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  • Ceux qui n'ont pas l'écrit vain

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    Ce que c'est qu'être écrivain
    à la manière de JLK
    par Daniel de Roulet


    Ceux qui veulent être pris au mot, mais bégaient dans un micro quand il ne s’agit pourtant que de répondre: oui ou non êtes-vous un écrivain? / Celles qui sortent leur carnet de notes pour un oui, pour un non, pour retenir l’instant / Ceux qui cherchent l’expression juste pendant toute une journée, mais qui, une fois qu’ils l’ont trouvée, décident de s’en passer / Celles qui ne peuvent se passer d’égratigner la syntaxe, tordre le cou à la grammaire pour n’aligner enfin qu’un peu de poésie / Ceux qui se moquent de la grande Histoire, n’ont pas vu les tours de Manhattan tomber, mais font toute une histoire de leur chat qui n’est pas rentré ce soir / Celles pour qui Heidi n’est pas une héroïne dont les Japonais visitent le chalet, mais l’invention d’une écrivaine dépressive entourée de fous qui a su s’extraire de la mélancolie grâce à un personnage / Ceux qui disent non aux personnages pour mieux s’inventer de petites aventures consolatrices / Celles qui sont inconsolables mais gaies, parce qu’il suffit de quelques phrases réussies pour éclairer leur journée / Ceux qui dans la nuit noire se lèvent pour écrire deux lignes qui ouvrent les yeux sur le rien du monde / Ceux qui noircissent des milliers de pages pour ne garder qu’un paragraphe / Ceux qu’on prie d’écrire «au nom de» et qui écriront «contre» parce qu’ils ne sont bons qu’à ça / Celles qui bousillent leur vie sous prétexte de littérature sans publier jamais / Ceux qui brûlent les planches en même temps que d’un amour incandescent, sans parler de ceux qui brûlent un chalet et s’étonnent d’être exposés au feu....de la critique / Celles qui tombent amoureuses de leur psychanalyste, mais prétendent se passer des hommes / Ceux qui se passent d’argent, mais jalousent leur collègue qui a vendu cent exemplaires de plus / Celles qui se passent de lire la critique, mais sont fâchées pour toujours à cause d’une petite phrase assassine qui leur est destinée / Ceux qui se croient bohèmes, crachent dans le caniveau en champions du tout à l’ego / Celles qui vendent leur intimité pour avoir leur photo assises devant un ordinateur sous le portrait de Proust / Celles qui méprisent les journalistes parce qu’ils ne savent pas laisser refroidir leur matière, jusqu’au jour où elles leur empruntent un fait divers pour en faire un récit bouleversant / Celles qui savent tenir leur langue mais pas leur plume parce qu’elles s’écoutent écrire / Ceux qui voyagent, mais refusent de se dire voyageurs: appelez-moi écrivain tout court, c’est tout ça de gagné / Ceux qui crachent sur la Constitution, mais auraient été flattés d’en rédiger au moins le préambule /Celles qui notent dans leur journal intime des méchancetés sur leur pays, espérant qu’un jour on baptise une avenue à leur nom parce qu’elles étaient visionnaires / Ceux qui sont aujourd’hui engagés, demain dégagés, parce qu’ils se perdent dans le fouillis d’une langue qu’ils font mine d’avoir choisie / Ceux qui voudraient parler de mondialité et que leur bonne amie renvoie à leurs petits souliers ranger la vaisselle, nom d’une pipe / Ceux qui aiment Rousseau, Amiel, Bouvier et croient leur faire plaisir en racontant qu’ils ont eux aussi un problème avec maman / Ceux qui, après vingt-cinq livres, doutent désormais de leur qualité d’écrivain, alors qu’après leur premier opuscule ils se croyaient dignes de figurer dans toutes les anthologies du pays / Celles qui croient aux personnages qu’elles inventent au point de les invoquer parfois dans leur désespoir / Ceux qui n’aiment pas les universitaires, mais aiment être invités à l’université / Celles qui n’ont pas besoin d’être hétérosexuelles pour bien parler d’amour ni kosovares pour parler d’identité / Celles qui paniquent face à la blancheur de l’écran tandis que l’autre crache mille pages en sept semaines sans jamais se relire et que l’autre encore puise dans ses fonds de tiroir / Ceux qui se demandent d’où viennent les enfants où s’en vont les mourants et qui n’ont pour réponse qu’un roman sur lequel ils peinent / Et puis celle qui, à chacun de ses livres, ne parle que de son mari jusqu’à ce qu’elle en change / Celui qui a reçu le prix Interallié, excusez du peu / Celle qui admire Alexandre Dumas derrière ses lunettes à bord blanc, Celui enfin qui ressemble à un papillon bleu accroché au-dessus de Montreux, à qui j’emprunte sa manière de raconter ses doutes / Que tous ceux-là - parrains et poulains, et tant d’autres écrivaines, écrivains - me permettent de dire le privilège que nous avons d’exercer un des plus beaux métiers du monde.
    Daniel de Roulet

  • Du racisme ordinaire

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    À propos de Tous les autres s'appellent Ali, de Rainer Werner Fassbinder

    Tous ceux que dégoûte viscéralement et moralement le racisme ordinaire, à commencer par celui que chacun porte naturellement et culturellement en lui, seront touchés par ce film dans lequel Fassbinder se donne le pire rôle du sale con nullache et bougnoulophobe par veulerie compulsive.

    Pas bien belle et un peu grosse, le faciès assez patate ridée et la taille lourde de la cinquantaine éprouvée par son veuvage (le mari était Polac et lui a légué son nom peu boche) et trois enfants adultes, Emmi, réfugiée de la pluie un soir dans un restau popu, se lie en un rien de temps, couche la même nuit par tendre affinité, et se marie bientôt avec un grand Marocain au nom long comme un jour sans couscous, qui se présente en Ali pour faire court.
    Comme on s'en doute, les voisines d'Emmi, autant que les femmes de ménage qui bossent dans la même entreprise, commencent par l'ostraciser, imitées par l'épicier d'en face; mais les pires vexations, jusqu'aux injures et aux coups (un coup de pied de son fils dans la télé) que doit subir Emmi viennent de ses tout proches, lors de la présentation calamiteuse qu'elle fait d'Ali à ses enfants, dont pas un ne serre la main ni ne sourit à l'"intrus". Autant dire qu'on s'attend à ce que tout finisse en catastrophe, et pourtant non: Fassbinder est un réaliste et point du tout un idéologue à démonstrations préétablies, et la vie nous réserve toujours des surprises.
    Bien entendu, la vie de ce couple atypique ne baigne pas dans l'huile. Emmi n'a pas envie de se mettre au couscous, et Ali ressent parfois quelque élancement bestial qui le font revenir deux ou trois fois à la blonde tenancière du restau. Tout ça pour dire que le trait, même accusé, n'exclut pas les nuances et moins encore un fonds de tendresse propre à RWF.

    On est en outre estomaqué de constater que, la même année 1974, Fassbinder ait pu enchaîner le tchékhovien Effi Briest - où il est aussi question cependant des vicissitudes vécues par une femme en milieu bourgeois - et ce tableau du racisme ordinaire dans l'Allemagne des années 60-70 qui vaut tout à fait, par ailleurs, pour la Suisse de la même époque et trouve, aujourd'hui, de nouveaux échos "par chez nous"...
    Une fois de plus, enfin, on relèvera la position très particulière, à la fois directe, voire agressive, et non moins nuancée, tenue par RWF face à un aspect de la misère sociale et morale de notre époque. Plus que l'indignation vertueuse de tant de militants de la Bonne Cause, c'est la rage lucide et fraternelle qui domine ici, incarnée par des personnages dont aucun, jusqu'aux plus obtus ou mesquins, n'est "condamné".


    Last but not least: on se doit de relever la formidable prestation d'actrice de Brigitte Mira, dans le rôle d'Emmi, autant que la présence intense et vibrante d'El Hedi Ben Salem, autre comédien "fétiche" de RWF.

  • Haute couture sado-maso

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    À propos des Larmes amères de Petra von Kant, de Rainer Werner Fassbinder

    Les mécanismes de la passion, et leurs variations sado-masochistes, n'ont pas de secret pour Rainer Werner Fassbinder, mais ce n'est pas ce que je préfère chez lui, de loin pas. Plutôt me hérissent ces complications d'enchevêtrailles physiques et psychiques de femmes plus ou moins fatales, anguleuses et blêmes, et d'hommes plus ou moins durs ou louches. En voyant tout ça, je me dis qu'un bon Tati ferait remède, mais en attendant voyons ça...
    Cette Petra von Kant (une saisissante Margit Karstensen, plus aquiline et névrotiquement hystérique que dans Martha) a rêvé d'un idéal amour-sans-concession avec son mari qui l'a plaquée (elle prétend que c'est elle, mais on doute) avant de se replier dans la solitude nombreuses des femmes à femmes. Elle est visiblement arrivée, de souche bourgeoise et professionnellement lancée dans la couture chic, tenant sous sa coupe une esclave diaphane à lèvres minusculeusement dessinées genre diva du muet et surnommée Marlene.
    Fassbinder44.jpgPuis apparaît une comtesse Sidonie qui défend le mariage acclimaté par lâcher réciproque de lest, au dam de Petra qui veut de la passion pure. Laquelle lui arrive, par Sidonie, avec l'arrivée de Karin, belle et bonne fille bien en chair tout auréolée de blondeur, du surcroît silhouettée pour des modèles, dont illico Petra s'entiche. Débarquant d'Australie, séparée momentanément de son mari, Karin, dans la vingtaine et de souche popu, se chercher un job sans trop de moyens pour y prétendre. Ce qui arrange l'affaire immédiate de Petra, tout de suite avide de privautés exclusives moyennant mécénat et promesses de gloire en Top Model, au point que Karin, tendre au naturelle et pas trop compliquée, consent pour un temps au pelotage.
    Petra croit mener le jeu et tirer les ficelles, autant qu'elle continue de tenir Marlene à sa botte, mais elle a la faiblesse d'aimer réellement, ce qui se conçoit à la flamboyante présence de Schygulla. Donc Petra est à la fois la patronne et le maillon faible, éprouvée un soir par Karin en mal de mâle et qui découche, jusqu'au retour du mari joyeusement accueilli au dam de son amie la traitant aussitôt de pute avant de se rouler par terre de confusion repentante.

    Le film est l'un des plus glamoureux de RWF, tant par l'hollywoodisme des personnages que par la mise en scène à jeux de miroirs démultipliant les plans et les reflets de l'envie espionne (Marlene) et de la jalousie.
    Pas un mec là-dedans. On pourrait croire que ça repose: tout le contraire. Et le seul enfant, fille de Petra plutôt ado à dégaine de gros canari jaune à chaussettes de pensionnaire d'institut smart, est caricature autant que la mère bourgeoise de Petra, que celle-ci entretient sans l'empêcher de déplorer le scandale lesbien.
    Fassbinder47.jpgCe qui intéresse Fassbinder est évidemment la fragilité de Petra, qui se retrouve seule à la toute fin, délaissée même par Marlene à laquelle elle a proposé une sorte d'affranchissement d'égale à égale, dont la soumise ne veut point. Fais-moi mal ou je me tire...
    Tout ça fourmillant de notations pénétrantes, dans une mise en scène qui se fige étrangement vers la fin, comme si le réalisateur cessait de s'intéresser à ses personnages: assez de ces plantes bourgeoises, ach quatsch !
    Le tonus artistique du film s'en ressent un peu, qui me semble se complaire dans une suite de plans picturalement composés à l'extrême, d'une géométrie symboliste à la Hitchcock, l'intensité des échanges en moins

    Bref, l'émotion fouaille moins qu'à la fin de Martha, du Secret de Veronika Voss ou de L'Années des treize lunes, mais Fassbider est passionnant jusque dans ses fléchissements, voire ses éventuels ratés.


  • Ceux qui font aller

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    Celui qui ne reçoit aucune visite à l'Hospice de l'enfance / Celle qui n'obtient plus de réponse de son mainate / Ceux qui se sentent abandonnés comme des objets hors d'usage genre stylo chic après l'incendie de l'usine à cartouches de rechange / Celui qui ne rend plus aucune visite après la dernière de sa future veuve / Celle qui apprend que le SDF Paulo a été garde suisse au Vatican avant de rencontrer la fatale Fanciulla / Ceux qui ont renoncé à établir la liste des esseulés en ville de Boston / Celui que son sens du comique empêche de prendre au sérieux son cancer d'ailleurs en stand by / Celle qui boit son petit noir matinal avant de se remetre à son polar gore / Ceux qui ne sont désespérés qu'avant sept heures du matin / Celui qui remonte la pente par sa face ensoleillée / Celle qui craint la pilule de plomb dans le caviar et s'en tient donc au consommé de glotte d'esturgeon servi chez les Rotschild par un rescapé de tsunami / Ceux qui se sont fermé tout avenir de comptables stables dès leurs premiers cours d'arithmétique au collège Evariste Galois / Celui qui voit s'élancer les hirondelles du papier peint de son hôtel du Marais où il a forcé sur le peyotl / Celle que les chiffres romains impressionnent en cela qu'ils lui évoquent force papes et empereurs sans compter les siècles à Louis / Ceux qui se sont perdus de vue depuis leur dernière dispute dite de Valladolid achevée dans un bar à tapas / Celui qui te dit comme ça que replacée dans son contexte la Passion du Christ relève à peine du fait divers alors que sa mère l'attend vainement dans les couloirs de l'établissement médico-social L'Espoir du soir / Celle qui taxe de rêveur son cousin par alliance Audiberti né comme elle à Antibes avant les débuts du festival de célèbre mémoire / Ceux qui défendent l'empire mallarméen en brandissant leurs épées de coton / Celui qui s'adapte aux "signes-son" des blocs chinoiseurs / Celle qui en est restée à l'idée que la culture ressortit à la superstructure sociale au même titre que les élancements psychosexuels liés à son Surmoi de fille de Quaker / Ceux qui estiment que l'imprimerie comme l'Amérique sont des inventions après coup / Celui qui range les saveurs par dimensions de bocaux / Celle qui repère une coquille préalpine fossilisée dans le parapet du pont sur le Vidourle / Ceux qui sont entrés dans l'Histoire en même temps que deux ou trois guerres synchrones / Celui qui a conservé sa ferveur en matière de signes d'héroïsme individualisé englobant Jeane d'Arc et Barbarella / Celle qui rappelle à ses rejetons mulâtres que le nom d'America n'apparut que quelques années après pas mal de cabotage de Pigeon mâle et sa bande dans les eaux caraïbes et d'abord à l'état d'inscription dans le fameux Cosmographiae instructio / Ceux qui ont connu la bande peu recommandable des Vespucci à l'époque de Scarface, etc.

    Peinture: Ferdinand Hodler.

  • Pasticcio à l'italienne

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    Une satire épatante qui manque un peu de folie à l'italienne: avec Le Haut-de-forme, à Kléber-Méleau, Philippe Mentha et ses amis se font plaisir en se riant du pouvoir de l'argent.

    On passe un sympathique bout de soirée, ces jours en l'ancienne usine à gaz de Renens, dont la scène évoque un quartier populeux de Naples presque aussi vrai que nature en son dédale décati et ses lessives à l'étendage.
    C'est là que se pointe un jeune Antonio impatient d'offrir des roses à la belle Rita, surtout en manque d'argent; là que celle-ci piège le nigaud, le déleste d'une jolie somme et s'en débarrasse après l'avoir attiré jusqu'à son lit où gît déjà... son mari mort; là que se manigance tout un petit commerce, sur fond de misère sociale, dont Rita n'est que l'appât. Les fils de la marionnette sont tenus, avec la complicité de l'époux, par l'ex-concierge de théâtre Agostino, locataire principal de la maison acoquiné à la plantureuse Bettina. Ledit veux filou croit aux vertus magiques de son haut-de-forme. Mais c'est sous un chapeau plus chic que se pointe bientôt le vrai maître du jeu en la personne du riche Attilio qui va proposer, craquant sincèrement (si,si) pour Rita, d'acheter celle-ci à un prix si fort que toute la rue l'applaudit.

    Passons sur le détail de cette comédie populaire joliment grinçante, imprégnée de l'humour à l'italienne qui a fait naguère la gloire d'Eduardo de Filippo (1900-1984) et de tout un théâtre et un cinéma marqués par la Commedia dell'arte et ses rebonds plus ou moins politisés - jusqu'à Dario Fo comiquement consacré par le Nobel de littérature en plein berlusconisme...

    On sait gré à Philippe Mentha, toujours ouvert à toutes les formes de théâtre (de Tchékhov à Koltès, en passant par les interprétations pointues d'un Thomas Ostermeier, entre tant d'autres exemples), de révéler à son public cette comédie en phase avec une époque où le culte de l'argent et son pouvoir semblent tout dominer. Le marché proposé par Attilio n'est pas sans rappeler, en moins virulent et moins profond, celui de la Visite de la vieille dame de Dürrenmatt. La couleur locale napolitaine renvoie en outre aux tribulations actuelles de l'Italie économique et politique, où la pauvreté force aux "combines".
    Quant à la mise en scène et à l'interprétation de l'équipe réunie par Philippe Mentha, elle ne "sent" pas assez le Sud napolitain, malgré le décor suggestif d'Audrey Vuong assistée d'Yves Besson. Alfredo Gnasso, fort de son origine, campe un très pétulant Attilio, et Prune Beuchat incarne une Rita plutôt gironde, autant que Sara Barberis en Bettina. Michel Cassagne, dans le rôle d'Agostino, nous semble un peu au-dessus de son immense talent. Mais peut-être est-ce le mouvement d'ensemble, le tonus, le rythme de la mise en scène, tournant parfois à vide, qui font problème ? La pizza servie en conclusion, pas vraiment appétissante, symbolise enfin le léger manque de saveur de ce "pasticcio", qui mériterait un regain d'épices et de piment, sinon de folie...

    Théâtre Kléber-Méleau, jusqu'au 8 mai.

  • Ceux que tout égaie

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    Celui qui se réjouit d'apprendre que la première cigogne est arrivée dans le ciel d'Alsace et constate le même jour mais sans le dire (crainte de la vexer) qu'elle a toujours l'air aussi ridicule (et charmant) sur son nid de bois avec ses échasses graciles et ses ailes genre parapluie mal fermé / Celle qui déplore qu'il n'y ait plus en Hollande que 328 moulins et de moins en moins de chevaliers errants le long des polders et des autoroutes / Ceux qui admettent avec soulagement ce matin l'observation de Vladimir Jankélévitch selon laquelle "le mystère ne peut être rongé par le progrès scalaire de nos connaissances" / Celui qui se demande s'il doit s'inquiéter avec ce M. Jankélévitch qui déclare ce matin à la radio que "le pessimisme de la négativité n'est sans doute qu'une déception du dogmatisme réificateur" / Celle qui est redevable à son prof de philo du nom de Verdure de lui rappeler avec l'hirondelle de ce matin qu'il y a nuance entre le "presque rien" et le "je ne sais quoi" de la nature naturante / Ceux qui ont été éduqués dès l'enfance à discerner avec attention vive ce qui distingue le "je ne sais quoi" positivement émerveillant du "presque rien" conceptuel / Celui qui est né du Simoun et de la Fantasia / Celle qui estime qu'on ne doit écrire qu'à propos de ce qu'on aime étant entendu qu'il est licite (Loi de ce 17 avril) de vitupérer ce qui fait obstacle ou insulte à ce qu'on aime / Ceux qui sont portés par l'allégresse comme le conteur oriental par son tapis ondulant par les airs entre gerfauts et missiles performants / Celui qui se rappelle la première promesse de l'odeur du plumier / Celle qui se sent un peu à l'étroit chez elle (fatigue de l'âge au réveil) avant de se rappeler que la maison a des tas d'étages et des réserves dans les caves et des malles dans le grenier et plein d'enfants au jardin / Ceux qui ont le goût des chats et des pompes romaines alors qu'ils sont juste curés en banlieue / Celui qui n'abuse pas des plans sous-marins dans ses films intimistes au motif que le poisson-lune et ses escortes silencieuses ont droit au même respect que les fidèles priant dans les églises / Celle qui sait que si les Chinois s'échinent à couper les mains des artistes ceux-ci se serviront de leurs pieds / Ceux qui se régalent à la lecture du journal du jour qui se déploie (notamment) en forêt et le long du fleuve et des rues du soir dans les bars / Celui qui fait le total de ses riches heures dans un livre qu'il n'a même plus besoin d'écrire / Celle qui sait qu'en le svelte triangle de la harpe réside le coeur de la féminité et la douceur des seins / Ceux qui croient entendre les voix d'un autre monde en actionnant le vieux phonographe de la chambre de derrière, etc.

  • Cendrars au ciel de La Pléiade

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    Pour le 50e anniversaire de la mort du génial bourlingueur, le 21 janvier 1961, l’édition avait déjà fait florès en 2011. En mai prochain, ses Oeuvres autobiographiques complètes (I) paraissent dans la Bibliothèque de La Pléiade.

    La vie mortelle de Frédéric Louis Sauser, alias Freddie, alias Blaise Cendrars, s’acheva en apparence le 21 janvier 1961 à Paris. On imagine le vieux boucanier confiant une dernière fois sa « main amie » à deux fées, Raymone sa compagne et Miriam sa fille. Scène sûrement bouleversante, comme tous les adieux, mais on passera vite sur cette mort survenant trois jours après la solennité tardive d’un Grand Prix de la Ville de Paris qui faisait une belle jambe à l’auteur de L’Homme foudroyé. Déjà frappé à Lausanne, cinq ans plus tôt, par une première attaque paralysant son flanc gauche et donc sa main travailleuse, Cendrars avait consacré ses dernières années à la composition, physiquement héroïque, de deux bouquins de jeune homme : l’extravagant récit « érotique » d’Emmène moi au bout du monde, suivi de Trop c’est trop. Le premier, curieusement, prenait l’exact contrepied de celui que Cendrars rêvait alors de consacrer à celle qu’il appelait la « Carissima », plus connue sous le nom de Marie-Madeleine, « sœur » du Christ. Or tout le paradoxe de Cendrars est là, que sa légende réduit parfois au personnage du bourlingueur extraverti, alors que c’était aussi un contemplatif et un grand spirituel à tourments et vertiges.

    Mais Cendrars mort ? Pourquoi pas au Panthéon pendant qu'on y est ? Tout au contraire : Cendrars supervivant, jamais entré au purgatoire où tant d’auteurs sont relégués, Cendrars enflammant les cœurs et les esprits d’une génération après l’autre. Ainsi, après ceux qui ont défendu et illustré son œuvre de son vivant, tels un Pierre-Olivier Walzer ou un Hughes Richard, de nouveaux hérauts sont-ils apparus, tels Anne-Marie Jaton, dont une magnifique étude a fait date, et Claude Leroy, qui a conçu le volume paru ces jours dans la très référentielle collection Quarto, formidable « multipack » poétique et romanesque avec tout ce qu’il faut savoir sur le bonhomme et ses ouvrages.

    De feu, de braise, de cendre et d’art

    Cendrars3.gifRevisiter Cendrars aujourd’hui, c’est en somme refaire le parcours du terrible XXe siècle, du Big Bazar de l’Exposition Universelle à la Grande Guerre où il perdra sa main droite (son extraordinaire récit de J’ai tué devrait être lu par tout écolier de ce temps), ou des espoirs fous de la Révolution russe (que Freddie voit éclore à seize ans à Saint-Pétersbourg), ou des avant-garde artistiques auxquelles il participe à la fois comme poète, éditeur, acteur et metteur en scène de cinéma, reporter et romancier, à toutes les curiosités et tous les voyages brassés par le maelstom de son œuvre.

    « J’ai le sens de la réalité, moi poète. J’ai agi. J’ai tué. Comme celui qui veut vivre ».

    Aujourd’hui encore, un jeune lecteur qui découvre Vol à voile ne peut que rêver de s’embarquer, avant que Bourlinguer lui fasse découvrir que le voyage réduit au tourisme est un sous-produit, et que lire Moravagine nous fait sonder les abîmes de l’être humain, mélange de saint et de terroriste.

    Cendrars16.jpgCendrars au boulevard des allongés ? Foutaise : ouvrez n’importe lequel de ses livres et laissez vous emmener au bout du monde !

    Blaise Cendrars. Partir. Poèmes, romans, nouvelles, mémoires. Sous la direction de Claude Leroy. Gallimard, coll. Quarto. En librairie le 26 janvier.

    Miriam Cendrars. Cendrars, L'or d'un poète. Découvertes Gallimard, nouvelle édition.

    Blaise Cendrars dans la Bliobliothèque de La Pléiade:

    Œuvres autobiographiques complètes
    Tome I Édition sous la direction de Claude Leroy avec la collaboration de Michèle Touret
    Parution le 15 Mai 2013 Bibliothèque de la Pléiade, n° 589 1088 pages.


    Vous avez dit autobiographie ?


    En 1929, lors de sa parution, Une nuit dans la forêt était sous-titré «premier fragment d’une autobiographie». Trois ans plus tard, Blaise Cendrars évoquait pour la première fois ses souvenirs d’enfance dans Vol à voile et prévoyait une suite (perdue ou non écrite) qui devait s’intituler «Un début dans la vie». Mais de quelle vie s’agit-il? et comment la raconter? Certains élèvent des cathédrales. Cendrars construit des labyrinthes. D’autres mémorialistes (mais en est-il un?) sont les esclaves du temps et des faits. Lui ne se soucie ni de chronologie ni d’exactitude. La vérité qui compte est celle du sens. «Je crois à ce que j’écris, je ne crois pas à ce qui m’entoure et dans quoi je trempe ma plume pour écrire.» On imagine l’enthousiasme du jeune Freddy découvrant, grâce à Hans Vaihinger, que la vérité pouvait n’être que «la forme la plus opportune de l’erreur». Se créer une légende, voilà la grande affaire. Il en éprouvera toujours le besoin, ce qui est d’ailleurs, selon lui, l’«un des traits les plus caractéristiques du génie». «Je me suis fabriqué une vie d’où est sorti mon nom», dira-t-il, sur le tard, mais ce fantasme d’auto-engendrement est ancien. Quand on lui demanda, en 1929, si «Blaise Cendrars» était son vrai nom, il répondit : «C’est mon nom le plus vrai.» Le pseudonyme devient vrai en échappant à l’emprise de la filiation. De même, en s’émancipant de la tyrannie des faits, la «vie pseudonyme» du poète acquiert une authenticité supérieure et devient «légende», c’est-à-dire (comme l’indiquent l’étymologie et Jean Genet) lisible. Il va de soi que les livres qui résultent de cette recréation du réel ne peuvent être qualifiés d’«autobiographiques» que par convention. Chez Cendrars, l’écriture de soi relève moins du pacte autobiographique que de ce que Claude Louis-Combet appelle l’(auto)mythobiographie : prendre en compte le vécu, soit, mais à partir de ses éléments oniriques et mythologiques. Cendrars fait de son existence la proie des mythes et des «hôtes de la nuit», rêves et fantasmes. Autobiographiques par convention, donc, et complètes… jusqu’à un certain point (car l’autobiographique est partout présent chez Cendrars, jusque dans ses romans), les œuvres ici rassemblées s’organisent autour des quatre grands livres publiés entre 1945 et 1949 : L’Homme foudroyé, La Main coupée, Bourlinguer et Le Lotissement du ciel. Cette «tétralogie» informelle est précédée de Sous le signe de François Villon, important recueil demeuré jusqu’à ce jour inédit en tant que tel. Elle est suivie du dernier texte personnel de Cendrars, J’ai vu mourir Fernand Léger, témoignage sur les derniers jours du peintre qui avait illustré la plaquette J’ai tué en 1918. On rassemble en outre, au tome II, les «Écrits de jeunesse» (1911-1912) au fil desquels Frédéric Sauser renaît en Blaise Cendrars. Enfin, un ensemble d’«Entretiens et propos rapportés» procure les éléments d’un autoportrait parlé.

    Contenu du Tome I:

    Sous le signe de François Villon - Lettre dédicatoire à mon premier éditeur - Prochronie 1901 : Vol à voile - Prochronie 1911 : Le «Sans-Nom» - Prochronie 1921 : Une nuit dans la forêt . Autour de «Sous le signe de François Villon» : Lettre dédicatoire à mon premier éditeur (passage supprimé) - Jéroboam et La Sirène - Présentation de «Bourlingueur des mers du Sud». L'Homme foudroyé . Autour de «L'Homme foudroyé» : Plans de «La Carissima» - Lettres à Raymone - «La Carissima» (fragments) - Plan autographe de «Sara, Rhapsodie gitane». La Main coupée . Autour de «La Main coupée» : Notre grande offensive - Un caporal de la Légion - J'ai tué - La Main coupée (1918) - Vient de paraître - Matricule 1529 - La Femme et le Soldat.

  • Ceux qui se piquent d'écrire

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    Celui qui se targue de ne point écrire à l'instar de Socrate et d'Epictète dont les noms sont restés / Celle qui écrit sur le sable de la plage du camping Les pins au Lavandou genre Jésus en vacances / Ceux qui ont dirigé leurs premiers écrits contre le polythéisme avant de découvrir le triolisme et la canasta / Celui qui déclare chez Drucker qu'il n'as pas tout dit dans son livre de ses relations épistolaires avec Frank Alamo / Celle qui a été tentée par l'écriture telle que la pratiquait Catherine de Sienne à une époque aujourd'hui révolue / Ceux qui se livrent au sommeil comme d'autres aux romans à nuances de gris / Celui qui avoue n'avoir pas lu les lettres de Madame de Sévigné d'ailleurs adressées à son ex / Celle qui murmure au poète érotomane qu'elle veut être sa muse muselée / Ceux qui n'aspirent qu'au mécrit de l'épris vain / Celui qui s'exprime en stances kalmoukes à psalmodier sur les yacks et sous les yourtes / Celle qui écrit des histoires à la Marc Levy qu'elle garde dans ses tiroirs pour plus tard / Ceux qui ont trop bonne mine pour écrire même au crayon / Celui qui ne donne jamais la pièce à une mendiante ou un mendiant sans en obtenir un bout de story / Celle qui s'exclame "tout ça c'est que des histoires" après t'avoir raconté la sienne qui ne ressemble à aucune autre / Ceux qui ne sont bons qu'à l'oral / Celui qui passe la moitié du temps devant sa webcam et l'autre moitié derrière / Celle qui ne voyant pas le bout de la story de Léa s'endort dans les bras de Léo / Ceux dont les Oeuvres complètes sont restées à l'état virtuel de sorte que leurs problèmes de droits sont simplifiés y compris pour le cinéma / Celui qui a déjà tout avalé de son à-valoir quand l'avalanche l'avale à Courchevel / Celle qui s'est fait tatouer un poème de Michel Houellebecq sur la fesse gauche dont la droite est jalouse / Ceux qui pratiquent le salafist fucking et ne peuvent donc écrire le moindre mot gentil même à leur maman pauvre / Celui qui n'a jamais écrit que des ordres de marche et s'en ressent au niveau de l'odeur corporelle / Celle qui écrit ses petits chefs-doeuvre à l'abri des regards avant de les confier à son agent Natanson qui en tire la thune qu'il lui faut pour entretenir ses 33 paons blancs et ses 666 colibris chamarrés / Ceux qui se retrouvent à la librairie Shakespeare & Company pour évoquer leur bon jeune temps autour de ce sacré Jim, well, well, well / Celui qui affirme que les propos obscènes émaillant les lettres de James Joyce à Nora sont d'une exquisité mozartienne aux yeux de qui sait déchiffrer / Celle qui a promis le placenta de son troisième fils à la chienne de Jim qui goûtait ces raffinements d'ailleurs nécessaires à son écriture / Ceux que la pléthore du signifié impatiente autant chez Joyce que chez Dante / Celui qui annonce qu'il va cesser d'écrire au soulagement de tous / Celle qui n'arrêtera pas d'écrire sans que tu la butes / Ceux qui écrivent comme d'autres pissent et donc sans l'odeur mais la trace de stylo dans les draps marque plus durablement, etc.