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  • Borgeaud l'oiseleur

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    En 1997 paraissait, sous le titre alléchant de Mille Feuilles, le premier de quatre tomes réunissant les proses éparses (sur la vie, Paris, peintres, romanciers, hauts lieux et riches heures) de l'écrivain, décédé en décembre 1998. 

     

     «  L’ écriture est un art d'oiseleur, et les mots sont en cage avec des ouvertures sur l'infini», écrivait Charles-Albert Cingria, dont on pourrait reprendre la belle définition pour qualifier la démarche de Georges Borgeaud, lequel fut son compère occasionnel et représente assurément son plus évident héritier littéraire. Tous deux partagent en effet, en catholiques gourmands, le goût et l'art du grappillage heureux dans les vignes du monde, tous deux sont de merveilleux causeurs que nourrissent indifféremment les plus simples choses dela vie ou les livres, les oeuvres d'art, le génie des lieux ou les minutes heureuses de notre déambulation terrestre. 

     

    images-21.jpegL'œuvre de Cingria fut peut-être plus foncièrement originale que celle de Georges Borgeaud, apte à ravir en revanche un plus large éventail de lecteurs. Ceux-ci connaissent évidemment ces «classiques» que figurent Le Préau (Gallimard, 1952), La Vaisselle des Evêques(Gallimard,1959) ou Le Voyage à l'Etranger (Grasset, 1974), relevant de la fiction autobiographique, mais peut-être est-ce ailleurs que le meilleur de l'art de la digression propre à Borgeaud aura cristallisé: dans les chroniques d'Italiques (L'Age d'Homme, 1969) ou dans LeSoleil sur Aubiac (Grasset, 1986), et enfin dans la kyrielle de textes éparpillés de journaux en revues que la Bibliothèque des Arts, par les soins de Martine Daulte, a entrepris de réunir en quatre volumes dont le premier vient de paraître. 

    Parlant de lui-même dans le Dictionnaire de Jérôme Garcin, où les auteurs étaient appelés à consigner leur propre bilan posthume, Georges Borgeaud notait ceci de bien significatif: «Il avait taillé la flûte dont il jouait dans le concert littéraire dans un roseau des marais de la mémoire d'où il tirait la substance de ses partitions et de ses thèmes parmi lesquels les plus obstinés: l'éloge de la solitude et du silence, de l'indépendance absolue, du vagabondage de l'esprit et du corps.» Et de se comparer au merle «dont le jabot ne contient que de brèves, mélancoliques et répétitives variations sur un ton mineur où l'amour, bien entendu, trouve ses notes mais aussi les accents de la peur, de la colère, de la protestation et les roulades de la moquerie et du rire». 

    Le chant et l'effusion 

    C'est encore d'oiseaux qu'il est question dans la préface de Frédéric Wandelère, collectionneur d'appeaux comme l'est aussi l'écrivain,qui rappelle que le protagoniste du Préau s'appelle Passereau et souligne la récurrence du thème dans ces chroniques, de merles en buses et jusqu'au crapaud-flûte que le contemplatif du Lot écoute la nuit dans son pigeonnier.

    AVT_Georges-Borgeaud_7564.jpegÀ Paris, c'est un merle qui annonce dès février le printempsà Borgeaud dans les frondaisons du cimetière de Montparnasse qu'il voit, de sesfenêtres, s'étendre sous la lune comme «une ville sainte de livre d'heures», et le préfacier note alors: «Le merle est un de ces autres passereaux, qui chante invisible au-dessus des tombes et se tait quand le regard, porté par des jumelles, le touche. Il marque un de ces moments d'effusion silencieuse qui font tout le prix de ces textes.» Ceux-ci sont très variés et constituent, avec les beaux (parfois très beaux) dessins de Pierre Boncompain, non seulement un recueil des écrits que Borgeaud a publiés en un peu moins de vingt ans (de 1950à 1969) à diverses enseignes (N.R.F., Gazette de Lausanne, NouvellesLittéraires, etc.), mais une sorte de florilège du goût et de chronique nonchalante ponctuée de pointes admirables. 

    Comme toute une famille sensible rassemblée par Jean Paulhan, Georges Borgeaud était capable d'élever le genre du libre propos (sur quelque sujet que ce fût: les escargots, les emballages, les anges, la lumière de Vermeer ou la passion des étudiants d'Urbino pour Brigitte Bardot) à un niveau qui nous les conserve jusqu'aujourd'hui en parfait état de fraîcheur. La culture n'est jamais ici brillance extérieure mais élément d'un tout vivant, sédimentation d'expériences et de sentiments éprouvés, mille-feuilles du cœur et de l'âme. Cingria, lui encore, disait qu'«observer c'est aimer»... 

    Or Borgeaud aime beaucoup en détaillant ce qui requiert sa curiosité sous sa loupe d'enfant demeuré: sa visite à «un certain» Ramuz, le dortoir de collège catholique qu'il revisite pour évoquer la crainte romande du bonheur des corps, la balade inspirée (par quelques fioles partagées avec Jacques Chessex) qu'il restitue dans L'Embouchure aux buses, ses belles approches de peintres (Soulages et de Staël, en particulier), ou ses méditations plus personnelles, composent un ensemble frémissant d'intelligence sensible et d'alacrité cocasse, truffé de ces adjectifs inattendus ou de ces trouvailles (ces poules qui traversent le blé en herbe «comme des sampans»...) auxquels on reconnaît l'art de l'oiseleur.J

    Georges Borgeaud. Mille Feuilles, tome I. Textes réunis par Martine Daulte. Préface de Frédéric Wandelère. Dessins de Pierre Boncompain. La Bibliothèques des Arts, 284 p.

     

  • Le miroir inversé


    Waberi.jpgAbdourahman A. Waberi, né à Djibouti et vivant en Normandie depuis 1985, brasse la pleine pâte de notre langue pour dire le monde. Son roman, Aux Etats-Unis d’Afrique, nous confronte à un retournement troublant.

    Un Sahel doré sur tranche, une Erythrée dont la capitale Asmara est le siège central de la Banque mondiale, une fédération africaine prospère qui attire des centaines de milliers de miséreux Euraméricains, dont le Caucasien d’ethnie suisse Yacouba débarqué de sa favela des environs de Zurich : tel est le monde à l’envers qu’a imaginé Abdourahman A. Waberi dans son dernier roman, où le sud arrogant s’efforce de « gérer » l’afflux des boat people fuyant le nord en proie à la misère, aux conflits de peuplades sanguinaires, à la lèpre et à la prostitution monégasque ou vaticanesque, entre autres plaies.
    Comme il en va de toutes les civilisations dominantes, l’idéologie va naturellement de pair avec telle hégémonie: « L’homme d’Afrique s’est senti, très vite, sûr de lui. Il s’est vu sur cette terre comme un être supérieur, inégalable parce que séparé des autres peuples et des autres races par une vastitude sans bornes », lit-on ainsi au début d’un prône établissant la centralité originelle et définitive de l’Afrique, où se boit l’Africola et se débite la carte Fricafric…
    On sourit d’abord jaune, en commençant de lire Aux Etats-Unis d’Afrique, puis on est tenté de conclure au paradoxe, voire au truc, avant de se trouver pris au piège de l’imagination retorse et jubilatoire de l’auteur, dont l’ouvrage allie les attraits d’un pamphlet politico-culturel effréné, d’un roman à valeur de quête d’identité, et plus encore : le déploiement en beauté d’une langue puissante et lyrique.
    Jouant de celle-ci sans complexe, l’écrivain n’en est pas moins un franc-tireur proche de la world fiction, qui cite les métissages culturels du Bengali Amitav Gosh ou du Pakistanais Hanif Kureishi avec la même sûreté cultivée qui le fait évoquer Ramuz, Bouvier ou Haldas.
    « Le souci de dire la langue m’importe évidemment, autant que celui de dire le monde », me disait un jour l'écrivain rencontré au Salon du livre de Paris. Or on sent chez lui l’impatience des francophones sommés de se justifier à tout moment à propos de leur usage de la langue, avant qu’on ne leur demande de surcroît, s’ils viennent comme lui du continent noir : « Et l’Afrique, comment ça va ? »
    A préciser alors qu’Abdourahman A. Waberi, en dépit de ses activités de prof à Caen et d’un discours littéraire très affûté, n’est pas du genre lettré confiné. À l'approche de la cinquantaine (il est né en 1965), il a déjà derrière lui quelques ouvrages pétris d’humanité, de douleur et de verve caustique (rappelant le mot de Bertolt Brecht à Kateb Yacine, qu’il enjoignait d’écrire des comédies pour dire la tragédie algérienne…), qui ont établi sa réputation.
    Dès la parution de son premier ouvrage, Le pays sans ombre (Grand Prix de la nouvelle francophone de l'Académie Royale de Langue et Littérature de Belgique), il est apparu comme le chef de file de la littérature de son pays, au point d’inciter l’autorité suprême à s’en adjoindre les services. Mais Waberi est un homme-livre libre. Il préférera renoncer à la soumission au prince, pour illustrer plutôt les mérites du grand écrivain Nuruddin Farah dans une thèse…
    Avec Cahier nomade (1996) et Balbala (1997), une trilogie a cristallisé ses observations sur le drame de son pays, dont il faut rappeler aussi les variations romanesques de Rifts routes rails (Gallimard, 2002) et l’ouvrage consacré au génocide rwandais sous le titre de Moisson de crânes (Le Serpent à plumes, 2001) où s’exprimait la même révolte qui gronde dans Aux Etats-Unis d'Afrique,datant de 2006. Son dernier roman - Passage des larmes, publié chez Lattés  en 2009 – est un récit poétique sur l'exil, le fanatisme et la géopolitique de la Corne de l'Afrique, que l'on peut lire aussi comme un hommage indirect à Walter Benjamin.
    Abdourhaman A. Waberi. Aux Etats-Unis d’Afrique. Editions Lattès, 232p.

  • Le vent se dégonfle

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    À propos du dernier film d'Hayao Miyazaki, mélo de poétique amnésie.

     

    D'aucuns voient en Le vent se lève, dernier film (au sens propre à ce qu'il annonce) du maître de l'animation japonaise, un chef-d'oeuvre. Ah bon ? Ils ne confondent pas avec Le vent se lève de Ken Loach, cette sombre merveille avérée ? Que non pas: ils parlent bien de cette espèce de romance édulcorée et niaise, sur fond d'Histoire poétisée, qui évoque la destinée d'un présumé génie de l'aéronautique japonaise assimilé à une sorte de Petit Prince amoureux d'une brebis pleurétique.

    Bien entendu et ça crève l'écran de part en part: Miyazaki est un merveilleux manipulateur d'images animées, comme il l'a prouvé maintes fois et, plus précisément, dans Nausicaa de la vallée du vent (1984), Le voyage de Chihiro (2001)  ou Le château ambulant (2004), notamment. Dans la foulée de Walt Disney, il a fait de l'animation japonaise, empruntant à l'esthétique des mangas et la dépassant, un art fascinant.  Dans Le vent se lève, la poésie plastique du genre nous vaut d'ailleurs, encore, de grands moments, notamment dans l'évocation prenante, au début du film, du tremblement de terre de 1923, ou dans les mouvements célestes d'aéroplanes, les déploiements de magnifiques paysages, la dramaturgie plastique des plans ou la perfection picturale de l'ensemble. Il y a du limpide livre d'enfance dans Le vent se lève, et d'une sorte de rêverie mélancolique sur la solitude de l'Artiste. Soit.

    Mais on s'embête, aussi, là-dedans. Et c'est très long. Et c'est assez vide finalement si l'on songe à la terrible époque traversée.    

    On sait que Miyazaki n'a pas toujours été "au-dessus de la mêlée", et que la tragédie japonaise: il connaît. Mais ici, pour qui ne saurait rien de  son passé, ni du passé du Japon, Le vent se lève paraît décidément un filet d'air bien suave et bien inconsistant, en contraste absolu avec une histoire lourde.

    De quoi s'agit-il en effet ? De la carrière de Jiro Horikoshi, as de l'ingéniérie aéronautique japonaise auquel on doit, entre autres "merveilles", l'invention du Chasseur zéro. Le personnage, dans le film,  est du genre rêveur candide au possible, la réalité la plus dramatique qu'il vit lui apparaît sous forme de songes, et nous le verrons dessiner un bombardier tandis que sa fiancée tuberculeuse lui tient la main. Certains voient en lui l'exact équivalent du cinéaste non moins "rêveur". Autant dire que le constat s'aggrave !

    À un moment donné notre jeune prodige nippon se retrouve en Allemagne hitlérienne pour se documenter  sur la technologie habile des bombardiers Junker. Dans une vague brume, le temps d'une séquence-éclair, il semble qu'une espèce de bande poursuive une espèce de fuyard, peut-être juif ? Ce n'est pas sûr. Pas plus que n'est sûr le scrupule du charmant myope rêveur à l'instant de modéliser  des armes de destruction massive.

    Autant dire qu'il y a prescription et que ni Pearl Harbour, ni les kamikazes, ni Hiroshima n'ont plus lieu d'être cités dans un film célébrant, n'est-ce pas, le rêve de voleter et les fleurettes du poétiquement correct...   

    Vous appelez ça chef-d'oeuvre ?

      

     

  • Ceux qui se poncent le nain

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    Celui qui triomphe dans ses bretelles ornées d'Edelweiss / Celle qui exulte à l'idée qu'enfin on va se retrouver entre soi / Ceux qui n'iront plus à l'étranger qu'en Suisse et encore pas dans les cantons qui votent mal / Celui qui recommande à ses compatriotes de construire un Mur pour ne plus entendre les lamentations des pauvres qui travaillent pas en Europe et surtout en Afrique / Celle qui se réjouit de revoir les cabanes de saisonniers italiens tellement pittoresques / Ceux qui sont rassurés vu que l'année passée encore on a vu un Sénégalais à Lucerne / Celui qui est content de la fessée donnée au Conseil fédéral où il n'y a plus que des femmes / Celle qui se réjouit surtout de voir nos PME tirer encore plus la langue vu que son ex en a une / Ceux qui entonnent le nouvel hymne du Réduit national restauré / Celui qui va demander l'asile à ses amis noirs de la diaspora lémanique / Celle qui se dit enfin bon débarras avec toutes ces maisons mal habitées / Ceux qui ont voté deux fois NON sans se faire d'illusions sur l'Europe du fric et la mondialisation du profit à laquelle participent les pontes de l'UDC et de l'UBS / Celui que la nouvelle culture helvético-mondiale du barbecue et du jacuzzi privatif fait gerber / Celle qui trouve que la Suisse du repli a son charme surtout vue de son loft de Monaco / Ceux qui ont voté deux fois OUI juste pour voir / Celui qui estime qu'on devrait limiter le droit de vote à ceux qui pensent comme lui / Celle qui pavoise dans son carnotzet où elle va passer des k7 de Ted Robert  toute la nuit avec tous ses amis marqués CH ou CFF sur la fesse droite / Ceux qui ne mangeront plus désormais que de la viande Blosher / Celui qui déplore aujourd'hui qu'on ait donné le droit de vote aux femmes et d'ailleurs même aux homme si ça se trouve / Celle qui se dit qu'avec les contingents d'étrangers l'invasion des Chinois se fera dans l'ordre / Ceux qui disent à celles qui ne sont pas contentes de rallier le Parti Qui Gagne / Celui qui trouve que la fondue à l'immigration massive dessert la tradition du moitié-moitié / Celle qui pense UDC et rêve UDC sans oser avouer qu'elle chie UDC vu qu'elle est bien élevée / Ceux qui ne feront pas un fromage d'une moitié de vieille croûte qui sent le renfermé, etc.      

     

  • Ceux qui cassent du pédé

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    Celui qui dans le préau traite toutes les filles de pédées /Celle qui enjoint son petit garçon d'avoir autant de couilles qu'elle / Ceux qui boxent leurs fils pour pas qu'ils virent fiotes / Celui qui estime qu'il faut tolérer les homos vu que c'est pas leur faute et pour peu qu'ils fassent ça entre eux / Celle qui objecte que la tolérance y a des maisons pour ça / Ceux qui pensent que les tendances sont essentiellement imputables à la mère ou alors au père s'il est pas normal ou aux deux s'ils boivent / Celui qui avait couché avec sept filles et sept garçons avant d'entrer dans les ordres où il n'a plus eu le choix / Celle qui est restée fiancée au Seigneur pendant des années avant d'épouser un Breton / Ceux qui sont trop bons vivants pour aimer les pédoques / Celui qui est déclaré spécial vu que c'est toujours lui qui ramasse les coups / Celle qui a la maladie des caissières et en plus un fils qui se dandine comme une gazelle / Ceux qui ont l'alcool méchant et s'énervent dès qu'ils voient un Arabe ou un étudiant trop bien coiffé  / Celui qui dit volontiers ferme ta gueule tarlouze pour bien montrer qu'il n'en est pas / Celle qui préfère la compagnie des femmes sans se sentir plus engagée que son mec qui aime bien les pianistes asexués / Ceux qui estiment que le crime n'est pas de faire mais d'être et plus encore d'avoir l'air /Celui qui a fini par croire qu'il l'était à force de se l'entendre reprocher / Celle qui a toujours pensé que Sartre était pédérasque / Ceux qui diffusent de faux bruits les concernant pour en goûter les retours et détendre l'atmosphère, etc.

      

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    (Cette liste a été notée en marge de la lecture d'En finir avec Eddy Bellegueule, très remarquable roman d'Edouard Louis constituant une plongée dans la misère sociale et mentale d'une province économiquement sinistrée - où l'on voit un écrivain de 21 ans prendre le relais du réalisme noir d'un Louis Guilloux ou d'un Calaferte)               

  • Des Suisses au Rwanda

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    Vingt ans après le génocide, Thomas Isler et Chantal Elisabeth ont documenté les relations entretenues avant celui-ci par  la Suisse coopérante et le Rwanda, dans un film intéressant  à découvrir ces prochains jours: Nous étions venus pour aider...

     

    Isler02.jpg"Nous n'avons rien vu venir",  pourraient-ils dire. Pas plus sur le terrain que dans les bureaux de Berne. "Je connaissais le passé du Rwanda, mais jamais je n'aurais pensé, ni aucun de nos collaborateurs,  que les conflits ethniques passés aboutiraient  à un tel génocide", constate un cadre de la coopération au développement. "Nous avons peut-être été naïfs ?", se demandera un autre coopérant suisse. "Peut-être avons-nous péché par angélisme ?", ajoutera-t-il avant de constater qu'une certaine mentalité "boy-scout" marquait les esprits et les comportements. Et le même constat "innocent" pourrait être fait par tous ceux qui se retrouvent dans le film éponyme de Thomas Isler et Chantal Elisabeth: "Nous étions venus pour aider"...

     

    Isler01.jpgLes Suisses ont-il été, de façon passive, involontaire ou inconsciente, les complices du génocide de 1994 ? C'est la question que posait implicitement l'écrivain Lukas Bärfuss dans un livre paru il y a cinq ans, intitulé Cent jours, cent nuits (L'Arche, 2009), dont le protagoniste avait travaillé, dès 1990 à Kigali, au service de la Direction du Developpement et de la Coopération (DDC) pour l'aide humanitaire, et qui resta sur place après le départ de ses collègues. Ainsi qu'il le remarque lui-même, le personnage n'est pas inquiété par les milices hutus au motif qu'il est perçu, autant que  les Suisses depuis une trentaine d'années, comme un "collaborateur". Sinistre appellation, rappelant évidemment les "collabos" français, mais dont il faut douter de la validité en l'occurrence. Et pourtant, au fil des témoignages égrenés par le film de Thomas Isler et Chantal  Elisabeth, le terme de lâcheté reviendra à diverses reprises.

    Isler07.jpgCela étant Nous étions venus pour aider n'a rien du réquisitoire, et c'est le moins qu'on puisse dire. Ce n'est pas un film politique non plus, malgré certaines situations liées aux menées du Pouvoir rwandais.  Le film focalise son attention sur un grand projet de coopération, incluant l'entreprise de distribution de biens alimentaires TRAFIPRO et le développement de banques populaires. Or l'évolution, à travers les années, de la gestion de la TRAFIPRO, documentée par les témoignages de divers cadres blancs ou noirs, est marquée par la soumission graduelle de sa direction au pouvoir politique, à l'indignation de plusieurs coopérants suisses et contre l'avis de certains cadres rwandais.

    Isler01.jpgEn clair, et dès 1973, l'entreprise TRAFIPRO se trouve "épurée" de nombreux Tutsis. Or ce premier acte clairement raciste, et ses répercussions auprès des Suisses, fait apparaître le clivage entre ceux qui, n'admettant pas l'arbitraire de la mesure visant des employés qualifiés, protestent ou démissionnent, et les autres qui préfèrent invoquer une "affaire interne" entre Rwandais. Dans la foulée, on suit les tribulations d'un génie des chiffres rwandais devenu responsable financier de la TRAFIPRO après un stage à Lausanne, et que son appartenance ethnique désigne aux foudres du pouvoir qui le fait incarcérer pendant une année. Un cadre alémanique de la TRAFIPRO lui rendra visite dans le cul de basse-fosse où il a été jeté sans autres protestations "officielles", mais un tel drame personnel ne pèse guère au vu de l'épouvantable massacre qui se prépare.

    Isler05.jpgD'une certaine manière, notamment en ce qui concerne la fameuse neutralité helvétique, le film de Thomas Isler et Chantal Elisabeth rappelle Mission en enfer de Frédéric Gonseth, qui fit parler les anciens collaborateurs de la Croix-Rouge directement confrontés au génocide nazi et sommés de se taire. La grande différence, en l'occurrence, tient au fait que les coopérants suisses au Rwanda ne pouvaient effectivement se douter de ce qui se préparait avant d'être rapatriés d'urgence, et que les tenants et aboutissants du génocide des tutsis ne sont pas comparables avec l'extermination planifiée des juifs d'Europe. D'un autre point de vue, le témoignage d'un coopérant allemand et de sa femme est également très significatif, notamment du fait que le couple (lui est un ancien gauchiste soixante-huitard) aura fréquenté de près le premier ministre hutu convaincu de crime contre l'humanité, tout en accueillant des réfugiés tutsis dans leur maison...

     

    Isler03.jpgConstitué de documents d'archives et de films personnels tournés par les protagonistes - avec un effet de réel désormais banal dans le cinéma documentaire -,  d'entretiens et de témoignages dont l'ensemble demande un certain effort de reconstruction de la part du spectateur, Nous étions venus pour aider à le premier mérite d'éclairer  une situation complexe, impliquant des individus de bonne volonté et de bonne foi, sans juger. Une consoeur alémanique a déjà rapproché au film son manque de position critique, incriminant en outre l'"effrayante naïveté" des coopérants. Le jugement est facile de l'extérieur et après coup, comme on l'a vu dans Mission en enfer. On peut aussi ironiser sur le fait que la DDC ait "revu sa politique" après la tragédie rwandaise, mais cela relève d'une autre façon de condamner à bon compte. Le mieux est de voir ce film, qui sera commenté ce dimanche après sa projection publique à Genève et Lausanne, et de lire ensuite Cent jours, cents nuits, de Lukas Bärfuss, quitte à corser le débat  a posteriori,vingt ans après...       

     

    Isler04.jpg AVANT- PREMIERES et DEBATS 

     Dimanche 9 février 2014

     Genève  Cinéma Bio 11h00  

    Projection suivie d'un débat avec : 

    - Chantal Elisabeth,  co-auteure du film

    - Cornelio Sommaruga , anc. président du CICR 

    - Frank West , anc. coopérant DDC

    - Mathieu Humbert , historien UNIL

     

    Lausanne  Zinéma  16h00    

    Projection suivie d'un débat avec :  

    - Chantal Elisabeth, co-auteure du film

    - Mathieu Humbert , historien UNIL

     

    AU CINEMA

    Sortie au Suisse romande le 12 février 2014

     

     

    Synopsis  de Nous étions venus pour aider 

    Rwanda 1973 : un matin, on trouve, placardée sur la porte d'entrée du bureau de l'aide au développement suisse, une liste de noms de Tutsis auxquels est signifié le licenciement, avec effet immédiat de la coopérative TRAFIPRO. Les coopérants suisses sont indignés de ces mesures racistes. Mais aucun ne s'y oppose, de peur de compromettre un projet  à succès.

    20 ans plus tard, l’histoire se  répète et  débouche sur un génocide qui fit plus de 800 000 victimes. Cette catastrophe aboutira à une réorientation de l'aide au développement suisse et à son retrait temporaire du pays. Le film interroge des témoins de l'époque, suisses et rwandais. Il dresse un tableau des limites et dangers de l'aide au développement.

    Protagonistes

    Hubert Baroni, Jean-François Cuénod, Innocent Gafaranga, Othmar Hafner, Vincent Kamanda, Charles Mporanyi, Wolfgang Schmeling, Marianne Schmeling, Eric Schweizer, Erika Schweizer.

  • Ceux qui brouillent les cartes

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    Celui qui déjoue les plans de la servitude volontaire / Celle qui se floute par souci d'incognito / Ceux qui affectent la profondeur sans se mouiller / Celui qu'on n'arrive pas à situer ni lui non plus / Celle qui demande au prisonnier d'où il parle / Ceux qui savent que les images ne parlent qu'à certaines conditions le plus souvent métaphoriques / Celui qui a une dame de coeur dans son jeu dont le valet de pique le gratte / Celle qui enrage de buter sur ton Service de désinformation / Ceux qui ont toujours une indiscrétion de retard / Celui qui campe sur sa position de missionnaire / Celle qui ressent le danger du pluriel aveugle / Ceux qui se réclament de la lutte des classes de neige / Celui qui affronte les illusions de groupe / Celle qui connaît l'inintelligence collective / Ceux qui aiment travailler ensemble mais pas de trop près / Celui qui s'est toujours défié de l'expression "des nôtres" / Celle qui groupille dans son coin / Ceux qui se disent "de la fine équipe" et concluent que les autres sont "plus à plaindre qu'à blâmer" / Celui qui a évité l'encamaradement même en mai 68 / Celle qui a chopé une groupustule à la réu de la section Femen / Ceux qui manient tous les codes en qualité de présentateurs de télé à sourires vendeurs / Celui qui obéit à ses neurones miroirs à l'imitation des macaques / Celle qui est sensible au folklore de groupe si possible avec accordéon / Ceux qui se fondent dans le groupe tels d'effervescents comprimés d'optimisme chimique / Celui qui n'en finit pas de craindre d'être mis à la porte alors que l'école a été remplacée par un bowling géant / Celle qui ose ses rêves après essai à blanc / Ceux qui passent pour des traîtres alors qu'ils reprennent juste leur enfance retenue en otage par le groupe /  Celui qui ne démonte que pour reconstruire / Celle qui assume son drôle de rôle / Ceux qui puent la fonction et même l'organe / Celui qui joue son rôle d'outsider par soumission au groupe / Celle qui  ne se reconnaît que dans ses impros / Ceux qui se sentent libres dans le grand orchestre de délire symphonique, etc.   

    Peinture: Lupertz.



  • Ceux qui ont mauvais genre

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    Celui qui se réclame de la théorie du gendre /Celle qui postule que la ministre siège sur une fauteuille / Ceux qui ne sont pas du genre à distinguer leur sexe vu qu'ils se cherchent encore à l'état de particules élémentaires lisant Houellebecq en cachette / Celui qui est franchement bicurieux en matière contextuelle / Celle qui prône le sexe à option selon l'orientation du pupitre du (ou de la) prof par rapport à La Mecque / Ceux qui reprochent à leur cousine Fernand-Auguste de n'avoir pas fait son coming out en famille avant son passage chez Ruquier / Celui qui se sent très Jules et Jim avec les deux Dominique / Celle qui pratique l'inquisition transgenre /Ceux qui ont pris le Transsibérien sans changer de train / Celui qui assume sa ressemblance avec tout un chacun et plus si affinités / Celle qui souffre terriblement de son coupable penchant pour sa tortue Anatolia d'orientation sexuelle différente à ce que dit le pasteur protestant favorable à l'accueil baptismal des hamsters et autres soeurs en Christ / Ceux qui détendent l'atmosphère en changeant de genre comme de chemise /Celui qui a toujours assumé sa différence sauf au trampoline où sa jambe de bois le gênait ça faut reconnaître / Celle qui confesses ses rêves strictement hétéros à ses camarades du groupe de conscience des Lesbiennes Libérées de Limoges (LLL) qui vont travailler le sujet / Ceux qui affirment pièces en mains que la théorie du genre véhicule la légitimation de la manuélisation sexuelle collective sur les toits des établissements scolaires au déni de toute scientificité / Celui qui se donne un genre sans qu'on remarque lequel / Celle qui est plus cool en drag queen qu'en marcel / Ceux qui sont ouverts à tout après la fermeture des guichets / Celui qui est à la fois croyant et pratiquant homo qui s'assume à tous les niveaux en tant que socialiste hollandais tendance open minded / Celle que toutes les théories ont toujours amusée y compris cele d'un Dieu tirant un mec de la pomme d'Eve d'une meuf / Ceux qui politisent les débats pseudo-scientifiques en sorte d'élever le débat / Celui qui estime que la liberté inclut la reconnaissance du macho timide et de la brodeuse typiquement féminine mais qui n'ose pas le dire / Celle qui a fait sa troisième cure transgénique tout en restant fidèle à l'Opel Kadett / Ceux qui renvoient dos à dos les hystériques du débat-qui-nous-concerne, etc.   

  • La Suisse russe

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    Largement reconnu en Russie, le romancier Mikhaïl Chichkine, établi à Zurich, a suivi les traces de ses compatriotes dans notre pays. Une vraie saga !  

     

    Dans le grand roman  qu'on pourrait intituler  "Le voyage en Suisse", les Russes alignent la distribution de personnages la plus fantastique. Les uns s'exaltent devant ce "pays de nature pittoresque, terre de liberté et de prospérité", tel Nikolaï Karamzine qui lança le mouvement vers 1790 en disciple de Rousseau. D'autres seront plus critiques, voire féroces. Tolstoï s'exclame ainsi que "les Suisses ne sont pas un peuple poétique". Et l'anarchiste poseur de bombes Netchaïev: "On s'ennuie mortellement ici"...

    Dosto.jpgDe Dostoïevski claquant au jeu les roubles de son ménage, à Lénine rêvant de révolution entre Genève et Zurich, en passant par  Nabokov (ennemi juré du Bolchevik) qui chasse le papillon dans les Préalpes, toutes les Russies se mélangent en Suisse sans frayer beaucoup, il faut le souligner, avec l'habitant. Ainsi peut-on bien parler d'une Suisse russe, comme l'a illustré le romancier moscovite Mikhaïl Chichkine dans une fresque passionnante aux mille anecdotes. Le tableau fait peu de place aux échanges idéologiques ou politiques qui se firent parfois entre Suisses et Russes, privilégiant les figures révolutionnaires  à la Lénine, Bakounine ou Kropotkine, sans les idéaliser.

    Or quoi de commun entre la Russie et la Suisse ? "D'un côté, un sixième des terres du globe et de l'autre, une tête d'épingle sous les cieux, tous deux unis par un invisible nerf tendu", écrit Mikhaïl Chichkine. Pourtant, "dans ce "pays-station-balnéaire"  se produisent des événements qui auront des conséquences fatidiques sur le destin du "pays-empire". Ici, des cerveaux donnent naissance à des idées qui, à des centaines et des milliers de verstes de Bâle et de Lugano, se transforment en livres, en tableaux, en exécutions d'otages. Dans le silence des bibliothèques de Zurich et de Genève sont concoctées des recettes d'après lesquelles sera préparée une bouillie sanglante pour des générations affamées"...

    La Suisse russe, c'est ainsi le paradoxe d'une intelligentsia qui n'apprendra rien de la démocratie helvétique.  Dostoïesvki, passant à Genève, détestera les "petits malins" de l'émigration révolutionnaire, sans rien comprendre pour autant à notre pays.

    Chichkine2.jpgLa Suisse russe passe donc par Zurich, où se réfugiera (notamment) Chagall, dont les vitraux légendaires ornent la Fraumünster; et c'est là que Soljenitsyne vivra son premier exil. Là aussi que Mikhaïl Chikchine lui-même s'est établi en 1995, partageant la vie de la traductrice   Franziska Stöcklin et lui-même employé comme interprète à l'accueil des requérants d'asile. Or cette fonction a fourni, au puissant romancier qu'il est assurément,  l'inappréciable matériau humain qu'il a filtré dans le plus beau de ses livres, Le Cheveu de Vénus, écrit à Zurich en russe et traduit en plusieurs langues.

    Né en 1961 à Moscou en pleine guerre froide, l'écrivain, fils de prof de lettres divorcée et membre du Parti, a été marqué dès son adolescence par la lecture (clandestine) de Pasternak et Soljenitsyne. Sa première passion littéraire européenne fut Max Frisch, qui nous fait alors retrouver "sa" Suisse évoquée, une première fois, dans un autre livre remarquable intitulé Dans les pas de Tolstoï et Byron.    

    Tsvetaeva.jpgLa Suisse russe de Mikhaïl Chichkine passe également par Berne et les Grisons, le Tessin (bonjour Kandinsky !) et les Ormonts, le château de Chillon où Gogol grava son nom avant de situer un épisode des Âmes mortes à Vevey, et enfin Lausanne où l'on retrouve tout un monde insoupçonné de princes déchus et d'étudiants hâves, le philosophe Vladimir Soloviev (de passage) ou la géniale Marina Tsvetaeva.

    La boucle se refermant en nos murs, l'on rappellera enfin que c'est à Lausanne, à l'enseigne des  éditions L'Age d'Homme, que le meilleur de la littérature russe a été traduit, de Pouchkine à Vassili Grossman, ou du prodigieuxPetersbourg d'Andréi  Biély (qui fut aussi notre hôte) à L'Avenir radieux d'Alexandre Zinoviev dont le souvenir de la présence hante de mythiques soirées...

     

    Mikhaïl Chichkine. La Suisse russe. Traduit par Marilyne Fellous. Fayard, 516p.

     

     

    Mikhaïl Chichkine en dates

    1961 - Naissance à Moscou. Parents divorcés. Premier roman à 9 ans sur le thème de la séparation (une page !)

    1995 - S'établit à Zurich avec Franziska Stöcklin. Un enfant.

    2000 - Prix du canton de Zurich pour la version originale de  La Suisse russe. Prix Booker russe pour La prise d'Izmaïl, traduit chez Fayard.

    2005 - Dans les pas de Byron et Tolstoï: du lac Léman à l'Oberland bernois. Noir sur blanc. Prix du meilleur livre étranger (essai).

    2007 - Le Cheveu de Vénus et La Suisse russe, traduits chez Fayard.

    2012 - Deux heures moins dix, roman, chez Fayard.

     

    Ce papier a paru dans le quotidien 24Heures ce samedi 1er février 2014.