Celui qui refermant la porte laisse entendre de son regard à Marie qu'elle lui reste ouverte ne lui en déplaise / Celle qui ne dira rien à son père sourd mais le lui chantera ou disons vu qu'on n'est pas à l'opéra: qu'elle le lui chantonnera / Ceux qui se sont tout avoué sans se dire rien / Celui qui dans le métro entame une conversation de regards avec la jeune fille au violon (come le dit l'étui qu'elle porte) qui descend à la station Muette / Celle qui se tait pour répondre à ton silence / Ceux qui ont le regard de qui en a trop vu / Celui qui a un regard passible d'arrestation dans certaines circonstances et certains pays / Celle qui regarde en face même ceux qui se détournent / Ceux qui croyaient s'être tout dit jusqu'au moment où ce que lui ne dit pas à Marie fait dire à celle-ci: "Mais tu m'aimes, alors ?" / Celui qui n'a pas sa langue dans sa poche mais un couteau suisse qui peut te faire parler si tu le cherches / Celle dont les yeux pers sont presque verts / Ceux que déstabilise tout regard sincère / Celui dont les regards sont dénués du moindre égard / Celle qui ne voit pas plus loin que son faux nez / Ceux qui regardent passer l'arrière-train de la vache Tulipe / Celui qui a la vue qui baise / Celle qui regarde par l'oeil-de-boeuf si le Seigneur revient sur son âne / Ceux qu'il fait bon regarder / Celui qui ne dit mot qu'on sente / Celle qui avait de beaux yeux de son vivant ainsi qu'en a témoigné le peintre Pierre Bonnard hélas décédé à l'heure qu'il est / Ceux qu'on ne voit pas ici au motif qu'on les a retirés de la liste / Celui qui était plus beau de son vivant dit-elle en le retrouvant dans la page des morts / Celle qui a été belle et riche et n'existe plus que dans la mémoire de son piano hélas muet / Ceux qui imposent le silence du haut de leur chaire un peu triste il faut le dire avec Baudelaire / Celui qui a été la cible des Alexandrins au motif que ses rimes muettes en disaient trop / Celle qui ne sait pas où regarder quand tout le monde se tait / Ceux qui regardent vers les bois quand les cors parlent d'automne, etc.
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Le forcené visionnaire
À propos d'Adolf Wölfli, aliéné artiste.
"Le génie est un mélange de sagesse et de folie", écrivait Ramon Gomez de La Serna. Ce qui pourrait nous faire penser qu'Adolf Wölfli n'était pas tout à fait un génie, en cela que l'équilibre médiateur lui faisait défaut. De fait, jamais il ne nous parlera autant qu'un Rembrandt ou un Van Gogh. Du moins le Dr W. Morgenthaler, le psychiatre qui consacra la première étude de son "cas", sous le titre d'Un aliéné artiste, propose-il une appréciation des plus crédibles de sa situation par rapport à ce qu'on appelle l'art ou à la catégorie particulière de l'art brut selon Jean Dubuffet: "Plus l'expérience de l'artiste est profonde, écrit-il, plus la forme est pure, liée à une unité organique, et plus l'oeuvre d'art est grande (...) Ainsi, chez Wölfli, grâce au processus de la maladie, l'unité de la personnalité connut une sorte d'explosion et fut en partie détruite. Mais c'est justement grâce à cela, grâce à ce relâchement et à cette dispersion des couches supérieures, qu'une magnifique structure fut mise en évidence avec une étonnante clarté".
Mais qui est cet extraordinaire "aliéné artiste" ?
Né en 1864, Adolf Wölfli vécut à Berne - ville dont on retrouve souvent, dans ses oeuvres picturales, la représentation correspondant à des images déposées en lui en son jeune âge, qui ressurgiront quarante ans plus tard -, jusqu'à l'âge de huit ans. Ivrogne et délinquant, son père succombe au delirium en 1875. Sa mère, elle était probablement morte deux ans auparavant.
Ces renseignements, nous les tenons de Wölfli lui-même, dont l'autobiographie connaît cependant plusieurs variantes. Au demeurant, Wölfli prétendra avoir "radicalement tout oublié" dès l'âge de huit ans précisément. Ce qui semble est sûr, c'est qu'un échec sentimental, à l'âge de dix-huit ans, le pousse à refouler ses pulsions redoutables, qui se reporteront par la suite sur des adolescentes de plus en plus jeunes, comme s'il régressait lui-même en âge au fil des années. Brièvement fiancé à une prostituée, puis amant d'une veuve, il passa ensuite de déboires en déboires qui l'amenèrent d'abord en prison puis, en 1895, à l'asile psychiatrique de la Waldau où il resta jusqu'à sa mort en 1930.
C'est en 1899 que les rapports citent, pour la première fois, les dessins d'Adolf Wölfli. Dès cette période, il s'affaire inlassablement à la compositions scripturale, picturale et musicale d'une gigantesque journal apparaissant tantôt comme une saga autobiographique merveilleusement fantaisiste (il ne faut pas minimiser les qualités poétiques de ses écrits en dépit de leurs limites évidentes du point de vue du sens) et tantôt comme une projection cosmogonique de visionnaire délirant.
Ce qui frappe avant tout, à l'approche de ce fascinant univers formel, c'est, comme l'a souligné le Dr Morgenthaler, sa surprenante cohésion organique. Le même spécialiste, dans sa passionnante étude, a éclairé les rapports liant l'oeuvre de Wölfli à la psychologie, la psychopathologie, les mythes, l'art primitif et, faut-il ajouter: l'art populaire, auquel l'artiste se réfère si explicitement qu'il semble aberrant de parler de lui comme d'un créateur extra-culturel comme s'y obstinent certaines doctrinaires de l'art brut.
L'accent porté, par Gomez de La Serna, sur l'universalité de l'expérience artistique, limite à l'évidence toute récupération de l'"aliéné artiste" au tire du génie ordinaire, et de même se gardera-t-on on d'exalter les impasse sou les apories de son expression artistique. Si les peintures de Wölfli sont aussi "lisibles", certes, que celles d'artistes "normaux", il n'en va pas du tout de même de ses textes, mêlant à tout moment l'intelligible et le délire, la même confusion marquant les partitions musicales qu'il exécutait à la trompette de papier...
Tout cela qui ne rabaisse en rien, cela va sans dire, la force expressive et la merveilleuse imagination plastique de ce forcené visionnaire qui, raconte-t-on, coupait volontiers court à tout entretien en lançant à son interlocuteur: "Jesus Gott, ch'muss'schaffe", de Dieu, faut que je créé !
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Ceux qui ont de qui tenir
Celui qui se réclame d'une lignée de mercenaires riches mais heureusement ruinés / Celle qui a hérité d'un stand de tir et dressé sept garçons dont le dernier lui a fait perdre ses dernières dents / Ceux qui ont l'orgueil des descendants de lansquenets jaloux de leur indépendance / Celui qui offre un ourson à la détenue / Celle qui fait perdre leurs couleurs aux fleurs du balcon de sa voisine bantoue / Ceux qui on le cafard invasif / Celui qui cultive le plaisir aristocratique de déplaire / Celle qui ne se laisse pas intoxiquer par les obsédés de l'hygiène / Ceux qui se la jouent prolétaires au dam des ouvriers du camping se la jouant nouveaux riches / Celui qui se prend pour Renato Zero dans le car des pucelles / Celle qui chante Ramona sans nostalgie particulière /Ceux qui se reconnaissent par affinités sélectives / Celui qui flaire la vulgarité des parvenus pas forcément russes / Celle dont le compagnon lit Un été avec Montaigne tandis qu'elle fricote avec le commissaire Montalban / Ceux qui se ressemblent par leur manque de classe et s'assemblent donc pour médire ensemble / Celui qui réinvente chaque jour sa vie sans surprise / Celle qui est restée Gitanes sans filtre dans l'âme / Ceux qui chantent dans toutes les langues en s'en tenant à la mélodie / Celui qui a lu tout Sacha Guitry à l'époque où son prof le poussait plutôt vers la lecture de Jean-Sol Partre / Celle qui reprend la lecture de Béton armé de Philippe Rahmy dans sa capite de San Rocco /Ceux qui traitent de couillonnes celles qu'ils aiment mais seulement en public / Celui qui trouve que le style de Jean-Philippe Toussaint bonifie chaque année ce qui épate de la part d'un Belge pour ainsi dire chauve / Celle qui se laisse emporter dans la nue de la prose de Nue qu'elle lit nue dans son bain moussant / Ceux qui ont gardé le sens du sacrifice sans en avoir le goût voyez-vous, etc.
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Ceux qui plastronnent
Celui qui se félicite d'être flatté par ceux qui se flattent de le féliciter / Celle qui déclare à Bernard-Henry Lévy qu'il est le Baudelaire de la géopolitique sioniste / Ceux qui se cassent la tête en se faisant la révérence / Celui qui flagorne pour être mieux léché / Celle qui se félicite d'exister et le fait savoir sur Facebook et environs / Ceux qui citent leurs propres livres qu'ils ont non seulement écrits mais relus plusieurs fois / Celui qui prétend son style nouveau ce qui se voit en effet sur ses SMS / Celle qui rappelle au jeune Enkidu que sa notoriété lui vient du scribe anonyme des aventures de Gilgamesh / Ceux qui se rappellent les listes sur humbles tabletttes d'argile étudiées par l'anthropologue anglais Jack Goody / Celui qui n'a pas perdu l'innoncence ni surtout la joie du scribe sumérien /Celle qui écrit pour savoir ce qu'elle danse / Ceux qui savent qu'on s'exprime actuellement quatre ou cinq mille idiomes dont la graphie fait parfois problème sur Twitter / Celui qui croit avoir écrit un livre fondateur et le rappelle à haute voix à l'étape du soir à ses soeurs et frères du Chemin de Compostelle ne jurant tous que par ce Rufin au succès douteux / Celle qui ne s'étonne pas autrement de ce que la phrase la plus longue de la littéraure française commence par les mots "Race maudite" et se développe en propositions complexes à subordonnées enchâssées qui montrent "l'action de la durée sur l'étendue" ainsi que le relève pertinemment Pierre Bergounioux dans son dernier ouvrage intitulé Le style comme expérience où l'on voit (notamment) que ce qu'on taxe de "joie poétique" est moins discutable que le refus de fonder une science historique du style / Celle qui ne pense pas flatter Pierre Bergounioux en le déclarant l'écrivain-enseignant le plus cool de Brive en Corrèze / Ceux qui refusent d'admettre verbalement que la mort est un phénomène naturel / Celui qui n'aime pas le bruit des paroles vaniteuses / Celle qui évite les mufles d'un déhanchement élégant signalant à la fois sa formation de majorette et son élégance morale / Ceux que la suffisance des marioles fait juste sourire alors qu'ils lisent tranquillement Un été avec Montaigne de l'excellent et bien nommé Antoine Compagnon, etc.
(Cette liste dédiée aux fats et autres vaniteux a été établie parallèlement à la lecture du dernier essai de Pierre Bergounioux, intitulé Le style comme expérience (L'Olivier, 2013) et d'Un été avec Montaigne d'Antoine Compagon le bien-nommé (éditions des Equateurs /France Inter, 2013)
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Ceux qui sentent leurs racines
Celui dont les racines percent le bitume / Celle qui est attachée à la Ruhr où son père s'est usé dans une fabrique de canons / Ceux qui donnent à manger tous les matins au drapeau avant de le saluer / Celui qui ne se sent pas plus mal chez lui qu'ailleurs non sans déménager à tout moment à l'instar de Van Beethoven le musicien connu / Celle qui est tellement snob qu'elle prétend avoir des racines de noisetier / Ceux qui au camping Les Pins du Lavandou se retouvent toujours entre natifs de la Nièvre / Celui qui vote de toute façon contre les étrangers qui selon lui n'ont pas de racines ni ne respectent les siennes / Celle qui sent de la bouche malgré son pharmacien suisse / Ceux qui ont émigré des quartiers de l'Ouest à ceux de l'Est quand les Ritals ont débarqué / Celui qui connaît mieux la généalogie de son doberman que celle de son beauf portugais / Celle qui enseigne le dialecte bernois à son gigolo brésilien / Ceux dont les pères ont fait plusieurs guerres et qui continuent à lutter contre les pop corn au cinéma / Celle qui a des racines du côté Corneille de sa famille angevine / Ceux qui ne pissent jamais sur leurs propres racines ou alors sans s'en rendre compte quand ils sont grave bourrés / Celui qui remonte aux sources de son Congo familial sans ignorer les affluents belges / Celle qui suce les racines des tulipes de sa tombe joliment entretenue par son fidèle veuf Armand-Prosper / Ceux qui ont leurs racines à l'UBS où leurs Bonus continuent de pousser / Celui qui est né au Surinam dont pas mal de gens ignorent où ça se trouve /Celle qui a des racines de bonsaï / Ceux qui sont ra-di-ca-le-ment opposés à l'extraction non bio des racines carrées, etc.
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Dürrenmatt pétomane
À propos d'un souvenir d'Otto Frei...
Les voies de l'amitié sont parfois imprévisibles, ainsi que me l'apprit un jour mon estimable confrère Otto Frei, mon aîné de vingt ans, alors correspondant en Suisse romande de la vénérable Neue Zürcher Zeitung. Portant beau, francophile raffiné, Otto Frei avait vécu la sombre période de la Guerre froide à Berlin et goûtait particulièrement, la cinquantaine passée, son séjour sur la Côte vaudoise qu'il avait évoquée dans un petit livre intitulé Un village dans les vignes, traduit à L'Age d'Homme. C'est à l'occasion de cette parution que je l'avais rencontré. Son regard affectueusement ironique sur la Suisse romande, et notamment sur sa littérature qu'il jugeait trop peu ancrée dans la réalité, me plaisait assez. Des écrivains alémaniques, inversement trop politisés à ses yeux, dans un sens étroitement dogmatique, il appréciait plus que tous un Friedrich Dürrenmatt, auquel il avait proposé un entretien pour la NZZ.
Or Dürrenmatt, à ce moment-là, était fâché avec la prestigieuse gazette zurichoise. Je ne m'en rappelle plus la raison, mais c'était un fait: Otto Frei, sans s'en douter, se pointait en terrain miné. Bel et bien reçu à Neuchâtel, dans la demeure de l'écrivain, il fut prié de prendre place face au plantureux auteur, assis à son bureau, les pieds sur celui-ci, son ample postérieur dirigé contre l'envoyé du journal honni. Et le célèbre dramaturge de commencer, alors, de bombarder son hôte de longues et larges vesses...
Contre toute attente, cependant, une réelle amitié s'est alors scellée entre les deux hommes, et non seulement du fait de la patience supérieure du reporter-chroniqueur, dont l'endurance polie relevait certes déjà de l'exploit. Mieux: ce qui fit, ce jour-là, du dramaturge malappris et de son pair admiratif, des compères bientôt complices, puis des amis, ce furent, d'une part, l'origine terrienne d'Otto Frei, fils d'un paysan de Steckborn, et leur sort commun de diabétiques...
"Ce que vous écrivez n'est pas encore assez concret", me dit et me répéta le même Otto Frei à propos d'un petit livre que j'avais alors en chantier, où j'évoquais des souvenirs d'enfance mêlant nos cultures française et alémanique. Or cette résistance, bien plus que les compliments de mon ami éditeur Vladimir Dimitrijevic, m'a été une aide décisive en matière d'écriture. Ce fut Otto Frei, lui encore, qui m'apprit un jour que le même Dürrenmatt qualifiait alors de "rose bleue" la poésie romande, moquant certain spiritualisme protestant ou certaine affectation esthétisante - certaine pose du milieu littéraire romand longtemps dominé par la double figure du Pasteur et du Professeur. Au nez de ceux-ci, un Otto Frei se serait bien gardé, pour sa part, de venter. Chacun son style. Mais j'aime bien cette idée que l'on apprend "contre" mieux qu'en se flattant - ou en se la pétant...
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Un rêve éveillé
Sur Les Courtisanes, de Michel Bernard. Le premier papier de la firme JLK...
"Me diras-tu enfin qui elles sont, ces deux p... ?"
Mystérieuses, les courtisanes de Carpaccio ne laissent pas d'intriguer les esprits curieux qui s'avisent de percer leur secret. Trônant, encloses dans les galeries d'un palais vénitien, entourées d'animaux et de chiens, leur regard se perd en un au-delà de la toile que seul le rêve est à même d'évoquer.
C'est en ce rêve, précisément, que Michel Bernard nous entraîne dans son dernier roman, tentant de réinventer dans une fiction l'oeuvre du peintre, donnant à celui-ci vie et parole.
Mais c'est de Venise qu'il faudrait parler d'abord, de cette ville étrange qui s'envase lentement. De cette Venise de marbre, où l'on admire dans les musées les mille merveilles de l'art tandis que l'eau ronge et ruine ses soubassements. Ville abstraite s'il en est, apparente encore par le génie des hommes, mais promise à sombrer, ville ambiguë, amarrée à la terre ferme et qu'on imagine en lente dérive, elle est le lieu où le temps, depuis toujours, est suspendu, lieu du rêve par sa nature même, le caché étant pour le moins aussi important que le visible, bâtie à l'image du corps, faisant les hommes à son image.
"Demain je peindrai les courtisanes." Ainsi commence le roman. Le peintre est embusqué à sa fenêtre, prisonnier entre le rectangle vierge de sa toile et le spectacle de la ville, déjà fervent à son oeuvre, ivre de se jeter sur ses pâtes et ses pinceaux mais conscient de son ignorance de la ville qui l'attend pour une longue exploration.
Qui est-il ? Il l'ignore. Pas plus il ne connaît ces créatures qu'il captive de son regard et dont il devrai peu à peu s'approcher, les traquant jusqu'en leurs appartements secrets et participant à leurs orgies quotidiennes, puis revenant dans la solitude de sa chambre close, enfin prêt à se livrer tout entier à sa toile.
Tout le roman se déroule entre le moment de la décision et celui de l'acte. Dans un cheminement lent et sinueux, suivant le rythme de la ville, le peintre prépare sa rencontre avec les courtisanes et finalement est amené à elles par cette étrange naine, fascinant petit monstre intelligent qui le guidera dans sa démarche et le suivra jusqu'au seuil de sa chambre. Les courtisanes, elles, ne sont que "bestiales qui rotent", comédiennes cyniques et dupes de leur propre jeu. Elles sont objet, et Carpaccio les traitera comme telles. S'il fraie, c'est qu'une exigence le force à "vérifier la fidélité des arches", entre la tricherie et la perversion.
Réflexion sur la création
Roman de l'approche de l'oeuvre, Les Courtisanes est avant tout réflexion sur la création. À ce titre, il mérite déjà toute notre création.
Créer est une aventure. Perpétuellement menacé par ses fantasmes, par les trompe-l'oeil que la réalité élève tout autour de lui, le créateur a pour devoir impérieux de se reconnaître, de se perdre dans l'oeuvre à la recherche de son double, du "fastueux insondable reflet". Son ultime conquête, plus que l'oeuvre elle-même, est l'acte de créer, l'abandon de soi dans la toile, dans la page blanche.
Le livre de Michel Bernard est riche, dont les thèmes se nouent en un écheveau qu'il serait trop long de débrouiller ici. Mais il faut parler aussi de la merveilleuse prose de ce jeune auteur, sensuelle, chargée à l'extrême supportable et nous entraînant parfois en des détours si subtils, que l'agacement aurait raison de nous si l'ironie ne venait tout aussitôt distraire celui-là de la préciosité, et la gravité de la démarche nous consoler de trop belles moulures: "Verbe rugueux, âcre, pesant, gonflé d'odeurs, c'est celui que je peins, entre les cuisses des dames, sous leurs robes, entre les yeux d'une vierge qui dort (...) Je les peindrai qui voient ce jour, voient cet instant, à l'instant où le sexe devient muet".
Michel Bernard. Les Courtisanes, Jean-Jacques Pauvert, 1968.
(Cet article, le premier de la Firme JLK, a paru en 1969 dans La Tribune de Lausanne. L'année précédente, Michel Bernard avait publié, à L'Age d'Homme, la superbe évocation poétique de Brouage, dans La Merveilleuse Collection. Né en 1934, l'écrivain est décédé en 2004. C'était à la fois un styliste rare et un grand lecteur, proche de Dominique de Roux et de Christian Bourgois). Photo ci-dessous: MichelBernard (à gauche) et Christian Bourgois.