     

    Moi l’un : - Tu as tout à fait raison : il y a du Martine chez Nothomb. Ou des bonheurs de Sophie. Avec un air  roman de jeunesse : quand Pétronille dit qu’elle va marcher dans le désert pour ne pas « devenir rance », ou quand elle prend le deuil après la mort de Jacques Chessex parce que celui-ci lui a écrit, après avoir lu son livre, qu’elle est à la fois un enfant et un ogre - on flotte dans l’épique juvénile.

     

    Moi l’autre : - Il y a aussi une très belle page (126) sur l’amitié, présentée comme « cette étrange forme d’amour si mystérieuse, si dangereuse et dont l’enjeu échappe toujours »…

     

    Moi l’un : - Oui, il y a toujours une page 126, chez Nothomb, qui relève d’un autre niveau de profondeur.

     

    Moi l’autre : - N’empêche que c’est  bien court !

     

    Moi l’un : - C’est le régime Nothomb : un roman par année, lu en deux heures. 

     

    Moi l’autre : - Tu re trouves pas ça trop limité ?

     

    Moi l’un : - Oui et non. On sera curieux de la voir avancer en âge et se prendre les pieds, une bonne fois, dans son pyjama d’écriture orange…

     

    Moi l’autre : - La chute rappelle un peu la mort de l’auteur dans La Carte et le territoire

     

    Moi l’un : - Disons qu’Amélie boxe dans une autre catégorie que Michel Houellebecq. Mais la paire vaut bien mieux que ce qu'en disent ses détracteurs cuistres ou chagrins…

     

    Amélie Nothomb. Pétronille. Albin Michel, 168p.

  • Ceux qui se leurrent

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    Celui qui se paie de mots et le sait et se le reproche et s’obstine pourtant donc il va nous faire chier encore pas mal sur Internet et environs /Celle que sa lucidité n’éclaire pas forcément les jours impairs / Ceux qui préfèrent ne pas  savoir ce qu’ils ignorent au demeurant sans s’en douter / Celui qui se voile la farce / Celle qui évite de se regarder dans le mouroir / Ceux qui n’en sauront jamais assez sur eux-même tant ils sont too much / Celui qui se dévoile au niveau des sous-titres  en braille / Celle qui braille quand l’aveugle la pince juste là / Ceux qui préfèrent dire mal voyants pour les aveugles et mal reniflants pour les nez coulants / Celui qui se met au cou le nœud coulant et se dit qu’un chien vaut mieux que deux koalas/ Celle qui affirme qu’elle « travaille sur soi » sans préciser que c’est avec sursis / Ceux qui entendent d’autres mots derrière tes silences qui en disent pourtant long / Celui qui lâche la proie de la réponse pour l’ombre de la question / Celle qui ne se croit dupe de rien sans pouvoir le prouver poil au nez / Ceux qui invoquent la « faute à Rousseau » au motif que lui aussi se branlait dans les jardins publics en mémoire sûrement de Maman / Celle qui se faufile au plus pressé / Ceux qui se confient au moins stressé / Celui qui campe sur ses impositions / Celle qui se la joue Madame Bovary version ça ne trompe personne / Ceux qui se la jouent El Islam autoproclamé au parc Monceau où pullulent les petits infidèles et leur bonnes relapses / Celui qui écrit un roman pour savoir ce qu’il pense / Celle qui se dit plus intelligente que Jean-Paul Sartre sans réaction notable de celui-ci / Ceux qui s’autoproclament Etat islamique du ménage pour y ramener un peu d’ordre quitte à décapiter la pécheresse et ses filles fauteuses de provocations charnelles avec leur nombril à l’air  / Celui qui se dit prêt à sodomiser les chrétiens comme c’est recommandé dans le Coran à ce qu’on dit / Celle qui dit tout haut que Marine le Pen est la seule femme qu’elle connaisse qui ait des couilles prouvant en cela que l’homme n’est jamais la femme qu’on croit / Ceux qui se lancent dans un roman à succès explicitement inspiré par le dernier best-seller d’Amélie Nothomb avec une touche de Marc Musso pour le décor et un dialogue à la Gavalda plus un sous-texte incitant à la méditation genre plan de carrière de Carrère qui fasse toucher le particulier à l’universel et tout ça / Celui qui situe le dernier Beigbeder entre Joyce et Kafka mais complètement personnel et même radical si ça se trouve / Celle qui pète plus haut que son Q.I. / Ceux qui ont rencontré Vladimir Nabokov à la laiterie et en font tout un fromage, etc.       

  • Mémoire vive (14)

     

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    Réveillé par ma conscience à vif. Ce moment d’avant l’aube où, dans le corps que le sommeil enténèbre encore plus ou moins, l’esprit aiguise déjà ses couteaux.

     

    °°°       

    L’idée qu’on puisse être un tueur sans avoir levé la main sur quiconque: ma conviction qu’on tue parfois les gens de leur vivant.

     

    °°°

     

    À Montagnola,ce 15 août. - A l’instant,  sortant du musée Hermann Hesse et me retrouvant à la terrasse de café jouxtant l’arrêt de la poste, ma bonne amie m’apprend, sur mon portable, que notre mère a été victime ce matin d’une hémorragie cérébrale. Elle est tombée en se lavant et ma soeur l’a trouvée gisant sur le carrelage vers midi, avant d’appeler l’ambulance. Elle est depuis lors dans un coma que les médecins disent irréversible, et ses heures semblent comptées. J’annule aussitôt mon voyage en Bretagne et je rentre a casa. Le sommelier doit se demander quel chagrin d’amour me fait ainsi chialer sur mes trois décis de Merlot.

           

    °°°

    Ma petite mère qui regarde, me suis-je dis tout de suite, du côté de son amoureux dont elle est séparée depuis presque vingt ans. Ma petite maman de samedi dernier dans sa robe bleue et avec ses cheveux coupés courts, comme jamais elle n'avait osé, et qui lui allaient si bien. Ma petite innocente qui va rejoindre son innocent...

        

    °°°                                                                                                                                                                                                                                                                                                    

    Tu me dis que tu es seule, mais tu n’es pas seule à te sentir seule: nous sommes légion à nous sentir seuls et c’est une première grâce que de pouvoir le dire à quelqu’un qui l’entende, mais écoute-moi seulement, ne te désole pas du sentiment d’être seule à n’être pas entendue alors que toute l’humanité te dit ce matin qu’elle se sent seule sans toi… 

    Je me souviens...

          

    (Noté dans le train du retour)

     

    Je me souviens d’elle dans la cuisine de la maison, auprès de l’ancien petit poêle à bois, tandis que je regardais les photos du Livre des desserts du Dr Oetker.

           

    Je me souviens d’elle en bottes de caoutchouc, maniant une batte de bois, dans la buée de la chambre à lessive.

          

    Je me souviens de ses photos de jeune fille en tresses.

           

    Je me souviens d’avoir été méchant avec elle, une fois, vers ma quinzième année.

           

    Je me souviens de sa façon de nous appeler à table.

           

    Je me souviens de son assez insupportable entrain du matin, quand elle ouvrait les volets en les faisant claquer.

     

     Je me souviens de sa façon de dire «pendant la guerre».

           

    Je me souviens quand elle nous lisait Papelucho,la série des Amadou ou Londubec et Poutillon.

           

    Jeme souviens de l’avoir surprise toute nue, une fois, en entrant par inadvertance dans la chambre à coucher des parents: je me souviens de sa forêt...

           

    Je me souviens de nos dimanches matin dans leur lit.

          

    Je me souviens de sa façon de nous seriner l’importance de l’économie.

           

    Je me souviens de sa façon de critiquer l’avarice de Grossvater, tout en prônant l’économie.

           

    Je me souviens du chalet de Grindelwald.

          

    Je me souviens de la maison de pierre de Scajano.

           

    Je me souviens de nos  baignades à Rivaz.

           

    Je me souviens de nos pique-niques en forêt.

           

    Je me souviens du grand baquet de bois, pour les grands, et du petit baquet de fer, pour les petits.

          

    Je me souviens de son explication rapport aux «pattes» qu’elle suspendait à l'étendage.

           

    Jeme souviens de sa discrétion (timidité) et de son indiscrétion (naïveté)

           

    Je me souviens de sa lettre à Kaspar Villiger, ministre des finances, rapport au sort des petites gens.

           

    Je me souviens de ses bas opaques.

          

    Jeme souviens de ses larmes.

          

    Je me souviens du cahier jaune qu’elle a rédigé à mon intention après la mort denotre père.

           

    Je me souviens de sa façon de me recommander de ne pas trop travailler.

           

    Je me souviens de sa façon de faire les comptes.

           

    Je me souviens de sa façon de préparer les «paies» de nos filles.

           

    Je me souviens de ses récents trous de mémoire.

          

    Je me souviens de sa querelle, à propos de la facture de l’entretien d’une pierre tombale de sa belle-mère que sa belle-soeur ne voulait pas l’aider à régler.

          

    Je me souviens de ses rapports délicats (voire indélicats) avec sa belle-fille etson beau-fils.

           

    Je me souviens des petits repas de nos dernières années, au Populaire ou à Sauvabelin, où elle me recommandait toujours de ne pas «faire de folies».

     

    °°°

    Parfois on a manqué l’aube, on ne l’a pas vu passer, on n’a pas fait attention, ou plutôt: on était ailleurs, c’est ça: on était partout et nullepart, on était aux abonnés absents, on n’y était pour personne et le jour apassé et ce matin c’est déjà le soir, on est tout perdu – on se demande sil’aube reviendra jamais…

     

    °°°

    Chapelle funéraire de Montoie, ce 25 août 2002. - Passé cet après-midi à la chapelle no 10 du Centre funéraire, où notre mère reposait derrière une vitrine. Elle avait, dans son cercueil, un air et une posture que je ne lui ai jamais vus, de très digne noble duègne espagnole peinte par Goya, mélange de dignité et de sérénité, la peau lisse comme de la pierre et les traits du visage bien détendus, les cheveux bien coiffés, les mains jointes d’une manière un peu forcée. C’est donc une troisième et dernière image que je conserverai d’elle, après la petite dame en bleu du divan aux cheveux coupés courts qui lui allaient si bien, il y a quelques temps encore, et la mourante sur son lit d’hôpital aux airs tour à tour paisibles et tourmentés.  

           

    °°°                                                                                                                                                                   

    Où est-elle maintenant ? Est-elle tout entière disparue ou survit-elle d’une manière ou de l’autre ? Sera-t-elle réduite à cette poignée de cendres que nous allons déposer en terre à côté de la poignée de cendres de son cher et tendre, ou ce qu’on appelle leur âme poursuit-elle quelque part une existence différente, à part leur existence survivant en nous ?

     

    °°°

    En réalité je ne sais rien de laréalité, ni où elle commence ni si elle avance ou recule, pousse comme un arbreou gesticule du matin au soir comme je le fais – ce que je sais c’est juste que tu es là, qu’ils sont là et que je suis là, à écouter cette voix se taire et nous parler…

     

    °°° 

     

    Pascal disait que l’homme du futur aurait le choix entre la foi et le chaos. Or, on en est actuellement au simulacre de foi, qui ajoute au chaos.

     

    °°°

     

    Tu es l’âme de mon âme, lui dit-il sans savoir quielle est, tu m’es plus intime à moi-même que moi, tu me connais par cœur, commeune chanson dont tu ajouterais tous les jours un couplet que je serais seulpourtant à pouvoir fredonner, à chaque aube je te retrouve enfin, mélodie etrefrain…

    °°°

    En lisant je me retrouve dans une aura. C’estpeut-être cela que je cherche, depuis le temps - je ne sais pas. En lisant, du plus loin que je me souvienne, je me retrouve dans la maison de notre enfance, et c’est notre mère qui nous lit les histoires d’Amadou, de Papelucho ou de Londubec et Poutillon

    En lisant je me retrouve dans cette chambre en enfance où nous sommes protégés de tout, et pourtant lire me sera bientôt la plus belle aventure. 

    En lisant je me retrouverai bientôt sur l’île au Trésor ou à Nijni Novgorod avec MichelStrogoff, vingt mille lieues sous les mers ou sur la lune - il me suffit d’écrire ces mots à l’instant pour retrouver l’aura que je retrouve en lisant.  

    °°°

    À Toronto, en octobre. - On se réveille parfois d’on ne sait quel combat harassant avec quel ange ou avec quels démons, on se sentbrisé, défait: on est exactement ce qu’on devrait être à la fin d’une nuit quiaurait duré toute une vie, mais c’est le matin et l’on sait ce matin qu’on est moins que rien et que c’est avec ça qu’il faut faire – qu’il faut faire avec…

    °°°      

    Si la rose de l’aube se défroisse c’est que tu l’as rêvé, c’est ton désir d’aube qui fait monter les couleurs, ton souvenir à venir de jours meilleurs, ton haleine venue d’un autre souffle, ton malheur de n’être pas digne de ce qui sera, ton bonheur d’attendre de nouveau tous les jours en te rappelant ce parfum d’avant l’aube qui t’attend.

    À suivre...

     

    Peinture: Mother, de Lucian Freud.

     

  • Mémoire vive (13)

    Munch15.jpg

    À la station-service ils ont l’air de naufragés, les grands chauffeurs aux bonnets tricotés en usine les faisant ressembler à des chevaliers médiévaux, ou les petits commerciaux à fantasmes bon marché; on pourrait croire qu’ils ne sont personne, mais à les regarder mieux on voit qu’ils sont quelqu’un et que cela même accentue leur air abandonné…

     

    °°°

     

    Votre vertu, votre quête, votre salut je n’y ai vu jusque-là que d’autres façons de piétiner les autres, et sans jamais, je m’excuse, vous excuser, sans demander pardon quand vous marchez sur d’autres mains qui prient d’autres dieux que les vôtres, sans cesser d’invoquer l’Absolu de l’Amour tout en bousculant dans le métro de vieux sages et de vieilles sagesses.

     

    °°°

     

    Celui qui se retrouve chez lui dans les pénombres de la forêt et des bibliothèques / Celle qui a sa clairière privée dont nul ne sait rien / Ceux qui aiment ce temps hors du temps de la forêt marquée en hauteur par des mouvements d’oiseaux, etc.

     

    °°°

     

    Ne te laisse pas contaminer, petit -   je sais que c’est plus difficile à faire qu’à dire, mais je te le dis : toi qui vivras dans cet enfer, ne te laisse pas salir mais ne te détourne pas, regarde bien cette laideur et cette misère : c’est le monde, c’est le monde imbécile et gratuit des journaux imbéciles et gratuits, c’est la saleté vendue et répandue pour rien, c’est la fortune des vendus imbéciles – c’est le monde que tu ramèneras à la vie.

     

    °°°

     

    En lisant César Birotteau, je me rends compte à quel point j’ignore les mécanismes précis de la société, et à quel point aussi ceux-ci sont ignorés de la plupart des écrivains contemporains.Tout ce que Balzac décrit en matière de nouvelles moeurs économiques, et notamment sur les pratiques de la Spéculation (c’est lui qui met la majuscule), ou ce qu’il montre des conséquences d’une faillite et des moyens d’y échapper, paraît d’un véritable expert et sans que le roman ne devienne jamais un reportage trop pesant.

    On parle de Balzac à propos de Simenon, mais je ne vois pas cela chez Simenon, à quelques exceptions près sans doute (tel Le Bourgmestre de Furnes), en tout cas pas avec cette précision (sauf pour le détail des métiers et des lieux) et cette conscience organique et morale, politique et même religieuse de la vie sociale.

    En voyant souffrir Birotteau, je me suis rappelé qu’en effet certains êtres souffrent d’être plongés dans le déshonneur social, alors que ma génération s’en est plutôt flattée. Mon père avait encore un honneur de ce côté -l à, monpère et nos aïeux, à n’en pas douter. Cela n’accusait pas forcément un conformisme à dédaigner, mais la survivance d’un respect que, trop souvent, et pour notre confusion, nous avons perdu.

     

     

    °°°

     

    Je viens d’achever la lecture de César Birotteau avec un sentiment rarement éprouvé à la fin d’un livre, sauf peut-être à la fin du Père Goriot, qui correspond au sentiment qu’une vie est achevée et rachetée en mêmetemps dans une sorte de saint retournement. Oui, c’est assez curieux: il me semble qu’il y a comme une aura de sainteté qui flotte sur la fin de ce livre poignant qu’on présente souvent comme le symbole d’une ascension sociale et d’une faillite, alors que j’y vois plutôt, pour ma part, un roman de l’ambition naïve, du déshonneur  et du rachat.    

     

    °°°

     

    Il n’y aurait plus rien, rien ne vaudrait plus la peine, tout serait trop gâté et gâché, tout serait trop lourd, tout serait tombé trop bas,tout serait trop encombré ; on chercherait Quelqu’un mais personne, on regarderait autour de soi mais personne que la foule, on dirait encore quelque chose mais pas un écho; on se tairait alors, on se tairait tout à fait, on ferait le vide, on ferait le vide complet et c’est alors, seulement - seulement alors…

     

    °°°

     

    La mesure toute française de Léautaud est nécessaire, mais non moins insuffisante à mes yeux. Trop sèche pour mon goût, et nous privant en somme  de tout ce que Charles-Albert, longuement, a si justement détaillé. De fait Léautaud nous prive de l’Orient et du cinéma suédois, des Indiens d’Amazonie et des paysans du Donegal, des chansons siciliennes et du plain-chant, il n’y en a chez lui que pour l’Île de-France et rien pour les Patagons ou la Haute-Engadine.

     

    °°°

          

    Périodes creuses, comme on dit. Et parfois nécessaires, comme au carreau de terre son temps de repos ; et laisser faire le temps alors, justement, sans cesser de veiller au grain.

     

           °°°

     

           À Ségovie, en février 2002. - Tout à l’heure nous avons gravi les 140 marches du donjon de l’Alcazar pour atteindre la plateforme qui donne sur les hauts plateaux de Castille. Ceux-ci, que nous avons traversés hier par les alentours d’Avila, n’ont cessé de me rappeler les poèmes de Machado que je suis allé saluer occultement dans sa maison à charmante cour intérieure gardée par un chat tout mité.

     

           °°°

     

           Moments de réalité absolue selon mon expérience: la vision de mon père mort, justeaprès... L’heure précédant la venue au monde de Number One, et l’aube de ce jour, les couleurs de l’aube de ce jour... La présentation de Number Two encore ensanglantée, arrachée aux entrailles de ma bonneamie... La présence de la petite Louise crucifiée sur son lit de torture - cette dernière situation concrétisant à mes yeux l’aporie de toute expression de la réalité - le réel impensable et intolérable réduit à une sensation ou à un cri. 

     

           °°°

     

           Celui qui rêve que la ville sur la colline se trouve inondée par les eaux noires dela lune / Celle qui sait maintenant de quel balcon tombe le lait des jattes /Ceux qui ont appris la puissance de la nature en observant le grand éboulementqui a  emporté la fabrique de briquetsmulticolores, etc.

     

     

           °°°

     

    Repris ce matin Balzac, avec Splendeur et misèredes courtisanes, où je ne m’attendais pas à retrouver Lucien de Rubempré.Très frappé, dans la préface, de tomber sur une observation liée à la sexualité délétère, visant notamment les petites filles. Le monde de Wonderland avant la lettre. Comme nous en parlions justement avec ma bonne amie, qui me disait que tout cela n’était pas nouveau, j’ai été intéressé de lire ce que raconte Balzac à propos des petits rats (dix, douze ans) de l’opéra que les beaux messieurs se plaisaient à dépraver. Reste que cet exemple est lié à un milieu étroit, babylonien en somme, tandis que la pédophilie de masse a quelque chose de beaucoup plus sourdement pathologique, me semble-t-il, relevant de la régression reptilienne bien plus que des vices raffinés. 

     

     

           °°°

     

           La  génération qui balise. La génération pour qui les soixante-huitards sont des dinosaures encombrants. Une génération qui a envie de vivre et qui manque d’aventures. Elle fait alors la fête, elle fait des mousse-parties, elle pratique des sports extrêmes, elle aime les films à effets spéciaux. Elle s’est reconnue dans Les particules élémentaires de Michel Houellebecq. Toutes choses que je prends avec le grain de sel de celui qui récuse le concept de génération.

     

           °°°

     

    Notre ami le théologienme dit qu’il n’y croit pas vraiment : que son intelligence l’en empêche, puis il me dit : toi non plus tu n’y crois pas, rassure-moi, aussi lui dis-je : non mon ami, je ne vais pas te rassurer, je ne sais pas si je crois, je sais de moins en moins ce que c’est que croire au sens où tu crois que tu ne crois pas, mais surtout (et cela je ne le lui dis pas) je ne sais comment je pourrais l’expliquer à quelqu’un que son intelligence empêche de comprendre rien.

     

             °°°

     

    Un livre c’est pour moi comme une lumière qui montrerait tout à coup les couleurs du vitrail, un livre c’est comme une fleur de papier qui s’ouvre dans l’eau, ou c’est comme l’eau que tu découvres toute nue et toute fraîche et toute froide et toute belle après le coup de hache dans la glace du lac…

     

    °°°

     

    Les écrivains ont toujours été, pour commencer, des lecteurs du monde, mais des lecteurs actifs, des lecteurs-abeilles qui transformaient la substance de leur observation en miel nourrissant.

    Décrire et comprendre le monde qui l'entoure n'est, certes, pas la seule fonction d'un écrivain, mais à l'ère des spécialistes atomisés et du café du Commerce planétaire, cet effort peut constituer l'un des aspects les plus intéressants de son travail, qui l'installe au coeur de la cité.

    Le meilleur exemple en est sans doute Balzac, dont La comédie humaine nous  fait parcourir tous les étages de la société française du XIXe siècle, dans la foulée d'innombrables personnages. On y voit naître le journalisme et s'effondrer un spéculateur, Paris se construire et l'Ancien Régime se défaire, mais ces observations sociales sont nourries de l'intérieur par un psychologue et un poète, dont la vision d'ensemble évoque celle d'un médium qui aurait tout éprouvé dans sa propre chair. 

    Si la France deBalzac offrait un tableau relativement stable, qu'un seul homme pouvait embrasser, il en va tout autrement du monde actuel, et l'on chercherait en vain un auteur français capable d'en produire une synthèse comparable. Pour faire image, on se contentera de placer Plateforme de Michel Houellebecq, pourtant l'un des plus vifs observateurs sociaux du roman français récent, à côté des Illusions perdues avant de conclure: y a pas photo!

     

    °°°

    En mai 2002. - Ma bonne amie très mal ces jours. Son air de gisant de pierre quand elle  est allongée dans la pénombre - son air de reine mongole sous sa yourte.

     

     °°°

          

    Les mots sont comme cette lampe de poche ce matin dans le bûcher, les mots éclairent les bouts de bois dont on se chauffera, les mots font mieux voir et les mots réchauffent à la fois : voilà ce que je me dis ce matin à l’instant de me mettre à écrire à la chaude lumière de ces premiers mots…

  • Mémoire vive (12)

    Rembrandt22.jpgToute l’humanité résumée dans les autoportraits de Rembrandt.

     

    °°°

    Le plus difficile est de trouver le ton juste. Je crois que Bukowski avait trouvé le ton juste par rapport à lui-même, mais imiter Bukowski, dans le genre « lumière sur la poubelle », nous voue au kitsch, comme Bukowski donne dans le kitsch en s’imitant lui-même.  

     

    °°°

    Journal inutile de Paul Morand. Très sec, parfois assommant (mondanités, comédie sociale, etc.) mais saturé de propos très corsés, parfois abjects, souvent piquants et justes. L’envers d’une écriture souveraine. Grand seigneur méprisant dans l’intimité de la princesse : l’écrivain supérieur à l’homme. 

     

    °°°

     

    Nécessité de tout transformer du brut de nos vies. Leçon de Teilhard dans Le Milieu divin : tout ce qui monte converge. Ne prêter le flanc à rien de bas, tout en restant en bas. Romain Rolland cité par Boris Cyrulnik : « On ne lit jamais un livre, on sel it à travers les livres soit pour se découvrir, soit pour se contrôler ».

     

    °°°

    Ils craignent d’être influencés, disent-ils, ils ne sont pas dupes de ce qu’ils croient des révérences convenues, ils ne voient pas que cela les agrandirait de reconnaître la beauté pour ce qu’elle est - autant dire qu’ils ne veulent pas la voir, même celle qui est en eux.

     

    °°°

    À Sanary-sur-Mer, en mars 2001, après une visite à Boris Cyrulnik. - Belle matinée de soleil printanier au marché provençal, où j'achète un petit oranger à ma bonne amie. En passant je souris à une vieille dame qui dit à sa commère: «Il me faut maintenant une sole bien dodue et bien charnue». Ce qui me rappelle le«haricot bien gras» de Molière.

     

    °°°

    Jean Eustache : «Et puis si quelque chose vous ennuie, vous êtes libre de partir. A mon avis, on a oublié deux choses dans la Déclaration des droits de l’homme: le droit de se contredire et le droit de s’en aller.»

     

    °°°

    En lisant  L’Outlaw de Simenon je me dis: voilà, c’est cela, le roman, il n’y avait personne et tout à coup il y a des personnages, il y a Paris et la dèche, le travail des hommes et les odeurs de la vie.   

    °°°

    Le type s’est  levé pour fermer les persiennes de l’autre pièce où il trouvait qu’il y avait trop de jour ; un instant il a regardé à travers les fentes des persiennes le retraité  d’en face en dessus du coiffeur, qui a toujours l’air aux aguets, à la fenêtre entrouverte de sa salle de bain ;il a vu le Bosniaque de la maison d’à côté qui passe des heures à scruter la rue en maillot de corps ; il a vu le coiffeur momentanément désoeuvré sur son seuil ; il a vu d’autres passants dont les gestes évoquaient autant de bribes de vie ; il s’est  vu derrières ses persiennes et il s’est dit que c’était la meilleure chose qu’il pouvait faire à ce moment-là, et il est resté comme ça toute la journée dans la pénombre, après avoir cueilli n’importe lequel des livres qui traînaient par là, et c’était Le capitaine est parti déjeuner et les marins se sont emparés du bateau.       

    °°°

    On repart chaque matin de ce lieu d’avant le lieu et de ce temps d’avant le temps, au pied de ce mur qu’on ne voit pas, avec au cœur tout l’accablement et tout le courage d’accueillir le jour qui vient et de l’aider,comme un aveugle, à traverser les heures…

    °°°

    Une légende non dénuée de charme fait apparaître Robert Walser en marginal romantique errant sur les routes comme un poète «bon à rien»  et composant, dans sa mansarde solitaire, une oeuvre célébrée pour son originalité mais en somme coupée du monde. Le fait queWalser ait passé le dernier quart de son existence en institution psychiatriqueet qu'il ait alors cessé toute activité littéraire, accentue le type «suicidé de la société», l'appariant à un Hölderlin ou à un Artaud. Or il suffit de lire les Promenades avec Robert Walser de Carl Seelig, qui se balada avec l'écrivain durant sa période asilaire, et prit soin de consigner ses propos, pour constater la parfaite lucidité de l'interné volontaire et la pertinence de ses jugements dans les domaines les plus variés, de la politique à l'histoire ou de la littérature aux choses de la vie.

     °°°

    C’est l’histoire de cinq fils de millionnaires, de la catégorie « multi », qui s’acoquinent avec un rejeton d’ouvrier pour lancer une revue.

    Comme ces lascars sont jeunes, la revue sera «contre». Et comme leurs pères sont tous furieusement révolutionnaires (déjà la« gauche caviar»), leur organe sera partisan de la Réaction avec, pour devises,« aimons les riches ! » ou « Grand Capital nous voilà ! », et pour titre : En arrière.

    Comme bien l’on pense, la parution de la revue jette un froid dans les bureaux immenses des pères, au point que ceux-ci menacent leur fils de leur compter leur argent de poche, à quoi l’un des petits malheureux répond : « A bas Aragon ! »

    Merveilleuse jeunesse pleine d’idéal. Et merveilleux Marcel Aymé, dans l’onde fraîche de la prose duquel on aime à se retremper et se « ressourcer », comme disent aujourd’hui les divorcées de milliardaires adeptes du développement personnel.

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    Je regarde, à la télé, ce reportage sur les animaux  abandonnés à la SPA. Le regard de ces chiens: celui qui a le cou littéralement scié (plaie ouverte sur tout le pourtour par une laisse en fil de fer) ou le petit clebs tremblant comme une feuille, rendu fou par on ne sait quoi ou qui, entre autres victimes de l’impitoyable sentimentalité humaine - tout cela m’attriste et me révolte. 

     

    °°°

    En lisant La guerre du goût, je comprends mieux ce qui me dérange tout de même chez Philippe Sollers, qui tient à sa prétention de se tenir au centre du centre (à Paris, coeur de la France et donc du monde) et au top du top.

    J’apprécie ce qu’il défend quand son goût est plus fort que sa vanité, mais celle-ci est trop souvent envahissante, qu’on ne trouve ni chez Proust ni chez Céline, lesquels savent simplement ce qu’ils valent. Il y a chez lui comme la conscience d’un manque, et sans doute faut-il le chercher dans son manque total de génie romanesque. C’est un grand commentateur mais pas du tout un créateur. Il sait ce qui est création chez Rimbaud ou chez Proust, mais il ne peut lui-même que citer ou mettre en rapport - il ne peut pas ajouter.

    Ni Femmes, qu’il trouve lui-même si révolutionnaire alors qu’il y parodie Céline, ni moins encore Portrait du joueur ou Paradis n’ajoutent quoi que ce soit auroman contemporain. C’est un écrivain du discours critique de tour classique,mais en rien un fondateur de style au sens où l’ont été un Proust ou un Céline,un Joyce ou un Ramuz, un Faulkner ou un Thomas Bernhard.

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    Sur ce tram passant aux Eaux-Vives est écrit: CECI EST UN TRAM.

     

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    En fait, je tiens plus à la liberté qu’à l’amitié. En outre je tiens plus à l’intimité qu’à l’amitié. Je tiens plus à la paix intérieure qu’à l’amitié. Je tiens plus à l’accomplissement de soi qu’à l’amitié. Un crétin a parlé de mon art de la brouille, comme si je prenais plaisir à rompre ou à m’éloigner d’amis décevants. À vrai dire j’aime l’amitié, mais pas celle qui m’oblige à me trahir.

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    Ne sachant qui ils sont eux-mêmes, et n’estimant rien de ce qu’ils sont, ils n’ont de cesse que de dénier aux autres le droit de croire en ce qu’ils sont ou à ce qu’ils font, et c’est alors ce ricanement du matin au soir, ce besoin de tout rabaisser et de tout salir, de tout niveler et de tout aplatir de ce qui menace d’être ou d’être fait - ainsi restent-ils aux aguets, inassouvis et vains, impatients de ricaner encore pour se donner l’illusion d’être.

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    Peut-être la désinvolture est-elle encore pire que l’indifférence ? 

     

    °°°

    La vérité qui se dégage du Songe d’un homme ridicule est que l’homme a tout souillé. «Le fait que je les ai tous débauchés !» Et ceci de plus terrible encore: «Quand ils sont devenus méchants, ils ont commencé à parler de fraternité et d’humanité, et ils ont compris ces idées.»

    °°°

     

    La distribution des couleurs, j’en suis convaincu, est une affaire de sentiments. Mais cela peut passer par les mots ou les sons. Chaque langage dit la même chose. Toutes les langues disent la même chose autrement.

    °°°         

    À Paris, le 11 septembre 2001, vers 16h., après une visite à Marina Vlady. - Je m’étais assoupi dans la mansarde de la rue du Bac lorsque Number Two m’a appelé sur mon portable et m’a appris quels terribles événements venaient de se passer à New York. Je me croyais encore dans un rêve, mais la réalité m’a sauté à la face quand j’ai allumé la télévision, où l’on voyait s’effondrer, l’une après l’autre, les tours jumelles du World Trade Center. Aussitôt j’ai pensé que l’Amérique, par trop arrogante depuis l’accession de Bush Jr au pouvoir, payait ainsi le prix de sa politique au Proche-Orient.

     

    3h.du matin. - Avant de m’endormir, je regarde encore ces scènes de film-catastrophe repassées cent fois en boucle tandis que le présentateurs’efforce de conserver à tout prix la tension, comme pour maintenir le suspenseet prolonger indéfiniment le spectacle. Or plus repassent les images et pluscelui-ci se déréalise tandis que se multiplient les formules en mal de sceau historique, du genre «un nouveau Pearl Harbour» ou «rien ne sera plus jamais comme avant», ou pire :  « Nous sommes tous Américains »…

     

    °°°

    À Paris, ce 12 septembre.- Me trouve à l’instant dans mon recoin matinal du Sèvres-Raspail, au zinc duquel j’entends un Français moyen s’en prendre aux Américains. Ceux-ci, selon lui,  ne s’intéressant dans le monde qu’au pétrole, n’ont en somme que ce qu’ils méritent. A la table voisine, en outre, une jeune file explique à son père que c’est sûrement Bush lui-même qui a «fait le coup»...

     

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    Nouvelle dénomination pour les pompes funèbres: l’Espace funétique.

     

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    L’alcool pour pallier le froid du monde et la platitude de tout.

     

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    L’agression faite au silence est plus grave qu’on ne saurait dire.

     

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    À Salamanque, en février 2002. - Certains jours sont plus discrets que d’autres, qui se pointent avec l’air de s’excuser. Pardon de n’être que ce jour gris, ont-ils l’air de vous dire, mais vous les accueillez d’autant plus tendrement que vous avez reconnu vos vieux parents tout humbles devant le monde bruyant -  et les revoici dans la brume  bleutée de ce matin, comme s’ils étaient vivants…