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  • Du blanc

     

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    Cézanne

     

    laissera

     

    de plus en plus de blanc

     

    entre les touches de couleur.

     

     C’est

     

    comme de l’air

     

    entre les pierres

     

    et le ciel.

     

    Ou même : entre les gris

     

    et les bleus et les jaunes

     

    et les verts des pierres.

     

    Silence

     

    entre les mots.

     

     

     

  • Obscure est la passion

     

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    En lisant Les ombres du métis, de Sébastien Meier.

     

    1.  Les faits et la fiction

     

    Que se passe-t-il ici et maintenant à côté de chez vous ? Que se passe-t-il dans le monde qui nous entoure, et comment les écrivains en parlent-ils ? Que disent, par exemple, les auteurs d’ici et de maintenant de ce qui se passe autour de nous, et faut-il en attendre quoi que ce soit qui ne relève pas de ce que le pur poète Mallarmé qualifiait avec dédain d’ « universel reportage », comme d’une façon de prostitution de la très noble écriture littéraire ?

     

    Ces questions furent déjà posées dans les années 70-80 du siècle passé, par l’éditeur Vladimir Dimitrijevic qui déclarait, dans les colonnes de la Gazette de Lausanne, qu’il manquait à la littérature romande actuelle un Zola.

     

    Sans donner dans la sociologisme littéraire, Dimitri, comme on l’appelait dans le milieu littéraire romand, pointait le manque d’ancrage de notre littérature dans le réel. Non sans forcer le trait, il affirmait que, de la réalité concrète vécue par les gens de ce pays, notre littérature ne donnait qu’une image édulcorée, stylisée à outrance, fuyant le plus souvent dans la nature ou quelque spiritualité vague. En bon macho serbe, Dimitri faisait l’impasse sur un certain nombre de romans publiés par des femmes (les Alice Rivaz, YvetteZ’graggen, Mireille Kuttel, Anne Cuneo ou Janine Massard, notamment) à l’évidence moins soucieuses de beau style que de réalités sociales terre à terre…

     

    Sur le moment, la paroisse littéraire ne réagit guère aux propos de l’insortable balkanique, pas plus qu’à la parution du pamphlet d’Etienne Barilier intitulé Soyons médiocres, fustigeant à sa façon le goût bourgeois de notre bonne société pour une littérature épurée de toute saleté, sanctifiant les purs poètes à la Gustave Roud et autres Jaccottet… 

     

    Quarante ans plus tard, la société cultivée romande traditionnelle est en voie de disparition, la critique littéraire survivote de façon sporadique, mais le débat proposé par feu Dimitrijevic (mort tragiquement en juin 2011) pourrait néanmoins se trouver relancé par de nouveaux auteurs moins « coincés » que leurs aînés et plus attentifs aux réalités « sales » du monde dans lequel nous vivons.

     

    C’est le cas du premier roman réellement abouti de Sébastien Meier, dont la source anecdotique (de lamentables bavures policières commises dans les hauts boisés de la ville de Lausanne) se trouve détournée avec une réelle intelligence romanesque. Plus précisément : Paul Bréguet, flic quinqua de la police judiciaire, est chargé d’enquêter sur l’agression d’un jeune métis retrouvé nu et violé dans le bois de Sauvabelin. Complication initiale : le policier en question apparaît d’emblée dans la peau d’un suspect, incarcéré pour éventuel meurtre.


    2.Le flic et le pasteur
    La littérature romande, assez fortement marquée par le calvinisme, a longtemps été régentée par le couple grave du Pasteur et du Professeur. Les instances morales de la Tradition furent certes chahutées par de vrais écrivains, à la fois puritains de souche et transgressifs par nature, de Ramuz à Chessex, et l’on pensait que le type du pasteur-pécheur à la Chessex disparaîtrait après la mort romanesque à souhait de celui-ci. Mais voici qu’un nouveau« ministre » du culte se pointe dans un roman policier, de belle figure et illico « à l’écoute », genre coach spirituel. S’il est précisé d’emblée que Paul Bréguet n’a « jamais beaucoup cru en Dieu », l’on sent chez lui une inquiétude liée à une nom moins évidente quête de sens. En face de lui, le jeune pasteur Manuel n’a rien du censeur conventionnel, s’impliquant progressivement dans le drame qui lui est raconté, avant de déjouer les manipulations et autres mensonges du policier. Ceux-ci apparaissent au lecteur par un subtil entrelacs de la narration, alternant les entretiens des deux hommes et le récit frontal, plus « objectif », des menées de Paul.

     

    Simenon2.jpg3. L’homme pris au piège

    Dans un entretien des plus éclairants, Georges Simenon évoquait un jour ce moment décisif où ses personnages « passent la ligne », sortant de leur« format » habituel sous l’effet de telle ou telle passion. Or c’est exactement ce qui arrive à Paul Bréguet, chargé d’élucider l’affaire du jeune métis retrouvé dans les bois et resté quelques mois dans le coma, quand il se trouve en face du jeune homme rétabli et découvre sa beauté, qu’il déclare « divine » au brave pasteur. Saisi par ladite beauté , même fasciné, il est en outre ému et révolté par ce qu’a subi l’éphèbe, et bientôt décidé à l’aider.

    Mais « ce n’était pas de l’homosexualité ! », s’empressera-t-il de lancer au pasteur, opposant son amour « pur » au vice sordide de ceux qui ont abusé du jeune homme dans un palace lausannois.

    Or nous verrons que la passion physique de Paul, en principe hétéro et père de famille, qui baisera le métis comme il baisera plus tard la procureur en pétard contre lui au fil d’une scène torride digne de figurer dans les annales de la justice lausannoise autant que du Centre de recherche sur les lettres romandes, corse le tableau sans ôter à celui-ci de sa vraisemblance « trop humaine ».

     

    4.En manque d’amour

     

    Comment le sieur Paul Bréguet, père d’un garçon de 14 ans, séparé de sa  première femme et remarié avec une Elizabeth mal résignée à la condition d’épouse de flic, peut-il affirmer que s’enticher d’un jeune homme et coucher avec lui n’est « pas de l’homosexualté » ?

    À cette question l’on répondra, au dam de tous les conformismes y compris homophiles, que les notions d’homosexualité, de bisexualité, de bicuriosité ou d’hétérosexualité recouvrent désormais une réalité mouvante voire océanique où pulsions et sentiments, vices prétendus « normaux » et« vertus » parfois meurtrières tissent une nouvelle réalité dont on ne sortira ni par acclimatation artificielle ni par retour à une morale rigide non moins factice, mais seulement par une nouvelle éthique fondée sur la tendresse et la loyauté de rapports humains viables pour tous.

    Malgré certains traits un peu forcés, la société (ou plus exactement la« dissociété », pour reprendre une expression de Marcel de Corte)  que décrit Sébastien Meier ressemble terriblement à celle dans laquelle nous vivons, dont toutes les relations semblent faussées par autant de simulacres.  A contrario, le romancier met en évidence le profond déficit de ce qu’on pourrait dire la tendresse aimante, dont l’appel de lumière rest présent tout au long du livre. D’une façon parente, l’on pourrait dire que la dérive de Paul dans l’effusion sexuelle  et, pour un bref épisode, dans  la drogue, recoupe celle du Bad Lieutenant d’Abel Ferrara, hérétique catholique notoire…    

     

    5. En manque de justice  

     

    Assistant au culte dominical protestant de l’aumônerie de la prison, Paule Bréguet, la tête ailleurs, en retient tout de même une sentence tirée de l’évangile de saint Jean : « Ne jugez pas selon l’apparence, mais jugez selon la justice ». Reste à savoir quelle justice…

    Le hasard a fait que, parallèlement à ma lecture des Ombres du métis, j’aie entrepris celle du Livre noir de l’Inquisition (Bayard, 2000), recensant les horreurs perpétrées pendant des siècles par l’institution dictatoriale la plus cruelle de l’histoire de l’humanité, sous l’égide de la sainte Eglise catholique et apostolique romaine. Paul Bréguet, sujet protestant, n’y pense pas, mais il sait la justice des hommes aussi relative qu’est infâme la prétendue justice divine, et lui-même va se faire justicier avec la même inconséquence que le jeune métis « se fait justice », selon l’affreuse expression. Quand Paul apprendra que son propre paternel, éminence présumée intègre du Droit cantonal,est lui-même un simulateur, on comprendra mieux sa rage désespérée, qui ne le blanchit pas pour autant. Symbole final : l’arme du crime, unique, portera les trace de multiples mains…               

     

    6. Une forme tirée du magma

     

    Ce premier roman abouti de Sébastien Meier a beau n’être pas un ouvrage littéraire comparable, disons, à cette sombre merveille qu’est La promesse de Friedrich Dürrenmatt : il n’en impose pas moins par la maîtrise de sa narration, son très remarquable dialogue, le jeu complexe avec les temps variés du récit, sa thématique et la pénétration psychologique surprenante que le jeune écrivain manifeste dans l’approche de ses divers personnages. Avec l’aide éditoriale de Nadine Tremblay, qui avait déjà coaché Max Lobe avec compétence et doigté, Sébastien Meier a réussi un livre marquant et sera, désormais, des jeunes auteurs de langue française avec lesquels il faudra compter.

     

     

    7. Ceux qui viennent

     

    Après l’apparition de Quentin Mouron, de Max Lobe ou de Joël Dicker, l’on constate un changement radical de mentalité, et de pratiques aussi, chez les moins de trente ans - au nombre desquels il faut ajouter un Damien Murith ou un Antoine Jaquier -, qui revitalisent, chacun à sa façon, la littérature suisse de langue française, ou plutôt disons : la littérature qui se fait ici et maintenant,  brassant une matière actuelle et de partout. 

     

    meier_140x210_102.jpgSébastien Meier. Les ombres du métis. Editions Zoé, 221p. 2014.

  • De la jalousie littéraire

    LittératureRetour sur A bonne école, de Muriel Spark.

    La jalousie entre écrivains (et autres artistes) fait partie des composants naturels de l’activité créatrice, souvent inversement proportionnelle au talent de l’auteur, même si la loi du «mon verbe contre le tien» fait parfois dérailler les plus cracks. Si l’envie de Machin, suscitée par le succès de Chose, relève de la banalité même, et de nos jours plus que jamais où le gros tirage fait figure de consécration, il est une jalousie plus profonde, liée au caractère inexplicable et parfaitement inégalitaire du « don » ou du « génie », qui mérite plus d’attention.

    Martin Amis, entre autres, en fit l’un des thèmes de L’information (Gallimard, 1996), brillant roman décrivant les relations d’amitié-haine de deux auteurs inégalement fêtés, mais c’est avec plus de légèreté et de malice satirique que Muriel Spark nous fait partager l’affreux tourment d’un jeune professeur de « creative writing » sévissant dans l’école itinérante qu’il tient avec sa moitié, momentanément installée à Lausanne-City, du côté d’Ouchy et de son cinq étoiles à salons feutrés où l’un des protagonistes va d’ailleurs peaufiner son premier roman.

    Installée à Ouchy pour quelques semestres, l’école Sunrise co-dirigée par Nina et son (provisoire) époux Rowland, offre, à une brochette cosmopolite de jeunes gens fortunés, d’étudier à la fois les secrets de la composition littéraire (c’est le job de Rowland, qui peine secrètement sur son propre projet de « grand roman ») et les règles de la bonne conduite à table ou en société, la sculpture grecque ou la météorologie (c’est, avec l’administration de la boutique, l’affaire de Nina et les invités de son réseau académique). Tout cela ne ferait que la matière d’une sitcom bonne à caser Paris Hilton si ne se trouvait, en ces murs, le Jeune Auteur Virtuel par excellence, déjà convaincu (comme ses parents) de son irrésistible talent, attelé à un roman qu’il dit lui-même d’une sensationnelle originalité (une version très libre des tribulations de Marie Stuart) dont la seule évocation, très vite, rend son prof fou de jalousie. Il faut dire que le jeune Chris, bientôt dix-huit ans, les cheveux rouges et les yeux craquants, est le charme incarné, et rien ne permet au lecteur de supposer que son roman ne soit pas aussi bon qu’il le prétend.

    Pour Rowland, au contraire, ce damné roman ne peut être qu’un navet, plus même : il le doit, et d’autant plus que le jeune homme refuse de le lui montrer. Au fil des jours, sa jalousie devient hantise, puis obsession l’empêchant lui-même d’écrire et de faire quoi que ce soit, au point d’impatienter sa très réaliste moitié, qui espérait au moins avoir épousé un futur romancier à succès ; et de se demander alors, comme elle pense que « tout est sexuel », conformément aux nouveaux poncifs, si la folie de Rowland ne cache pas une forme d’inconsciente homosexualité ?

    Le lecteur sourira au dénouement de ce petit roman caustique, qui épingle à merveille l’un des travers de l’époque : l’obsession de paraître, ou plus exactement : d’avoir l’air d’être. Dans cette optique, le fait d’écrire, mais surtout de publier, d’être reconnu pour avoir écrit, et d’avoir écrit pour avoir l’air d’être « plus », instaure un type de relation, avec soi-même autant qu’avec les autres, dont le livre n’est évidemment plus qu’un truchement, du genre miroir-prétexte, gadget socio-existentiel…

    Muriel Spark, A bonne école, Gallimard « Du monde entier ».

  • Ceux qui se protègent

     

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    Celui qui s’est constitué des défenses immunitaires dès son très jeune âge genre cabanes et cabanons de formes et de tailles variées / Celle qui s’est blindée contre les sarcasmes relatifs à un appareil dentaire dont elle avait plein la bouche / Ceux qui sortent couverts au sens post-métaphysique du terme/ Celui qui voit en la rêverie un parasol utile même par temps nuageux à couvert / Celle qui refuse de se soumettre au sado-masochisme fondant une partie de la mentalité catholique tout en pratiquant les dévotions qu’on attend d’une fille naturelle de l’évêque local / Ceux qui se réfugient dans la même bulle mais à distance des raseurs / Celui qui est juif pratiquant « pour l’ambiance » / Celle qui aime bien se retrouver sous l’avant-toit de ces listes où elle exorcise un peu de son sentiment de culpabilité par ailleurs indispensable à la dynamique créatrice de ses romans / Ceux qui jouissent de leur liberté de mouvement dans leur cellule de 20 mètres carrés avec vue sur les routes aériennes / Celui qui a instauré la pratique quotidienne des « dimanches de la vie / Celle qui découvre la merveilleuse contiguité d’un certain jaune acide et d’un certain vert turquoise dans ce tableau de Karl Landolt dont le lac fait écho à celui de sa fenêtre / Ceux qui retournent au Rijks voir certains tableaux pour se rappeler Dieu sait quoi / Celui qui n’a jamais confondu forme et format / Celle qui se coule dans la forme que lui interdit le format d’une morale corsetée / Ceux qui se taisent pour marquer l’imperceptible distance que requiert un peu plus de réflexion / Celui qui n’a jamais confondu une opinion jetée genre caquetage de Facebook et une idée personnelle fondée par l’exercice et l’expérience / Celle qu’a toujours révulsée le culte de l’informe d’un certain art contemporain verrouillé par des théories genre solution finale de tout débat / Ceux qui ne vont plus voir aux expositons que la « mise en scène » du commissaire ne cessant d’explorer de nouveaux concepts ma chère/ Celui qui entend échapper à toute forme d’indiscrétion en lançant les fâcheux sur de fausses pistes / Celle qui s’en remet à la panacée des laitues cuites àl’eau / Ceux qui restent poreux en dépit de leur forteresse immunitaire / Celui qui esquive toute opposition binaire en défiant le tiers exclu / Celle qui établit des listes sans les divulguer / Ceux qui se retrouvent pour se perdre de concert voire de conserve / Celui qui parcourt ces listes comme s’ils’agissait d’un marché de denrées coloniales où il suffit de cueillir ici une mangue javanaise et là un lamantin colombien sans un regard pour l’anguille pêchée à la vermée ou le solécisme andalou / Celle qui ne pense jamais avant l’apéro – ni après d’ailleurs / Ceux qui se disent bons pour la casse sans se casser pour autant, etc.

     

    (Cette liste a été jetée en marge de la composition d’onze nouvelles de 33 pages dont le recueil, provisoirement intitulé La Vie des gens, comptera donc 333 pages.)  

  • Ceux qui se gaussent

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    Celui qui se place très haut dans la courbe / Celle qui est née d’une rupture de continuité du principe de Peter / Ceux qui se gaussent des pays sans dette / Celui qui refuse de s’asseoir à la table des moqueurs (dit-il, citant The Bible) tout en se gaussant des Annamites phallocrates / Celle qui vit à crédit et se le reproche par contumace / Ceux qui estiment avec le comte Tolstoï (célèbre par la barbe de son cheval) que celles qui fument constituent un symptôme du mensonge existentiel / Celui qui appelle bla-bla tout effort de situer le débat au-dessus du niveau de la merde / Celle dont personne ne se moque plus depuis qu’elle a déposé son brevet d’acquisition d’argent facile / Ceux qui se rallient aux raisons de la junte thaïlandaise décidée à lutter contre la corruption des autres à son seul profit méritant / Celui qui a passé de la Quête à la revendication en renonçant au port de la cravate / Celle qui spécule sur l’idée qu’il faut brider la spéculation avec l’assentiment de son chauffeur castriste / Ceux qui citent La fin de l’histoire de Fukushima sans l’avoir lu plus que Le déclin de l’Occident d’Oscar Spengler / Celui dont la mentalité vinaigre fait tache d’huile / Celle qui est jeune de profession et coache donc les retraités positifs de son âge branchés karaoké / Ceux qui prônent la canaillocratie en sorte de rester inaperçus / Celui qui aura fait de sa vie une suite de visites alors qu’il rêvait d’un festival d’invitations / Celle qui se moque des créationnistes en affirmant que Darwin a écrit son livre en six jours et s’est reposé le dimanche selon la règle syndicale / Ceux qui rappellent à leurs jeunes écoliesr canadiens que le péché originel de l’islam tient à la prise en otage de la religion par la politique et que ça ne s’arrangera pas sans lar econnaissance du fait par les imams libéraux de demain qui marcheront main dans la main avec les esprits libérés du césaro-papisme et du fanatisme religieux du Likoud et consorts / Celui qu’on humilie en lui imposant un Trivial poursuit élitaire de centre-gauche / Celle qui tard levée jacasse déjà alors que son voisin néo-hégélien  planche sur sa réforme de l’aide au quart monde / Ceux qu’inspire leur hémisphère droit et rejettent par conséquent la ligne de pensée Ikea redéfinie par Comte-Sponville, etc    

    Peinture: Caspar David Friedrich

  • Ceux qui ont connu la fée Miam Miam

     

    Truie.jpgCelui qui fantasme sur son corps de rêve depuis l’effondrement des Twin Towers / Celle qui était majorette à Charleville au temps de Dutroux / Ceux qui la paient avec des peluches / Celui qui lui a conseillé d’évoquer des « doigts de fée » dans ses petites annonces / Celle qui lui a proposé de faire un lesboshow avant de s’apercevoir de son inconséquence en matière de gestion / Ceux qui l’on fait danser nue dans la robe du faux cardinal / Celui qui lui a juré qu’il caserait ses poèmes romantiques en se réservant un pourcentage en cas de succès monstre / Celle qui l’a mise en garde contre les premières atteintes de la mélancolie lourde / Ceux qui ont fait interdire le club des Pyromanes du Sexe dont elle était la doyenne / Celui qui croit que ses résultats au bac + vont lui valoir un prix spécial / Celle qui voudrait te convaincre que moins boire est un plus / Ceux qui ont pressenti qu’un destin tragique ferait connaître la vamp de la rue des Potiers surtout qu’un journaliste connu créchait dans le voisinage / Celui qui trouve aux travelos brésiliens une humanité nettement plus marquée qu’aux poétesses protestantes des cantons romands / Celle qui ne sort que rasée / Ceux qui lancent l’Atelier d’écriture des dominatrices coiffées en brosse / Celui qui demande à Miam Miam de lui faire un rapport sur les goûts des académiciens belges de plus de 66 ans qu’il classera de toute façon CONFIDENTIEL / Celle qui a fait  à Miam Miam une réputation de sainteté qu’elle estime tout à fait outrée et peut-être même préjudiciable au rayonnement de la sainte attitrée du quartier des Abattoirs /  Ceux qui travaillent au nouveau logiciel en 3 D qui leur fera goûter à la maison et en toute sécurité  hygiénique à l’Xtase selon Miam Miam, etc. 

    Peinture: Lucian Freud

     

  • Ceux qui sont sous médocs

     

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    Celui qui carbure à l’Optimax / Celle qui se shoote à la moraline / Ceux qui sniffent du snuff / Celui qui se dit malade d’être né / Celle dont le nez coule sur rendez-vous manqué / Ceux qui se consolent d’une peine de cœur par un plan cul / Celui dont le sang bleu se fige devant le drapeau rouge / Celle qui change de placebo après l’entracte / Ceux qui prennent l’avion pour élever le débat / Celui qui soigne son orgueil blessé par la Rolls du Bulgare / Celle qui se shoote à la formaline / Ceux qui braquent la pharmacie homéopathique pour soigner le mal par le mal / Celui qui s’est fait un fonds de commerce dans la pose de ventouses morales / Celle qui estime ( avec Ortega y Gasset son grand-oncle du côté de son aïeule madrilène) que le mouvement antithétique qui oppose les jeunes adultes de trente à quarante-cinq ans aux vieux adultes de quarante-cinq à soixante ans représente le moteur invisible  de la mutation psychosociale /Ceux qui ne sortiront jamais par la puerta grande (la grande porte) même en se faisant couper les oreilles et la queue/ Celui qui se rend en Albanie pour se faire implanter une jambe d’ivoire et en revient avec une molaire de bois greffée à la rotule / Celle qui se soigne du silence au gueuloir de Gustave / Ceux qui ont succombé à l’oppression thoracique de groupe en pleine Love Parade filmée par Kanal Sex / Celui qui rêve de tout avoir sans mettre la main à sa poche trouée / Celle  qui lit The Economist pour comprendre ceux qui la tondent / Ceux qui se mettent à la« diète unilatérale » en sorte de se trouver au diapason du bon docteur Wittgenstein / Celui qui est très « marche blanche » au niveau socio-affectif de masse / Celle qui s’incline devant les victimes en vérifiant que la caméra tourne / Ceux qui se mettent au lit pour surdose de lecture proustienne / Celui qui note quelque part (mais oû donc ? se demande la postière Fernande) que l’homo sapiens (à ne pas confondre avec le cretinus terrestris hétéro) partage le 70 % de son bagage génétique avec l’éponge / Celle qui s’éponge les aisselles avec un slip de son ex bas de plafond / Ceux qui s’aiment en tas comme les éponges échangistes, etc.   

     

  • La littérature des intermittents

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    (Choral parano)

     

    À propos du prétendu Blues des écrivains, dossier éploré du magazine Marianne concluant au désamour frappant  la littérature en France. De l’état plus nuancé des choses. Des constats de Peter Sloterdijk sur la transmission. Entre autres choses...

     

    Moi l’autre : - Et c’est reparti pour le lamento…

     

    Moi l’un : - Ou pour un marronnier estival de plus ?

     

    Ma sœur Anne : - Qu’est-ce qu’il entend  par marronnier, çui-là ?

     

    Moi l’autre : - Ce qu’on appelle marronnier en termes journalistiques, ma sœur Anne, désigne un sujet bateau servi quand la rédaction est en vacances, genre : La sexualité des Françaises ou Où en êtes-vous avec Dieu ? Et cette fois, c’est le désamour dont pâtiraient les écrivains en France…

     

    Ma sœur Anne : - Merci pour l’info : je capte.

     

    Moi l’un : - Donc à en croire le dernier dossier, vite fait sur le hamac, de Marianne, les écrivains français se sentiraient mal : à part quelques-uns ils relèveraient de l’aide sociale s’ils comptaient sur les revenus de leurs droits d’auteurs, ils seraient maltraités par les éditeurs, ils n’auraient que les Salons du livre pour se sentir exister, et les lecteurs de littérature éprouveraient « un même malaise »…

     

    La prof de lettres : -Il y a sûrement du vrai là-dedans, comme il y en avait dans La littérature en péril de Todorov, non ?

     

    Moi l’autre : - Sûr qu’il y a du vrai, mais le prétendu dossier est tellement« téléphoné » dans le sens du lamento qu’il laisse perplexe.

     

    Moi l’un : - Disons qu’il sent terriblement la France démoralisée se réfugiant dans les jérémiades genre intermittents du spectacle, pour qui tout devient revendication sur les fins de mois. Tout se passe comme si le vague mécontentement éprouvé par certains écrivains devenait vérité générale, et comme si le seul palliatif était d’ordre économique.

     

    Clément Lesage, libraire : - C’est vrai que ce dossier est très mal « cadré ». Que la littérature au sens que nous aimons foute le camp, c’est à la fois vrai et faux. Que la bonne littérature ne soit plus défendue dans les médias, c’est à la fois évident et relatif. Mais qui est à plaindre le plus : l’écrivain, le libraire indépendant, l’éditeur littéraire essayant de survivre ?  Quand Morgan Sportès se plaint de ne plus recevoir d’ « avances confortables » de son éditeur à la signature d’un contrat, il situe déjà le débat. Comme si l’« à-valoir » était un droit acquis !   

     

    Ma sœur Anne : - C’est qui çui-là, Morgan Sportès ?

     

    Moi l’autre : - Eh là, ma sœur Anne, tu n’as pas lu Tout tout de suite, le Prix interallié 2011 ? Et La dérive des continents ? Disons que c’est un emmerdeur talentueux un peu hors cadre. Un ancien ami de Guy Debord. Tu vois le genre ?

     

    Ma sœur Anne : - Debord j’adore ! Mais Sportés j’ignore !

     

    Clément Lesage : – Limite provocateur quand il reproche à son éditeur d’annoncer 150.000 exemplaire de son dernier livre aux médias alors qu’il plafonne à 60.000. Limite enfant gâté !  

     

    Moi l’un : - Et la littérature dans tout ça ? Elle survit ailleurs !

     

    JLK : - Tout juste Auguste. À vingt ans et des poussières, après un article bienveillant que j’avais consacré à son dernier livre, qui n’a pas dû atteindre les 600 exemplaires, Marcel Jouhandeau m’a écrit plusieurs lettres et recommandé de ne jamais vivre de ma plume : « Prenez un métier mon enfant, pour rester libre »…

     

    L’ancienne militante : - Il t’appelait « mon enfant », Jouhandeau ? 

     

    JLK : - Il avait 60 ans de plus que moi…

     

    Moi l’un : - Cette question des tirages fait fantasmer tout le monde…

     

    JLK : - Un jour que nous en parlions avec Jean d’Ormesson, le cher homme me cite Henri Michaux prétendant qu’un auteur se « compromet » à plus de 1000 exemplaires. Et Jean d’Ormesson de me lancer à juste titre : « Vous ne trouvez pas ça un peu snob ? ». Ceci dit, c'est à Michaux que je reviens tout le temps, pas à Jean d'O...

     

    Moi l’autre : - Ouais, tout ça revient à un changement complet de société…

     

    JLK : - C’est exactement ça. Il y a 40 ans, quand tu publiais un livre en Suisse romande, il y avait une vingtaine de critiques littéraires, souvent profs « à côté », qui te consacraient un papier, bon ou pas. Aujourd’hui...

     

    Moi l’un : - Tu vas te plaindre toi aussi ?

     

    JLK : - Que non pas : je me la coince. D’ailleurs j’estime qu’écrire et publier est une chance et un bonheur, et puis j'ai horreur des salons. Mais je lis ce matin, dans les carnets de Peter Sloterdijk, Les lignes et les jours, que son émission-philosophique à la télé allemande fait un tabac alors que la télé suisse romande reste toujours infoutue de se risquer à parler de livres et d’écrivains. Et je vais passer vite sur la dégringolade des rubriques littéraires dans nos journaux, comparées aux journaux alémaniques ou allemands.   

     

    La prof de lettres : - Il faudrait parler aussi  du peu de curiosité des enseignants pour la littérature…

     

    Moi l’un : - Tout se tient dans ce domaine de la transmission. Mais tout n’est pas perdu, je crois. Le même Sloterdijk dont parle JLK, dans un entretien paru dans le même numéro deMarianne, pose d’ailleurs cette question centrale de la transmission, non sans pessimisme.

     

    Moi l’autre : - Mais lui ne se contente pas de râler: il agit. Par ses livres. Par son travail de conférencier en Allemagne et partout. Quand il parle en public, Sloterdijk draine un public inimaginable en France ou en Suisse.

     

    L’ancienne militante : - Effet de mode, tu crois pas, genre "star de café philo" ? ?

     

    Moi l’autre : - Non :plutôt une tradition qui fait qu’en Suisse alémanique ou en Allemagne, la lecture publique est une pratique largement partagée.

     

    Moi l’un : - Qu’on voit pourtant resurgir, aussi, en Suisse romande et en France...

     

    Clément Lesage : - C’est vrai. Et puis il y a la Toile.

     

    Moi l’un : - Vous allez sur Internet, vous le « pur » littéraire ?

     

    Clément Lesage : - Et comment !

     

    Moi l’autre : - Mais vous n’êtes pas, quand même, sur Facebook ?

     

    Amina Mekahli : - Mais bien sûr que Clément est sur Facebook. C’est d’ailleurs un de mes amis ! On partage !

     

    Marianne, No 900. En couverture: Pourquoi l'Allemagne nous gonfle !
    Peter Sloterdijk. Les lignes et les jours. Maren Sell, 2014.

  • Du rêve au plus-que-réel

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    (Dialogue schizo)

     

    À propos du crash en Ukraine, de l’opération de Tsahal à Gaza, d’un assassinat sur les hauts de Lausanne, de la série danoise Borgen, de la construction d’un pont à Hong Kong et d’un polar lausannois de Sébastien Meier…

     

    Moi l’autre : - Donc on n’a pas rêvé ?

     

    Moi l’un : - Disons que ce serait comme dans certains rêves, genre cauchemars, où tout l’obscène de la réalité se conglomère tout à coup en un seul plan-séquence.  

     

    Moi l’autre : - Tu reconnaîtras pourtant que cette fois on aura eu droit à la totale en multipack : le crash de l’avion en Ukraine, le guerrier pro-russe à tête de sanglier et kalache qui refuse de laisser les observateurs observer, les corps tombés du ciel encore visibles dans les décombres, la gueule de serpent lustré de Poutine, les cadavres des enfants palestiniens ramenés en petits paquets à la maison, la gueule de porc gominé de Netanyahu, les bimbos parisiennes débarquant en Israël en brandissant leurs nouveaux passeports, les gueules de fous furieux du Hamas, ce pont fabuleux jeté dans le délire architectural de  Hong Kong, Sébastien Meier qui prétend que c’est arrivé près de chez nous et voilà que c’est là  qu’un mec jeté flingue l’ado de son ex avant de se flinguer. Tout ça rien qu’un soir !

     

    Moi l’un : - C’est vrai que ça fait beaucoup. Mais faut pas se leurrer : c’est tout le temps comme ça, la réalité réelle, si tu la captes en simultané. Comme disait Annie Dillard à propos des enfants nés malformés : les regarder attentivement a de quoi vous rendre immédiatement fous. Donc on regarde ailleurs. Quant aux dégâts collatéraux des guerres, le grand Staline les avait réduits à une de ces formules dont il avait le secret : « Un mort est une tragédie, un million de morts est une statistique ».

     

    Moi l’autre : - On pourrait dire aussi que le million de morts est le fait de millions de petits stalines et de petits hitlers et de petits pontifes césaro-papistes salaloufs de toute sorte…

     

    Moi l’un : - De fait, l’amalgame est plus que jamais au goût du jour, les généralisations abusives foisonnent et nos mères retournent à leurs films animaliers ou leurs séries. D’ailleurs une certaine intelligence du monde passe aussi, parfois, par les séries…  

     

    Moi l’autre : - Tu veux parler de Borgen ?

     

    Moi l’un : - Pourquoi pas, puisque nous avons attaqué la troisième saison hier soir !

     

    Moi l’autre : - Tu ne trouves pas qu’il y a là-dedans trop de lieux communs sur le pouvoir ?

     

    Moi l’un : - C’est vrai et faux, mais cette expression m’intéresse : le lieu commun. La série danoise ouvre un lieu commun où il est question de la femme accédant au plus haut niveau du pouvoir politique, avec ce que cela implique d’être à la fois premier ministre, femme mariée et mère. La série parle aussi beaucoup des effets latéraux des médias…

     

    Moi l’autre : - Ce qui a été fait et refait…

     

    Moi l’un : - Oui,mais pas comme ça. Pas avec ces personnages, pas avec ces acteurs, pas avec ce dialogue. On voit là, comme dans la fabuleuse série The Wire, ou comme dansCleveland contre Wall Street de Jean-Stéphane Bron, que de la fine et juste observation peut passer par des séries malgré les stéréotypes du genre.

     

    Moi l’autre : - De l’émotion aussi, et de la qualité artistique, comme dans Twin Peaks

     

    Moi l’un : - Pour en revenir à Borgen, série danoise d’un esprit assez proche de la mentalité helvétique par sa recherche des équilibres démocratiques sur fond de foire d’empoigne, ce qu’on peut dire est que l’élément humain toujours imprévisible y est présent jusque dans les situations et les types représentatifs qu’on pourrait dire relevant du« cliché ». Donc j’y vois du lieu commun dans le meilleur sens que Peter Sloterdijk relie à l’éthique de la table ronde…

     

    10499585_496746150456562_5790488648852827681_o.jpgMoi l’autre : -  Pour l’imprévisible, on mettra trois voire quatre étoiles au premier polar de Sébastien Meier, Les ombres du métis

     

    Moi l’un : - Alors là c’est la totale surprise : que ce lascar de vingt-six ans parvienne à filer, dans cette histoire invraisemblable, une réflexion si profonde sur les tenants et les aboutissants du mensonge, est proprement sidérant.   

     

    Moi l’autre : - Tu avais pourtant l’air sceptique au début…

     

    Moi l’un : - Pour le moins ! Cette histoire de flic hétéro craquant devant une belle petite frappe violée et retrouvée dans le bois de Sauvabelin, sur le canevas modifié d’un ancien fait divers local,  me semblait du dernier téléphoné. Puis j’ai lu ce papier de je ne sais quelle dame qui donnait dans les éloges graves. Et j’ai commencé de lire. Or malgré toutes les invraisemblances techniques du récit, dont visiblement Sébastien se fout autant que Chesterton promenant son Father Brown, j’ai croché…  

     

    Moi l’autre : - Chesterton ! Tu y vas fort…

     

    Moi l’un : - Bien entendu : rien à voir avec le génie catho, mais notre lutin a de réelles intuitions spirituelles et une qualité d’observation psychologique et sociale étonnante.   

     

    Moi l’autre : - Tu as parlé d’invraisemblance ?

     

    Moi l’un : - Juste un exemple quand, à la fin du roman, l’un des personnages se fait tirer une balle dans le genou et parle avec tout son aplomb comme si de rien n’était. Le lecteur réaliste regimbera, mais il ne s’agit pas d’un roman réaliste : il s’agit d’un roman moral.  

     

    Moi l’autre : - Ah bon ? On y baise tous genres confondus, on se shoote, on se prostitue et c’est moral tout ça ?

     

    Moi l’un : - Yes, sir : j’insiste. Comme tu sais, la vérité d’un livre se mesure à son empreinte sur le lecteur : ça marque ou pas. Et là, la marque est profonde, avec quelque chose de la révolte et d’une révélation qu’on pourrait dire de type évangélique même si ça choque les belles âmes.

     

    Moi l’autre : - Un roman chrétien alors ?

     

    Moi l’un : - Je n’aime pas ces catégories, et moins aujourd’hui que jamais. La société de Meier n’est pas celle de Chesterton ou de Bernanos, et son roman n’a rien d’une fable édifiante, pas plus que les films d’Abel Ferrara...

     

    Moi l’autre : - Autre piste ?

     

    Moi l’un : - Pas vraiment, vu que Lausanne n’a rien de New York.

     

    Moi l’autre : - Pourtant il s’en passe de fines…

     

    Moi l’un : - Bah, les partouzes du Palace ne font pas une ville-monde. Mais le roman aborde bel et bien une thématique urbaine en dépit de son ancrage très local. À ce propos, on doit savoir gré à Sébastien Meier de sortir des petite intrigues policières anodines qui ont eu leur petit succès dans notre petite contrée, pour descendre réellement dans les bas-fonds de ses personnages.   

     

    Moi l’autre : - Du jamais-vu ?

     

    Moi l’un : - À part ce dingue de Glauser et l’immense Dürrenmatt, je ne vois rien dans le genre. Même la série récente de Martin Suter le grand pro fait petite figure. Mais je parle surtout du potentiel à venir de Sébastien Meier, qui a déjà un éberluant talent de dialoguiste et ça c’est du tout neuf dans un pays dont le cinéma n’a cessé d’aligner les dialogues sonnant creux. En outre, ce malappris achoppe à une matière que les auteurs littéraires ont souvent considérée comme au-dessous de leur dignité ou peu typique de la réalité helvétique. On se rappelle je ne sais plus qui prétendant que rien ne se passe dans ce pays. Et voilà qu’on assassine sur les hauts de Lausanne, non loin du quartier de notre enfance où sept suicides ont été commis. Et le mec déboulant dans le cinéma porno pour flinguer les voyeurs. Ou ce violeur d’enfants posant récemment à l’offusqué à son procès. Et tant d’autres drames comme partout où rôde la bête humaine.   

     

    Moi l’autre :- À propos de bête humaine,  on a quand même l’autre versant de tout ça qu’on pourrait dire le constructif et le lumineux. Ce reportage, hier soir encore, sur la construction de ce pont à Hong-Kong. Cela ne t’a pas rappelé le roman de Maylis de Kerangal ?

     

    Moi l’un : Exactement ! Et ça m’a rappelé ce que Céline disait des hommes qu’il respectait : les constructeurs, par opposition aux destructeurs. À cet égard, les constats les plus noirs peuvent être constructeurs. Or je trouve que Sébastien Meier a la tripe du constructeur…

     

    Moi l’autre : - Et Joël Dicker là-dedans ?

     

    Moi l’un : - Sébastien Meier n’a pas le souffle narratif de Dicker, mais il ne sonde pas moins profond dans les eaux mêlées de la culpabilité…

     

    Moi l’autre : - Donc il faudra que notre ami JLK nous détaille les qualités et limites de cesOmbres du métis

     

    Moi l’un : - Ah mais, ce serait le moment que ce feignant se remue…

     

    Sébastien Meier. Les ombres du métis. Zoé, 2014.

  • Ceux qui assument leur part animale

     

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    Celui qui progresse de branche en branche / Celle qui se sent personnellement regardée par l'axolotl / Ceux qui se verraient bien renaître en panda convivial / Celui qui capte le message de la reine des abeilles / Celle qui se sent proche de l'esprit du lamantin / Ceux qui échangent avec le poisson-lune / Celui qui a traqué l'Apollon dans les Monts des Géants avant l'extinction de sa race du fait de l'anéantissement de sa plante nourricière / Celle qui retire son béret en lisant l'inscription à l'encre dorée sur le parchemin: Le papillon Sans Souci / Salue l'Oiseau Zeitvorbei (en clair: l'Oiseau à côté duquel le temps passe sans le toucher) /  Celui qui sait dans le champ succulent des colonies de chenilles voraces / Celle qui compare la sauterelle à un épileptique à ressort / Ceux qui font hennir leur hippogryphe / Celui qui amorce son hivernage au sein de Dame Nature / Celle qui sait par sa mère  l'alphabet du chardon / Ceux qui recommandent au bonobo les bilobas de Bilbao / Celui qui envoie une caisse de figues au babouin gourmand / Celle qui prétend avoir une âme chrétienne de même que la tortue et le toucan réclamant le baptême / Ceux qui nagent dans l'eau de lune tandis que rampe le légionnaire mal rasé / Celui qui se la joue Bombyx de la ronce en posture d'anneau du diable  / Celle qui fait toujours un effet boeuf à la réu des poules bouillies / Ceux qui allument la salamandre asturienne / Celui qui milite contre la cuisson à froid des poulets de l'espace / Celle qui rêve de s'installer dans le sous-sol de l'aquarium chauffé selon les normes / Ceux qui bourdonnent autour du cognassier tels des hannetons épargnés par le DDT / Celui qui se rappelle à la vue de Philippe Sollers (l'écrivain) à la télé que la paon est l'oiseau symbolique de mai / Celle qui a toujours évité d'irriter le vison et d'inquiéter le  bison / Ceux qui surveillent les essaims en espérant la mise en examen de la présidente du FMI qu'ils estiment une butineuse ingérable / Celui qui sait que l'épaule gauche du mouton est plus tendre au motif qu'elle travaille moins / Celle qui promène son homard que son psy consulte sur la profondeur des gouffres à l'aplomb du Cap Nerval / Ceux qui se rappellent le proverbe bantou conseillant de ne point atteler la charrue à la poétesse languide, etc.     

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  • Ceux qui vont leur chemin

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    Celui qui se laisse guider par son instinct / Celle qui a le sens du raccourci / Ceux qui évitent les étapes de franche convivialité où l'on expose son idéal au niveau du groupe / Celui qui a découvert les verts irlandais de la montée au Lukmanier / Celle qui reste interdite devant la limpidité des cascades de la Cristallina / Ceux qui s'agenouillent naturellement (ou peut-être surnaturellement) dans la chapelle de Baselgia /Celui qui a l'impression de se trouver quarante ans en arrière en passant de Lugano aux bourgs italiens tout proches où la vie ondule encore plus librement /Celle qui constate qu'en effet la descente sur Olivone est un événement pictural pour peu que le crépuscule flamboie comme sur la plus belles toile de Thierry Vernet / Ceux qui ont rampé dans les cheminées durant leur enfance de pauvres petits ramoneurs de la Verzasca / Balades11.jpgCelui qui prise l'architecture sans architectes / Celle qui déguste son poisson en l'imaginant nager en elle / Celui qui se lève avant tout le monde pour écrire tranquille / Celle qui se demande comment disparaître / Ceux qui se trissent par l’angle mort / Celui qui rejoint son bureau par les dunes / Celle qui se réfugie dans le thé dansant / Ceux qui se cachent dans la foule / Celui qui évite les jeunes mormons motivés / Celle qui est trop lâche pour se lâcher / Ceux qui sont balisés comme des pistes de décollage où rien ne décolle / Celui qui se multiplie par un premier enfant avec celle qui le lui a fait / Celle qui sert un Martini on the rocks au père batteur de la future pianiste de concert / Ceux qui ont fait des enfants pour mettre un peu de vie dans la maison des retraités / Celui qui fait bouboume à pépère à son premier poupon alors qu’il est plutôt genre trader cynique / Celle qui découvre un père attentionné chez les macho méditerranéen qu’elle a épousé pour son argent / Ceux qui se réfugient dans les replis de leurs houris / Celui qui découvre que la révolution du jasmin a des épines sous sa barbe / Celle qui vote avec ses lessives / Ceux qui sont venus à cause des Bonus et s’en vont avec / Celui qui estime qu’un crash européen est souhaitable afin de repartir d’un bon pied / Celle qui a des réserves de riz en cas de crise / Ceux qui pratiquent la méditation transcendantale en plein quartier des affaires et même parfois à l’heure de pointe / Balades06.jpgCelui qui plaint son pays d’être devenu ce qu’il est tout en se félicitant lui-même d’être resté ce qu’il était / Celle qui estime que la vocation d’un contribuable est de contribuer / Ceux qui sont de plus en plus médusés sur leur radeau / Celui qui s’abstient de ne pas voter sans être sûr que ça se remarque / Celle qui se rappelle la propension du peintre Auguste Renoir à casser tous les angles d’un nouvel appartement au marteau / Ceux qui vont voir ailleurs si le taux de change est meilleur, etc.

     

    Images: Thierry Vernet, Crépuscule sur Olivone. Photos JLK: à Seelisberg et dans le val Verzasca.

  • Ceux qui remercient sans merci

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    Celui qui prétend qu’il ne doit rien à personne  / Celle qui tient à ce qu’on sache qu’elle a fait un don aux mal entendants / Ceux qui reprennent d’une main ce qu’ils n’ont pas donné de l’autre / Celui qui se démarque publiquement de son mécène / Celle qui affirme à la télé que de toute façon les donateurs ont les moyens / Ceux qui rejettent l’héritage ressentimental de Jean-Jacques Rousseau dit l’Ours envieux / Celui qu’attriste sincèrement la furie d’ingratitude qui empoisonne le monde / Celle qui dit service à celui qui lui dit merci avant que celui-ci ne réponde pas de quoi et elle : mais si / Ceux qui ne peuvent concevoir de seconde naissance vu qu’ils nient la première / Celui qui croit qu’admirer l’amoindrirait / Celle qui récuse la notion d’éternel retour tout en reprisant ses vieux bas avec modestie / Ceux qui ne voient pas le mauvais œil d’un bon œil / Celui qui ne sait pas recevoir aussi gracieusement que donner / Celle qui ne croit pas que les pontons fassent les bons tamis / Ceux qui donnent moins que les poiriers en saison / Celui qui se targue d’une tête bien faite « au carré » / Celle qui voit un fil rouge courir entre Lascaux et Rothko / Ceux qui renouent avec les mains les liens coupés avec les dents / Celui qui va mater toutes les pièces de Shakespeare filmées par la BBC voilà c’est d ci d / Celle qu’on appelle la Lady Macbeth de Facebook / Ceux qui vous remercient encore d’être venus à leur souper de parvenus / Celui qui explique à ses étudiants que ce qui compte n’est pas le but mais le chemin en vertu de quoi ce n’est plus à Compostelle qu’on ira mais au bar du coin / Celle qui remercie Dieu de l’avoir faite comme elle est non mais vraiment  allo allo / Ceux qui se remercient mutuellement d’exister mais si, mais si / Celui qui se la joue success story à la Ligne de cœur où Natacha lui dit que l’important c’est dit croire  /  Celle qui est prête à tout donner pour être retenue à la Star Academy sauf sa vertu a-t-elle promis à Maman / Ceux qui ont compris que tout est dans tout et qu’on n’a rien sans rien si ça se trouve et même autrement, etc.   

  • Une Afrique très noire

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    À propos de La Minute mongole de Nétonon Noël Ndjékéry

    On s’en voudrait de ne parler que de la face sombre de l’Afrique contemporaine, et pourtant les livres se suivent, dont les auteurs assument une fonction critique qu’on ne saurait dire complaisante dans la noirceur, ressortissant plutôt à l’honnêteté et, plus largement, à l’espoir d’un monde meilleur.

    C’est ainsi qu’après l’éclatante charge tragi-comique de Congo Inc. d’In Koli Jean Bofane, le Tchadien établi en Suisse) Nétonon Noël Ndjékéry propose, après plusieurs romans remarquables, un recueil de cinq nouvelles marqué au sceau de la lucidité et, dans ses pages les plus émouvantes, de la compassion face à une réalité sociale et politique plombée par la misère physique ou morale, le poids de certaines traditions (notamment dans les relations entre hommes et femmes), l’injustice ou la corruption.

    La plus tragique de ces nouvelles, à la limite de l’insoutenable, est la dernière du recueil, intitulée Maman, les cocos ?  et décrivant, au pic d’une sécheresse, l’agonie solitaire d’une femme et de son enfant en bas âge, en proie à la faim et cernés par des chiens furieux dans l’indifférence splendide d’une nuit « belle à pleurer ».

    Or, comme souvent dans les livres de l’auteur, au tragique « objectif » d’une situation donnée s’ajoute un élément aggravant découlant de tel ou tel travers humain. Plus précisément, en l’occurrence, il s’agit du comportement paranoïaque d’un mari envers sa femme après la vaine attente d’une naissance, évidemment imputable à celle-là, jusqu’au moment où naît le fameux « enfant du miracle » après intervention d’un herboriste magicien sur les bords – mais cet heureux événement aura les pires conséquences sous l’effet du soupçon et de la jalousie.

    Dans La trouvaille de Bemba, premier récit du recueil, c’est un autre avatar de la domination masculine qui se trouve pointé dans l’histoire d’un notable imbécile impatient d’en mettre plein la vue à la jeune beauté qu’il convoite, par le truchement d’une pêche qu’il espère miraculeuse et se révèle des plus meurtrières…

    Plus cruelle, et même atroce par son dénouement, La descente aux enfers retrace les tribulations du pauvre Absakine, dont la boutique est anéantie par un obus avant que la guerre civile ne le chasse de chez lui avec sa femme Mariam, qui l’abandonnera plus tard à un sort des plus terribles.

    Comme dans ses Chroniques tchadiennes ou dans Mosso, ses romans précédents, l’écrivain tchadien s’en prend à un pouvoir à la fois violent et corrompu dont les turpitudes s’étalent dans les deux nouvelles centrales du recueil.

    La Carte du parti raconte, ainsi, la dérive finale d’un brave agronome enfermé treize ans durant dans la sinistre prison du Satanistan, au seul motif qu’il faisait de l’ombre à un arriviste haut placé et qu’un ministre en pinçait pour sa femme.

    Quant à La Minute mongole, dont le titre fait allusion à une plaisante entourloupe temporelle, elle concentre, dans une forme qui sent un peu trop l’artifice, la dénonciation d’un régime pourri par l’un de ses zélateurs en veine de confession tardive.

    Ainsi que l’écrit Sylvie Darreau dans sa postface à La Minute mongole, il y a chez Nétonon Noël Ndjékéry, humaniste attaché aux Lumières et conteur resté ancré dans la réalité tchadienne, un « bâtisseur de mots contre les maux du monde ».

    Vigueur narrative et clarté de l’expression, solidité de la construction et saveur du récit aux images évocatrices, empathie humaine et colère se fondent au creuset de son univers.

    NétononNoël Ndjékéry. La Minute mongole. La Cheminante, 2014. 179p.       

  • Ceux qui sont de bonne foi

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    Celui qui estime que toute foi est bonne si elle le prouve / Celle qui n’attend aucune preuve d’aucune foi sauf de bons pensers et de beaux gestes / Ceux qui considèrent avec Anton Pavlovitch Tchekhov (1860-1904) que la preuve de l’existence de Dieu est donnée par ceux qui y croient / Celui qui se figure qu’il est défendu par un lobby qui interviendrait en cas de de maladie à l’issue incertaine le frappant en toute injustice / Celle qui estime que seuls les gens fortunés ont droit à de grands chiens baptisés /  Ceux qui parlent fort en sorte de convertir les chaises droites de leur salon à la seule vraie foi/ Celui qui estime que mettre les pieds sur la table est un droit américain réservé aux classes aisées / Celle qui tient la basse-contre dans la série des Soprano / Ceux qui se feraient bien installer une cascade miniaturisée genre Twin Peaks dans leur jardin japonais / Celui qui estime que les relations entre grands-parents et petits-enfants comptent parmi les plus belles qui soient / Celle qui ébouillante la terrapène sous les yeux de son fils Bob qui en tirera vingt ans plus tard un roman à succès / Ceux qui sont restés trop Jean XXIII pour ne pas trouver suspecte la propension de Jean-Paul II à sanctifier des hurluberlus ou des réacs graves / Celui qui établit la liste des choses qu’il ne fera plus genre signer à un salon du livre / Celle qui prône l’établissement d’une Académie visant à consacrer les talents méconnus de son choix / Ceux qui estiment encore (résidu de temps en voie d’extinction) que c’est au lecteur de venir au livre et pas à l’auteur de gesticuler dans les médias et autres réseaux sociaux / Celui qui sait que tous deviendraient fous d’apprendre vraiment tout ce qui se passe au moment où ils lisent ces lignes / Celle qui se réclame de sa qualité de députée européenne pour exiger l’application des normes en matière de courbure des concombres aux membres masculins de l’Union /Ceux qui s’indignent à la pensée que nul en Corée du nord ne cillera à l’annonce de leur décès / Celui qui intrigue afin que son nom figure dans la prochaine Encyclopédie chinoise du XXIe siècle / Celui qui prend du bon temps en repoussant celui d’écrire ses Mémoires genre Confessions de Rousseau en plus olé olé / Celle qui pense que le drame de Rocco Siffredi et de n’avoir point lu les aphorismes de Friedrich Nietzsche (1844-1900) pondérant ses fantasmes ultérieurs sur la  volonté de puissance /Ceux qui sont assis à l’envers sur la fusée de l’Histoire heureusement désamorcée, etc.  

  • D'une échappée l'autre

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    À propos de L'Échappée libre,

    par Sergio Belluz.

    Nous vivons une époque où le roman est à l’honneur, et c’est très bien ainsi. Il y a de gros vendeurs (Guillaume Musso, Marc Levy, Katherine Pancol, Amélie Nothomb, notre compatriote Joël Dicker…) et une multitude de prix littéraires qui récompensent les romans de l’année et profitent à l’ensemble de l’économie éditoriale. Bestsellers ou confidentiels, géniaux, talentueux ou habiles, certains romanciers créent des univers littéraires particuliers ou extraordinaires, d’autres renouvellent le genre ou l’utilisent pour exprimer la réalité et on voit bien, à l’arrivée, que dans ses multiples subdivisions (jeunesse, formation, amour, aventure, policier, fantastique, historique, autofiction…) et sous ses divers avatars (bande dessinée, cinéma, série télévisée), le roman, et la fiction en général, répondent à la fois à un besoin de représentation, de reformulation, de synthèse, de personnification de la réalité, et à un besoin de divertissement, d’évasion, d’échappatoire, même, en lien direct avec (et en réaction contre) une société qui a fait de l’information un produit comme un autre, vendable et rentable, que les médias transmettent en fil continu, commentée ou brute, quotidienne et constante, proche et lointaine, humaine et déshumanisée, difficile à comprendre et souvent difficile à supporter.

    Léautaud.jpgMais on confond roman et littérature. La littérature n’est pas nécessairement le roman ni la fiction. Casanova et ses Mémoires de ma vie sont au premier rang de la littérature dans ce qu’elle a de plus humain et de plus raffiné, comme les Mémoires de Saint-Simon, comme le Candide de Voltaire, comme les Lettres de Mme de Sévigné, comme les Essais de Montaigne, ou les Journaux littéraires de Gide, de Julien Green, ou de Paul Léautaud. On peut s’y intéresser pour diverses raisons, mais ces œuvres n’auraient jamais passé le temps sans ce quelque chose dans le texte, dans le style, dans la manière de voir et de s’exprimer, qui retient l’attention, qui accroche, qui séduit, qui amuse, qui émeut, qui continue d’intéresser et d’émouvoir bien après la disparition de leur auteur et qui, par l’expression d’un univers à la fois personnel et littéraire, estompe la distinction entre ce qui serait fiction et ce qui serait réalité et rend caduques les jugements de valeur sur la supériorité d’un genre par rapport à l’autre.

    En fin de compte, seul ce qui est vrai et la manière d’exprimer ce vrai sont intéressants, une vérité qu’on trouve sentie et exprimée tout autant dans un bon roman que dans tout autre genre littéraire, autobiographique ou pas.

    Le journal littéraire

    Avec son ironie coutumière, Paul Léautaud a intitulé « Journal littéraire » ses notes quotidiennes sur la vie, l’amour et la littérature. Dans le même temps, il y réfléchissait sur la langue française, et y travaillait sans cesse à la forme, sans penser qu’un jour ce serait ce même fameux journal, tenu toute sa vie, qui deviendrait une œuvre littéraire à part entière et son chef-d’œuvre, bien plus que Le Petit ami, In Memoriam et Amours, ses trois « romans » autobiographiques.

    BookJLK17.JPGDe son côté, Jean-Louis Kuffer écrivait, dans Les Passions partagées : « Je rêve d’un livre qui ne serait ni journal intime, ni roman, pas plus que recueil d’essais ou d’aphorismes, et qui serait ensemble tout cela ». À la publication du gros dernier, on peut dire que ce rêve est réalisé et que ce livre, ces carnets, ces notes, ce journal kaléidoscopique et littéraire distillé sur plusieurs volumes – L’Échappée libre (1999-2013), Riches Heures (2005-2008), L’Ambassade du Papillon (1993-1999), Les Passions partagées (1973-1992) –, est à la hauteur de cette ambition, une petite merveille qui, par la grâce du style et l’intelligence du regard, restera à la fois comme la chronique fouillée, précise, d’une époque passionnante et comme le témoignage émouvant du parcours personnel d’un écrivain dont on connaît la méfiance à l’encontre des idées toutes faites ou de la critique jargonnante, dont on aime l’humour et la lucidité qui le porte à vivre chaque instant à fond et dont on savoure le style sans fioriture, net, presque sec, mais riche, subtil et virtuose, qui tient en laisse une hypersensibilité qui affleure partout.

    Entre parenthèse, on espère que, dans une future réédition, tous les volumes de cet indispensable chronique littéraire seront regroupés et bénéficieront, comme les journaux littéraires des frères Goncourt, d’André Gide, de Léautaud ou de Julien Green, d’un index général des noms cités – il ne figure, pour l’instant, que dans le dernier, L’Échappée libre – qui mettrait en valeur le magnifique travail de mémorialiste de Jean-Louis Kuffer, et permettrait à la fois de trouver facilement une référence, et de s’adonner frénétiquement au plaisir ou au vice d’aller piocher par-ci par-là un portrait ou un ragot. Le journal littéraire est à la littérature ce que Voici est au salon de coiffure : un irrésistible plaisir coupable. 

    Fermons la parenthèse et revenons à Léautaud, qui a souvent répété que pour lui, « écrire, c’est vivre deux fois ». Lire un journal littéraire de la qualité de celui de Jean-Louis Kuffer, c’est-à-dire une œuvre littéraire qui parle de littérature, c’est, en tant que lecteur, avoir la chance de vivre ou de revivre une troisième vie, qu’on découvre et redécouvre grâce au talent d’un observateur hors pair, dont on aime les notations honnêtes, franches, sans mensonges à soi-même, sur la vie, sur la perte d’un père, sur la naissance d’un enfant, sur la mort d’un ami, sur les doutes quant à sa propre valeur en tant qu’homme et en tant qu’écrivain, sur les moments de bonheur intense, sur les curiosités, sur les amitiés qui naissent et sur celles qui meurent, le tout agrémenté par-ci par-là, presque dans les marges, de délicieux « Ceux qui… », les fameuses improvisations humoristiques et virtuoses de l’auteur autour d’un thème donné, de facétieux exercices de style à la Raymond Queneau et à la Pierre Dac, qui mériteraient à eux seuls, par leur verve et par leur qualité littéraire, une publication à part, entre les aphorismes de Cioran et les Brèves de comptoir de Gourio.

    L’Échappée libre (L’Âge d’Homme, 2014)

    Le dernier volume en date, L’Échappée libre, couvre la période 1999-2013, et on a la suite de cette superbe chronique littéraire du monde vu de Suisse, dont les dates de publication ne suivent pas une chronologie stricte puisque Riches Heures, le volume précédent, publié en 2008, traite des années 2005-2008 et recoupe en partie la période évoquée dans L’Échappée libre, et que L’Ambassade du Papillon, qui traite des années 1993-1999, a été publié en 2000, avant Les Passions partagées (2004), qui couvre les années 1973-1992. Ça n’a d’ailleurs aucune sorte d’importance et sert même le propos de l’auteur qui, comme tout être humain, revient de manière naturelle, par association d’idées, par réminiscence, par nostalgie, sur les événements qui ont profondément marqué son existence, et les évoque et les analyse sous des angles changeants, en une sorte de « Je est un autre » qui s’appliquerait aux différentes évolutions du moi du narrateur.

    En parallèle, au fil de rencontres privées ou professionnelles, et avec ses portraits extraordinairement sensibles et précis, quelquefois drôles et vachards, mais toujours justes, Jean-Louis Kuffer arrive à restituer toute une époque. Dans ce volume, on s’entretient avec Paul Morand, ou Philippe Sollers, on y évoque les relations (houleuses !) avec Jacques Chessex et la mort de l’écrivain, on y découvre Quentin Mouron ou Max Lobe, une nouvelle génération de jeunes auteurs. 

    Dimitri3.JPGOn y sent aussi la tristesse de Jean-Louis Kuffer lorsqu’il apprend la mort de Dimitrijevic, l’ami et l’éditeur, dont des divergences d’opinion, politiques surtout, l’avaient séparé. C’est Dimitrijevic qui, il n’y a pas si longtemps, lorsque l’URSS condamnait ses meilleurs écrivains, avait fait connaître Vassili Grossman au monde entier et avait fait de L’Âge d’Homme, dans l’aire francophone, la référence absolue pour les magnifiques littératures slaves, que la prestigieuse maison a fait traduire et qu’elle continue à défendre sous la direction de la fille du fondateur.

    En passant, Jean-Louis Kuffer y parle aussi, en toute franchise, de ses rapports avec les éditeurs, de ses moments de découragement profond, de ses amitiés remises en cause, de ses doutes, de ses moments de plénitude, en couple, en famille ou en voyage. Et de ses relations compliquées avec sa famille, cette famille qu’on a déjà rencontrée dans d’autres œuvres (Le Pain de coucou, Le Sablier des étoiles …) et qu’on retrouve ici avec émotion, notamment ce père, si délicatement évoqué à travers le souvenir d’une balade sans paroles, à deux, du côté de Begur, sur la Costa Brava.

    RicheCouve.jpgRiches Heures (Poche suisse, L’Âge d’Homme, 2009)

    C’est à l’initiative de Jean-Michel Olivier, écrivain et directeur de la collection Poche suisse qu’on doit la Riche Idée de la publication de Riches Heures, qui propose quelques 2000 textes écrits dans les années 2005-2008. Ces Riches Heures, intercalées entre L’Échappée libre et L’Ambassade du papillon, font chronologiquement partie des années couvertes dans l’Échappée libre (1999-2013), mais lui font comme une parenthèse littéraire qui serait une sorte de bande annonce de l’ensemble, puisqu’il s’agit d’un superbe florilège du blog littéraire de Jean-Louis Kuffer (http://carnetsdejlk.hautetfort.com/), créé en 2005.

    Ces Riches Heures sont la suite de L’Ambassade du papillon, mais une suite qui prend un nouveau départ, et dont l’écriture s’enrichit de l’immédiateté de l’Internet et de l’interaction avec les lecteurs, fidèles ou ponctuels : « Pasternak disait écrire 'sous le regard de Dieu', et c’est ainsi que je crois écrire moi aussi, sans savoir exactement ce que cela signifie. Disons que ce sentiment correspond à l’intuition d’une conscience absolue qui engloberait notre texte personnel dans la grande partition de la Création. Ce sentiment relève de la métaphysique plus que de la foi, il n’est pas d’un croyant au sens des églises et des sectes, même s’il s’inscrit dans une religion transmise. J’écris cependant, tous les jours, 'sous le regard de Dieu', et notamment par le truchement de mes Carnets de JLK. Cela peut sembler extravagant, mais c’est ainsi que je le ressens. En outre, j’écris tous les jours sous le regard d’environ 500 inconnus fidèles, qui pourraient aussi bien être 5 ou 5000 sans que cela ne change rien : je n’écris en effet que pour moi, non sans penser à toi et à lui, à elle et à eux. »

    BookJLK15.JPGL’Ambassade du Papillon (Campiche, 2000)

    Dans L’Ambassade du Papillon, l’ouvrage qui précède L'Échappée libre et les Riches Heures, et qui traite des années 1993-1999, Jean-Louis Kuffer évoque ses rapports personnels, en tant que critique et en tant qu’écrivain, avec le monde littéraire romand, notamment la grande brouille avec Dimitrijevic, la fin d’une très grande amitié et la fin d’une époque. L’auteur y parle aussi de son activité de journaliste au quotidien 24 heures et de rédacteur en chef du Passe-Muraille, son magazine littéraire, un témoignage passionnant sur ce qu’est ou non l’engagement politique – l’information, la désinformation, la manipulation, le nationalisme, les médias, le vrai, le faux – lié aux rapports humains, rendus plus complexes encore par les ambigüités qui font se mêler amitié et édition, sentiment et pragmatisme.

    On y retrouve ces magnifiques moments de solitude et d’introspection quelquefois joyeux, quelquefois douloureux, cette lucidité sur soi-même, ces doutes personnels de l’auteur quant à ses qualités humaines ou ses capacités littéraires, cette fantaisie aussi, et ces pages extraordinaires de tendresse triste sur la maladie et la mort de Thierry Vernet, compagnon de route de Nicolas Bouvier dans L’Usage du monde et superbe peintre. On y savoure cet art du portrait littéraire ou humain, celui, en filigrane, de sa compagne, celui de ses filles, qu’il regarde grandir, mais aussi ceux fins, rageurs quelquefois, désabusés aussi, de Dimitrijevic ou de Jacques Chessex. On y éprouve ce sentiment du temps, et de la mort, cette conscience aigüe de l’importance de ce que l’on vit au moment où on le vit.

    En parallèle, on y rend compte de l’intérieur de toute une époque qui se terminait, celle de la guerre froide, et d’une nouvelle époque qui naissait, avec sa géostratégie complexe et sournoise incluant les médias et une partie de l’intelligentsia, dont les populations de l’ex-Yougoslavie et de bien d’autres pays – la Tchétchénie, la Géorgie, l’Irak, l’Egypte, la Syrie, l’Ukraine, le Soudan… –, continuent à faire les frais sous couvert de nationalisme ou de désir de démocratie, pendant que les grandes puissances s’arrangent entre elles pour préserver chacune leur importance régionale, leurs sources d’énergie et leur pouvoir d’achat. Diviser pour mieux régner…

    Les Passions partagées (Campiche, 2004)

    Dans ce volume, qui retrace les années 1973-1992, c’est la 'période Dimitrijevic' qui est évoquée, avec les grands auteurs serbes qu’on y publiait, et les vedettes-maison, Grossmann, Zinoviev, Volkoff, dont Jean-Louis Kuffer fait des portraits vivants, sophistiqués, musicaux, visuels, tactiles presque, n’hésitant pas à parler de leurs petitesses à plusieurs reprises. Il remarque, à propos de Zinoviev : « Le génie est incapable de se faire un œuf au plat ». Quant à Volkoff, il apparaît en chasseur, et ça lui va comme un gant. Lucien Rebatet fait l’objet d’un étonnant entretien, Denis de Rougemont ne peut s’empêcher de faire semblant d’ignorer l’existence de Friedrich Dürrenmatt, Gore Vidal fait une apparition élégante et pleine d’humour, Michel Tournier reste d’une politesse glaciale et fermée, Patricia Highsmith apparaît au contraire primesautière.

    En parallèle, l’auteur assiste à la mort de son père, à celle de sa mère, à la naissance de ses filles. L’enfance est évoquée à travers ses conditionnels – « Le conditionnel de notre enfance, c’était la clef des mondes. On serait sur une île, Toi, tu ferais les Indigènes et moi je serais Surcouf » – et à travers des notes comme « La maison de mon enfance avait une bouche, des yeux, un chapeau. En hiver, quand elle se les gelait, elle en fumait une » ou comme « La douceur bouleversante d’après les larmes de notre enfance, que nous cherchons peut-être à retrouver, de temps en temps, en essayant de pleurer sans raison ».

    Suisse96.jpgOn y parle aussi de voyage – « Le voyage indispensable pour se décentrer, avant de se recentrer » –, des allers-retours « sur » Paris – « J’ai besoin de ces deux pôles, de solitude et de multitude » – , et de la Suisse, enfin, dont il fait un portrait si terrible et si juste : « Les deux faces de la Suisse que je redoute le plus : tea-rooms d’un côté, chiens policiers de l’autre. »

    C’est d’ailleurs dans Les Passions partagées qu’on trouve peut-être une des clés de ce magnifique journal littéraire, dont on espère qu’il va continuer encore longtemps : « La seule bonne façon d’écrire me semble d’écrire tout le temps, non par automatisme mais par attention ».

  • Là-haut

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    «Soudain j’en suis sûr. Je le sais. Je n’ai plus le choix. Il faut que j’aille travailler là-haut. Il faut que je me sépare de ceux qui sont en bas. Il faut que, dans l’impatience d’être seul, je saute hors du monde.

     

    C’est comme le hourvari dans la forêt : le chevreuil anxieux soudain saute hors de la voie pour ne plus être repéré, pour ne plus être pourchassé, pour ne plus être sonné, pour ne pas mourir.

     

    « Là-haut » est une peite chambre sous le toit. Ce n’est qu’un matelas de quatre-vingts centimètres de large sous un Velux. Et ce n’est qu’un vieux corps nu qui,chaque jour, au milieu de la nuit, se glisse sous le drap, se glisse sous le ciel, se glisse sous la lune, se glisse sous les nuages qui passent, se glisse sous l’averse qui crépite. 

     

    Si un jour je ne me rends pas là-haut, si un jour j'en e me retranche pas des autres hommes, des malaises surviennent et l’envie de mourir remplace l’envie de fuir. Si je ne vais ne serait-ce qu’une seule heure là-haut, dans mon lit de silence, ne voyant que l’immense profondeur céleste par l’espèce de chien assis qui offre sa lumière à la page, mes maux se dissolvent, la paix gagne, l’âme s’ouvre, je ne souffre plus de rien, je m’oublie, l’intérieur de la tête non seulement se dégrise mais s’effrite, mon âme devient transparente, translucide, sinon lucide, sinon devineresse.

     

    Siècles,familles, enfants, nations se dissolvent là-haut.

     

    Page du ciel toujours lisible entre les tuiles et les rebords de zinc ».

     

    (Extrait du prochain livre de Pascal Quignard, Mourir de penser, neuvième section de Dernier royaume, à paraître en août chez Grasset, lu au moment de l’apparition d’un petit rouge-queue descendu du nid sous le toit, là-haut, se reposant au bord de la nouvelle grande fenêtre de  ma chambre d'en haut…)