C'était en juillet 2011. Nous étions à Tunis, avec Lady L., en compagnie de notre ami écrivain Rafik Ben Salah, neveu rebelle d'Ahmed Ben Salah, ministre de Bourguiba condamné à mort puis exilé. Rafik se montrait alors très pessimiste, inquiet de l'arrivée en force du parti Ennahda. Trois ans plus tard, l'espoir renaît avec une nouvelle Constitution et un nouveau gouvernement, auquel participe le frère de Rafik, Hafedh Ben Salah, en qualité de ministre de la justice et des droits de l'homme. Autant dire qu'un nouveau séjour s'impose, dès le 16 février prochain. J'y serai aussi pour m'intéresser au nouveau cinéma tunisien, auquel le prochain Festival Visions du réel consacrera son Focus 2014.
KAIROUAN, 1970. – Tandis que nous bouclons nos valises, m'est revenu le souvenir enchanté de Kairouan cette nuit-là, la première fois, cette nuit que j’étais tombé du ciel en reporter tout débutant, l’avion à hélices nous avait pas mal secoués, le nom de MONASTIR m’était apparu au-dessus des palmiers et maintenant c’était la route à cahots qui nous trimballait, enfin voici qu’au bout de la nuit noire tout était devenu blanc : c’était Kairouan aux mosquées, j’étais transporté, jamais je n’avais vu ça, c’était une magie éveillée: tous ces types en robes blanches et cette mélopée de je ne sais quelle Fairouz ou quelle Oum Kaltsoum, tous ces appels tombés de je ne sais quels minarets et ces envolées, et sur les milliers de petits écrans de télé : ce même vieux birbe en blanc sorti la veille de l’hosto et qu’on me disait le père de tous - ce Bourguiba qui parlait à ses enfants ce soir-là…
CE SOIR À TUNIS. - Tôt levés ce matin, nous avons pris tout notre temps pour les derniers préparatifs de notre voyage avant de gagner Genève où nous avons rejoint Rafik Ben Salah avec lequel nous allons passer une semaine à Tunis. La dernière fois qu’il a séjourné en Tunisie remonte au mois d’octobre 2010, donc quatre mois avant la "Révolution". Il se dit, déjà, pas mal inquiet de la montée en puissance des islamistes, mais nous verrons sur place ce qu’il en est…
Accueillis à notre arrivée par le frère puîné de Rafik, Hafedh l’avocat, la dégaine trapue d’un boxeur et l’air malicieux, nous avons déposé nos bagages à l’hôtel Belvédère après un premier aperçu de la ville, vaste et blanche, beaucoup plus moderne que je ne me la représentais, pour nous rendre ensuite à La Goulette où nous avons passé la soirée avec les trois frères Ben Salah et Nozha la joyeuse épouse de Hafedh ; et tout de suite la conversation a roulé sur l’évolution des choses en Tunisie depuis le 14 janvier 2011, date-clef du mouvement marqué par la fuite de Ben Ali. Les refrains des conversations aux terrasses convergent à l'évidence: soulagement, délivrance, espoir, sur fond de chaos momentané et d’inquiétude latente.
(À Tunis, ce dimanche 24 juillet 2011)
EN ROUE LIBRE. - Six mois après la "Révolution du jasmin" flotte toujours, en Tunisie, un parfum de liberté retrouvée dont tout un chacun parle et débat dans une sorte de joyeuse confusion qui me rappelle un certain mois de mai frondeur; et comme au Quartier latin d’alors on y croit ou on veut y croire, on ne peut pas croire que ce soit un leurre, et d’ailleurs on va voter pour ça; cependant ils sont beaucoup à hésiter encore - pourquoi voter alors que tout se manigance une fois de plus loin de nous ? Mais ceux qui y croient ou veulent y croire vont le répétant tant et plus : que l’Avenir sera l’affaire de tous ou ne sera pas...
PLUS JAMAIS PEUR. – Et là, tout de suite, sur les murs de l’aéroport et par les avenues ensuite, aux panneaux des places et sur la haute façade de l’ancien siège du Parti, voici ce qui sidère et réjouit Rafik le Scribe de retour au pays : que le Portrait omniprésent du Président n’y est plus, que cela fait comme un vide – qu’on n’attendait que ça mais que c’est décidément à n’y pas croire tandis que les gens répètent à n’en plus finir, genre Méthode Coué, que plus jamais, jamais, jamais on ne reverra ça…
DOUBLE SENS. – À en croire le vieil Algérien Kateb méditant au bord de la fosse des singes Hamadryas, au zoo du Belvédère, le Tunisien se signale par une étrangeté de langage qu’on peut trouver choquante, en cela qu’ilmange la femme et baise la chèvre. De fait, lorsqu’un Tunisien se vante d’avoir connu telle femme au sens biblique, il dit l’avoir mangée, ce qui ne semble pas une expression dictée par le Coran. En revanche, après un bon repas, il dira chastement qu’il a baisé la poule ou l’agneau, ce que le loup entendrait autrement puisqu’il se contente de manger ceux-là…
PAR LE VIDE. – Le match de football de la finale de la Coupe de Tunisie, qui a été gagnée lundi soir par L’Espérance, contre l’Etoile, nous a valu un tonitruant concert de klaxons sur les pentes de Sidi Bou Saïd, mais c’est surtout devant les écrans de télé que la fête a eu lieu puisque la rencontre s’est jouée « à huis-clos », devant un stade à peu près vide, pour cause de sécurité générale à relents post-révolutionnaire. Or on sait que la "Révolution" a également vidé les grands hôtels de Tunisie, au dam de l’économie du pays et des gens qui en vivent. C’est cependant avec une espèce de satisfaction maligne que j’aurai traversé les halls glacés, les mornes allées et les pelouses désertées du Mövenpick de Gammarth dont l’étalage de luxe se déploie jusqu’au rivage doré, quasiment sans âme qui vive – et c’est l’expression qui convient à cette planque pharaonique pour Européens et Lybiens friqués: sans âme qui vive !
UNE ERREUR BIENVENUE. – À la buvette du musée du Bardo toujours en chantier, dont nous avons parcouru ensemble le dédale de mosaïques, le prof poète Jalel El Gharbi nous avoue, quand nous lui demandons s’il avait prévu cette "révolution", qu’il s’est juste trompé de trente ans. Mais la Mafia régnante, selon lui, était condamnée à terme : il était pour ainsi dire écrit qu’un tel état de corruption signât sa propre fin. Et voici qu'avec trente ans d’avance, les Tunisiens déjà s’impatientent !
JETEURS DE SORTS. – Comme nous filons plein sud sur l’autoroute à trois larges pistes constituant l’ancienne voie royale menant le Président Ben Ali d’un de ses palais à l’autre, nous remarquons, sur l’accotement, un jeune homme brandissant un bâton le long duquel se tortillent de drôles de lézards vivants. Alors notre ami Semi l’enseignant, frère de Rafik le scribe que nous accompagnons dans son pèlerinage à Moknine où il a passé son enfance, de nous apprendre qu’il s’agit là de caméléons à vendre en vue de pratiques magiques, telles que s’y employait la femme du Président elle-même. La chose paraît énorme mais elle a été rapportée récemment par l’ancien majordome de la «coiffeuse», qui égorgeait chaque matin un caméléon sur la cuisse du potentat, lequel jetait aussitôt un sort à tel ou tel ennemi...
HEUREUX LES HUMBLES. - Après Hammamet, où se trouve l’ancien palais présidentiel, l’autoroute n’a plus que deux pistes, puis le voyage se poursuit par des routes de moins en moins larges, dans ce paysage du Sahel tunisien évoquant d’abord la Provence des vignobles et ensuite la Toscane des oliveraies, jusqu’à une bourgade où, par une entrelacs de ruelles de plus en plus étroites, nous arrivons dans celle qui fut le décor de l’enfance de Rafik le scribe et de ses neuf autres frères et sœurs.
Or une suite d’émotions fortes attend notre compère en ces lieux. D’abord en tombant sur un grand diable émacié, la soixantaine comme lui, qu’il n’a plus revu depuis cinquante ans et avec lequel s’échangent aussitôt moult souvenirs qui font s’exclamer les deux frères se rappelant l’interdiction paternelle qui leur était faite de jouer avec ce « voyou » ! Ensuite, en pénétrant dans la maison familiale occupée aujourd’hui par deux sémillants octogénaires: elle d’une rare beauté vaguement gitane, et lui figurant un vrai personnage de comédie orientale, qui nous ouvrent une chambre après l’autre afin de bien nous montrer qu’ils ne manquent de rien, leurs beaux lits d’acajou, leurs grandes jarres d’huile et de mil, la télé grand écran - bref le parfait confort musulman.
Et dans la foulée : Rafik le scribe, conteur inépuisable retrouvant les lieux de son Amarcord des années 50, Rafik retrouvant la petite gare désaffectée de Moknine, Rafik pénétrant ensuite dans la salle de classe où l’instituteur le rouait de coups avec son bâton d’âne, Rafik retrouvant la boutique du photographe pédéraste qui lui valut d’être battu une fois de plus par son père inquiet de le voir revenir de là-bas avec un photo dont il était si fier, Rafik ému, tour à tout exalté, pensif, abattu, révolté une fois de plus…
VEGAS AU TIERS-MONDE. – En moins d’une heure et sur moins de cinquante kilomètres, entre Moknine et Sousse, dix kilomètres de côte délabrée et l’urbanisation touristique à l’américaine la plus délirante, on passe de la quasi misère au plus extravagant tapage de luxe, modulé par autant de palaces monumentaux, actuellement sous-occupés. Voilà bien la Tunisie actuelle, qu'on sent entre deux temps et deux mondes, deux régimes et le choix le plus incertain - la Tunisie de toutes les incertitudes et qui aura de quoi faire avec tant de contradictions; la Tunisie qu'on aurait envie d’aimer, aussi, sans la flatter - cette Tunisie où l'on est si bien reçu tout en restant tellement étranger...
RAGE. – Rafik le scribe ne décolère pas, qui revient de la rue de Marseille, ce vendredi de prière, où il a buté sur des centaines de croyants musulmans obstruant la chaussée, comme on l’a vu à Paris et comme il me disait, récemment encore, que jamais on ne le verrait dans son pays !
« C’est le choc de ma vie ! » s’exclame-t-il en tempêtant, lui qui se vantait hier d’avoir botté le cul, adolescent, d’un agenouillé priant dans le nouveau sanctuaire de Feu Bourguiba; et son frère Hafedh le conseiller, plus tolérant, plus débonnaire, de chercher à le calmer en arguant qu’il ne s’agit là que d’une minorité, mais plus grande que la colère du Prophète est celle de Rafik le mécréant !
REVOLUTION – Il n’y aura de Révolution, me dit Rafik le scribe, Rafik le voltairien, Rafik l’intraitable laïc, que le jour où l’on cessera de me dire que je suis musulman parce que je suis Tunisien ! Mes frères m’enjoignent de me calmer en me disant que c’est comme ça parce que cela l’a toujours été, mais jamais je ne l’accepterai, pas plus que je n’ai accepté de célébrer le ramadan dès l’âge de Raison de mes douze ans ! Qu’est-ce donc que cet état de fait qui nous ferait musulman sans l’avoir décidé de son plein gré ?
UN MONDE À REFAIRE . – Dans le jardin sous les étoiles, dans la nuit traversée par les appels du muezzin et les youyous d’une proche fête de probable mariage, ce samedi soir, nous refaisons le monde entre amis et jusqu’à point d’heures, avec le rire pour pallier les éclats de Rafik le scribe, lesquels n’ébranlent en rien la patiente bienveillance de son frère Hafedh le conseiller, avocat et prof de droit qui connaît mieux que moi les rouages des institutions suisses sans parler des moindres aspects de la société tunisienne en plein changement. A propos, ainsi, des croyants musulmans priant sur le pavé jouxtant les mosquées, il nous explique que ceux-là, sincères et non politisés, ne constituent aucun réel danger et qu’il serait vain de leur interdire de prier ainsi, que le pays restera musulman et que la majorité des Tunisiens désapprouve les extrémistes violents, salafistes et compagnie, dont on a fait des martyrs en les enfermant et les torturant ; pourtant l’incertitude demeure, consent-il, et les excès de ceux-ci et des anciens du Parti dominant restent assurément imprévisibles.
De ces apaisements de l’homme sage et pondéré Rafik le scribe n’a rien à faire. À ses yeux l’agenouillé et le couché sont indignes, mais c’est à mon tour de lui faire observer que prier est pour l’homme une façon aussi de se grandir et non seulement de s’aplaventrir, de se recueillir et de s’ouvrir à un autre ciel tout spirituel, et Nozha la gracieuse et la joyeuse invoque alors les transits d’énergie qui nous font communiquer avec les sphères et l’infini, et ma bonne amie sourit doucement et j’en reviens à d’autres cultes actuels du barbecue et du jacuzzi peut-être moins dignes que le fait de participer à la Parole – puis notre rire relativise toutes ces graves méditations dans la nuit des dieux variés…
LES AMIS. – C’est ce couple pétillant des vieux fiancés de Moknine, c’est Azza la femme médecin et écrivain évoquant le mimétisme des immolés par le feu, c’est cet autre médecin romancier imaginant dans son livre le rapprochement soudain des rivages opposés de la Méditerranée et racontant ensuite ses derniers mois d’opposant sur Facebook, c’est Samia sa conjointe professeure de littérature modulant ses propres observations sur ce qui se prépare, c’est Jalel nous consacrant une matinée pour nous montrer le Bardo, c’est Rafik et ses frères et sa nièce de trente ans lancée dans la modélisation en 3D d’une série d’animation évoquant la Tunisie de 2050 - les amis ce serait l’amitié sans idéologie, les amis ce serait l’accueil et l’écoute et les possibles engueulées, les amis ce serait l’art relancé de la conversation ou l’art du silence accordé - ce serait un peu tout ça les amis…
DEUX MONDES. – À cette terrasse de La Marsa où nous nous trouvons avec quelques amis, Samia la prof de littérature nous fait observer les deux peuples qu’il y a là : celui de la terrasse qui a les moyens de consommer et l’autre là-bas de la plage où les gens se baignent gratuitement ; et c’est là-bas que je vais ensuite, à la mer qui appartient à tous mais où l’on ne voit pas un seul Européen pour l’instant, pas un Américain ni un Japonais, et les femmes mûres se baignent tout habillées ou ne se baignent pas - et voici la vieille flapie qui admoneste cette adolescente en maillot au motif qu’elle s’est trop approchée des hommes, là-bas, qui font les fous de leur côté…
LA NUIT DES FEMMES. – Le bord de mer de Moknine n’est pas loin aujourd’hui du cloaque, où Rafik et les siens venaient se baigner en leur âge tendre, et c’est devant ce rivage infect, paradis de jadis, qu’il m’apprend que les femmes, ici, n’étaient autorisées à se baigner que la nuit ; et je me rappelle alors les affolements pudibonds de notre mère-grand paternelle tout imprégnée de sentences bibliques et surtout de l’Ancien Testament et de l'apôtre Paul le sourcilleux, jérémiades et malédictions, chair maudite et interdits variés, qui nous enjoignait, garçons, de cacher notre oiseau, et pas question pour les filles de porter ces minijupes ou ces bikinis inventés par Satan.
ESPOIR. – Certains médias occidentaux semblent déjà se réjouir, avec quelle mauvaise Schadenfreude, de ce qu’ils décrivent, en termes plus ou moins méprisants, comme une retombée, voire une faillite, de ce qu’on a appelé le « printemps arabe ». Mais que peut-on en dire au juste ? La Bourse de Tunis, m’apprend un journal financier africain, accuse un recul « historique » de 19% pour les six premiers mois de l‘année. Et qu’en conclure ? Partout on entend ici que « rien ne sera plus jamais comme avant ». Très exactement ce que disait la rue de Mai 68, dans le Quartier latin où nous avions débarqué, jeunes camarades, en petite caravane de Deux-Chevaux helvètes, et de fait bien des choses ont changé de puis lors, mais bien autrement que nous nous le figurions, et qui pourrait imaginer ce que sera l’avenir du monde mondialisé – quelle sorte d’espérance qui ne soit pas à trop bon marché ?
A l’instant je me rappelle cependant cette autre formule de la Révolution du jasmin : « Plus jamais peur ». Et me revient alors l’observation de Jalel El Gharbi se faisant reprendre par ses enfants avant la chute de Ben Ali : « Chut, papa, on pourrait t’entendre… ».
RAFIK L'AGNEAU. – Au fil de ces jours que nous avons passés en Tunisie qu’il a encore connue sous la dictature en octobre dernier, notre ami Rafik n’a cessé de râler contre tout ce qui ne va pas dans ce pays: les machistes et les salafistes, les détritus non ramassés dans les rues et les musulmans agenouillés en travers de la chaussée, ou, pour faire culminer sa rage, le veilleur de nuit de l’hôtel infoutu de le réveiller à l’heure !
Et s’il n’y avait que ça ! Alors que son dernier livre, Les Caves du Minustaire, détaille la monstruosité d’un régime de mafieux recourant à la torture. Mais voici, ce dimanche matin à la Télévision nationale, le même Rafik Ben Salah se montrer tout bien élevé et réservé, poli, stylé mais sans flagornerie, se gardant de faire au potentat l’honneur de citer même son nom, comme si l’on était déjà dans l’Histoire entérinée, et va ! comme dit la conteuse de son roman : dégage…
(Tunis, ce dimanche 31 juillet)
(Ces pages sont extraites de L'échappée libre, ouvrage à paraître aux éditions L'Âge d'Homme.)