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  • Pour l'exemple

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    À propos de L’Exécution du traître à la patrie Ernst S.de Richard Dindo (avec Niklaus Meienberg). 1976. Vu au festival Visions du réel 2014.

     

    Réflexion sur l'épaisseur du réel. 

     

    C’est une histoire à la fois triste et lamentable que celle d’Ernst S. Triste à mourir, puisque ce jeune écervelé y a laissé sa vie. Et lamentable par tout ce qu’elle révèle : la misère d’une certaine Suisse sous la Crise, l’inégalité des chances à la base d'une pauvre vie, le désarroi affectif et la dérive sociale d’un jeune révolté marginal, la provocation d’une tête brûlée  et sa punition « logique » en temps de guerre. 

     

    Une nuit de 1942, dans une forêt de la région de Saint-Gall, Ernst S. fut fusillé par ses camarades de régiment qui n’arrivèrent même pas à l’achever d’une salve, le coup de grâce lui étant donné par leur officier. Le récit de cette scène affreuse, sur les lieux de l’exécution et de nuit, par l’un des membres survivants du peloton d’exécution  constitue l’un des moments les plus dramatiques du film de Richard Dindo, dénué par ailleurs de tout pathos. Confronté à l’inéluctable, Ernst S.  parut « abattu », selon le témoin. Longtemps, cependant, il n’avait pu concevoir que sa « connerie » l’amènerait effectivement devant le peloton. Seulement voilà : on était en temps de guerre, la Suisse était encerclée par les puissances fascistes, le Général Guisan (notre« père » à tous) avait enjoint le pays de serrer les rangs et lui-même, selon toute probabilité, aurait refusé la grâce au jeune imbécile. Or celui-ci avait, pour sa part, refusé de signer le recours en grâce que lui avaient préparé ses frères catastrophés. Bravache, il n’avait rien à demander à ces « connards » d’en haut…

     

    Dans le film de Richard Dindo, l’histoire lamentable d’Ernst S. est d’abord celle d’une certaine Suisse à une certaine époque, incarnée par la famille des S., paysans pauvres et chômeurs de la région de Saint–Gall, non loin d’Abtwil. Chômeurs à cette époque: autant dire « feignants » selon la bonne société. Or, marqué par la mort prématurée de sa mère, mal encadré, rebelle rêveur, gai comme un pinson à ce que tous se rappellent, préférant la trompette et le chant au travail à l’école puis à l’usine – enchaînement social fatal en ces lieux -,Ernst n’en fera jamais qu’à sa tête avant de se retrouver, la guerre advenant, sans travail et survivant d’expédients en dépit des conseils de ses frères.C’est alors que le joyeux drille, révolté contre « ceux de la haute »mais sans aucune conscience politique cohérente (au désespoir de son frère aîné engagé dans le mouvement ouvrier zurichois), trouvera malin de monnayer de minables renseignements à des agents du consulat allemand avant de leur livrer, contre une somme plus conséquente (pour lui !), quatre grenades chapardées dans un dépôt de munitions. Et de se vanter dans les cafés de ce qu’il appellera lui-même une « connerie ». Jusqu’à la dénonciation d’un voisin et son arrestation, en 1941, son procès et sa condamnation à mort, à laquelle il ne croira qu’à la toute fin…

     

    Claude Lanzmann a parlé, à propos de Shoah et de l’interprétation faite de comportements ou d’événements survenus en une autre époque, de l’ " épaisseur du réel" , constituée part outes les données concrètes, complexes et contradictoires, d’une situation humaine que nous peinons à démêler et comprendre avec le recul du temps.

    Des années durant, les années de la « mobilisation », en Suisse, ont étéidéalisées, comme si la paix du pays présumé neutre  découlait de la protection divine etde la seule détermination du Général et de son armée mobilisée aux frontières.Dans notre enfance, ce fut la version officielle, d’un pays tout entier opposéà « ce fou d’Hitler ».

     

    Puis,de cette idéalisation mythique, l’on bascula dans une croissantedémystification, parfois jusqu’à l’outrance. Il y a quelques années encore, unejournaliste pouvait écrire, dans LaTribune de Genève, que la Suisse avait collaboré avec l’Allemagne dans samajorité. Ce qui est, objectivement, d’une évidente malhonnêteté. La vérité estbeaucoup plus nuancée, que de multiples rapports, recherches, enquêtes ettémoignages ont documenté ces quarante dernières années, avec autant de« révélations » nouvelles que de polémiques.

     

    Aucinéma, un très remarquable travail a été accompli par 13 réalisateur, àl’enseigne de L’Histoire c’est moi,rassemblant 555 témoignages sur ce que fut le quotidien de l’histoire suissependant cette période, réunis en 4 DVD. La collection, dirigée par Frédéric Gonseth, date du début de ce nouveau siècle. Elle revisite, sous tous les aspects, cette fameuse épaisseur du réel. Or le film de Richard Dindo avait frayé, le premier, cette voie dès le milieu des années 1970 où certaines vérités n’étaient pas encore bonnes à ditre. D’où le scandale qu’il provoqua à sa sortie dans certains milieux politiques et économiques directement visés…

     

    L’épaisseur du réel est travaillée, dans L’Exécutiondu traître à la patrie Ernst S.,  par la voix des gens. Le journaliste et écrivain gauchiste Niklaus Meienberg documenta, initialement, la trajectoire personnelle, familiale et sociale, d’Ernst S. comme en témoigne l’un de ses fameux Reportages en Suisse traduits chez Zoé en 1975. Dans la foulée, le film de Richard Dindo, où la contriubition de Meienberg se borne au commentaire, va plus loin en ce qui concerne, précisément, l’épaisseur du réel.

    Cette dimension est restituée par le jeu des images d’archives d’époque où se déploie, notamment,le langage stéréotypé de la propagande de guerre, en contraste avec les témoignages de gens des divers milieux sociaux, proches parents ou connaissances du jeune Ernst, qui construisent peu à peu le portrait « en creux » de ce rebelle sans cause rêvant de devenir comédien après avoir consacré ses petites économies à des cours de chant, puis s’imaginant qu’en Allemagne il trouvera une situation sociale plus favorable que dans la ville de Saint-Gall, plus marquée par le clivage  des classes qu’à Zurich.

     

    c2870e1d42.jpgAu fil des témoignages, avec l’apport majeur de l’historien Edgar Bonjour, dont le rapport monumental éclairera  ces années de manière décisive - quoique jugée insuffisante par la suite -, l’on voit apparaître, en violent contraste, le côté presque dérisoire de la « connerie » du jeune Ernst, par rapport aux positions et propositions  de certains notables hauts placés et autres ministres  appelant à la soumission à l’Allemagne. 

    Explicitement, le film désigne  des conseillers fédéraux et hauts gradés (un Minder, un Pilet-Golaz ou un Wille), ainsi que les signataires d’un Appel réunissant 200 noms, également favorables à une forme de collaboration, ou tel marchand d’armes (Bührle père pour ne pas le nommer)  poursuivant tranquillement son commerce avec l’Allemagne nazie, comme bien d’autres industriels d’ailleurs. Or il faudra la vox populi pour en juger, par la voix d’un menuisier faiseur de cercueils qui a bien connu Ernst S. et qui conclut ici que les « petits » sont toujours les premiers pendus, sans que le  les « grands » soient jamais  inquiétés. 

    C’est exactement ce qui se passe dans le proche entourage d’Ernst S. qui subira les séquelles de l’opprobre « national » lié à la condamnation et à  l'exécution, quand son frère Karl, petit paysan contraint de vendre son exploitation à un riche patron d’usine local, se retrouve veilleur de nuit dans la fabrique de celui-ci, lequel, durant toute la guerre, a fait de bonnes affaires avec l’Allemagne alors que son fils s’engageait dans la Waffen SS…

    Du point de vue du cinéma, l’épaisseur du réel est rendue, dans L’Exécution du traître à la patrie Ernst S., par le truchement d’une construction intégrant admirablement les lieux, de la forêt qu’on retrouve au début et à la fin du film, aux paysages campagnards ou urbains plombés par une  sorte de grisaille atmosphérique générale, âpre et juste adoucie par les visages et les voix de ceux qui parlent. Tant par les cadrages, rigoureux mais très maîtrisés quant à l’esthétique, que par le montage, le film « parle » beaucoup,enfin, par les seules images accordées, une fois encore, au poids et à l'épaisseur du réel.       

    images-9.jpegRichard Dindo au Festival Visions du réel

     

    Ce mercredi 30 avril, le réalisateur donne sa « masterclass » à l’Usine à gaz, dès 10h du matin. 

     

    À la base de cet atelier : la présentation du dernier film du réalisateur, relevant plus de la fiction que du documentaire, à partir du roman de Max Frisch Homo Faber. Deux mots à ce propos, puisque Richard Dindo m’a fait l’amitié de me transmettre une copie de l’ouvrage en version française.

     

    À mon goût, c’est le plus beau film de l’auteur, d’une grande valeur poétique et philosophique à la fois. Bien plus qu’une illustration du roman, c’est une transposition libre, à la fois elliptique et très concentrée, touchant au cœur de l’œuvre et modulant admirablement trois portraits de femmes. À ce seul égard, et s’agissant d’une succession de plans fixes intégrés dans le flux de la narration, le travail avec les actrices est impressionnant de sensibilité et de justesse. Marthe Keller, dans le rôle d’Hanna, irradie l’intelligence sensible à chaque plan, dans tous les registres de l’extrême douceur et de la véhémence blessée, de la mélancolie ou de la lucidité. Avec la jeune comédienne Daphné Baiwir, incarnant la jeune Sabeth, Dindo a  trouvé une interprète infiniment vibrante de présence elle aussi. Sans autre dialogue que le récit modulé par le comédien Arnaud Bedouet, Dindo parvient exprimer en images l'essentiel du roman, dans lequel le personnage d' Ivy (Amanda Roark) est également parfait. Bref, tant ces trois présences féminines que le découpage narratif des plans, le remarquable choix musical et le montage relèvent d’une poésie  inspirée de part en part. Enfin avec la variation de perception philosophique marquée du début à la fin par le protagoniste, de son positivisme initial d’homme ne croyant qu'à ce qu’il voit, à une vision plus profonde des êtres et du Temps, Richard Dindo a  restitué ce qu’on pourrait dire le sentiment du monde de Frisch, tel par exemple qu’on le retrouve dans L’Homme apparaît au Quaternaire, l’un de se splus beaux livres.

    Remise du Sesterce d’or Maître du Réel au réalisateur suisse Richard Dindo, ce 29 avril 2014.

     « Honorer Richard Dindo, c’est honorer un réalisateur unique et indépendant du cinéma contemporain qui sait parler à l’intelligence et à la sensibilité du spectateur » a souligné Luciano Barisone, directeur du Festival. Il a notamment expliqué que le Festival était particulièrement fier de pouvoir décerner ce premier Prix Maître du Réel à l’un des plus célèbres réalisateurs de documentaires de Suisse et d’Europe dont la filmographie compte 34 films. En parallèle à la projection de 5 de ses films documentaires durant le Festival, Richard Dindo donne une leçon de cinéma ouverte au grand public le 30 avril, à 10h à l’Usine à Gaz (www.visionsdureel.ch/film/f/masterclass-richard-dindo). En marge du festival, la Cinémathèque suisse de Lausanne organise une rétrospective de ses films, du 1er au 31 mai.

     

  • Visions du réel 2014

    10250257_778435372175709_8748155423910005021_n.jpgDu 25 avril au 3 mai, à Nyon, le Festival international Visions du réel, qui fête ses 45 ans d’existence et sa vingtième année sous cette appellation, propose un aperçu très substantiel du cinéma mondial documentaire. 

     

    On l’a dit et répété : le cinéma de non-fiction n’est plus le genre mineur qu’il fut souvent, didactique ou simplement illustrait. « L’intérêt du thème n’est qu’un des critères de notre sélection », nous disait ainsi Luciano Barisone à son arrivée aux commandes, en 2010. Depuis lors, le festival piloté jusque-là par Jean Perret, a connu un regain de fréquentation de quelque35%.

     

    L’édition 2014 s’annonce riche, avec 175 films de toutes provenances, trois leçons de cinéma données par les« maîtres » Pierre-Yves Vandeweerd, Ross McElwee et Richard Dindo, sous forme d’ateliers, un Focus sur la Tunisie combinant la projection de 15 films récents et un programme d’aide à la création. 

     

    En outre, nouveauté cette année: la section Grand Angle qui propose le meilleur des films documentaires présentés dans d'autres festivals internationaux importants.

     

    Pour mémoire et en deux mots, rappelons que c’est en 1969, dans le tumulte post-68, que le Festival du film documentaire s’est implanté à Nyon sous la direction de Moritz de Hadeln. C'est à Nyon qu'il fut alors  possible de découvrir la production documentaire des pays del'Est, comme celles de tant d'autres cinématographes, sans oublier les productions suisses, qui s'imposaient pour leurs qualités thématiques et esthétiques. C'est aussi à Nyon que les diverses luttes pour les indépendances ont trouvé un écho:des pays du tiers monde à l'émancipation de la femme, en passant par la libération sexuelle. 

     

    En 1985,  la première vague étant retombée, la manifestation connut un second souffle sous l’impulsion de Jean Perret, devenant alors Visions du réel.

     

    images-9.jpegInitiative à saluer entre autres innovations pour cette nouvelle édition 2014: la fondation du Sesterce d’or, nouveau trophée créé par le sculpteur Bernard Bavaud et qui récompensera les grands prix et d’autres distinctions honorifiqes  Ainsi Richard Dindo recevra-t-il  le premier Sesterce d’or Prix Maître du Réel (!)  attribué depuis cette année à «un cinéaste du réel de renommée mondiale». Une rétrospective de cinq films est programmée et le réalisateur zurichois animera un atelier lié à Homo Faber, de Max Frisch,l’œuvre sur laquelle ce passionné de littérature travaille actuellement.

     

    Ma sélection perso pour ce premier jour :

     

    Richard Dindo, L’exécutiondu traître à la patrie Ernst S. Avec Niklaus Meienberg, 1976. 1h.39. Sallede La Colombière, à 14h.

    Pour ceux qui ne l’auraient pas encore vu, ce film,très controversé à sa sortie, fait toujours date du point de vue historico-politique, et d’abord critique, autant que les Reportages en Suisse de Meienberg. J'y reviendrai plus longuement...

     

     

    6_334286bf62.jpgOlfa Chakroun et Dionigi Albera. La maison d’Angela, 2012. Focus Tunisie. Salle communale, 14h. 

    Moyen métrage plein de sensibilité, ce film a ledouble mérite de documenter l’évolution d’un lieu mythique, La Goulette,caractérisé par son doux mélange de cultures et de confessions, autant quepar  sa convivialité populaire,aujourd’hui menacé par le béton et tous les nivellements ; cela vécu danssa chair et son âme par Angela, qui se raconte en vérité, désarroi et colère.La projection  principale est réservée à L’opposant, d’Anis Lassoued, évoquantl’entrée en politique de Mohamed, diplômé supérieur mais sans emploi, commetant de ses concitoyens. Je n’en dirai pas plus n’ayant pas vu le film.

     

     

    Nadia El Fani, Laïcité Inch Allah, 2011. Focus Tunisie

    Capitole 2, 16h.30.

    Pratiquant l’attaque frontale, Nadia El Fani s’en prend à un tabou religieux durant sa célébration de 2010 : le ramadan. A Tunis, au marché, dans les cafés, sur une terrasse de Sidi Bou Saïd, elle interpelle les gens et débusque l’hypocrisie ambiante de ceux qui font semblant. Film militant dont la révolution accentuera l’impact, jusqu’à sa projection marquée par la violence des islamistes, Laïcité Inch Allah m’a un peu gêné, pour ma part, du fait de son agressivité très rhétorique et plus encore de sa forme jetée. Comme on le verra avec les autres films du Focus Tunisie (à commencer par La Maison d’Angela), le réel tunisien peut être approché plus finement et avec d’autres nuances. Du moins la réalisatrice a-t-elle "cassé le morceau", avec un courage impressionnant.   

     

    Pour le reste du programme, le site du Visions duréel et son profil Facebook sont in-con-tour-nables…

    www.visionsdureel.ch

  • Ceux qui comptent jusqu'à trois

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    Celui qui estime qu’un chemin vers la pensée polyvalente est encore ouvert / Celle qui préfère le Tiers réel au tiers exclu / Ceux qui mettent les nuances / Celui qui ne saurait confondre les nuances de gris avec le dégradé médiocre de la grisaille pseudo-érotique d’une série imbécile à succès logique vu que l’imbécile pullule / Celle qui a visité l’Île en noir et blanc avant de hisser les couleurs / Ceux qui déjouent la terreur de l’alternative / Celui qui a inventé le Purgatoire pour pallier l’hystérie des extrêmes / Celle qui n’a jamais vu aucun charme à l’éventualité d’une second life / Ceux qui croient qu’on peut dompter le feu prophétique sans l’éteindre ce qui serait dommage on est bien d’accord les gars/ Celui qui trouve que l’Eglise athée manque autant de couleurs que le culte protestant ou musulman / Celle qui a toujours trouvé niaiseux le culte jacobin de l’Être suprême /  Ceux qui pratiquent une herméneutique de type humoristique en sorte de détendre l’atmosphère et de pimenter l’insignifiance ambiante / Celui qui se casse une côte en loupant le 666e échelon de l’échelle montant au Surhomme / Celle qui conçoit le monde en paliers distincts avec échelle de service en cas de feu ou d’évangélistes à la porte / Ceux qui constatent les ravages du nivellisme sur Twitter et Facebook aux heures de pointe à savoir tout le temps / Celui qui ne voit d’échappée que dans le médian poreux / Celle qui rappelle (avec Paul Celan) que la poésie n’impose pas mais s’expose en quoi elle renonce à l’autorité écrasante du mot /  Ceux qui reconnaissent n’entendre que du vent et composent pourtant des vers / Celui qui pratique l’humour contre tout ce qu’on dit éminent en quoi il retrouve la culture juive du commentaire qui fait qu’où il y a deux talmudistes il y a trois opinions / Celle qui rappelle au chauffeur de taxi Avraham que l’humour est une école de la  polyvalence après lui avoir laissé le choix entre trois mêmes destinations / Ceux qui ont toujours pratiqué le décentrage avant d’en venir à la vision panoptique / Celui qui craint l’humour fauteur de multilatéralité propre à démobiliser Billancourt / Celle qui zappe les passages bibliques où Dieu fait vraiment trop vieux facho / Ceux qui montrent un « cordial esprit de conciliation » qui va faire bientôt de la Terre entière un jardin convivial style Facebook où je t’envoie ce matin une photo de mon amie jonquille et te remercie d’exister Fernande et t’envoie via youtube une version de l’Hymne à la joie par Clayderman au pianola, etc.

  • Ceux qui filent doux

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    Celui qui exorcise le monde « tout drapeau » / Celle qui fuit le mec à kalache / Ceux qui récusent les barbes à sacrifices / Celui qui affronte l’esprit boutique / Celle qui couperait bien les têtes « farcies de foutaises » mais sa religion le lui interdit / Ceux qui n’ont plus de souffle à claironner trompette / Celui qui ne trouve point de grandeur au Kolossal / Celle qui déjoue la ruse du faucon maquillé fauvette / Ceux qui de rap en rapine ne répètent que tribu ! tribu ! / Celui qui pour tribu de fer se bat contre tribu d’osier / Celle qui n’est plus que spasme / Ceux qui sont nés pour la gangue / Celui qui devient marteau sous maître / Celle qui s’exclame : suffit le chant ! au sanglier mélo / Ceux que le cri strangule sous cravate fantaisie / Celui qui se résume à cocarde / Celle qu’embarrassent les soldats à sabots et denture intacte / Celui qui se retient à la cascade / Celle dont l’enfance expire dans les abois / Ceux qui fuient par le ciel / Celui qui se trisse en douceur / Celle qui tisse sous le boisseau / Ceux qui s’interdisent de regarder tout ça / Ceux qui se rincent l’œil au sang des autres / Celui que le vide sous les masques ne porte pas au vertige / Celle que son ennui n’ennuie plus même le dimanche ou le lundi de Pâques / Ceux qui connaissent la paix des sabres / Celui qui a la suffisance de l’arme / Celle qui oppose sa douceur à la faiblesse / Ceux qui ont langue de fer plus que de bois / Celui qui tisse au fil barbelé / Celle qui saigne d’avoir baisé la lame / Ceux qu’on a réduit à moins que ça / Celui qui se réveille requin dans l’étui à sequins / Celle qui piaffe d’incontinence / Ceux qui se disent esclaves du péché mais c’est exagéré du point de vue des Red Hot Chili Peppers / Celui qui répète « moi !, moi ! moi ! » en invoquant le partage / Celle qui écrit sous le manteau et même parfois sans string / Ceux qui taxent d’insignifiance tout ce qui ne ramène pas à leur premier roman plein de majuscules / Celui qui chante sa peine à ne pas accéder à la Business Class / Celle qui gerbe au goûter dînatoire du Club Positif / Ceux qui n’admettent point que tout durcisse / Celui qui déconseille l’usage du couteau-papillon en course d’école / Celle qui enjambe le cercueil du savoir / Ceux dont le regard reste soft devant la hardeuse / Celui qui va pour calmer le tsunami / Celle qui se dit voyante et voit en effet plus loin que les nez des casques bleus / Ceux qui sont chair de votre chair à canon / Celui qui est né pacifiste et l’a oublié par la suite mais on l’a enterré catholique alors de quoi se plaindrait la fille souverainiste de l’évêque /  Celle qui voit la plaie d’être homme se refermer / Ceux qui se rappellent les « grandes fauchées » préludant à la destruction massive décidée selon l’Axe du Bien / Celui qui déconseille l’usage de la machette aux ados des deux camps / Celle qui aime les douceurs et le cunilingus platonique de Michel Onfray / Ceux qui voient partout la force et la détresse vissée dedans mais les boîtes à outils manquent en Syrie et dans les territooires occupés /  Celui qui répète que vertu guerrière n’est pas vice avec les félicitations de divers archevêques et autres imams citant sourates et versets bibliques à l’envi /Celle qui voit les thons rouges déserter les eaux polluées par les Japonais et autres nations civilisées / Ceux qui forgent un métal aussi dur que celui de leur queue selon leurs affirmations à vérifier / Celui qui n’a plus le temps de le prendre à ce qu’en dit sa secrétaire elle-même en réunion sur le lit d’à côté / Celle qui accède enfin à  la Bonne Colère genre le Christ sort de ses gonds à la supérette de Notre-Dame / Ceux qui lisent volontiers des romans où les femmes en chient / Celui qui a le front de guerre et le cul pincé / Celle qui panse les mitrailleuses dans le hangar aux grands blessés / Ceux qui vont enterrer le porte-avions avec les honneurs / Celui qui constate que même l’air est devenu social-démocrate / Celle qui invoque la pureté de sa race pour dégommer la voisine aux carlins douteux / Ceux qui pendant tout ce temps n’ont cessé de contempler le Temps coulant « semblableà une interminable enfance », etc.

     

    (Cette liste n’as pas été inscrite en marge de La Marche dans le tunnel de Michaux, son indéniable source d’inspiration, vu que les marques au stylo sur le papier bible de La Pléiade font désordre même  en Suisse profonde) 

    Peinture: Robert Indermaur

  • Jean Ziegler l'octogénéreux

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    Jean Ziegler fête, aujourd'hui, son 80e anniversaire. l'occasion de découvrir La face méconnue d'un grand intellectuel, communiste et croyant,  qui fait honneur à la Suisse. 

     

    Qui est Jean Ziegler au fond ? Je me le suis demandé des années durant, avant de le rencontrer et de fraterniser autour de livres et de lettres que nous avons échangés, d'indignations et de passions partagées.      

    zap07.jpgDans une première biographie sympathique, Jürg Wegelin, ancien élève du prof de sociologie mais pas complaisant pour autant, a retracé les grandes lignes de la trajectoire du fils de sage famille bernoise entré en rébellion contre son père, "adopté" à Paris par Jean-Paul Sartre et devenant l'un des phares du tiers-mondisme et le critique radical de son pays "au-dessus de tout soupçon". L'engagement de l'intellectuel, le travail du député, le fracas des livres, les procès, la famille: tout y était, ou presque.   Car la question subsiste : qui est Jean Ziegler "au fond", et quel est le noyau de sa personne ? Or il me confia, un jour, ce qui représente le noyau de la vie selon lui. À savoir: Dieu.  

     

    Parce que  Jean Ziegler croit en Dieu. Cela pourrait étonner, chez un sociologue gauchiste qu'on imagine matérialiste à tout crin, mais c'est comme ça: Jean Ziegler est croyant. Et comme je lui demande ce qu'il répondrait à un enfant l'interrogeant sur la nature de Dieu, il me répond sans hésiter: l'amour.

     

     Avant de préciser: " L'amour qui est en chacun de nous. Dans le Galilée de Brecht, l'assistant de l'astronome lui demande devant la nouvelle carte du ciel: mais où est Dieu ? Alors Galilée de lui répondre: "En nous, ou nulle part". Du même coup, cela scelle notre destin commun. Comme disait Bernanos: "Dieu n'as pas d'autre mains que les nôtres". Dieu existe au-delà de tout, mais sur terre il agit à travers nous: c'est une conviction qui m'habite depuis longtemps et qui ne cesse de se renforcer. L'humanisation est en cours, même si nous vivons encore dans la préhistoire de l'homme où l'exploitation, la concurrence effrénée, l'écrasement du pauvre dominent. L'amour s'oppose à cette logique, constituant le moteur même du capitalisme, pour lui substituer des valeurs de complémentarité et de solidarité".

     

     Position chrétienne, à l'évidence. Mais comment expliquer que ce fils de juge bernois calviniste se soit converti au catholicisme après avoir claqué la porte de la maison ?

     

    " C'est une décision qui date de mes jeunes années à Paris, explique-t-il alors.  Quand  j'ai commencé d'étudier sérieusement le marxisme. Or s'il respecte la religion pour son rôle social, Marx n'en perçoit pas la profondeur. À la même époque, j'ai trouvé des réponses plus satisfaisantes aux questions existentielles que je me posais auprès du Père jésuite Michel  Riquet, ancien résistant, déporté à Mauthausen et Dachau. Si je suis resté communiste, je garde aussi une foi profonde, quoique traversée de doutes. Mais je déteste  le Vatican et le faste indécent dans lequel se complaît sa gérontocratie. Quand je pense aux  richesses inestimables accumulées à Rome  et à tout ce qui  pourrait être fait pour soulager  la misère du monde, je me dis qu'il y a là plus que de l'hypocrisie: une vraie monstruosité  ! C'est dire que je me suis toujours senti plus proche de "l'église invisible". Comme le disait Victor Hugo: "Je déteste toutes les églises, j'aime les hommes, je crois en Dieu."

     

    ZieglerFils.jpgEt les enfants là-dedans ? "Je suis comme les Africains: je ne les nomme pas !", s'exclame d'abord le père de Dominique, né en 1970. Et pourtant: "La naissance de notre fils a été comme le premier matin du monde. Ensuite, j'ai craint qu'il ne me traite comme je l'ai fait avec  mon père, par le rejet. De fait je ne supportais pas les non-réponses de celui-ci, quand je lui désignais telle ou telle injustice et qu'il me répondait qu'on ne pouvait rien faire. Cela me révoltait. Avec mon fils, comme j'avais une totale mauvaise conscience par rapport à la double vie que je menais, entre sa mère que j'aimais toujours et ma deuxième femme  Erica, qui est pour moi la passion absolue, je l'ai emmené avec moi dans mes voyages, dès ses 11, 12 ans et lui ai fait rencontrer toute sorte de personnages, de Thomas Sankara aux leaders cubains, entre beaucoup d'autres. Sa première pièce, Ndongo revient, est directement inspirée par un voyage que nous avons fait au Togo"...

     

    Ziegler07.jpgPère et grand-père, l'infatigable pèlerin qui a été désigné, en 2000, comme rapporteur spécial de l'ONU pour le droit à l'alimentation, a été confronté maintes fois à l'enfance malheureuse. Mais comment a-t-il vécu cette déchirure  ? Alors l'homme de coeur de conclure en homme de foi:  "Bernanos dit qu'il ne faut jamais regarder la misère du monde sans prier. Durant  les missions que j'ai menées autour du monde, je me suis forcé à ne jamais penser à nos petits-enfants:  je me suis entraîné, véritablement, à l'altérité"...  

     

     

     

    Biographie

     

    19 avril 1934 - Naissance de Hans Ziegler à Berne. Il grandit à Thoune.

     

    1956 - Déménagement à Paris. Etudes de droit et de sociologie à la Sorbonne. Fréquente Jean-Paul Sartre qui le pousse vers l'Afrique.

     

    1957 - Premiers longs voyages au Proche-Orient et dans les pays du Maghreb.

     

    1965 - Mariage avec Wédad Zénié.

     

    1970 - Naissance de Dominique Pascal Karim.

     

    1976 - Parution d'Une Suisse au-dessus de tout soupçon. Affrontement autour de sa nomination au poste de professeur, confirmée en 1977 par le Conseil d'Etat.

     

    1990 - Parution de La Suisse lave plus blanc. Hans Kop l'attaque en justice. Neuf procès suivront en 1997.

     

    1997- Mariage avec Erica Deubler-Pauli.  Parution de La Suisse, l'or et les morts.

     

    2000 - Rapporteur spécial de l'ONU pour le droit à l'alimentation.

     

     

     

    De la vie:

     

    "Chaque matin est une merveille renouvelée, avec le sentiment d'être extraordinairement privilégié, qui nous responsabilise en même temps.

     

    De la mort

     

    "Quant à la pensée de la mort, elle est d'abord liée pour moi au  sentiment panique de la fuite du temps. Comme disait Ramuz: "C'est parce que passe que tout est si beau". Et ce sentiment que tout passe ravive le regret de n'avoir plus le temps de guérir les blessures qu'on a causées. Aussi tout s'accélère avec l'âge. La mort est à la fois le total inconnu et peut-être la porte vers un bonheur plus grand encore"...

     

     

     

  • La mort du Patriarche

    Avec « Gabo », génial auteur de Cent ans de solitude,  disparaît le dernier  monstre sacré de la littérature mondiale.

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    Incroyable mais cette fois vrai : Il est mort le poète. Gabriel Garcia Marquez a finalement été rattrapé ce 17 avril par la camarde en son domicile de Mexico, à l’âge de 87 ans. De son propre aveu, celui que tout le monde appelait affectueusement « Gabo », incarnant par excellence la vitalité, n’avait jamais pensé à la mort avant la soixantaine.« Jamais je n’avais eu le temps d’y réfléchir. Et voilà, bang ! Merde, on ne peut pas y échapper ».

    En 1999, pourtant sa personnelle « chronique d’une mort annoncée » avait été marquée par la révélation de son cancer. Du coup, les chroniqueurs du monde entier y étaient allés de leur hommage, ensuite rangé au « frigidaire ». Farceur de « Gabo » ! Lui qui adorait les affabulations et les fausses pistes biographiques, aurait sûrement apprécié les éloges posthumes de ses congénères.

    Des dithyrambes, il avait d’ailleurs l’habitude depuis longtemps. Lui qu’un Pablo Neruda, grand poète chilien « nobélisé », avait comparé à Cervantès -  trop peu reconnu de son vivant -, le fut mondialement dès la parution de Cent ans de solitude, en 1967.   À vrai dire, aucun écrivain de la deuxième moitié XXe siècle n’a connu un tel succès,à la fois populaire et littéraire, comparable à ceux de Dickens ou de Victor Hugo, avec l’éclat médiatique contemporain des stars du cinéma ou du rock. À l’instar de ceux-ci, logique du système oblige ! il lui sera arrivé d’exiger un tarif de 50.000 dollars pour une demi-heure d’interview. Enfin, l’ensemble de ses livres se vendit à plus de 50 millions d’exemplaires, traduits dans presque toutes les langues…

    Certes très riche, Garcia Marquez avait beau posséder sept résidences en cinq pays et fréquenter les grands de cemonde comme des égaux : il n’en était pas moins resté fidèle à ses origines populaires et à ses engagements de gauche, défenseur de justes causes et fondateur généreux d’institutions diverses. D’où son immense popularité en Amérique latine. Souvent critiqué pour l’indéfectible amitié le liant à Fidel Castro, « Gabo » répondit à Plinio Mendoza qui lui demandait quel personnage le plus remarquable il avait connu : « Mercedes, ma femme »…  

    À la célébration de ses 80 ans, en 2007, plusieurs milliers de personnes se retrouvèrent dans le Palais des Congrèsde Carthagène, en présence de la reine et du roi d’Espagne, de Bill Clinton et du Nobel de littérature mexicain Carlos Fuentes, son ami, qui prononça sonéloge.

     

    Et la littérature dans tout ça ? Elle fut le noyau pur de la présence au monde de ce maître du « réalisme magique», dont les thèmes récurrents, voire obsessionnels, s’enracinent dans sa vie même. Littérairement, Gabriel Garcia Marquez fut en outre une figure centrale du « boom » de la littérature latino-américaine, avec ses pairs Julio Cortazar, Mario Vargas Llosa, Juan Carlo Onetti ou Carlos Fuentes,notamment. 

    Au cœur et au sommet de l’œuvre de Garcia Marquez, Cent ans de solitude déploie la chronique d’une bourgade colombienne fictive, inspirée par la petite ville natale de l’auteur, Aracataca, rebaptisée Macondo. Dans une atmosphère immédiatement fascinante, oscillant entre réalisme (notamment historico-politique) et fantastique, la saga des Buendia revisite le passé parfois dramatique que le grand-père maternel du petit Gabriel, libre-penseuret colonel engagé jadis dans la guerre civile du côté des libéraux, contre les conservateurs, ne cessa de lui ressasser. Le même « Papalelo » raconta ainsi, au futur conteur, le « massacre des bananeraies » (plus de mille ouvriers agricoles en grèves tués par l’armée colombienne sous la pression des USA et de la compagnie américaine United Fruit), transposé dans le roman sous des aspects fantastiques.    

    Paru en 1975, L’Automne du patriarche accentuait la veine baroque de l’auteur dans l’évocation lyrico-satirique d’un dictateur latino-américaine mblématique,  dont le tour expérimental diluait, à notre avis, le propos. Dix ans plus tard, en revanche, Garcia Marquez allait renouer avec une narration moins sophistiquée et plus puissante à la fois. Fort de la même intensité visionnaire, et peut-être plus prenant encore dans sa dimension émotionnelle, L’Amour autemps du choléra représente ainsi une sorte de chef-d’oeuvre « bis ».

    Cela étant, l’œuvre de Garcia Marquez, conteur dans l’âme mais aussi grand reporter politiquement engagé, vaut également pour ses nombreuses nouvelles, dont celles des Funérailles de la Grande Mémé, et ses autres romans explorant le matériau historique (comme Le général dans son labyrinthe, sur les traces de Bolivar), les passions humaines  (Chronique d’une mort annoncée, immense succès de l’année 1981) ou l’univers érotique (Mémoire de mes putains tristes, datant de 2005), sans oublier les mémoires de Vivre pour la raconter.

    Vivre et raconter: on ne saurait mieux, en deux verbes, enfin, caractériser Gabriel Garcia Marquez…

     

     

    La saga d’une vie

    Si l’œuvre de Gabriel Garcia Marquez est débordante de vie, son parcours d’homme et d’écrivain est aussi romanesque à souhait, donnant souvent lieu à des récits fantaisistes, que l’écrivain lui-même se plaisait à alimenter.   Or c’est en se tenant au plus près des faits avérés, avec l’aide de plus de trois cents témoins plus ou moins proches, que Gerald Martin, qui a consacré dix-huit ans à cette entreprise, a reconstitué la trajectoire de « Gabo ». Il en résulte une somme biographique absolument captivante, qui part des origines familiales dont les composantes (imbroglio des filiations pleines d’enfants illégitimes, mère absente, grand-père jouant le rôle de mentor, grand-mère conteuse essentielle dans son éveil littéraire) sont de première importance dans la psychologie de l’écrivain. Passionnant ensuite : le récit des débuts du jeune journaliste, vite reconnu, et de l’écrivain à la fois bohème et très productif, jetant les bases de son futur chef-d’œuvre au fil de nombreux écrits. Très engagé à tous les sens du terme, lisant énormément et voyageant beaucoup, de Rome à Paris en passant par les pays de l’Est, la Colombie retrouvée et l’Espagne puis le Mexique, Garcia Marquez est le contraire d’un littérateur en chambre. D’abord réticent à l’idée d’une biographie, il a néanmoins fait bon accueil à Gerald Martin et surtout facilité ses rencontres (avec Fidel Castro et Felipe Gonzalez, notamment), pour lui décerner finalement le titre de « biographe officiel ». À recommander chaudement, autant que les entretiens de « Gabo » avec son ami Plino Mendoza.

     

    Gerald Martin. Gabriel Garcia Marquez. Une vie.Grasset, 701p.

    GabrielGaria Marquez. Entretiens avec Plinio Mendoza. Une odeur de goyave. Belfond, 1982.  

  • Ceux qui ont du poitrail

     

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    Celui qui a jeté sa gourme en même temps que son beau-père sa soutane aux orties / Celle qui a du bois devant la maison / Ceux qui font le plan de table des ronds-de-cuir / Celui qui est si dur à cuire qu’il prend un bouillon / Celle qui se fanfreluche en vaporeux pour le Bal des éphémères / Ceux qui poussent des cris gutturaux en frappant leur fessiers rebondis de bodybuildeurs lesbiens / Celui qui fut des plus intelligents à l’âge bête / Celle qui enjoint son meilleur élève d’écrire et d’écrire encore et même si le Goncourt est loin elle sera toujours là / Ceux qui n’ont jamais empêché un pouète de pouéter plus haut que ce qu’on sait / Celui qui a pris la poësie en horreur en observant les poëtesses et les poëtes se faire des grâces sous leurs trémas /  Celle qui dit qu’elle écrit ce qui veut tout dire / Ceux qui sacralisent l’écrit vain / Celui qui a plus de médailles que de thorax sans oser se pointer à la  salle de muscule / Celle qui a commencé d’écrire à treize ans avec une tragédie classique genre Othello et a connu le succès avec son roman soft porno d’Otez-la / Ceux qui le font à Troie à l’insu d’Hélène la bêcheuse / Celui qui donne dans l’aphorisme à la Montaigne mais ce n’est qu’un essai / Celle qui est aussi fière de ses roberts que de son Gilbert / Ceux qui ont passé par le structuralisme avant de se positionner dans le monoparental / Celui qui désespère de tout et le révèle à sa bisaïele Agota qui lui dit comme ça mais ça

    c’est une bonne nouvelle mon joli continue / Celle qui a des vergetures qu’elle dissimule au poète dont elle est l’égérie au su et au vu de tout le bourg / Ceux qui « tombent amoureux » entre guillemets et en italiques / Celui qui a quinze ans écrit sentencieusement sur son cahier bleu : à bon chat rat qui rit / Celle qui pratique un kesa-gatamé verbal très redouté de ses partenaires au futon /  Ceux qui sont d’humeur vert pituite genre lecteurs de Joyce au printemps / Celui qui a fait du triolisme à quatre avec Thèse, Antithèse et Synthèses les fameuses sauteuses de la planète Marx  /  Celle qui joue le cheval Somebody dépassé par Nobody dans la courbe  d’Everywhere invisible des tribunes / Ceux qui ont a-do-ré Belle du Seigneur qui ne vaut pas Celle du baigneur / Celui qui n’ose pas dire au renard d’enculer ce raseur de Petit Prince vu que la marche blanche est aux aguets derrière les muguets / Celle qui attend son galmicheton à la sortie du Lycée Saint-Ex où le lascar s’attarde sur la Summa erotica de Saint Thomas Taquin / Ceux qui préfèrent le « tien » d’un Vino Santo au « tu l’auras » de la déesse aux trois nibards, etc.

     

    (Cette liste a été rédigée d’une main pendant que l’autre tournait les pages du très charmant Walter d’Helen Sturm venu de paraître chez Joëlle Losfeld cette autre lutine)  

     

  • Qu'il n'est de beauté sans bonté


    Entretien avec François Cheng. Pour un beau Nouvel An chinois...


    Que signifie l’affirmation de Dostoïevski, dans Les Frères Karamazov, selon laquelle « la beauté sauvera la monde » ? De quelle beauté s’agit-il, et de quel monde ? Dans la partie conclusive des Aventuriers de l’absolu, son dernier essai sur les destinées comparées d’Oscar Wilde, Rainer Maria Rilke et Marina Tsvetaeva, Tzvetan Todorov s’interroge à ce propos en esquivant le double piège de l’esthétisme et de l’idéalisme désincarné.
    Dans le même esprit, quoique partant d’une expérience personnelle toute différente, François Cheng se livre lui aussi, dans son dernier livre, intitulé Cinq méditations sur la beauté, à une réflexion sur ce thème.
    D’emblée, le poète et penseur chinois oppose la beauté et le mal, comme si la lumière ne pouvait trouver sens que par rapport aux ténèbres.
    Pour évoquer ce qui, par la beauté, nous transporte hors de nous-mêmes, et parfois jusqu’à l’extase (au sens premier), Tzvetan Todorov citait la musique, et par exemple vécue au milieu des autres, dans un concert.
    François Cheng, pour sa part, se rappelle l’émerveillement qu’il a éprouvé, en son enfance, dans le site naturel du Mont Lu (dont le nom en chinois, associé à l’idée de beauté, signifie « mystère sans fond ») où l’emmenaient chaque année ses parents, comme tant de poètes et d’artistes fascinés par ces lieux magiques.
    Tout aussitôt, cependant, François Cheng associe, à cette reconnaissance de la splendeur du monde, qui nous renvoie à notre propre unicité intérieure, le rappel de son expérience non moins précoce du mal, concrétisé par les atrocités de la guerre sino-japonaise.
    « Je sais que le mal, que la capacité au mal, est un fait universel qui relève de l’humanité entière », écrit encore celui qui se définit lui-même modestement comme « un phénoménologue un peu naïf », rappelant ensuite que la pensée sur le beau n’a de sens que liée à une pensée sur le vrai et sur le bien, alors même que le beau semble avoir moins de nécessité que le vrai ou le bien.
    Ce qu’est la beauté ? « Elle est là, de façon omniprésente, insistante, pénétrante, tout en donnant l’impression d’être superflue, c’est là son mystère, à nos yeux, le plus grand mystère »…


    Avec sa gentillesse malicieuse et sa fulgurante précision de penseur-poète-érudit-calligraphe, François Cheng, rencontré dans les vénérables salons de l’Institut de France (il est le premier Chinois a avoir endossé l’habit vert des académiciens) a bien voulu préciser les tenants et les visées de son propos.

    - Pourriez-vous éclairer la genèse de ce nouveau livre ?
    - Sa base est essentiellement orale, puisqu’il est constitué de cinq méditations improvisées en public, mais il cristallise la réflexion d’une vie entière. Plus qu’une synthèse, il représente l’expression d’une symbiose entre les deux grandes traditions – orientale et occidentale – dont je me réclame. Il revêt pour moi un double caractère d’urgence, d’une part à cause de mon âge, et du fait, aussi, du monde dans lequel nous vivons, assailli par les phénomènes du mal, de la violence, de l’injustice et de la haine. Vous aurez remarqué que, d’emblée, j’oppose la beauté au mal et non pas à la laideur. J’estime en effet que la beauté est une forme du bien. Comment répondre au mal ? Suffit-il de dire qu’on ne doit pas le faire. Non : je crois qu’au mal doit être opposé la révélation de la beauté ?
    - La perception de la beauté est-elle universelle selon vous ?
    - Il me semble évident que, d’une manière très basique, la beauté de la nature, d’un lever de soleil ou d’un magique paysage d’automne, est perçue avec la même émotion par tous les hommes. En ce qui concerne la culture, c’est plus compliqué, tant chacun est tributaire de son éducation. Un jeune Chinois peut apprécier immédiatement, sans doute, la beauté d’une jeune fille d’Ingres ou celle de La symphonie pastorale de Beethoven, de même qu’un jeune Occidental peut goûter un poème ou une aquarelle de la tradition chinoise. Mais l’accès aux derniers quatuors de Beethoven ou à l’opéra chinois suppose une certaine initiation.
    - A vous lire, il y a en outre beauté et beauté…
    - Nous vivons en pleine confusion, et mon souci est en effet de distinguer la vraie beauté de la fausse. Suffit-il de conclure que « tous les goûts sont dans la nature » pour éviter de voir que les critères de la beauté confinent au n’importe quoi ? Je ne le pense pas. Je crois qu’il est urgent, au contraire, de redéfinir les critères de la vraie beauté en sollicitant les grandes traditions artistiques et spirituelles.

    - Qu’en est-il de la « fausse » beauté ?
    - En simplifiant je dirais : celle qui vise à séduire pour imposer une certaine domination, entre deux individus, ou un certain pouvoir, de la société sur l’homme. L’exemple le plus éloquent serait celui de la publicité la plus insidieusement flatteuse ou de la propagande politique. Pensez aux nazis qui exaltaient la beauté d’une race pour mieux exclure les autres. A contrario, la vraie beauté me semble essentiellement désintéressée et gratuite, plus encore : fondée sur la bonté. Y a-t-il un seul geste de bonté qu’on puisse dire laid ? Le langage commun parle aussi bien de « beau geste » ou de « belle personne ». La pensée la plus lumineuse que j’ai trouvée, à ce propos, nous vient de Bergson, qui dit que « l’état suprême de la beauté est la grâce », ajoutant aussitôt que « dans le mot grâce on entend celui de bonté ». L’intuition que la vie est une grâce, au sens d’un don, et que le principe de vie est une chose bonne et belle, participent de cette conception qu’on trouve aussi dans la tradition chinoise. Pour en revenir à la séduction, mais qui ne viserait pas à tromper, on pourrait dire alors que la beauté irradie et rend la bonté désirable. La beauté de la rose n’est pas tant un artifice qu’un résultat, dont le parfum serait la quintessence. Par delà l’ordre du vrai ou du bien, qui « servent » à quelque chose, l’ordre du beau n’a aucune « utilité », sans être factice ou vain pour autant.
    - N’est-elle pas cependant un luxe dans un monde d’injustice et de souffrance ?
    - Je ne le crois pas. Je pense au contraire qu’elle est nécessaire dans la vie des plus démunis, et qu’on la trouve partout. La Suisse est une sorte de jardin du monde, mais il y a de la beauté dans les rues de Calcutta autant que dans les déserts, et les prisonniers des camps de concentration ont dit combien la beauté d’un coin de forêt ou d’un coucher de soleil entretenait en eux l’espoir d’un avenir meilleur. La beauté est partout, dans les couleurs du désert, le serpent qui s’enfuit, le sourire d’un enfant ou d’une mère. Simplement, il s’agit de rester perméable à toutes ces formes de beauté et de les révéler à son tour. Toute beauté rappelle un paradis perdu et en appelle un venir…

    - Qu’est-ce qui caractérise la vision chinoise à cet égard ?
    - La pensée occidentale est essentiellement dualiste, avec les deux grandes instances du sujet (pensée de la liberté) et de l’objet (pensée de la science), fondant une posture de conquête de la nature, que l’homme «possède » explicitement selon Descartes. Le monde est ainsi un théâtre, dans la représentation occidentale, dont l’homme est l’acteur central. Tout autre est le « tableau » chinois, montrant le vaste ensemble de la nature dans un « coin » duquel l’homme, petite silhouette solitaire ou petite paire de compères  devisant, se trouve apparemment « perdu », du moins aux yeux de l’Occidental, alors que pour nous Chinois il est le pivot du tableau, l’œil éveillé et le cœur battant du paysage. Pour le Chinois, l’homme pense l’Univers autant que l’Univers le pense.

    - Cette contemplation est-elle toute passive ?
    - Nullement : elle est à la fois absorption et transmutation. La beauté et son expression ajoutent au sens du monde et de notre vie. Je suis cet œil. Vous êtes ce cœur battant. Chacun participe de cette quête de sens et de dignité.
    - Mais nous allons tous mourir…
    - C’est cela même qui donne à la beauté son relief pathétique et son sens. Nous ne possédons pas la durée, mais nous vivons l’instant, qui est le vrai mode d’être de la beauté. Cézanne revient cent fois devant la montagne Sainte Victoire, à chaque instant différente, comme chaque matin est le premier du monde à nos yeux. L’Univers existe depuis des milliards d’années, mais chacun de nous le découvre comme pour la première fois. Or la beauté que nous y percevons est à l’origine du sacré. L’intuition du sacré correspond au sentiment profond que l’Univers tend vers quelque chose, comme une fleur tend vers la plénitude de sa présence en beauté.

    François Cheng. Cinq méditations sur la beauté. Albin Michel, avril 2006.

  • Ceux qui la ramènent

     

     

    10155663_10203632404077517_6805521139148874218_n.jpgCelui qui a tout compris et le serine sans y être convié / Celle qui monte en chaire dès qu’elle y va de son commentaire / Ceux qui ont des avis sur tout et des opinions arrêtées surtout / Celui que tu n’as pas sonné tellement il est cloche / Celle qui porte la pensée juste à tailleur strict / Ceux qui n’ont jamais affabulé (mentent-ils) et sont donc plutôt à plaindre / Celui qui a autant d’humour qu’une borne / Celle dont le cœur fonctionne à l’essence 2T / Ceux qui décèlent la continuité parfaite entre concorde et discorde / Celui qui a appris à résister au désir émulateur en feignant de lui céder / Celle qui a peu de désirs mais beaucoup d’envies / Ceux dont la soif de transgression bute sur l’envie /  Celui qui cite Derrida sans rouler les r / Celle qui a trouvé sous le divan des paquets d’envies refoulées par des clients

    qui la ramenaient sur tout le reste / Ceux qui ramènent à peu près tout à presque rien / Celui qui est tombé amoureux par ouï-dire / Celle qui est venimeuse par crainte d’être détrompée / Ceux qui citent les Classiques pour se la jouer postmoderne en dissidence enfin tu vois le genre / Celui qui remet en question les intentions de William Shakespeare (l’écrivain anglais) pour marquer son indépendance de critique lucide et même diplômé / Celle qui a commencé d’apprécier l’extraordinaire insolence de Shakespeare (le dramaturge connu) et de Joyce (notamment quand celui-ci fait parler Stephen Dedalus de celui-là) au tournant de la soixantaine / Ceux qui estiment qu’une science de la coexistence est à envisager sérieusement ne fût-ce qu’à titre platonique /  Celui qui vise une nouvelle science de la civilisation en devenir / Ceux qui restaurent le concept d’oecumène  au dam des sectarismes religieux ou parareligieux / Celui qui constate que l’interprétation des textes dits sacrés relève d’une sorte de roman d’aventures de la lecture erronée / Celle qui objecte que de toute façon la foi a raison et que c’est pour ça qu’elle aussi a raison vu que la foi elle l’a ma foi / Ceux qui la ramènent avec le pernicieux Abbé Meslier de l’affreux Voltaire qui font un doigt d’honneur à l’Index / Celui qui regimbe de plus en plus à la seule évocation du « Suprême Seul » /  Celle qui trouve barbante l’image d’un vieux Dieu chenu et toujours de mauvais poil / Ceux qui proportionnent leur soumission à l’Unique en vue d’un bénéfice à venir plus tard ou même après si ça se trouve au final  / Celui qui sourit à celle qui ramène son vélosolex qu’elle avait fauché juste pour faire un tour / Celle qui ondule de la croupe sur la selle de son VTT genre joytoy / Ceux qui ne ramènent le pet que pour les pépètes, etc.    

    Peinture: Pierre Lamalattie.

  • D'autres échappées

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    VEILLEURS. — Nos enfants nous protègent en dormant. Notre veille est anxieuse : la mère inquiète, le poète angoissé, tous ces veilleurs aux lumières qui tremblotent — tous nous sommes confiés au sommeil à tendre haleine de pain chaud de l’enfant qui dort.Même si nos enfants sont maintenant de grandes personnes, nos enfants sont là pour nous justifier. Même si nous n’avons pas d’enfants, le sommeil des enfants continue de nous protéger — sauf des enfants privés de sommeil.

    PETITE MÈRE. — Je revois, tant d’années après, ma mère traverser cette rue de notre ville à pas décidés, sans me voir, et je lui reconnais alors cette émouvante beauté qu’on pourrait dire celle des humbles. Je la voyais pour la première fois en ville, j’entends seule en ville et sans se douter que je la voyais; et tout desuite j’avais pensé : ma petite mère. C’était ma mère au bois en chaperon vert groseille, ma petite mère dans la forêt de la ville mais bien mise, pas du tout à baguenauder ou à bayer aux corneilles: ma mère à son affaire comme toujours elle l’avait été, mais là, tout à coup, son apparition m’avait fait penser à ce qu’elle avait été en son enfance à elle, en son adolescence à elle et en sa jeunesse à elle, en sa vie sans nous et sans moi — en sa vie à elle ; ma mère était seule dans la ville, je la voyais préoccupée, je la voyais sans qu’elle me voie, je maintenais cette distance entre nous au lieu d’aller à sa rencontre, je m’étais même un peu dissimulé à ses yeux car je savais où elle allait ; et voici que, des années après qu’elle nous a quittés, je la revois traverser ainsi cette rue de notre ville pour se rendre à l’hôpital où je savais que je la retrouverais le soir même, au chevet de notre père...

    SUR PROUST ET DOSTOÏEVSKI. — On pourrait ne lire que Proust. J’entends évidemment: Proust et Dostoïevski. Et quand j’écris « on », je ne parle que pour moi, ici et maintenant. Donc je n’en fais pas du tout une règle générale, pas plus que je ne restreins le club à quelques-uns. L’option est tout à fait libre et ouverte, pour user du jargon des temps qui courent, qui peut d’ailleurs changer demain où je dirai peut-être qu’on peut ne lire que Shakespeare, mais ces jours je m’en tiens à Proust et Dostoïevski qui me sont, entre tous, nécessaires et suffisants — à part tout le reste que je lis évidemment.

    LIBRE PENSÉE. — Elle vient toute seule on ne sait comment. Tout à coup une idée apparaît et en appelle d’autres. C’est comme une forme qui émerge, si tant est qu’un objet puisse émerger en restant immergé dans ce qu’on ressent comme de l’eau, en pensant évidemment (évidence d’époque) à l’eau prénatale ; puis l’objet est reconnu par le sujet lui-même et suivent alors des liaisons et des osmoses, des associations d’images et d’idées — on ne sait pas toujours comment. Mais cela prend forme et requiert, aussitôt, une formulation.

    Celui qui se multiplie par un premier enfant avec celle qui le lui a fait / Celle qui sert un Martini on the rocks au père batteur de la future pianiste de concert / Ceux qui ont fait des enfants pour mettre un peu de vie dans la maison des retraités / Celui qui fait bouboume à pépère à son premier poupon alors qu’il est plutôt genre trader cynique / Celle qui découvre un père attentionné chez le macho méditerranéen qu’elle a épousé pour son argent / Ceux qui se réfugient dans les replis de leurs houris, etc.

    CELA SIMPLEMENT QUI EST. — Tout est à reprendre plus précisément, me dis-je ce matin à l’éveil. Tout est à dire plus exactement, comme c’est. Dire ce qui est comme on le perçoit et le ressent, tel quel. Sans hausser le ton. Sans chercher à plaire. En usant de mots d’usage courant, le plus possible, sans références trop savantes, disons le moins possible. Avec des phrases claires et simples qui disent quelque chose à tout le monde. Enfin quand j’écris tout le monde: je m’entends. Parce qu’il y a tout le monde et tout le monde. Je dirais plutôt alors: quelqu’un que la vaine parole laisse sur sa faim et qui aurait besoin de parler vraiment avec quelqu’un d’autre, exactement comme je lis et j’écris pour m’entretenir avec quelqu’un d’autre, même sans savoir qui c’est. Mais il est sûr qu’on a besoin — que tout le monde a juste besoin d’attention et que ça demande, justement, de l’attention de la part de qui en a besoin. 
     
    3290233831.jpg(Textes extraits de L'échappée libre, qui vient de paraître aux éditions L'Âge d'Homme. Disponible dans les librairies romandes.)

     

    Image ci-dessus:Le Cervin s'expose à La Désirade.

  • Opus Novus

     

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    Exergues

     

    «Mon petit papa, quand on recouvrira ma tombe, émiette dessus un croûton de pain que les petits

    moineaux, ils viennent, moi je les entendrai voleter, et ça me fera une joie de ne pas être seul, en dessous. »

     

    Dostoïevski, Les Frères Karamazov. 

     

    «Celui qui n’a pas vu qu’il est immortel n’a pas droit à la parole. »

     

    Ludwig Hohl, Notes.

     

    « Si l’idée de la mort dans ce temps-là m’avait, on l’a vu, assombri l’amour, depuis longtemps déjà le souvenir de l’amour m’aidait à ne pas craindre la mort. »

     

     

    Marcel Proust, Le Temps retrouvé.

     

     

     

     

    2264363850.JPGÀ la vie à la mort

     

     

    On n’y pense pas tout le temps mais elle est tout le temps là. La mort est tout le temps là quand on vit vraiment. Plus intensément on vit et plus vive est la présence de la mort. Penser tout le temps à la mort empêche de vivre, mais vivre sans y penser reviendrait àfermer les yeux et ne pas voir les couleurs de la vie que le noir de la mort fait mieux apparaître.

     

     

    L’apparition de la vie va de pair avec une plus vive conscience de la mort. En venant au monde l’enfant m’a appris que je mourrais, que sa mère mourrait et que lui-même disparaîtrait après avoir, peut-être, donné la vie ?

     

     

    La première révélation de la mort est de nous découvrir vivants, la première révélation de la vie est de nous découvrir mortels, et c’est de ce double constat que découle ce livre.

     

    Le livre auquel j’aspire serait l’essai d’une nouvelle alliance avec les choses de la vie, au défi de la mort.

     

     

    La mort viendra, c’est chose certaine, mais nous la défierons en tâchant de mieux dire les choses de la vie avec nos mots jetés comme un filet sur les eaux claires aux fonds d’ombres mouvantes, ou ce serait une bouteille à la mer, ou ce serait une lettre aux vivants et à nos morts. 

     

     

     

    Matterhorn61.jpgÀ L’ENFANT QUI VIENT

     

     

    Pour Declan, Nata, Lucie et les autres...

     

     

    Je ne sais pas qui tu es, toi qui viens là, ni toi non plus n’es pas censé le savoir.

     

     

    Ce que je sais que tu ne sais pas, c’est que tu es porteur de joie. Tu ne sais pas ce que tu donnes, que nous recevons. Après quoi nous te donnerons ce que nous savons, que tu recevras ou non.

     

     

    Du point de vue de l’ange on pourrait dire que tu sais déjà tout, sans avoir rien appris. C’est une vision très simple que celle de l’ange, toute claire comme le jour où tu es venu, et qui se trouble

    au fil des jours, mais qu’un premier sourire, puis un rire suffisent à éclaircir.

     

     

    On ne s’y attendait pas: on avait oublié, ou bien on ne se doutait même pas de ce que c’est qu’un enfant qui éclate de rire pour la première fois; plus banal tu meurs mais ils en pleurent sur le moment, à vrai dire l’enfant qui rit pour la première fois recrée le monde à lui seul: c’est l’initial étonnement et tout revit alors — tout est béni de l’ici-présent.

     

     

    Tu vas nous apprendre beaucoup, l’enfant, sans t’en douter. Ta joie a été notre joie dès ton premier sourire, et mourir sera plus facile de te savoir en vie.

     

     

    Du point de vue de l’ange, on pourrait dire que nous ne savons rien, sauf un peu de chemin. C’est l’ange en nous qui a tracé, un peu partout, ces chemins.

     

     

    Ensuite il t’incombera de choisir entre savoir et ne pas savoir, rester dans le vague ou donner à chaque chose ton souffle et son nom, leur demander ce qu’elles ont à te dire et les colorier, les baguer comme des oiseaux, puis les renvoyer aux nuées.

     

     

    Les mots te savent un peu plus qu’hier, ce premier matin du monde où tu viens, et c’est cela que nous appelons le temps, je crois, ce n’est que cela : ce qu’ils feront de toi aux heures qui viennent, ce que fera de toi le temps qui t’est imparti sous ton nom — les mots sont derrière la porte de ce premier jour et ils attendent de toi que tu les accueilles et leur apprennes à s’écrire, les mots ont confiance en toi, qui leur apprendras ta douceur.

     

     

    (À La Désirade, ce 30 juin 2013) 

     

     

    Ces textes constituent les exergues, le prologue et l'envoi final de L'échappée libre, qui vient de paraître aux Editions l'Âge d'Homme. 

  • L'échappée libre

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    Le nouvel opus de la firme JLK. À La Désirade ce jour même.

     

    L'échappée libre constitue la cinquième partie de la vaste chronique kaléidoscopique des Lectures du monde, recouvrant quatre décennies, de 1973 à 2013, et représentant aujourd'hui quelque 2000 pages publiées.

    À partir des carnets journaliers qu'il tient depuis l'âge de dix-huit ans, l'auteur a développé, dès L'Ambassade du papillon (Prix de la Bibliothèque pour tous 2001), suivi par Les Passions partagées (Prix Paul Budry 2004), une fresque littéraire alternant notes intimes, réflexions sur la vie, lectures, rencontres, voyages, qui déploie à la fois un aperçu vivant de la vie culturelle en Suisse romande et un reflet de la société contemporaine en mutation, sous ses multiples aspects.

    Après Riches Heures et Chemins de traverse, dont la forme empruntait de plus en plus au "montage" de type cinématographique, L'échappée libre marque, par sa tonalité et ses thèmes (le sens de la vie, le temps qui passe, l'amitié, l'amour et la mort), l'accès à une nouvelle sérénité. L'écho de lectures essentielles (Proust et  Dostoïevski, notamment) va de pair avec de multiples découvertes littéraires ou artistiques, entre voyages (en Italie et en Slovaquie, aux Pays-Bas, en Grèce ou au Portugal, en Tunisie ou au Congo) et rencontres, d'Alain Cavaier à Guido Ceronetti, entre autres. De même l'auteur rend-il hommage aux grandes figures de la littérature romande disparues en ces années, de Maurice Chappaz et Georges Haldas à Jacques Chessex, Gaston Cherpillod ou Jean Vuilleumier.

     

    Dédié à Geneviève et Vladimir Dimitrijevic, qui furent les âmes fondatrices des éditions L'Âge d'Homme, L'échappée libre se veut, par les mots, défi à la mort, et s'offre finalement à  "ceux qui viennent".   

     

    L'Âge d'Homme, 424p. 25€.

     

    Illustration de couverture: Robert Indermaur.

  • Ceux qui sont blasés

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    Celui qui dit à l’Académie de Stockholm de déposer son Nobel dans la boîte à lait / Celle qui a usé sept maris et ramené le huitième à la ménagerie / Ceux qui ne font plus le marathon de New York qu’à la télé / Celui qui à trois ans a déjà tout vu et se rendort par conséquent au milieu de ses joytoys / Celle qui attend que Ruquier l’appelle pour lui dicter ses conditions / Ceux qui demandent quoi de neuf ? après le tsunami / Celui que plus rien n’étonne que la pluie en automne / Celle que plus rien n’épate genre le chat répond au téléphone à Nabila / Ceux qui ont tout lu quoique pas personnellement / Celui qui parcourt la Bible pour voir si ça finit bien /  Celle qui ayant déjà tout n’attend plus que le reste / Ceux qui remarquent que devenir riches ne les rend pas plus pauvres / Celui qui déclare qu’entre un Rembrandt et un Vermeer il préfère les tulipes / Celle qui lance au sosie de George Clooney qu’y faut pas la prendre pour une Paris Hilton quelconque / Ceux qui trouvent que les cinq étoiles ne sont pas assez trop / Celui que tout désenchante hormis sa sorcière bien-aimée / Celle qui trouve Dieu trop vieux pour le job / Ceux qui s’exclament à la résurrection du Seigneur : et après ça ? / Celui qui a fait tous les pays sauf celui du soupir / Celle que les hommes n’étonnent plus sauf au piano Richard Clayderman / Ceux qui se la jouent godelureaux sans snober les godelurettes / Celui qui a marqué vingt buts pour le PSG dont les dirigeants attendaient un peu plus même s’il est Sénégalais / Celle qui se prend un poke dans l’œil gauche et lâche un gémissement virtuel / Ceux qui trouvent ces listes de plus en plus  chais-pas-quoi, en tout cas du vu et revu, etc  

     

  • Ceux qui font tapisserie

     

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    Celui qui pense comme il danse et inversement si ça se trouve au final on peut dire ça comme ça / Celle que les malveillants de l’autre bourg disent la poubelle pour aller danser / Ceux qui invitent la Gundula par pitié qui leur marche ensuite sur les pieds mais se laisse peloter à deux mains les yeux fermés / Celui qui aime rester sur la touche en tant qu’employé de banque sûr de son avancement mais patience / Celle qui reste en carafe comme les vieux crus dont elle a d’ailleurs l’âge / Ceux qui estiment que la tapisserie de l’école de tango mériterait un lifting / Celui qui ne saurait se moquer des vieilles Allemandes dansant ensemble au bar de l’hôtel Heimweh de Benidorm / Celle qui a dansé tout l’été avec les grillons et va se faire un hiver d’enfer en disco malgré sa cousine fourmi à niqab rabat-joie / Ceux qui ont ouvert une pâtisserie hallal dont les religieuses, les charlottes et les tropéziennes sont abattues selon le rituel / Celui qui ne sort pas de l'auberge / Celle qui se tient à carreau / Ceux qui lésinent sur le pactole / Celui qui se la joue pharmacien à vétilles / Celle qui prend le remords aux dents/ Ceux qui freinent à la montée / Celui qui ne se sort oncques les pouces du cul / Celle qui attend le train dans l'embranchement triste /Ceux qui révoquent le droit au camionnage de fantaisie en zone courte / Celui qui s'en tient à la feuille de déroute / Ceux qui s'incrustent à la buvette / Celui qui t'appelle sa voiture-balai /Celle qui se doigte dans le wagon de queue / Ceux qui prennent langue dans le train blindé / Celui qu'on appelle le boute-en-train de nuit /Celle qu'on taxe d'omnibus de ménage / Ceux qui se rament le fourgon / Celui qui se rappelle la belle époque où il rêvait d’ouvrir de nouveaux marchés en Afrique du Nord / Celle qui se cherche (dit-elle) une machine de chair / Ceux qui constatent que leur épouse est un estomac sur pieds / Celui qui fréquente les soirées chantantes des bords du Neckar / Celle qui fuit sa cousine dont l’haleine sent le foie cru / Ceux qui écoutent Chostakovitch en fermant les yeux comme au bord d’un cratère cosmique / Celui qui essaie de réduire son amour pour Martine à la jonction de deux systèmes cellulaires et qui chiale quand même un max en pensant à elle qui ne répond plus à ses SMS / Celle qui se dit indifférente au spectacle de la mort mais que le trépas d’un souriceau fait sangloter  grave / Ceux qui mastiquent de la réglisse en se rappelant leurs dix-huit ans au bord de la rivière à fumer des Lucky Strike sans filtre, etc

  • Le salut par la révolte

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    À propos d'En finir avec Eddy Bellegueule, d'Edouard Louis. À lire absolument...

     

    On pourrait se dire, en commençant de lire En finir avec Eddy Bellegueule, qu'il ne fait pas bon avoir l'air d'unefille manquée en milieu ouvrier, même au XXIe siècle, là-bas dans ce trou de province de France profonde, du côté d'Amiens.

    On se dit ça, puis on se demande comment les manières efféminées du petit Eddy de cinq à dix ans, déjà stigmatisées par un père inquiet et un grand frère violent, les gens du village et les camarades d'école du garçon, notamment, eussent été considérées en milieu paysan, disons dans le Béarn ou l'arrière-pays vaudois, en milieu petit-bourgeois au mitan des années 1950 (nos souvenirs précis) ou en milieu bourgeois parisien à l'époque de Marcel Proust ? On pense à ces situations variées pour déjouer la tentation réductrice consistant par exemple à conclure que les ouvriers picards détestent les pédés, tout comme ils sont, fatalement, portés à se torcher la gueule pour supporter le travail à l'usine...

    Le poids du déterminisme social et familial pèse, certes, et dès sa naissance, sur le narrateur d'En finir avec Eddy Bellegueule, qu'on pourrait aussi surnommer Eddy pas d'chance vu l'accumulation de la poisse sur son entourage immédiat: un père ouvrier battu par son propre paternel alcoolo, avant que celui-ci n'abandonne les siens à leur pauvre sort; une mère qui a eu son premier enfant à dix-sept ans; un grand frère alcoolique et violent; une maison pourrie où l'on s'entasse à sept et dans laquelle Eddy ne trouve aucun recoin pour étudier tandis que braillent les quatre télés (postes récupérés par le père à la décharge et dûment rafistolés) ou, plus tard, quand le père aura perdu son poste à la suite d'un accident de travail, que celui-ci et ses postes se cuitent tous les soirs au pastis - pas bon, tout ça, pour l'épanouissement de la personne. Vraiment pas d'chance, le petit Eddy, même si l'on peut trouver pire chez les voisins, encore plus mal lotis et donc méprisés par les parents Bellegueule.

     

    Puis on se dit, en continuant de lire ce livre commencé un peu à reculons (bah, encore une confession d'homo se la jouant martyr ?), que c'est quand même du sérieux. Du sérieux et du lourd. Du lourd ou alors du sacrément bien inventé, genre fantasmes de bonnes femmes. Ce qui s'expliquerait, n'est-ce pas les mecs, puisque celui qui raconte n'est qu'une espèce de gonzesse: une folle de naissance, je vous dis que ça: la honte de son père dès ses premiers gestes, la risée du village, la victime quotidienne de deux camarades de collège le tabassant à la récré, et c'est bien connu qu'un qu'on tabasse ne peut pas être normal, enfin quoi la pédale qui invente tout ça pour se faire remarquer.

    Sauf que tout ce que raconte Eddy Bellegueule, sous la plume d'Edouard Louis, est littéralement saturé de détails qui ne "s'inventent pas", comme on dit. Alors ce qu'on se dit dans la foulée, en continuant de lire En finir avec Eddy Bellegueule, la gorge plus nouée à chaque page, c'est qu'un garçon de 21 ans n'écrirait pas tout ça sans en avoir chié dans sa chair.

    Quand on voit aujourd'hui le jeune intello blondinet et brillant, qui a déjà dirigé un essai sur Pierre Bourdieu au tournant de ses 20 ans (L'insoumission en héritage, paru aux PUF en 2013), on pourrait se dire qu'Edouard Louis n'a l'air ni d'un "sale pédé" ni d'un souffre-douleur même ex, mais c'est justement la dignité tranquille acquise par le jeune homme qui fait penser, sans paradoxe, que c'est du vrai.

    Bien entendu, rien de commun entre cet Edouard et l'Eddy adolescent qui s'efforçait de jouer au dur, soit en essayant de se "faire une meuf", soit en traitant tel ou tel camarade de tarlouze. Les durs vrais ou faux roulent les mécaniques dans son récit, mais la dureté réelle d'Edouard Louis relève de la défense et de la révolte, passant essentiellement par les mots - ses mots à lui. La dureté apparente d'En finir avec Edy Bellegueule, qui nous vaut un aperçu de ce qu'on pourrait dire la misère sociale et morale d'une famille française au tournant du XXIe siècle, découle d'une exigence de vérité qui va de pair avec une espèce de douceur déchirante, même si le récit aboutit à la fuite du protagoniste.

    Or, qui jugera Eddy Bellegueule de s'être cassé de chez les siens pour ne pas y rester brisé ? Et comment ne pas voir aussi, dans son récit, l'inventaire de "gestes qui sauvent" rendant justice à ces pauvres cousins de la famille Deschiens, comme celui du père qui, au moment où son fils s'apprête à se présenter au lycée, lui file vingt euros pour lui venir en aide...  

    Ce qui distingue, en outre, En finir avec Eddy Bellegueule d'un banal témoignage sociologisant sur les tribulations d'un jeune homo en milieu populaire, tient à sa façon de passer de la chronique factuelle au "roman" polyphonique, en insérant dans le récit, souligné typographiquement par des italiques, le langage-vérité  de ses personnages.

    Du personnage de Françoise, la fidèle servante très "peuple" de la Recherche du temps perdu, on se souvient par la tournure particulière de son parler. Et de la même façon, la mère et le père d'Eddy Bellegueule revivent, ici, et se mettent à exister en 3D,pourait-on dire en exagérant à peine, par la ressaisie très savoureuse de leur langage exprimant à la fois leur fragilité et leur verve populaire, leurs préjugés énormes ou leur bon sens naturel, leur révolte ou leur soumission de gens "d'en bas".  Or c'est à proportion de cette mise à distance romanesque que le lecteur se rapproche le mieux de ces personnages, perçus ainsi dans leur intimité ou leurs grommellements spontanés.

    Du père qui parle de son propre paternel, on entend: "Ce sale fils de pute qui nous a abandonnés, qui a laissé ma mère sans rien, je lui pisse dessus"...

    Ou se conformant aux valeurs masculines dominantes du milieu, la mère s'exclame: "J'ai des couilles, moi, je me laisse pas faire". Et quand sa propre fille, battue par son jules, lui revient avec un oeil au beurre noir sans moufter: "Elle était blanche comme mon cul", en laissant entendre qu'elle a compris de quoi il retournait, vu qu'on ne la fait pas à une mère.

    Ou les parents mettant en garde Eddy: "Faut pas raconter, surtout pas, qu'on va comme ça aux Restos du coeur, ça doit rester en famille". Et les femmes du village parlant entre elles d'une qui tarde à se mettre en ménage:"L'autre elle a pas fait de gosse à son âge, c'est qu'elle est pas normale. ça doit être une gouinasse, ou une frigide, une mal baisée".

    La mère d'Eddy est une femme "souvent en colère". Détestant le pouvoir qui coupe dans les aides sociales, elle n'en appelle pas moins au même pouvoir afin de "sévir contre les Arabes", et comme sa tabagie lui vaut une toux de plus en plus inquiétante: "Je vais crever si ça continue. Je te le dis, ça sent le sapin".

    S'il y a de la riche matière sociologique là-dedans (on pense au Morin des premières enquêtes sur le terrain, à Bourdieu ou aux observations d'un Pasolini au Frioul et à Rome), c'est pourtant vers la littérature du réalisme noir (du côté de Calaferte ou de Louis Guilloux, en moins ample évidemment) ou de ce que Guido Ceronetti appelle le fantastique social (à popos de Céline) qu'Edouard Louis progresse avec la (re)construction de son montage  de mémoire, au gré d'une composition limpide et inventive à la fois.

    Il y a, sans doute, le fil conducteur  de la honte du "pédé", que seules la fuite et l'écriture exorciseront. Mais il y a tout le reste aussi, tant il est vrai que le bouc émissaire fait des petits en milieu socialement fragilisé - et l'on pense alors à la crise mimétique décrite par René Girard.

    Il y a la grand-mère  qui adopte "des hordes de chiens" alors qu'elle peine à survivre, et qui finit leurs restes...

    Il y a les voisins sans travail, plus pauvres que les Bellegueule, et surtout sales, dont la mère d'Eddy affirme qu'ils "profitent de l'aide sociale, qui branlent rien". Il y a le type qui crève seul au milieu du village, dont la mort n'est signalée à se voisins que par la puanteur de son cadavre. Il y a le cousin handicapé d'Eddy, dont tout le monde se moque, et qu'il prend en charge à son corps défendant. Il y a la tante qui s'arrache les dents à la pince quand elle est saoule. Ou bien il y a l'autre cousin, dur de dur, qui défie le procureur au tribunal et pète les plombs lors de sa permission de prisonnier, avant de finir très mal. Il y a les deux camarades d'Eddy qui l'attendent tous les jours dans le couloir du collège, à la récré, pour le tabasser rituellement ("J'avais onze ans mais j'étais déjà plus vieux que ma mère") sans que personne ne s'en doute. Plus tard il y aura le père humilié à son tour ("Mais les hommes, ça ne dit jamais ses sentiments") après un accident de travail qui le lui fait perdre. Il y aura aussi les lascars jouant à "l'homme et à la femme" dans un hangar, au dégoût total d'Eddy, révélé à lui-même par ces jeux et  qui sera le seul stigmatisé, étant entendu que "le crime n'est pas de faire mais d'être, et surtout d'avoir l'air". Et tant d'autres petites phrases qui tuent ou qui en disent long, comme quand la mère dit "ce soir on mange du lait", vu qu'il n'y aura rien d'autre à se mettre sous la dent.

    Bien entendu on pourrait se dire, en lisant En finir avec Eddy Belle Gueule, qu'il y a pire au monde que la situation de ce garçon tellement trop sensible, n'est-ce pas, et par ailleurs asthmatique et tellement trop intelligent (mais avec de "grandes études" il pourra "devenir riche"), si l'on pense aux damnés de la terre. Et pourtant non: le souffrance humaine ne se divise pas, ni la destruction de la personne en proie à l'abjection ordinaire.

    Eddy Bellegueule écrit come ça: "Je ne pense pas que les autres - mes frères et soeurs, mes copains - aient souffert autant de la vie au village. Pour moi qui ne parvenais pas à être des leurs, je devais tout rejeter de ce monde. La fumée était irrespirable à cause des coups, la faim était insupportable à cause de la haine de mon père".

    Comme celle de son double romanesque, la fuite d'Edouard Louis était vitale, mais le jeune écrivain y a ajouté la révolte consciente et un travail intellectuel et littéraire gage de rédemption, pour lui, et de partage lumineux pour le lecteur.

    De fait, la rupture qu'il a consommée, rappelant la décision d'un Thomas Bernhard de se diriger un jour "de l'autre côté", dépasse, et de loin, le solipsisme ou la seule condition homosexuelle.

    En finir avec Eddy Bellegueule, c'est aussi en finir avec tous les préjugés sociaux et toutes les formes d'exclusion, jusque dans les nouvelles classifications de la société ou le simulacre de la générosité, les nouveaux conformismes de la pseudo-rébellion, les dérives racistes de l'antiracisme, la parano de certains homos hétérophobes, d'autres peurs, d'autres malentendus, d'autres haines suscités par d'autres humiliations qui n'en finissent pas d'envenimer les relations humaines.

    Le roman d'Edouard Louis, plus qu'un livre de vengeance, et pur de tout mépris, est d'un indigné et d'un insoumis dont sa mère et son père, en définitive, devraient être fiers, comme le fut le père de Pasolini - son adversaire politique résolu - quand il reçut en dédicace le premier poème imprimé de son fils. Telle étant l'insoumission en héritage: cadeau du fils, dépassant le père en maturité...

     

    Edouard Louis. En finir avec Eddy Bellegueule. Seuil, 219p.                

     

  • Ceux qui ont vu du pays

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    Celui qui n’en revient pas d’être revenu au pays qu’il préfère pourtant à tous les autres Garabagne comprise / Celle qui a surtout pratiqué le voyage intérieur nantie du classique piolet conseillé par les Pères de l’Eglise / Ceux qui ont fait la Thaïlande et les Maldives et le Kénya et la Picardie sans y trouver rien de spécial / Celui qui a toujours trouvé la voyage assez emmerdant sur le moment / Celle qui aurait pu devenir islamophobe à force d’être palpée par des mains en manque / ceux qui ont apprécié l’humaine bonté partout où ils l’ont rencontrée / Celui qui a beaucoup appris des petits curés latinos / Celle qui a « couvert » pas mal de guerres sous le voile genre Anne Nivat en Syrie / Ceux qui se trouvent partout chez eux sauf quand on leur fait sentir le contraire – vous vous rappelez votre premier trajet dans le métro de Tôkyo à six heures du matin /  Celui qui n’aime pas voyager par procuration / Celle qui estime que l’évocation des îles d’Aran par Nicolas Bouvier n’arrive pas à la cheville de celle de John Millington Synge d’ailleurs pillée par celui-là / Ceux qui ont vu l’ombre de la terre se faire plus épaisse en certains lieux où le Mal couvait / Celui qui a visité Auschwitz à vingt ans et en est resté marqué sans souscrire à la politique des faucons d’Israël / Celle qui pratique le décentrage en sorte de ne pas faire de son égocentrisme un ethnocentrisme /  Ceux qui ont voyagé partout comme en témoignent leurs valises / Celui qui déteste voyager seul et plus encore en groupes de joyeux amateurs de karaoké / Celle qui a fait pas mal d’expériences en Albanie où le confort des autocars laisse à désirer / Ceux qui estiment que l’uniformisation des chiottes d’autoroutes européennes donne une idée du Progrès même au sud du Portugal quand le vent refoule les odeurs / Celui qui a le meilleur souvenir des lumières de fins d’après-midi d’octobre dans le Bronx / Celle qui ne s’est pas fixée aux îles Samoa faute d’y trouver un garçon prêt à lancer une start up / Ceux qui ont la vie devant eux pour faire mieux que leurs oncles ou pire selon les oncles et les fluctuations du nasdaq / Celle qui voyage pour des aspirateurs / Ceux qui feraient bien inscrire MERCI LA VIE sur leur tombe sauf que ça se dit autrement en lingala, etc.     

  • Des idiots utiles

     
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    Simon Leys contre les jobards de l'intelligentsia parisienne.

    Dans Le Studio de l’inutilité, son dernier recueil d’essais, Simon Leys se livre à une mise en boîte carabinée de Roland Barthes après son mémorable voyage de 1974 en Chine, avec l’équipe de Tel Quel. J’avais déjà bien ri en lisant Les Samouraïs de Julia Kristeva, qui en donne une relation hilarante de jobardise, par exemple quand je ne sais plus lequel de ces éminents intellectuels se demande pourquoi le Pouvoir chinois les a invités, à quoi Philippe Sollers répond, sérieux comme pas deux, que la caution de l’intelligentsia parisienne aux options du Pouvoir en question justifie probablement cette invitation...
    Or Simon Leys rappelle que cette excursion d’idiots utiles correspond à une période de répression féroce accrue dont aucun de ceux-là n’a pipé mot. Mieux : dans un commentaire à ses notes de voyage, d’une insipidité abyssale, Roland Barthes justifie sa servilité en donnant du galon à un «discours ni assertif, ni négateur, ni neutre» et à «l’envie de silence en forme de discours spécial »...
     
    Unknown-1.jpegÀ ce «discours spécial» de vieille peau gâteuse se tortillant dans son étole de mohair, Simon Leys répond en vrai Belge non moins spécial: «M. Barthes définit avec audace ce que devrait être la vraie place de l’intellectuel dans le monde contemporain, sa vraie fonction, son honneur et sa dignité: il s’agit, paraît-il, de maintenir bravement, envers et contre «la sempiternelle parade du Phallus» de gens engagés et autres vilains tenants du «sens brutal », ce suintement exquis d’un tout petit robinet d’eau tiède. »Dans la livraison de janvier 2009 du Magazine littéraire, Philippe Sollers affirmait que les carnets chinois de Barthes reflétaient en somme la « décence ordinaire » célébrée par Orwell. Mais Simon Leys y voit plutôt «une indécence extraordinaire» et cite le même Orwell pour qualifier le non moins extraordinaire aveuglement d’une certaine intelligentsia occidentale face au communisme, d’Aragon en Union soviétique à Sartre léchant les bottes de Castro: «Vous devez faire partie de l’intelligentsia pour écriredes choses pareilles; nul homme ordinaire ne saurait être aussi stupide... »
    simon-leys_926394.jpgOr il va de soi que Simon Leys gardera sa réputation d’anticommuniste primaire, même sachant ce que nous savons aujourd’hui des crimes de la Révolution culturelle aux centaines de milliers de victimes, alors qu’il incombe au très élastique Sollers de nous expliquer aujourd’hui même, dans le Nouvel Obs, «Comment devenir Chinois »... 
     
    (Extrait de L'échappée libre, à paraître aux éditions L'Âge d'Homme)

  • Ceux que tout réjouit

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    Celui qui a les dents du bonheur / Celle qui prend la vie du bon côté de la plaque / Ceux qui se félicitent de leur félicité / Celui qui a la jovialité de Philippe Néri canonisé Dieu sait pourquoi / Celle qui dit sa reconnaissance au Grand Jardinier pour lui avoir donné l’azalée et l’immortelle jaune à humer à pleins naseaux / Ceux qui laissent s’égayer l’autodidacte heureux de l’être / Celui  qu’épate la bagou de la crémière / Celle qui est reine au royaume de l’apparence où Vuitton reste une valeur stable au niveau des sacs / Ceux qui affirment qu’un sourire peut ouvrir une porte sans préciser laquelle ni ce que peuvent deux sourires / Celui qui pense que tout sourire cache quelque chose et ça explique son air morose / Celle qui a connu l’âge d’or du sourire au temps de la télé en noir et blanc / Ceux qui sourient dans le vide qui le leur rend bien / Celui qui suit toute nouvelle mode pourvu qu’elle vienne de Vienne / Celle qui recommande le choux de Bruxelles au citron à sa cousine empâtée / Ceux qui ont toujours une morale à tirer de tout y compris de la survenue de Michel Drucker au goûter des Pontet de Sous-Garde / Celui qui tient sa bonne humeur du fonctionnement adéquat de ce que la belle Asa appelle son outil de pionnier / Celle qui prétend que le bourdon donne le cancer / Ceux qui cherchent toujours le coin de ciel bleu (synonyme d’espoir) dans les tableaux nuageux à couverts / Celui qui relit le Compendium abrégé des œuvres de Voltaire avant de se pointer au tribunal / Celle qui qui est naturellement portée à l’applaudissement y compris dans les cimetières / Ceux qu’amusent les combats de catcheuses texanes / Celui qui dit à Nabila qu’il la prend comme elle est avec ses comédons / Celle qui prend des notes pendant l’émission déco qui parle ce soir des appliques décoratives dans l’étable relookée /  Ceux qui disent toujours qu’y faut comprendre et pas juger alors que c pas toujours fastoche de comprendre et si rigolo de juger / Celui qui parle d’éthique au lieu de morale et tout de suite les noms de Levinas et d’Hannah Arendt viennent  à l’esprit des membres du Club de Pensée du quartier des Muguets qui hochent de la tête d’un air concerné en visant déjà le buffet de Mademoiselle Miauton /Celle qui se réjouit demain parce que c’est dimanche / Ceux qui ont la joie de vous annoncer sur Facebook qu’ils sont partants ce matin pour une journée super, etc.