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  • Ceux qui ont comme un doute

     

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    Celui qui croit croire / Celle qui trépigne lorsque tu lui fais observer que le coup de l’immaculée conception est une entourloupe tardive et de seconde main / Ceux qui affirment tranquillement que les religions ne sont que des agrégats d’opinions tributaires du climat / Celui qui a écrit (en allemand) que « la conscience de l’infini n’est rien d’autre que la conscience de l’infini de la conscience » / Celle qui a découvert que seule l’imagination protégeait de l’athéisme en conséquence de quoi elle s’est tricotée une petite laine / Ceux qui ont conclu (vers dix-sept ans)  que la conscience de Dieu n’est autre que la conscience du genre humain / Celui qui pense avec Feuerbach (Ludwig Andreas) que l’amour fait de l’homme un Dieu et de Dieu un homme / Celle que toute forme de théologie a toujours hérissée à  commencer par la grave mine des théologues / Ceux qui estiment qu’un Dieu servant les désirs de ses créatures ne peut être pris au sérieux / Celui qui croit savoir que Moïse n’a jamais existé / Celle qui a l’instar de Savonarole fait accroire qu’elle a des entretiens privés avec Dieu / Ceux qui ont jugé irrecevable le millénarisme panthéiste de Michel Servet et l’ont donc brûlé avant de s’aller baigner aux Pâquis avec des putes calvinistes / Celui qui a écrit que « le slip Eminence fait bon ménage avec la gaine Scandale » entre autre inventaire à la Prévert / Celle qui exerce son sens critique bientôt octogénaire en lisant Porphyre le contempteur de l’hétéroclitisme limite foutraque des Ancien et Nouveau Testaments / Ceux qui constatent que la foi déplace surtout des montagnes d’inepties / Celui qui appelle Dieu Celui dont il se croit l’élu particulier en vertu de ses qualités d’ailleurs consacrées par l’Académie de Belgique / Celle qui ne se flatterait point tant de ne manquer aucune messe si elle était née au Sahel en période de famine / Ceux qui voient en le Manuel des confesseurs un ouvrage « plus immoral que les écrits du marquis de Sade » / Celui qui a la foi du chardonneret / Celle qui découvre à la lecture attentive de la Bible que Josué mène une guerre génocidaire encouragée par un Yahweh assoiffé de sang / Ceux qui pensent avec Darwin que « le Tout est une devinette » sans être tout à fait darwinistes pour autant / Celui qui est de plus en plus mécréant et de plus en plus attaché à vingt siècles de christianismes multiformes sans oublier Lao-tse et les poètes de partout / Celle qui estime que la somme des religions n’a rien à envier à la somme des guerres même s’il faut nuancer n’est-ce pas / Ceux qui trouvent dans les écrits du sieur Casanova cette vision méritant d’être citée in extenso un lundi matin à ciel de traîne : «Je vis une masse de lumière éblouissante  et immense toute remplie de globes, d’yeux, d’oreilles, de pieds, de mains, de nez, de bouches, de parties génitales de l’un et l’autre sexe, et d’autres corps dont les formes m’étaient inconnues qui circulaient dans la masse avec un mouvement continuel mais inégal pour ce qui regarde la vitesse et la direction », etc.

    Peinture: Olivier Charles.

  • Ceux qui ne pensent qu'à ça

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    Celui qu’a toujours obsédé la Colombe de Bâle / Celle qui ne pense qu’achats / Ceux qui rêvent de faire pouffer Mona Lisa / Celui qui fait le vide par le plain-chant / Celle qui rougit en avouant qu’elle tire le diable par la queue / Ceux qui n’auront jamais couché que leurs dernières volontés / Celui qui a fini par épouser la veuve Poignet / Celle qui n’avouera jamais à son psy son rêve du minaret à col roulé / Ceux qui répètent volontiers que tout est pur à ceux qui sont purs / Celui qui ne s’est jamais vanté de ce que vous croyez / Celle qui ne pense jamais à mâle / Ceux qui ont fait vœu de tasse de thé / Celui qui rempile Wonder / Celle qui affirme que ces choses-là ne l’intéressent pas du tout du tout n’est-ce pas Yolande ? mais alors du tout du tout du tout / Ceux qui ne situent pas le marathon à ce niveau-là / Celui qu’on a surnommé Le Bouc mais rien ne le prouve dans le canton / Celle qui déclare à l’Abbé Glapion que son homélie l’a fait jouir / Ceux qui affirment que leurs enfants ne penseraient jamais à ça mais vous vous rendez compte / Celui qui insinue que Tintin cherche quelque chose en courant après le yéti /  Celle qui sublime en dansant la bourrée / Ceux qui en parlent à tort et à travers faute de le faire / Celui qui a rangé ses outils au fond du jardin / Celle qui lit le Dialogue des chieuses de Pierre Louÿs et ne trouve pas ça joli-joli / Ceux qui se disent au-dessus des sous-entendus relatifs aux dessous de la sous-secrétaire d’en dessus / Celui qui a le complexe des dupes mais une maman rien qu’à lui / Celle qui s’y entend à démêler les nœuds / Ceux qui pissent dans le violon sans tirer l’eau ces saligots, etc.    

     

     

     

  • Notes d'insomnie

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    Insomnie I. – CELA m’empêche de dormir et c’est bien : je reconnais CELA pour mon bien, CELA ne se dit pas, qui advient lorsque je me retourne ou me déporte. CELA est mon indicible et ma justification non volontaire.

    Angoisse. – Je me dis qu’elle n’est pas de moi et précisément : elle est en moi le plus que moi qui me taraude, m’interroge et me porte à faire éclater ce moi trop étriqué et trop personnel. Par elle je renoue avec le fonds impersonnel qui procède de la personne mystérieuse. CELA est ma zone sacrée.

    Blanchot. – Longtemps je me suis couché sans le lire, mais ces nuits de bonne heure j’ouvre L’Amitié comme un recours secret. Je ne désire en parler à personne. Leur culte m’a fait me tenir à distance tout en le lisant en douce de loin en loin, lui en son moi nombreux, son silence clair, tellement doucement éclairant.

    Mondanité. – Tenue de ville exigée. Dressing code. L’endroit où il faut être. Toutes ces formules d’un théâtre nul me remontent à la gorge en lisant Comment parler des livres qu’on n’a pas lus ? Cela même que je fuis avec Walser et Bartleby à travers les taillis et le long des arêtes.

    Grimace. – Le fantasme est grimace, qui n’est même pas un masque. Celui-ci serait pudeur ou protection, allusion à autre chose, même pulsion pure, tandis que le fantasme est sans histoire, j’entends le fantasme sexuel numérisé et mondialisé qui ne raconte rien mais branle la multitude.

    Bartleby. – L’esquive de celui qui refuse de jouer ne me suffit pas. Je serai l’ennemi de l’intérieur. Je sonderai la bauge et m’en ferai le témoin. Ils croient m’avoir mais je leur souris au nez : je réponds à leur parole vide par mon silence songeur. Je mimerai leur vulgarité et leur platitude. Je vis tous les jours ce grand écart entre la substance et l’insignifiance.

    Du non intérieur. – La Daena, de l’angéologie iranienne, est le modèle céleste à la ressemblance duquel j’ai été créé et le témoin qui m’accompagne et me juge en chacun de mes gestes. Au moment ultime je la verrai s’approcher de moi, transfigurée selon la conduite de ma vie en une créature encore plus belle ou en démon grimaçant. Ma Daena n’attend chaque jour qu’un petit non qui soit pour elle une pensée belle. Elle attend ta conversion matinale, me dis-je en lui souriant, puis je l’oublie en attendant demain qui m’attend, mais je garde en moi ce petit non que j’oppose à tout moment à ce qui risque d’enlaidir ma Daena…

    Insomnie II. – CELA est à la fois le butoir et l’échappée. Tout vise à l’esquiver ou à l’acclimater dans la société du non-être, mais CELA me tient présent. Telle étant l’injonction secrète de CELA: rester présent.

     Joseph Czapski, huile sur toile.

  • Ceux qui visent le Bonus

     

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    Celui qui banque sans provision / Celle qui se la joue Boni and Cash / Ceux qui briguent le leadership du produit structuré / Celui qui s’identifie à l’Entreprise au niveau des gains et profits / Celle qu’on appelle la Tueuse du Panier /  Ceux qui ont repéré ze place to be / Celui qui vit en phase avec le nasdaq / Celle qui pense « primes » depuis sa période Pampers / Ceux qui se définissent plutôt comme facilitateurs qu’en tant que chasseurs-cueilleurs / Celui qui vit le stress post-traumatique du trader trahi / Celle qui gère de grosses fortunes sans prendre un gramme / Ceux qui se réclament de la Bible pour justifier leur fortune bien vue du Copilote selon Billy Graham / Celui qui a connu Soros à Davos / Celle que Paulo Coelho appelle l’Alchimiste de ses placements / Ceux dont une menace d’enlèvement marque l’entrée en Bourse / Celui qui ouvre son coffre pour aérer son Titien / Celle qui a épousé un banquier sans visage TBM / Ceux qui citent parfois le Che pour faire chier les actionnaires / Celui qui est prêt à investir dans le recyclage des organes sains mais hors de Suisse et par firme-écran interposée / Celle qui gagne un million de dollars à l’émission Cash or Clash pendant que sa mère boursicote sur son Atari hors d’âge et que son père grappille des peanuts à Wall Street /  Ceux qui estiment que quelque part un Bonus justifie une vie  / Celui qui est devenu banquier à vie vers trois ans sur cooptation des Pontet de Sous-Garde réunis à Courchevel / Celle qui ne voit pas d’un bon œil l’imam pisser le dinar / Ceux qui répètent au téléphone qu’ils sont armateurs et non arnaqueurs / Celui qui dépose toutes ses économies à la Banque qui lui signe un reçu hélas oublié dans le tram / Celle qui pense que c’est dans la nature humaine de vouloir gagner toujours plus alors qu’elle même n’a jamais été intéressée mais ça aussi tient à la nature humaine vous savez quand on y pense Madame Schlup / Ceux qui décident parce qu’il paient et cesseront de payer sans le décider, etc.

     

  • Ceux qui vont de colocs en colloques

     

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    Celui qui a rencontré  Liz Norton à la coloc de Salamanque l’année de la chasse aux étourneaux / Celle qui se rappelle le brouillard de Salamanque dont seules les têtes des passants émergeaient comme dans une toile de Magritte / Ceux qui se sont mis ensemble pour dire à Fabien le Français arrogant de mieux nettoyer la baignoire après ses bains interminables / Celui qui a partagé à Tübingen la chambre d’un futur serial killer alors passionné de poésie érotique japonaise / Celle qui a pleuré lorsque le Français arrogant lui a lancé qu’elle était juste bonne à se faire mettre en cloque par un des mecs de la coloc / Ceux qui ont fait connaissance à la coloc de Valladolid où ils ont approfondi une première fois la thématique de la fameuse Controverse dont certains sont devenus spécialistes plus tard et se sont retrouvés en divers congrès / Celui qui a fait pas mal de pays aux frais de la fac de lettres de Bologne /  Celle qui a fait voter un fonds spécial pour ses voyages en Chine où elle a fait mieux connaître les premiers poèmes de Gustave Roud l’esthète des sous-bois / Ceux qui ne vont plus qu’aux colloques offrant l’hébergement avec piscine / Celui qui connaît tous les spécialistes mondiaux du Canto XIII de la Commedia de Dante dont il a lui-même proposé une relecture au niveau des substructures latentes / Celle qui répète volontiers à ces dames du salon de coiffure Chez Rita que son professeur de mari ne lui dit rien de ses rencontres extras de conférencier souvent absent  mais lui rapporte à chaque fois son petit cadeau / Ceux qui se sont brouillés à Berkeley au symposium sur le Lien et ont renoué à Nantes au colloque sur la Séparation / Celui qui a beaucoup travaillé sur les écrits attribués à Kilgore Trout avant de rencontrer la veuve de Kurt Vonnegut qui lui a révélé la vérité dont il tirera un article sur le thème du refoulé mystifiant / images-4.jpegCelle qui a rencontré Roberto Bolano dans un cocktail où il lui a dit qu’elle avait la même dégaine qu’un des personnages de son roman-somme à paraître probablement après son décès / Ceux qui ont cru voir la silhouette de Benno von Archimboldi derrièreles fusains du Hilton de Montréal alors qu’il s’agissait de celle de Réjan Ducharme / Celui qui a été surpris (physiquement) par la taille du professeur Umberto Eco rencontré à Malmö et que diverses femmes journalistes harcelaient pourtant / Celle qui a découvert Le nom de la rose en version espagnole pendant sa coloc de  Tolède d’où elle est revenue diplômée et toujours méfiante à l’égard des moines érudits montrant certaine alacrité dans la libidinosité /  Ceux qui sont reconnus de leurs pairs après avoir publié des articles jamais lus par leurs mères /Celui dont on prétend qu’il lève une femme dans chaque colloque et parfois deux quand ça se prolonge / Celle qui se trouvait à Amsterdam dans la salle des spécialistes allemands d’Archimboldi jouxtant celle des commentateurs anglo-saxons beaucoup plus expansifs et applaudis par le public  / Ceux qui prétendent avoir rencontré Elizabeth Costello à tel ou tel congrès alors qu’elle n’a cessé de se tourner les pouces dans le livre qu’elle a inspiré à J.M. Coetze peu avant son Nobel / roberto-bolano-blanes-2.jpgCelui qui révèle gravement à ses collègues du Colloque 2666 que Roberto Bolano a piqué l’idée des salles rivales d’Amsterdam (et leur effet comique) à un roman de Martin Amis, avant qu’un chercheur anglais précise que celui-ci l’a fauchée au roman de Colm Toibin consacré à Henry James et que Liz Norton se lève enfin  pour indiquer la source de cette super idée chez Borges l’Argentin et Boccaccio l’Italien / Celle qu’on dit l’incollable des colloques / Ceux qui rédigent le Routard des Colloques avec restaus chics et bon trucs du cru, etc.  

     

    2666.jpg(Cette liste a été jetée sur une nappe de papier de l'Hôtel El Hana International, à Tunis, en marge de la lecture de 2666 de Roberto Bolano)

     

  • Présence de Philippe Jaccottet

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    Révérence amicale au poète, qui a franchi, le 30 juin, le cap des 95 ans... 

     

    C'est un des grands poètes vivants de langue française que Philippe Jaccottet, dont l’œuvre fut la première, d'un auteur romand vivant, à faire son entrée dans la prestigieuse collection de La Pléiade.

    Pour mémoire, rappelons que Philippe Jaccottet est né à Moudon le 30 juin 1925, qu’il a fait des études de lettres à Lausanne et s’est établi en 1953 à Grignan, dans la Drôme, en compagnie de son épouse Anne-Marie, artiste peintre. Le lien de Jaccottet avec le pays romand n’a jamais été brisé pour autant, entretenu par de fidèles amitiés (avec Gustave Roud, Maurice Chappaz, Jean Starobinski et Anne Perrier, notamment) autant que par ses relations avec nos éditeurs et autres journaux et revues accueillant longtemps ses textes de chroniqueur littéraire. C’est cependant à l’enseigne de Gallimard que son œuvre a acquis sa notoriété internationale, avant d’être traduite en plusieurs langues et commentée dans les universités du monde entier.

    Poète de la présence au monde le plus immédiat, dans la proximité constante de la nature, Philippe Jaccottet s’est également fait connaître pour ses traductions de très haut vol, dont celle de L’Homme sans qualités de Robert Musil et L’Odyssée d’Homère, entre autres auteurs italiens, allemands, espagnols ou russes.

    Dans sa préface à un recueil de Jaccottet (Poésie 1946-1967), Jean Starobinski célébrait la recherche, dans son œuvre, d’une « parole loyale, qui habite le sens, comme la voix juste habite la mélodie ». On ne saurait mieux résumer la démarche du poète de Grignan, quête de sens et de perles sensibles au jour le jour, notamment dans ses merveilleuses notations de rêveur solitaire, aux  modulation musicale de joies et de douleurs captées au plus près.

     

    Dans la lumière de Grignan. Une rencontre, cette année-là...

    C’est à la lumière, déjà, qu’on se sent approcher du lieu. Là-bas, au sud de Valence, lorsque la vallée du Rhône s’ouvre plus large au ciel et que les lavandes et les oliviers répandent leurs éclats mauve-argent dans les replis intimes d’un paysage encore montueux, à un moment donné vous sentez que la lumière à tourné et que vous allez retrouver un certain «ton» pictural et musical (au sens d’une peinture et d’une musique mentales mais sans rien d’abstrait) qui émane pour ainsi dire physiquement des livres de Philippe Jaccottet et des aquarelles de sa femme, comme il y a un ton propre à la lumière du Vaucluse de René Char, voisin d’en dessous, ou à celle du Lubéron de Giono, voisin d’en dessus.

     

    La lumière de Grignan, un dimanche après-midi d’hiver, comme assourdie sous le ciel pur, dans les rues vides du bourg et plus encore sous les hauts murs du château de Madame de Sévigné, puis dans la chambre à musique de la vieille maison tout en hauteur où habitent les Jaccottet depuis plusieurs décennies dont la douce patine rend les lieux pleins de tableaux et de livres aussi simples et familiers que l’accueil de nos hôtes, cette lumière du dehors se prolongeant à l’intérieur nous renvoie naturellement aux promenades du poète et aux tableaux de sa compagne. C’est cette même lumière, d’ailleurs, et tout ce qu’elle relie, qui a constitué l’une des «surprises» fondamentales de la vie des Jaccottet à Grignan, où ils s’installèrent dès 1953 et qui devint leur véritable «foyer» poétique.

    «Nous voulions vivre autrement qu’en Suisse, remarque Anne-Marie Jaccottet. Nous étions attirés par le Sud et, comme nous avions peu de moyens, nous avons imaginé cette solution». Pour l’écrivain contraint de gagner sa vie, la traduction fut estimée la possible alternative à la plus confortable carrière de professeur en Suisse romande, permetant en outre au poète de se tenir plus libre et concentré devant «la chose», loin de l’agitation du milieu littéraire parisien. Ainsi, avec une famille bientôt agrandie (Antoine vint au monde en 1954, et Marie en 1960), et sans que le travail de l’un n’écrase jamais l’autre (on se rappelle la femme de Ramuz renonçant bientôt à la peinture...), les démarches du poète et de l’artiste, marquées par la même recherche de la lumière, s’épanouirent-elles à la même approche du réel.

     

    Comme nous évoquons l’origine de l’acte créateur, à propos de la rêverie merveilleuse sur laquelle s’ouvre le Cahier de verdure, où le poète parle de ce qui le pousse encore à écrire «pour rassembler les fragments plus ou moins lumineux et probants, d’une joie dont on serait tenté de croire qu’elle a explosé un jour, comme une étoile intérieure, et répandu sa poussière en nous», Philippe Jaccottet s’est mis à parler, non sans précautions scrupuleuses, avec son refus coutumier de toute certitude assenée, de ce qui s’est révélé dans la lumière de Grignan.

     

    «Ces surprises étaient d’ordre lumineux, donc si on commence à réfléchir prudemment, on pourrait dire que cette multiplicité d’éclats pourait provenir d’un centre auquel on pourrait doner le nom de joie, très lointainement, parce qu’il s’agit de la manifestation d’un sentiment qui semble avoir été beaucoup plus intense en d’autres temps. Dans certaines oeuvres du passé, je pense à Homère, ces éclats qui reflètent la réalité sont, en tout cas, beaucoup moins soumis au doute qu’aujourd’hui. De la même façon, je pourrais trouver, dans mes souvenirs d’enfance ou d’adolescence, des moments où se sont manifestés des éclats de cette joie, mais rien ne s’en est déposé par écrit. D’ailleurs le mot joie, l’idée centrale adviennent après des expériences frêles et immédiates qui me sont venues ici au fil de nos promenades. C’est ici que mes yeux se sont ouverts sur le monde sans que cela participe d’aucun programme ou d’aucune décision. J’essaie toujours d’être dans le présent et le plus possible dans l’immédiat. »

     

    Cette présence immédiate, qui se traduit dans ses livres par la recherche constante du plus simple et du plus juste (tous ses commentateurs relèvent cette incomparable justesse d’une parole qui investit le réel avec une sorte de douceur puissamment irradiante), Philippe Jaccottet, et sa femme tout pareillement à l’évidence, la vit au quotidien et sans pose. Ses lecteurs savent, dans son oeuvre, autant que ces feux épars de la joie que symbolise notamment tel cerisier au bord de la nuit, la présence du doute et d’une «éternelle inquiétude», le poids aujourd’hui du vieillissement et le rappel quotidien des atrocités qui ensanglantent le monde. Or plus que les massacres suscitant l’indignation ostentatoire de nos grands intellectuels, c’est, soudain, dans la chambre à musique, le rappel de la disparition de deux amis chers de longue date qui fait peser toute l’ombre de la mort avec une espèce de densité physique. Naguère critiqué par tel pair politiquement engagé lui reprochant de se «promener sous les arbres» au lieu de le faire «sur les barricades», Philippe Jaccottet n’a rien pour autant de l’esthète diaphane qu’on imagine parfois et l’on sent, à ses côtés, sa femme participer à l’accablement, voire au dégoût que peut susciter le spectacle de notre drôle de monde.«S’il m’arrive, précise le poète, de faire mention de faits d’actualité qui m’indignent, je me vois mal les rappeler comme des mérites particuliers... L’oeuvre de Mandelstam vaut-elle par ses rares implications «politiques» ou par son total engagement poétique et existentiel ? Et ne voit-on pas aujourd’hui qu’un Rilke, supposé s’être complu dans le voisinage de dames aristocrates, reste plus «réel» et agissant sur de jeunes lecteurs que tant de littérateurs dits «engagés» ? Philippe Jaccottet lui-même , qui s’est posé maintes fois la question de la légitimité de toute parole «après Auschwitz», écrit cependant «que la poésie peut infléchir, fléchir un instant, le fer du sort. Le reste, à laisser aux loquaces»...

    Jaccottet5.jpgAnne-Marie Jaccottet peint «d’après nature», comme on dit, avec des éclats de joie chez elle aussi qui rappellent un peu, en plus modeste, les contemplatifs lumineux à la Bonnard. «Ce que l’on voit dans ces paysages et dont on sent l’odeur, c’est la terre au matin», écrivait Paul de Roux à propos de ses aquarelles, faisant comme un écho à Jean Starobinski qui disait Philippe Jaccottet «l’un de nos plus merveilleux poètes de l’aube.» Avec une attention émouvante, le poète lui-même commentait ainsi la progression de sa compagne: «Ayant vu cette oeuvre s’élaborer lentement,à travers les obstacles qu’une femme, embarrassée d’autres tâches inévitabéles, rencontre chaque jour, cequi n’a cessé de me surprendre, c’est la façon dont le temps, qui nous use, sait aussi nous aider: on ne voyait pas se faire les exercices, les essais, les retouches qu’on imagine indispensable, il y avait même des périodes, impatiemment subies, d’inactivité forcle; et comme brusquement, on se trouvait da ns une phase nouvelle, on était monté d’un étage; comme si le changement, le progrès (manifeste) s’étaent fait «en dormant», comme si c’étaien les jours eux-mêmes, et les nuits (presque autant que l’oeil et la main) qui avaient agi». Et ces mots aussi, du poète à propos de l’artiste, ne pourraient-ils être retournés au premier ? 

    Ce qui saisit, en tout cas, dans la lumière déclinante de l’après-midi d’hiver à Grignan (plus tard, de la terrasse du château ouverte aux lointains pénombreux, ce seront ces «couleurs des soirs d’hiver: comme si l’on marchait de nouveau dans les jardins d’orangers de Cordoue»...), et alors même que Philippe Jaccottet récuse avec insistance son accession à la sérénité de l’âge, c’est la justesse, là encore, d’un partage vivant de la lumière des jours.

     

    Jaccottet02.jpgMusique du silence. Morandi vu par Philippe Jaccottet. Ce texte figure dane le volume de La Pléiade sous le titre Le Bol du pèlerin.

     

    Philippe Jaccottet s’est le plus souvent gardé de parler des peintres qui le touchent le plus, et l’on comprend que, devant l’art éminemment dépouillé et «silencieux» de Giorgio Morandi, le poète ait trouvé vain d’ajouter à «ces poèmes peints un poème écrit». Et pourtant il semble bien légitime, aussi, que le contemplatif de Grignan, touché par les toiles du peintre autant que par les «rencontres» faites dans la nature (un verger, une prairie, un flanc de montagne) s’interroge sur le pourquoi de cette émotion commune et de cet étonnement répété, renvoyant à l’énigme du visible et de notre présence au monde.

    Tout un chacun peut d’ailleurs se le demander: pourquoi cet art si statique et répétitif apparemment, voire apparemment insignifiant, avec ses paysages comme assourdis et ses natures mortes (que Jaccottet propose, à l’allemande, d’appeler plutôt «vies silencieuses») de plus en plus sobres et dépouillées, pourquoi cet art des lisières du silence et du «désert» monacal nous parle-t-il avec tant d’insistante douceur, et, plus on y puise, avec tant de rayonnante intensité ?

    Morandi3.jpgRévélant l’attachement profond de Morandi aux oeuvres de Pascal et de Leopardi, tous deux poètes des abîmes métaphysiques qu’il rapproche sur le même «fond noir» constituant l’arrière-plan de Morandi et Giacometti, et figurant en outre le «ciel» de notre siècle cerné d’horreur et de vide, Philippe Jaccottet montre bien que, loin de se détourner de «la vie», comme on a pu le lui reprocher à lui-même, le peintre travaille, avec une intensité extrême, à ce qui pourrait représenter une démarche de survie: «Comme si quelque chose valait encore d’être tenté, même à la fin d’une si longue histoire, que tout ne fût pas absolument perdu et que l’on pût encore faire autre chose que crier, bégayer de peur ou, pire, se taire».

     

    A plusieurs reprises, citant Jean-Christphe Bailly qui compare le rituel pictural de Morandi à la cérémonie du thé japonaise, Jean Leymarie évoquant les fleurs du peintre «coupées, peut-être, par des anges», ou Valéry célébrant la «patience dans l’azur», Jaccottet fait siennes et rejette à la fois ces variations rhétoriques en concluant qu’«il y a de quoi désespérer le commentaire, mais «pour la plus grande gloire de l’oeuvre». Et de risquer cependant lui-même de passer pour «un fameux niais» en se livrant tout de même au commentaire, bien plus éclairant d’ailleurs, à nos yeux, que ceux de maints «spécialistes».

    Sans paradoxe, Philippe Jaccottet confirme aussi bien notre sentiment que l’eau dormante de Morandi contient un feu puissant, une puissance d’unification et un élan du bas vers le haut que le poète rapproche, d’une manière saisissante, de l’apparition de l’ange incandescent surgi, du fond du paysage, au deuxième chant du Purgatoire de Dante. Rien pourtant de symboliste ni même d’explicitement religieux dans l’art de Morandi, que Jaccottet apparente néanmoins à une «conversation sacrée» et à un art de transfiguration qui ferait de chaque humble objet un petit monumnent, une stèle à la lisière du temps, ou ce bol blanc (blanc de neige, de cendre ou de lait matinal) dans lequel le pèlerin, à l’étape du «puits du Vivant qui voit», recueillera l’eau de survie.

     Phlippe Jaccottet, Oeuvres. Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1626 p.

     

  • Ceux qui résistent à la folie

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    Celui qui s’exclame « Soyons fous ! » sur Facebook et récolte aussitôt des milliers de « J’m » et autres « Merci d’exister Jean Paul ! » /Celle qui répand le bruit par Twitter que Shakeaspeare aurait été misogyne et antisioniste avant l’heure / Ceux qui exaltent la folie sur France-Culture et vont ensuite prendre un verre chez Francis / Celui qui taxe d’élitisme son cousin Pyrame qui lit les Mémoires de Saint-Simon dans son coin / Celle qui n’a pas lu une ligne de Saint-Simon mais a entendu dire que ce royaliste avéré ne comprenait rien à la paysannerie française de son époque donc c’est pas demain qu’elle va s’y mettre / Ceux qui voient de qui parle le méchant petit duc quand il écrit : « Il sent le faux en tout et partout en pleine bouche » / Celui qui se sent de plus en plus libre et léger à l’écart de ceux qui l’ont exclu de leur groupe de conscience / Celle dont la folie ordinaire enrichit tous les jours son carnet d’adresses / Ceux qui ont planifié la vente des organes de leur aïeule bavaroise dans la centrale de traitement des défunts en relation avec l’Ukraine et la Bulgarie / Celui qui ne trouve aucun attrait au « dérèglement systématique des sens » prôné par des masses de profs en pantoufles / Celle qui voit un nouveau Rimbaud en son fils Kevin dont elle espère juste qu’il ne vire pas trafiquant de carabines au Harrar / Ceux qui voient la folie ordinaire s’étaler dès qu’ils ouvrent la télé mais de plus en plus rarement à vrai dire / Celui qui aime la naturelle contre-folie des enfants hélas menacée de passer plus vite que la sienne / Celle dont la contre-folie se concentre dans la réalisation de vieilles recettes picardes et dans la lecture de Madame de Sévigné / Ceux qui vous menacent de ne plus vous parler si vous ne lisez pas le dernier Pancol / Celui qui n’a plus aucune curiosité hors des questions d’orientation sexuelle différente / Celle qui croit tout savoir parce qu’elle est connectée / Ceux qui estiment pièces en mains que Voltaire DOIT être présenté aux lycéens français en tant qu’islamophobe misogyne /  Celui qui se shoote à la moraline avant d’émettre le moindre jugement / Celle qui trouve insupportable la liberté des ses voisins hétéros se roulant des pelles devant les enfants de sa compagne Albertine sur fond de Couperin ce réac / Ceux qui sont fous à lier de servitude volontaire / Celui qui dit vivre dangereusement non sans s’inquiéter de sa retraite dans vingt-sept ans / Celle qui revient sans arrêt à elle au point de couper les ailes de Fernando ne pensant qu’à s’envoyer en l’air / Ceux qui prétendent sécréter l’Hormone du Bonheur / Celui qui ne trouve aucun romantisme à la sinistre destinée de Wölfli le dingo tout en trouvant à ses peintures une beauté quelque part libératrice / Celle qui traite son client de massage comme une poupée d’enfance / Ceux qui connaissent les trous noirs mentaux sur fond d’univers de cordes de violons que provoque une dose excessive de la substance que vous savez / Celui qui n’a jamais eu besoin de dope pour contrer la folie normée / Celle qui vit Facebook comme une analyse à meilleur marché / Ceux qui se branchent Techno au nom du vivre-ensemble à fond la caisse / Celui qui se fait un nouveau Programme Santé avec lecture du dernier Michel Onfray dans le bain maure / Celle qui recopie de Saint-Simon : « Ecrire l’ennui, les douleurs, la tristesse, les mélancolies, la mort, l’ombre, le sombre, etc., c’est ne vouloir, à toute force, regarder que les puérils revers des choses » / Ceux qui craignent les fêtes qui ne sont pas que « de grands rassemblements de bruit » / Celui qui se sent libre dans une Nature libre au milieu de gens qui aiment clabauder librement et dire n’importe quoi sans précaution / Celle qui dénonce les génocides avec la vertueuse fureur des génocidaires / Ceux qui ont choisi leur camp avec vidéo-surveillance et ateliers protégés / Celui qui écrit comme on pianote sans piano et s’impatiente surtout de publier / Celle qui sent « le secret dans le point » mais n’en dira rien / Ceux qu’on dit spéciaux non sans raison / Celui qui vit sa vie comme un roman genre Philippe Sollers dans Médium entre la Giudecca et la rue du Bac / Celle qui prend le bac pour rejoindre son amoureux au château d’Elseneur où l’ambiance est tendue / Ceux qu’épate chaque coup de pinceau de Manet / Celui qui ne voit aucun vice chez son ami très très débauché / Ceux qui ne sont pas fous au point de se faire euthanasier en Suisse, etc.

     

    Peinture: Adolf Wölfli.

     

    (Cette liste découle de la lecture de Médium, dernier roman de Philippe Sollers, d’une fluidité limpide et d’une tonicité revigorante - son meilleur depuis le précédent, sans compter Fugues…)  

  • Ceux qui donnent la parole au langage

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    Celui qui écoute ce qui se dit dans l’intimité de la rondeur / Celle qui émiette son petit pain chaud dans le tea-room aux confidences / Ceux qui affirment leur amour de tout par transfert verbal / Celui qui sonde les étymologies de la solitude dans toutes les langues où elle est exprimée / Celle qui en revient à Shakespeare en vue de son étude sur le théâtre des lointains / Ceux qui scient la langue de bois pour en faire des porte-plumes / Celui qui a recueilli les derniers contes du Frioul / Celle dont la mère parlait comme un livre d’images / Ceux qui ont passé leur vie à rechercher le grand langage oublié /Celui qui reste à l’écoute de quelle petite phrase bouleversante au cœur d’un être / Ceux qui croient entendre des accents berbères dans le dialecte uranais / Celui que la structure tressaillante de la première bulle qu’il a formée en sa tendre enfance continue d’émouvoir en tant que sphère issue d’un souffle / Celle qui s’est sentie seule quand la bulle a éclaté dans le jardin portugais / Ceux qui réparent les vivants dans la rumeur des appareils / Celui pour qui tout est langage à l’exclusion du bruit humain pour rien / Celle qui use de son temps de parole afin de ne rien perdre de la présence du beau prisonnier mal rasé / Ceux qui ont lu tout le théâtre disponible à la bibliothèque du quartier des Furets sans oublier bien sûr Les Thermophories d’Aristophane / Celui qui rend ses devoirs de physique en alexandrins boitant juste où il faut / Celle qui propose des titres de pièces au nouveau Sacha Guitry de la classe de Mademoiselle Siphon / Ceux qui laissent leurs phrases en suspens au bord du sommeil genre Shelley shooté / Celui qui ne dira pas tout à sa mère et lui sait gré de ne pas tout lui dire non plus / Celle qui se révèle poète à sa façon en déclarant, son bifteck avalé, qu’elle vient de se« faire toute la fesse d’un Monsieur Bœuf » /  Ceux qui voient le consul du Pérou perdre contenance dans le grand appareil de chapeaux et de croupes des Dames de Montorgueil lui balançant des vannes / Celui qui ayant lu tout Céline se serait efforcé de ne jamais l’imiter s’il avait écrit autre chose que de la musiquemilitaire / Celle qui parle detonne à propos de l’impact physique et spirituel des sermons de l’exaspérant Bossuet/ Ceux qui pouffent carrément en relisant Lautréamont le play-boy gothique / Celui qui traduit Jo Nesbo en braille avec du sang partout / Celle qui descend au fond de chaque mot comme dans un puits mais sans bottes / Ceux qui murmurent comme des défunts s’éloignant dans les mémoires qui les oublient dans l’heure /Celui qui décide ce matin que Palindrome gouvernera sa journée prise à l’envers/ Celle qui ne confie ses enfants qu’à des bonnes volubiles genre commères de Douala / Ceux qui font dire au langage tout ce qu’il peut mais le non-dit est aussi très très très important vous savez Madame Sturm, etc.      

     

    Peinture: Adolf Wölfli.

  • Ceux qui arrondissent leur fin de Moi

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    Celui que son Ego surdimensionné contraint à l’achat de cravates mythiques voire cultes / Celle qui taxe d’égocentrisme tous ceux qui évitent de lui tourner autour / Ceux qui disent leur Moi haïssable  et s’en félicitent en toute modestie non sans vous remercier de rester vous aussi tellement simple n’est-ce pas / Celui qui écrit « Moi-je est un autre » sans qu’on sache lequel et d’ailleurs on n’en a rien à souder / Celle qui fait le tour de son Moi et puis s’en va comme ça sur sa Lambretta / Ceux qui considèrent que leur Moi est une île à laquelle les Elles et les Ils peuvent accéder s’ils ont le ticket / Celui qui dérobe furtivement la vue de son Moi à son Surmoi / Celle qui échangerait Moi prenant l’eau contre Soi bien équipé donnant sur la garrigue / Celle qui ne commence jamais ses phrases par l’exécrable « Moi-Je » mais par l’adorable« Vois-tu » / Ceux dont le culte du Moi les occupe à la petite semaine / Celui qui parle volontiers de ses multiples Moi en attendant qu’on lui réclame la visite guidée /Celle qui ne parle jamais d’elle dans ses bas de soie / Ceux qui n’en ont rien à cirer du Moi-tu-vu d’à côté/ Celui qui compte se présenter Là-Haut avec son Journal d’un Moi genre Rousseau au temps de l’Être Suprême mais en plus socialement concerné / Celle qui se positionne au niveau d’un Moi ouvert à l’Autre et plus si affinités / Celui qui n’a jamais considéré que son être-au-monde puisse être circonvenu physiquement et moins encore métaphysiquement dans les limites de ce qu’on appelle un corps et moins encore dans l’illimité présumé de ce qu’on appelle une âme même si celle-ci lui pèse depuis quelque temps et que son corps  aussi ma foi / Celle qui te dit comme ça que l’homme a conçu la montre après que Dieu l'eut fait du Temps  - et ça mon cher Edgar ça ne s’invente pas, ajoute-t-elle crânement / Ceux qui remontent le fleuve du Temps avec des sagaies au lieu des classiques pagaies des bons Pères Blancs / Celui qui n’a ni Moi ni Loi mais te voue un amour qui va de soi / Celle qui ne voue pas à son Moi un intérêt particulier tout en prenant le meilleur soin de sa mythique paire de nibards / Ceux qui en reviennent fatalement aux clopes de leur jeunesse de marque Symphonie, etc.    

  • Ceux qui s'allongent

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    Celui qui la fera courte sur le divan long comme un jour sans violon / Celle qui réclame un tarif familial en invoquant le Surmoi / Ceux que le côté monoplace du divan contrarie en tant que bipolaires amateurs de side-cars / Celui qui annonce gravement à sa cliente que son souterrain est habité / Celle qui promet à son nouveau psy de le révéler à lui-même vite fait / Ceux qui se rappellent soudain la voix de leur maison d’enfance / Celui qui te fait remarquer qu’être malade signifie manquer d’inspiration avant de te servir son classique Bloody Mary en fin de séance / Celle qui a longtemps cherché un psy qui ait le sens de l’humour avant de rencontrer son bodybuilder luthérien sémillant se réclamant de Laing et des Marx Brothers et ne demandant rien sauf qu’elle lui dise tout  /  Ceux qui redoutent le côté pervers du célibat où chacun reste sur son garde-à-vous / Celle qui s’est glissée dans le mariage comme son violon dans l’étui qu’elle ouvre pour jouer quand elle s’ennuie /Ceux qui estiment que les exagérations freudiennes (pointées par Adorno) sont les meilleures passerelles vers une littérature un peu crédible /  Celui qui en revient à son premier meurtre onirique avec une sorte de soulagement / Celle qui a échappé à la dépression grâce au country et à sa Bugatti / Ceux qui ont choisi l’analyse pour métier en raison de leur goût récurrent pour les gossips / Celui qui n’a jamais pris très au sérieux la psychanalyse tant ses sectateurs faisaient les mystérieux à l'épicerie du quartier / Celle qui enjoint Robert-Henri de se positionner enfin clairement par rapport à Jung/ Ceux qui ont des gueules d’archétypes mais seraient plutôt lacaniens sauvages dans leur pratique des associations verbales d’avant l’aube /  Celui qui n’a jamais cherché autre chose que cette petite phrase bouleversante au cœur d’un être dont le secret n’a pas à être divulgué  /  Celle qui voit  à ses nuits blanches des reflets fauves / Ceux qui n’en ont qu’au démontage des tours d’illusion, etc.  

    Peinture: Middendorf

  • La poésie hyperréaliste de Maylis de Kerangal

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    Naissance d'un pont fut, en 2010, l'un des romans les plus étincelants et originaux de la saison littéraire française, couronné par le Prix Médicis. Flash back avant un imminent retour sur Réparer les vivants, autre merveille d'un impact émotionnel tout autre...

     

    Avec son septième livre, Maylis de Kerangal, s’est déployée dans les grandes largeurs d’un « meccano démentiel », ainsi qu’elle qualifie elle-même le chantier pharaonique « scanné » par son roman. Or ce qu’il faut préciser aussitôt, c’est que cette épopée technique relatant la construction d’un pont autoroutier reliant la ville de Coca (dans une Californie imaginaire et hyper-réelle à la fois) et la forêt, par-dessus un fleuve, n’a rien de mécanique précisément : c’est une aventure humaine «unanimiste» aux personnages admirablement présents et nuancés, âpres et émouvants. De Georges Diderot le chef de travaux rodé sur les gros œuvres du monde entier, à Summer la « Miss béton » française ou Katherine l’ouvrière mal barrée en famille , en passant par Sanche le grutier portugais, Mo le Chinois, Soren l’assassin en fuite, Seamus le rescapé de la General Motors ou le Boa, maire mégalo de Coca, entre autres, toute une humanité cohabite, avec peine et parfois violence, tandis que les oiseaux migrants provoquent une grève technique au dam des financiers nargués par les écolos…

    Méticuleusement documenté, sans être un reportage pour autant, Naissance d’un pont est en outre un acte d’écriture romanesque tout à fait novateur, quoique pur de tout effet « avant-gardiste », brassant les langages d’aujourd’hui dans une polyphonie jouissive.
    Construit avec autant de vigueur que de sensibilité musicale, très rythmé et très sensuel à la fois, poreux à l’extrême, le roman de Maylis de Kerangal jette enfin un pont vers l’avenir de la littérature française en perte de souffle, avec 300 pages qui en évoquent 3000 « compactées », très denses par conséquent mais très lisibles – un rare bonheur de lecture !

    Maylis de Kerangal. Naissance d’un pont. Verticales, 316p.

  • Ceux qui reviennent de loin

     

     

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    Celui qui en a trop vu pour le dire et parle donc au silence / Celle à qui on en a fait voir avant de lui crever les yeux / Ceux qui sont encore hérissés mentalement de seringues / Celui qui retrouve sa nuit des temps / Celle qui n'en revient pas de n'y être jamais allé / Ceux qui rameutent les similitudes éclairantes / Celui qui n'a jamais renoncé à ce qui sauve / Celle qui sait maintenant que le mot salut est utilisé neuf fois sur dix à perte / Ceux qui font osciller les mots pour mieux comprendre / Celui qui n'a jamais oublié son noyau / Celle qui revient d'années de régression "progressiste" / Ceux qui pensent que l'écriture consiste à voler les mots qui ont des ailes / Celui qui révise ses associations nocturnes / Celle qui est rêveuse de jour et fileuse de nuit / Ceux qui ont vu se déchaîner la démence à machettes et bénédictions maudites / Celui qui a été maoïste et en parle comme d'une maladie intellectuellement transmissible / Celle qui a connu diverses formes de superstitions laïques genre darwinisme dogmatique ou mol hédonisme style Onfray / Ceux qui changent de coach spirituel pour se convaincre de l'évolution des choses en ville de Genève / Celui qui remet la couverture sur l'enfant endormi / Celle qui donnant ne se soucie pas de recevoir en retour / Ceux qui reviennent de l'antre du chagrin avec une lampe encore allumée / Celui qui était une machine à citations à dix-huit ans avant de rajeunir / Celle qui se cache sous le masque du troll pervers / Ceux qui ont invité la conférencière noire pour que ça se sache / Celui qui se fait jeter de la salle après avoir demandé à la conférencière noire si "ça aide" d'être de couleur / Celle qui observe attentivement le jeune auteur appliqué à se faire haïr pour montrer qu'il "en a" / Ceux qui estiment qu'une langue précise est toujours révolutionnaire et qu'à s'y tenir on est tranquille, etc.   

     

  • La Tunisie de l'espoir

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    C'était en juillet 2011. Nous étions à Tunis, avec Lady L., en compagnie de notre ami écrivain Rafik Ben Salah, neveu rebelle d'Ahmed Ben Salah, ministre de Bourguiba condamné à mort puis exilé. Rafik se montrait alors très pessimiste, inquiet de l'arrivée en force du parti Ennahda. Trois ans plus tard, l'espoir renaît avec une nouvelle Constitution et un nouveau gouvernement, auquel participe le frère de Rafik, Hafedh Ben Salah, en qualité de ministre de la justice et des droits de l'homme. Autant dire qu'un nouveau séjour s'impose, dès le 16 février prochain. J'y serai aussi pour m'intéresser au nouveau cinéma tunisien, auquel le prochain Festival Visions du réel consacrera son Focus 2014.  

     

    KAIROUAN, 1970. – Tandis que nous bouclons nos valises, m'est revenu le souvenir enchanté de Kairouan cette nuit-là, la première fois, cette nuit que j’étais tombé du ciel en reporter tout débutant, l’avion à hélices nous avait pas mal secoués, le nom de MONASTIR m’était apparu au-dessus des palmiers et maintenant c’était la route à cahots qui nous trimballait, enfin voici qu’au bout de la nuit noire tout était devenu blanc : c’était Kairouan aux mosquées, j’étais transporté, jamais je n’avais vu ça, c’était une magie éveillée: tous ces types en robes blanches et cette mélopée de je ne sais quelle Fairouz ou quelle Oum Kaltsoum, tous ces appels tombés de je ne sais quels minarets et ces envolées, et sur les milliers de petits écrans de télé : ce même vieux birbe en blanc sorti la veille de l’hosto et qu’on me disait le père de tous - ce Bourguiba qui parlait à ses enfants ce soir-là…

     

    CE SOIR À  TUNIS. - Tôt levés ce matin, nous avons pris tout notre temps pour les derniers préparatifs de notre voyage avant de gagner Genève où nous avons rejoint Rafik Ben Salah avec lequel nous allons passer une semaine à Tunis. La dernière fois qu’il a séjourné en Tunisie remonte au mois d’octobre 2010, donc quatre mois avant la "Révolution". Il se dit, déjà, pas mal inquiet de la montée en puissance des islamistes, mais nous verrons sur place ce qu’il en est…

    Accueillis à notre arrivée par le frère puîné de Rafik, Hafedh l’avocat, la dégaine trapue d’un boxeur et l’air malicieux, nous avons déposé nos bagages à l’hôtel Belvédère après un premier aperçu de la ville, vaste et blanche, beaucoup plus moderne que je ne me la représentais, pour nous rendre ensuite à La Goulette où nous avons passé la soirée avec les trois frères Ben Salah et Nozha la joyeuse épouse de Hafedh ; et tout de suite la conversation a roulé sur l’évolution des choses en Tunisie depuis le 14 janvier 2011, date-clef du mouvement marqué par la fuite de Ben Ali. Les refrains des conversations aux terrasses convergent à l'évidence: soulagement, délivrance, espoir, sur fond de chaos momentané et d’inquiétude latente.

                                                       (À Tunis, ce dimanche 24 juillet 2011)

     

    Tunisie23.jpgEN ROUE LIBRE. -  Six mois après la "Révolution du jasmin" flotte toujours, en Tunisie, un parfum de liberté retrouvée dont tout un chacun parle et débat dans une sorte de joyeuse confusion qui me rappelle un certain mois de mai frondeur; et comme au Quartier latin d’alors on y croit ou on veut y croire, on ne peut pas croire que ce soit un leurre, et d’ailleurs on va voter pour ça; cependant  ils sont beaucoup à hésiter encore - pourquoi voter alors que tout se manigance une fois de plus loin de nous ?  Mais ceux qui y croient ou veulent y croire vont le répétant tant et plus : que l’Avenir sera  l’affaire de tous ou ne sera pas...

     

    PLUS JAMAIS PEUR. – Et là, tout de suite, sur les murs de l’aéroport et par les avenues ensuite, aux panneaux des places et sur la haute façade de l’ancien siège du Parti, voici ce qui sidère et réjouit Rafik le Scribe de retour au pays : que le Portrait omniprésent du Président n’y est plus, que cela fait comme un vide – qu’on n’attendait que ça mais que c’est décidément à n’y pas croire tandis que les gens répètent à n’en plus finir, genre Méthode Coué, que plus jamais, jamais, jamais  on ne reverra ça…             

     

    Tunisie55.jpgDOUBLE SENS. – À en croire le vieil Algérien Kateb méditant au bord de la fosse des singes Hamadryas,  au zoo du Belvédère, le Tunisien se signale par une étrangeté de langage qu’on peut trouver choquante, en cela qu’ilmange la femme et baise la chèvre. De fait, lorsqu’un Tunisien se vante d’avoir connu telle femme au sens biblique, il dit l’avoir mangée, ce qui ne semble pas une expression dictée par le Coran. En revanche, après un bon repas, il dira chastement qu’il a baisé la poule ou l’agneau, ce que le loup entendrait autrement puisqu’il se contente de manger ceux-là…

             

    PAR LE VIDE. – Le match de football de la finale  de la Coupe de Tunisie, qui a été gagnée lundi soir par L’Espérance, contre l’Etoile, nous a valu un tonitruant concert de klaxons sur les pentes de Sidi Bou Saïd, mais c’est surtout devant les écrans de télé que la fête a eu lieu puisque la rencontre s’est jouée « à huis-clos », devant un stade à peu près vide,  pour cause de sécurité générale à relents post-révolutionnaire. Or on sait que la "Révolution" a également vidé les grands hôtels de Tunisie, au dam de l’économie du pays et des gens qui en vivent. C’est cependant avec une espèce de satisfaction maligne que j’aurai traversé les halls glacés, les mornes allées et les pelouses désertées du Mövenpick de Gammarth dont l’étalage de luxe se déploie jusqu’au rivage doré, quasiment sans âme qui vive – et c’est l’expression qui convient à cette planque pharaonique pour Européens et Lybiens friqués: sans âme qui vive !

     

    Jalel3.jpgUNE ERREUR BIENVENUE. – À la buvette du musée du Bardo toujours en chantier, dont nous avons parcouru  ensemble le dédale de mosaïques, le prof poète Jalel El Gharbi nous avoue, quand nous lui demandons s’il avait prévu cette "révolution", qu’il s’est juste trompé de trente ans. Mais la Mafia régnante, selon lui, était condamnée à terme : il était pour ainsi dire écrit qu’un tel état de corruption signât sa propre fin. Et voici qu'avec trente ans d’avance, les Tunisiens déjà s’impatientent !

     

    JETEURS DE SORTS. – Comme nous filons plein sud sur l’autoroute à trois larges pistes constituant l’ancienne voie royale menant le Président Ben Ali d’un de ses palais à l’autre, nous remarquons, sur l’accotement, un jeune homme brandissant un bâton le long duquel se tortillent de drôles de lézards vivants. Alors notre ami Semi l’enseignant, frère de Rafik le scribe que nous accompagnons dans son pèlerinage à Moknine où il a passé son enfance, de nous apprendre qu’il s’agit là de caméléons à vendre en vue de pratiques magiques, telles que s’y employait la femme du Président elle-même. La chose paraît énorme mais elle a été rapportée récemment par l’ancien majordome de la  «coiffeuse», qui égorgeait chaque matin un caméléon sur la cuisse du potentat, lequel jetait aussitôt un sort à tel ou tel ennemi...

     

    Tunisie76.jpgHEUREUX LES HUMBLES. - Après Hammamet, où se trouve l’ancien palais présidentiel, l’autoroute n’a plus que deux pistes, puis le voyage se poursuit par des routes de moins en moins larges, dans ce paysage du Sahel tunisien évoquant d’abord la Provence des vignobles et ensuite la Toscane des oliveraies, jusqu’à une bourgade où, par une entrelacs de ruelles de plus en plus étroites, nous arrivons dans celle qui fut le décor de l’enfance de Rafik le scribe et de ses neuf autres frères et sœurs.

    Or une suite d’émotions fortes attend notre compère en ces lieux. D’abord en tombant sur un grand diable émacié, la soixantaine comme lui, qu’il n’a plus revu depuis cinquante ans et avec lequel s’échangent aussitôt moult souvenirs qui font s’exclamer les deux frères se rappelant l’interdiction paternelle qui leur était faite de jouer avec ce « voyou » ! Ensuite, en pénétrant dans la maison familiale occupée aujourd’hui par deux sémillants octogénaires: elle d’une rare beauté vaguement gitane, et lui figurant un vrai personnage de comédie orientale, qui nous ouvrent une chambre après l’autre afin de bien nous montrer qu’ils ne manquent de rien, leurs beaux lits d’acajou, leurs grandes jarres d’huile et de mil, la télé grand écran -  bref le parfait confort musulman.

    Et  dans la foulée : Rafik le scribe, conteur inépuisable retrouvant les lieux de son Amarcord des années 50, Rafik retrouvant la petite gare désaffectée de Moknine, Rafik pénétrant ensuite dans la salle de classe où l’instituteur le rouait de coups avec son bâton d’âne, Rafik retrouvant la boutique du photographe pédéraste qui lui valut d’être battu une fois de plus par son père inquiet de le voir revenir de là-bas avec un photo dont il était si fier, Rafik ému, tour à tout exalté, pensif, abattu, révolté une fois de plus…

     

    VEGAS AU TIERS-MONDE. – En moins d’une heure et sur moins de cinquante kilomètres, entre Moknine et Sousse, dix kilomètres de côte délabrée et l’urbanisation touristique à l’américaine la plus délirante, on passe de la quasi misère au plus extravagant tapage de luxe, modulé par autant de palaces monumentaux, actuellement sous-occupés. Voilà bien la Tunisie actuelle, qu'on sent entre deux temps et deux mondes, deux régimes et le choix le plus incertain - la Tunisie de toutes les incertitudes et qui aura de quoi faire avec tant de contradictions; la Tunisie qu'on aurait envie d’aimer, aussi, sans la flatter - cette Tunisie où l'on est si bien reçu tout en restant tellement étranger...

             

    RAGE. – Rafik le scribe ne décolère pas, qui revient de la rue de Marseille, ce vendredi de prière, où il a buté sur des centaines de croyants musulmans obstruant la chaussée, comme on l’a vu à Paris et comme il me disait, récemment encore, que jamais on ne le verrait dans son pays !

    « C’est le choc de ma vie ! » s’exclame-t-il en tempêtant, lui qui se vantait hier d’avoir botté le cul, adolescent, d’un agenouillé priant dans le nouveau sanctuaire de Feu Bourguiba; et son frère Hafedh le conseiller, plus tolérant, plus débonnaire, de chercher à le calmer en arguant qu’il ne s’agit là que d’une minorité, mais plus grande que la colère du Prophète est celle de Rafik le mécréant !  

                       

    REVOLUTION – Il n’y aura de Révolution, me dit Rafik le scribe, Rafik le voltairien, Rafik l’intraitable laïc, que le jour où l’on cessera de me dire que je suis musulman parce que je suis Tunisien ! Mes frères m’enjoignent de me calmer en me disant que c’est comme ça parce que cela l’a toujours été, mais jamais je ne l’accepterai, pas plus que je n’ai accepté de célébrer le ramadan dès l’âge de Raison de mes douze ans ! Qu’est-ce donc que cet état de fait qui nous ferait musulman sans l’avoir décidé de son plein gré ?

     

    Lucy1.jpgUN MONDE À REFAIRE . – Dans le jardin sous les étoiles, dans la nuit traversée par les appels du muezzin et les youyous d’une proche fête de probable mariage, ce samedi soir, nous refaisons le monde entre amis et jusqu’à point d’heures, avec le rire pour pallier les éclats de Rafik le scribe, lesquels n’ébranlent en rien la patiente bienveillance de son frère Hafedh le conseiller, avocat et prof de droit qui connaît mieux que moi les rouages des institutions suisses sans parler des moindres aspects de la société tunisienne en plein changement. A propos, ainsi, des croyants musulmans priant sur le pavé jouxtant les mosquées, il nous explique que ceux-là, sincères et non politisés, ne constituent aucun réel danger et qu’il serait vain de leur interdire de prier ainsi, que le pays restera musulman et que la majorité des Tunisiens désapprouve les extrémistes violents, salafistes et compagnie, dont on a fait des martyrs en les enfermant et les torturant ; pourtant l’incertitude demeure, consent-il, et les excès de ceux-ci et des anciens du Parti dominant restent assurément imprévisibles.

    De ces apaisements de l’homme sage et pondéré Rafik le scribe n’a rien à faire. À ses yeux l’agenouillé et le couché sont indignes, mais c’est à mon tour de lui faire observer que prier est pour l’homme une façon aussi de se grandir et non seulement de s’aplaventrir, de se recueillir et de s’ouvrir à un autre ciel tout spirituel, et Nozha la gracieuse et la joyeuse invoque alors les transits d’énergie qui nous font communiquer avec les sphères et l’infini, et ma bonne amie sourit doucement et j’en reviens à d’autres cultes actuels du barbecue et du jacuzzi peut-être moins dignes que le fait de participer à la Parole – puis notre rire relativise toutes ces graves méditations dans la nuit des dieux variés…  

             

    LES AMIS. – C’est ce couple pétillant des vieux fiancés de Moknine, c’est Azza la femme médecin et écrivain évoquant le mimétisme des immolés par le feu, c’est cet autre médecin romancier imaginant dans son livre le rapprochement soudain des rivages opposés de la Méditerranée et racontant ensuite ses derniers mois d’opposant sur Facebook, c’est Samia sa conjointe professeure de littérature modulant ses propres observations sur ce qui se prépare, c’est Jalel nous consacrant une matinée pour nous montrer le Bardo, c’est Rafik et ses frères et sa nièce de trente ans lancée dans la modélisation en 3D d’une série d’animation évoquant la Tunisie de 2050 -  les amis ce serait l’amitié sans idéologie, les amis ce serait l’accueil et l’écoute et les possibles engueulées, les amis ce serait l’art relancé de la conversation ou l’art du silence accordé - ce serait un peu tout ça les amis…

             

    DEUX MONDES. – À cette terrasse de La Marsa où nous nous trouvons avec quelques amis, Samia la prof de littérature nous fait observer les deux peuples qu’il y a là : celui de la terrasse qui a les moyens de consommer et l’autre là-bas de la plage où les gens se baignent gratuitement ; et c’est là-bas que je vais ensuite, à la mer qui appartient à tous mais où l’on ne voit pas un seul Européen pour l’instant, pas un Américain ni un Japonais, et les femmes mûres se baignent tout habillées ou ne se baignent pas - et voici la vieille flapie qui admoneste cette adolescente en maillot au motif qu’elle s’est trop approchée des hommes, là-bas, qui font les fous de leur côté…   

             

    LA NUIT DES FEMMES. – Le bord de mer de Moknine n’est pas loin aujourd’hui du cloaque, où Rafik et les siens venaient se baigner en leur âge tendre, et c’est devant ce rivage infect, paradis de jadis, qu’il m’apprend que les femmes, ici, n’étaient autorisées à se baigner que la nuit ; et je me rappelle alors les affolements pudibonds de notre mère-grand paternelle tout imprégnée de sentences bibliques et surtout de l’Ancien Testament et de l'apôtre Paul le sourcilleux, jérémiades et malédictions, chair maudite et interdits variés, qui nous enjoignait, garçons, de cacher notre oiseau, et pas question pour les filles de porter ces minijupes ou ces bikinis inventés par Satan.

     

    ESPOIR. – Certains médias occidentaux semblent déjà se réjouir, avec quelle mauvaise Schadenfreude,  de ce qu’ils décrivent, en termes plus ou moins méprisants, comme une retombée, voire une faillite, de ce qu’on a appelé le « printemps arabe ». Mais que peut-on en dire au juste ? La Bourse de Tunis, m’apprend un journal financier africain, accuse un recul « historique » de 19% pour les six premiers mois de l‘année. Et qu’en conclure ? Partout on entend ici que « rien ne sera plus jamais comme avant ». Très exactement ce que disait la rue de Mai 68, dans le Quartier latin où nous avions débarqué, jeunes camarades, en petite caravane de Deux-Chevaux helvètes, et de fait bien des choses ont changé de puis lors, mais bien autrement que nous nous le figurions, et qui pourrait imaginer ce que sera l’avenir du monde mondialisé – quelle sorte d’espérance qui ne soit pas à trop bon marché ?

    A l’instant je me rappelle cependant cette autre formule de la Révolution du jasmin : « Plus jamais peur ». Et me revient alors l’observation de Jalel El Gharbi se faisant reprendre par ses enfants avant la chute de  Ben Ali : « Chut, papa, on pourrait t’entendre… ».

     

    Rafik.jpgRAFIK L'AGNEAU. – Au fil de ces jours que nous avons passés en Tunisie qu’il a encore connue sous la dictature en octobre dernier, notre ami Rafik n’a cessé de râler contre tout ce qui ne va pas dans ce pays:  les machistes et les salafistes, les détritus non ramassés dans les rues et les musulmans agenouillés en travers de la chaussée, ou, pour faire culminer sa rage, le veilleur de nuit de l’hôtel infoutu de le réveiller à l’heure !

     Et s’il n’y avait que ça !  Alors que son dernier livre, Les Caves du Minustaire, détaille la monstruosité d’un régime de mafieux recourant à la torture. Mais voici, ce dimanche matin à la Télévision nationale, le même Rafik Ben Salah se montrer tout bien élevé et réservé, poli, stylé mais sans flagornerie, se gardant de faire au potentat l’honneur de citer même son nom, comme si l’on était déjà dans l’Histoire entérinée, et va ! comme dit la conteuse de son roman : dégage…

                                                                                                                  (Tunis, ce dimanche 31 juillet)

     

    Echappéejlk01.jpg(Ces pages sont extraites de L'échappée libre, ouvrage à paraître aux éditions L'Âge d'Homme.)

     

     

     

     

  • Ceux qui remontent aux sources

    DEVERO47.JPGCelui qui tient la main de l'aveugle initié /Celle qui a entendu le ney et le tanbur dans son dernier songe / Ceux qui cherchent la langue perdue / Celui qui n'a d'envies que sur les mains / Celle qui voit en le verger la demeure parfaite / Ceux qui ont hérité des Mevlevis sans le savoir / Celui qui récite le Masnavî derrière la cloison d'eau pure / Celle qui revit la syncope de Champollion /Ceux qui ont vu déferler les eaux de la Sauve / Celui qui cueille ce matin une grappe d'eau / Celle qui regarde le vieux mur aux noeuds de pierre / Ceux qui aiment les parues de villages / Celui qui parle de la passe-rose en connaissance de coeur /Celle qui entend la rumeur du rucher sans voir les essaims immobiles / Ceux qui hument la fraîcheur des cols sur les hauts d'Arolla / Celui qui se rappelle la Dame de Chandolin / Celle qui sortait de l'hôtel de bois avec sa Bible creuse dissimulant la fine fiasque / Ceux qui plient bagages et livres chers et tendres pensers / Celui qui traduit l'or doux du farsi / Celle qui en pince pour le bel infirmier Omar / Ceux qui surprennent l'aiguillée d'eau dans la fraîcheur de l'aube, etc.