VEILLEURS. — Nos enfants nous protègent en dormant. Notre veille est anxieuse : la mère inquiète, le poète angoissé, tous ces veilleurs aux lumières qui tremblotent — tous nous sommes confiés au sommeil à tendre haleine de pain chaud de l’enfant qui dort.Même si nos enfants sont maintenant de grandes personnes, nos enfants sont là pour nous justifier. Même si nous n’avons pas d’enfants, le sommeil des enfants continue de nous protéger — sauf des enfants privés de sommeil.
PETITE MÈRE. — Je revois, tant d’années après, ma mère traverser cette rue de notre ville à pas décidés, sans me voir, et je lui reconnais alors cette émouvante beauté qu’on pourrait dire celle des humbles. Je la voyais pour la première fois en ville, j’entends seule en ville et sans se douter que je la voyais; et tout desuite j’avais pensé : ma petite mère. C’était ma mère au bois en chaperon vert groseille, ma petite mère dans la forêt de la ville mais bien mise, pas du tout à baguenauder ou à bayer aux corneilles: ma mère à son affaire comme toujours elle l’avait été, mais là, tout à coup, son apparition m’avait fait penser à ce qu’elle avait été en son enfance à elle, en son adolescence à elle et en sa jeunesse à elle, en sa vie sans nous et sans moi — en sa vie à elle ; ma mère était seule dans la ville, je la voyais préoccupée, je la voyais sans qu’elle me voie, je maintenais cette distance entre nous au lieu d’aller à sa rencontre, je m’étais même un peu dissimulé à ses yeux car je savais où elle allait ; et voici que, des années après qu’elle nous a quittés, je la revois traverser ainsi cette rue de notre ville pour se rendre à l’hôpital où je savais que je la retrouverais le soir même, au chevet de notre père...
PETITE MÈRE. — Je revois, tant d’années après, ma mère traverser cette rue de notre ville à pas décidés, sans me voir, et je lui reconnais alors cette émouvante beauté qu’on pourrait dire celle des humbles. Je la voyais pour la première fois en ville, j’entends seule en ville et sans se douter que je la voyais; et tout desuite j’avais pensé : ma petite mère. C’était ma mère au bois en chaperon vert groseille, ma petite mère dans la forêt de la ville mais bien mise, pas du tout à baguenauder ou à bayer aux corneilles: ma mère à son affaire comme toujours elle l’avait été, mais là, tout à coup, son apparition m’avait fait penser à ce qu’elle avait été en son enfance à elle, en son adolescence à elle et en sa jeunesse à elle, en sa vie sans nous et sans moi — en sa vie à elle ; ma mère était seule dans la ville, je la voyais préoccupée, je la voyais sans qu’elle me voie, je maintenais cette distance entre nous au lieu d’aller à sa rencontre, je m’étais même un peu dissimulé à ses yeux car je savais où elle allait ; et voici que, des années après qu’elle nous a quittés, je la revois traverser ainsi cette rue de notre ville pour se rendre à l’hôpital où je savais que je la retrouverais le soir même, au chevet de notre père...
SUR PROUST ET DOSTOÏEVSKI. — On pourrait ne lire que Proust. J’entends évidemment: Proust et Dostoïevski. Et quand j’écris « on », je ne parle que pour moi, ici et maintenant. Donc je n’en fais pas du tout une règle générale, pas plus que je ne restreins le club à quelques-uns. L’option est tout à fait libre et ouverte, pour user du jargon des temps qui courent, qui peut d’ailleurs changer demain où je dirai peut-être qu’on peut ne lire que Shakespeare, mais ces jours je m’en tiens à Proust et Dostoïevski qui me sont, entre tous, nécessaires et suffisants — à part tout le reste que je lis évidemment.
LIBRE PENSÉE. — Elle vient toute seule on ne sait comment. Tout à coup une idée apparaît et en appelle d’autres. C’est comme une forme qui émerge, si tant est qu’un objet puisse émerger en restant immergé dans ce qu’on ressent comme de l’eau, en pensant évidemment (évidence d’époque) à l’eau prénatale ; puis l’objet est reconnu par le sujet lui-même et suivent alors des liaisons et des osmoses, des associations d’images et d’idées — on ne sait pas toujours comment. Mais cela prend forme et requiert, aussitôt, une formulation.
Celui qui se multiplie par un premier enfant avec celle qui le lui a fait / Celle qui sert un Martini on the rocks au père batteur de la future pianiste de concert / Ceux qui ont fait des enfants pour mettre un peu de vie dans la maison des retraités / Celui qui fait bouboume à pépère à son premier poupon alors qu’il est plutôt genre trader cynique / Celle qui découvre un père attentionné chez le macho méditerranéen qu’elle a épousé pour son argent / Ceux qui se réfugient dans les replis de leurs houris, etc.
CELA SIMPLEMENT QUI EST. — Tout est à reprendre plus précisément, me dis-je ce matin à l’éveil. Tout est à dire plus exactement, comme c’est. Dire ce qui est comme on le perçoit et le ressent, tel quel. Sans hausser le ton. Sans chercher à plaire. En usant de mots d’usage courant, le plus possible, sans références trop savantes, disons le moins possible. Avec des phrases claires et simples qui disent quelque chose à tout le monde. Enfin quand j’écris tout le monde: je m’entends. Parce qu’il y a tout le monde et tout le monde. Je dirais plutôt alors: quelqu’un que la vaine parole laisse sur sa faim et qui aurait besoin de parler vraiment avec quelqu’un d’autre, exactement comme je lis et j’écris pour m’entretenir avec quelqu’un d’autre, même sans savoir qui c’est. Mais il est sûr qu’on a besoin — que tout le monde a juste besoin d’attention et que ça demande, justement, de l’attention de la part de qui en a besoin.
(Textes extraits de L'échappée libre, qui vient de paraître aux éditions L'Âge d'Homme. Disponible dans les librairies romandes.)
Image ci-dessus:Le Cervin s'expose à La Désirade.