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  • Houellebecq bluesy

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    À propos de Configuration du dernier rivage et de The Soul of a man de Wim Wenders

    J'étais en train d'écouter un des blues de Skip James réunis dans l'anthologie filmée de Wim Wenders, sous le titre The Soul of a Man, lorsque je suis tombé sur ce quatrain de Michel Houellebecq, premier de L'étendue grise, première partie de Configuration du dernier rivage:

    "Par la mort du plus pur
    Toute joie est invalidée
    La poitrine est comme évidée
    Et l'oeil en tout connaît l'obscur".

    Et j'ai alors pensé à la mort du petit Iliouchetchka, à la toute fin des Frères Karamazov, avant de lire encore ce distique:

    "Il faut quelques secondes
    Pour effacer un monde".

    Je me suis rappelé les mots suppliants d'Iliouchetchka à son père: "Mon petit papa, quand on recouvrira ma tombe, émiette dessus un croûton de pain que les petits moineaux, ils viennent, moi, je les entendrai voleter, et ça me fera une joie de ne pas être seul, en dessous".

    Il me semble que Michel Houellebecq devrait être ému par cette supplique du petit Iliouchetchka. Le ton de ses poèmes est massivement désenchanté et pourtant hyper-affectif, avec quelques rais de lumière dans les mots. On lit sous le ciel bas: "Le chemin se résume à une étendue grise / Sans saveur et sans joie, calmement démolie", et c'est une litanie bluesy qui va se prolonger dans la grisaille schopenhauerienne, puis il y a cette parenthèse "(L'espace entre les peaux / Quand il peut se réduire / Ouvre un monde aussi beau / Qu'un grand éclat de rire")...

    Tout écrivain véritable se reconnaît à un noyau, et celui de Michel Houellebecq se perçoit, émouvant et perdu, on pourrait dire: éperdu, dans ces poèmes épars, étrangement tâtonnants, semblant s'essayer des formes pour dire plus justement le sentiment perçu, ou par jeu curieux, maladroits, joyeusement désabusés mais pas tout à fait...

    "Où retrouver le jeu naïf ?
    Où et comment ? Que faut-il vivre ?
    Et à quoi bon écrire des livres
    Dans le désert inattentif ?".

    Est-ce ce qu'on appelle de la poésie ?

    Comme il en va du blues, qui débite souvent les paroles les plus insignifiantes en apparence, j'essaie d'entendre l'émotion, si l'on peut dire, dans le fatras des mots plus ou moins versifiés à pieds régules - ou plutôt derrière les mots. Bien entendu, l'alexandrin arrange les bidons, en Face B par exemple:

    "Et puis soudainement tout perd de son attrait
    Le monde est toujours là, rempli d'objets variables
    D'un intérêt moyen, fugitifs et instables,
    Une lumière terne descend du ciel abstrait".

    Pendant que Skip James module, avant que Lucinda Williams ne le relaie, je regarde ce livre d'alluvions sporadiques, rivage pollué de nos mondes où les poupées décapitées et les préservatifs voisinent:

    "Tu te cherches un sex friend
    Vieille cougar fatiguée
    You're approaching the end,
    Vieil oiseau mazouté".

    Il y a parfois des relents de Verlaine là-dedans, avec une grâce noctambule qui rappelle aussi Gainsbourg:

    "La nuit n'est pas finie
    Et la nuit est en feu
    Où est le paradis
    Où sont passés les dieux ?".

    De tout ça le noyau est d'amour avec une espèce de trou noir lumineux au milieu, chargé de l'antimatière amoureuse, titre HMT, et ce blues finissant par "La vie n'a pas duré longtemps / La fin de journée est si belle".

    Skip James02.jpgDans The soul of a Man de Wim Wenders, à un moment donné, c'est la rousse Bonnie Raitts qui prend le relais de Skip James en très douces nuances et je lis dans Configuration du dernier rivage ce mots dont la lumière m'est connue:

    "Voilà, ce sera toi
    Ma présence effective
    Je serai dans la joie
    De ta peau non fictive

    Si douce à la caresse
    Si légère et si fine
    Entité non divine
    Animal de tendresse"...

    Et ceci de vraiment pas mal enfin:

    "Je sens ta peau contre la mienne,
    Je m'en souviens je m'en souviens
    Et je voudrais que tout revienne,
    Ce serait bien".



    Michel Houellebecq. Configuration du dernier rivage. Flammarion, 96p.
    Wim Wenders, The Soul of au Man, DVD Wild Side.

  • Inferno en chambre

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    À propos de La Force de tuer, de Lars Norén, à voir à Vidy dans la mise en scène de Philippe Lüscher.

    Le théâtre de Lars Norén est sans doute, aujourd'hui, le capteur et le réflecteur le plus sensible et le plus significatif des petits et grands séismes qui secouent la société occidentale. De l'inferno en chambre du Droit de tuer (1979) aux espaces urbains éclatés de Catégorie 30.1 (1997), en passant par la vertigineuse tragédie familiale de Sang (1994) ou la vision dévastée de Guerre (2003), le médium suédois des névroses et des pyschoses, de toutes les peurs et de toutes les rages de l'individu contemporain ne cesse de nous ramener où "ça fait mal" dans le théâtre quotidien du monde actuel comme il va et surtout ne va pas.

    On peut voir ces jours, en la salle René Gonzalez du théâtre de Vidy, une nouvelle version signée Philippe Lüscher d'une pièce assez ancienne de Lars Norén, Le droit de tuer, qui n'a rien perdu de son impact émotionnel même si son arrière-plan psychologique très "freudien" schématise un peu les relations liant les trois personnages de la pièce, comme c'est aussi le cas dans Sang.

    Norén06.pngLa tension est immédiatement exacerbée entre le père, ancien serveur de grand restaurant vieillissant mal, son fils qui le reçoit plus ou moins contre son gré dans son modeste logis sous les toits, et l'amie du jeune homme qui débarque ce soir-là pour un dîner improvisé par le vieux avec un soin et une compétence bien faits pour humilier-énerver son fils devant son amie.
    Les mécanismes de haine-amour entre le père, auquel son fils reproche à la fois le ratage de sa vie et ses besoin sexuels débordants, et le jeune homme lui-même, hypersensible et velléitaire, en manque de tendresse et de modèle, vont naturellement se trouver amplifiés à dès l'arrivée de la jeune fille, que le père finit par draguer outrageusement après que son fils est (plus ou moins) allé se coucher.

    Huis-clos de deux heures sans une seconde de répit, malgré l'alternance des séquences enragées et des inflexions plus douces, la pièce tient essentiellement au tissage psychologique, à la fois hyper-affectif et tripal, que traduit un dialogue ciselé à la fine hache, si l'on peut dire...

    Luscher.jpgLa mise en scène de Philippe Lüscher, dans un décor sobrement gris froid de Roland Deville, s'interdit tout effet pour se concentrer sur la direction d'acteurs et le rythme du dialogue, quasi sans faille. Le metteur en scène a trouvé un père extraordinairement présent et crédible en la personne de ce grand comédien qu'est décidément Jean-Pierre Malo, mélange de puissance écrasante et de fragilité plus ou moins feinte, de cynisme égoïste et de sentimentalité larvée - foutrement humain et finalement attachant, comme le ressent d'ailleurs la jeune fille, incarnée avec élégance et finesse, et quel érotisme naturel dans sa robe rouge sexy, par Elodie Bordas. Dans le rôle du fils, Vincent Jaccard "assure" admirablement en double douloureux du père dont il partage le même physique sensuel et un peu veule et la même psychologie criseuse. Bref, tout cela donne une représentation de premier ordre, a la fois passionnante et passablement éprouvante...



    Lausanne. Théâtre de Vidy, salle René Gonzalez, jusqu'au 5 mai. Ce dernier jour est prévue une rencontre avec l'équipe au terme de la représentation

  • Ceux qui se retrouveront

    Cpaksi23.jpgCzapski18.jpgCzapski30.jpgCzapski19.jpg

    Celui qui retrouve Marcel Proust et Joseph Czapski dans la conférence de celui-ci sur celui-là, intitulée Proust contre la déchéance et prononcée en 1941 sous les portraits de Marx, Engels et Lénine dans l'ancien couvent de Giazowietz transformé en camp de prisonniers sous contrôle soviétique / Celle qui retrouve sa mère par le truchement d'une liasse de lettres serrée dans une boîte de biscuits dont l'odeur lui rappelle leur maison de Cracovie / Ceux qui ont eu le temps de lire À la recherche du temps perdu grâce à telle ou telle maladie "opportune" / Celui qui a cru retrouver son ami de jeunesse mais c'était dans un rêve ou ce sera dans une autre vie / Celle qui pratique sans le savoir la "mémoire involontaire" / Ceux qui furent des 400 officiers et soldats ou étudiants polonais sauvés sur 15.000 camarades disparus sans laisser de traces / Celui qui a découvert Proust en 1924 à l'âge de 28 ans et donc deux ans après la mort de l'écrivain / Celle qui se souvient très bien de l'évocation en 20 pages de la soirée chez Anna Pavlovna au début de La guerre et la paix qui eût sans doute nécessité 200 ou 2000 pages sous la plume de Marcel Proust / Ceux qui prétendent que l'oeuvre de Marcel Proust n'est qu'un pastiche d'elle-même /Celui qui est tombé sur les tracs du massacre de Katyn après avoir été envoyé par le général Anders à la recherche de ses camarades disparus / Celle qui apprend que toutes les toiles de son frère ont été détruites pendant sa captivité / Ceux qui se sont perdus de vue sans cesser de s'en vouloir ni de chercher à se revoir / Celui qui pense que le Temps est un bon médecin ou un bon conseiller genre Anton Pavlovitch Tchékhov ou Camille Corot donc sans exaltation illusoire ni désenchantement aigre / Celle qui a développé de longues pages philosophiques sur la pensée du temps et figure dans une toile de son ami Joseph Czapski qui se trouvait à l'expo du Muse archidiocésain de Varsovie où nous nous sommes rencontrés en 1986 - son nom étant Jeanne Hersch / Ceux que la peinture de Corot apaise / Celui qui sait ce que signifie la parole "Si le grain ne meurt..." et en tire conséquence / Celle qui a manqué le Trans-Europe-Express avant de retrouver au Train bleu son ami Marcel qui avait une histoire à n'en plus finir à lui raconter / Ceux que nous aurons tout le temps de retrouver après la mort dans leurs livres, etc.

    Czapski09.jpg(Cette liste a été rédigée en marge de la relecture de Proust contre la déchéance de Joseph Czapski, réédité aux éditions Noir sur Blanc. )

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  • Ceux qui squattent le container

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    Celui qui ne sait pas où se réfugier dans son appart de 27 pièces des quartiers friqués de la Geneva International / Celle qui se demande si le Nazaréen croyait en le même Dieu que Benjamin Netanyahu / Ceux qui ont graffité le mur de Planck / Celui qui pense qu'aucun homme ne naît bon tandis que les femmes ça dépend / Celle qui milite pour le développement durable des bulles de jacuzzi / Ceux qui se défient des défilés / Celui qui affirme that's amore en sniffant sa colle / Celle qui te rappelle que tu n'a plus 30 ans donc tu te la coinces / Ceux qui pensent que 25 ans c'est déjà la mort / Celui qui n'a plus de réseau dans le souterrain du container / Celle qui recueille des tas de choses dans son caddie marqué KNOW HOPE / Ceux qui sont en liberté surveillée dans le cimetière désaffecté sécurisé par le parrain rom / Celui qui a peur que la nuit tombe et se casse et le casse avec / Celle qui en réfère volontiers au Directeur se reconnaissant à ce qu'il est assis sur la plus haute poubelle / Celui qui se rappelle l’odeur des couloirs de la Maison de correction / Celle qu’un type à mains en forme de battoirs a suivi à travers les années /Ceux que hantent toujours de très anciennes terreurs / Celui qui a subi le regard dur de sa mère adoptive qui voulait en faire un sujet méritant / Celle qui a été placée chez des monstres pour l’argent / Ceux qui sont arrivés à arracher l’enfant aux dégueulasses / Celui qui n’a jamais pensé à mal en voyant l’enfant menottée sur le balcon de derrière / Celle qui pense que l’enfant a inventé tout ça pour faire l’intéressant / Ceux qui enragent de vous voir leur échapper / Celui que certains noms bercent encore / Celle qui aime qui l’aime / Ceux qui s’attardent sur les trottoirs ensoleillés de leur mémoire / Celui qui aime le luxe contenu dans le seul nom de Beau-Rivage / Celle qui s’offrait avec soulagement au dieu Sommeil quand l’Allemande à couteau vociférait dans l’escalier ses discours imités d’Hitler / Ceux qui attendent de déballer leurs souvenirs comme des cadeaux pour plus tard / Celui qui pressent qu’il aura de la peine à se réconcilier tout à fait avec tous et toutes même après qu’il ne seront plus que des éléments cendreux ou gazeux / Celle qui entretient ses rancunes comme des fleurs vénéneuses dont elle coupe parfois une tête d’un geste vengeur / Ceux qui éclatent de colères théâtrales pour mettre un peu d’ambiance dans le morne pensionnat suisse allemand / Celui qui prétend n’avoir aucun souvenir ni rêver jamais le pauvre / Celle qui se vengera de porter sa Faux comme d’autres leur croix / Ceux qui pensent non sans candeur que la dame à la Faux n’est qu’une mère castratrice de série B / Celui qui sait que le Mal rôde en déguisements variés et avec outils appropriés genre Alpenstock ou pic à glace à ne pas confondre avec le parapluie bulgare trop politiquement correct / Celle qui se rappelle les bouffées de parfums mélangés de Craven A sans filtre et d’eau de Cologne 4711 de son papa / Ceux qui se coulent dans leurs souvenirs comme dans un bain des samedi après-midi de leur enfance / Celui qui regarde tout ce qui a été comme ça a été / Celle qui se souvient d’avoir lavé le croupion de Stanislas actuellement Secrétaire perpétuel de l’Académie des Médailles / Ceux qui sont morts et oubliés, etc.


  • Ceux qui traînent la patte

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    Celui que le culte du bien-être fait gerber / Celle qui se contente de soins à sans domicile fixe / Ceux qui sont trop jeunes pour gérer le stress de Maman / Celui qui a mal partout et s’en fout / Celle qui draine ses humeurs en lisant Scoop d’Evelyn Waugh / Ceux qui ne se font pas à l’idée d’être amputés avant les vacances d'été / Celui qui se dit qu’après tout les apôtres aussi faisaient du jogging sans le savoir / Celui qui se rêve une autre vie à Florence au Quattrocento mais si possible dans une famille d’artistes et si possible épargné par la peste enfin si ce n’est pas trop demander avec cuisine compact / Celui qui estime que la vraie modernité diffuse une lumière à la Rembrandt / Celle qui en a chié le plus en écrivant son livre le plus drôle qui ne s'est pas vendu sauf en Finlande où seuls les lampadaires ont le sens de l'humour / Ceux qui écrivent des poèmes « sur » la nature sans savoir distinguer un tremble d’un charme ni d'une charmeuse / Celui qui descend régulièrement à Venise juste pour voir deux trois tableaux au Musée Correr et lâcher un fil au Café Florian / Celle qui développe une vision panoptique du monde mondialisé qu’elle observe sur Facebook du rebord de son canapé de cuir de Russie et tout en sifflant des Limoncelli / Ceux dont la fureur d’acheter évoque une façon de pillage / Celui que retient la lecture des vieux murs y compris celle des vieilles usines / Celle qui ouvre les coffres de sa mère pour en humer l’odeur de jamais plus / Ceux qui parlent de Dieu et de sexualité sur le même ton de confidence décontractée somme toute assez dégoûtante / Celui qui se rince l’œil dans l’eau du bidet comme c’est la mode il paraît / Celle qui lit le dernier d’Ormesson dans son bain et tombe sur cette phrase comme quoi « le premier personnage du roman de l’univers fait son entrée assez tard : c’est la vie », puis constate que l’eau a vachement refroidi donc elle rajoute du chaud en se disant in petto qu’elle n’avait jamais pensé que la vie fût venue si tard alors qu’elle-même n’était pas née / Ceux qui sont venus à la psychanalyse comme d’autres à la chasteté / Celui qui se dit dans le vent comme le dirait une feuille morte / Celle qui boite pour se faire remarquer des fumeurs de cigarillos / Ceux qui fument ensemble sur le trottoir avec l’air de conspirer, etc

  • Cauchemar carcéral

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    À propos de Thorberg, le dernier film de Dieter Fahrer.

    On sort complètement sonné de la projection de Thorberg, accablé voire écrasé par la sensation physique et psychique de l'enfermement transmise par le seul poids des images, conçues pour cet effet et magistralement d'ailleurs; et pourtant comme un malaise se mêle à cette image d'un univers carcéral semblant fait pour défaire tout effort de reconstruction en voie d'une possible réinsertion.

    Thorbergo8.jpgLe pénitencier suisse de Thorberg, dans le canton de Berne, dont les bâtiments combinent une espèce de forteresse séculaire juchée sur un piton rocheux et des annexes à l'architecture ultramoderne, est une unité pénitentiaire sécurisée destinée aux longues peines. On a parlé d'Alcatraz à son propos, mais le rapprochement me semble outré, même si les enfilades glacées du site intérieur rappellent les alignées de cages de l'île-prison. Moins effrayant, au regard extérieur, que le monde des prisons américaines documenté par la télé ou le cinéma, l'univers de Thorberg oppresse crescendo par une sorte d'écrasement feutré où tout, du béton lisse aux grilles de multiples dimensions, signifie la clôture sécurisée à l'extrême. Rien de brutal à première vue, dès l'arrivée du nouveau en ces lieux, de la part des "collaborateurs" de l'institution. Les gardiens ouvrant et fermant les cellules sont tous des colosses, mais polis. Au reste ce sont essentiellement les détenus, et plus précisément 7 d'entre eux, sur les 180 prisonniers de 40 nationalités différentes, qui apparaîtront et s'exprimeront dans le film.

    Thorberg02.jpgD'entrée de jeu, le point de vue sélectif de Dieter Fahrer est orienté par l'énoncé de l'article 75, al. 1 du Code pénal suisse, relatif à l'exécution des peines privatives de liberté, selon lequel " l'exécution de la peine privative de liberté doit améliorer le comportement social du détenu, en particulier son aptitude à vivre sans commettre d'infractions. Elle doit correspondre autant que possible à des conditions de vie ordinaires, assurer au détenu l'assistance nécessaire, combattre les effets nocifs de la privation de liberté er tenir compte de manière adéquate du besoin de protection de la collectivité, du personnel et des codétenus".
    À ces intentions déclarées correspond, à Thorberg, un univers disciplinaire "autant que possible" accordé à la vie ordinaire, dont le film ne montre que quelques aspects à l'intérieur des cellules, dans les ateliers, les salles de sport ou les lieux de promenade. De la vie "sociale" de la prison, avec tout ce qu'on sait des relations et multiples tractations et trafics qui s'y passent, rien ou presque n'est montré. Des liens et autres conflits entre détenus, peu de chose ressort à part les transferts de cellules liés à des bagarres. Côté travail, point d'autre activité que machinale, sans formation possible à ce qu'il semble. On sait que des psys et des aumôniers "assistent" les détenus, mais on n'en voit rien, et pas un mot non plus sur la sexualité. Point d'images des visites. Ce qu'on voit des détenus, c'est qu'ils fument comme des usines, que l'un lit un journal et que l'autre réalise des dessins "romantiques". Pas une femme n'apparaît de tout le film, sauf en effigies glacées sur les murs. Pas un livre non plus. Quelques moments de répit à blaguer entre quelques uns ou à jouer. Sinon: solitude et torture mentale des faits ressassés.

    La force du film, à part sa sinistre "beauté" aux magnifiques cadrages et aux mouvements de caméra champions, est toute là: dans la présence physique extraordinairement pesante de ces sept types dont la plupart ont une ou plusieurs vies sur la conscience.
    Le moins mal barré qui n'a pas tué, l'Ivoirien qui prétend qu'en Suisse on ne peut survivre qu'en trafiquant de la drogue, sera le seul à retrouver la liberté sans être renvoyé dans son pays. Cependant, sans permis de travail, réfugié chez des amis, on ne saurait imaginer son avenir radieux. Le Turc intelligent, qui ne se pardonnera jamais d'avoir voulu affirmer sa virilité dans un combat qui a finalement coûté la vie à son adversaire ("tuer n'est pas viril", soupire-t-il), rêve d'architecture devant l'écran de son ordi et probablement vivra-t-il, mieux que les autres, une quelconque réinsertion. Or celle-ci est, en filigrane, le leitmotiv combien légitime du film qui en appelle à une autre conception du seul "surveiller et punir" continuant de plomber la "vie ordinaire" des détenus. Et comme on comprend la rage du jeune Letton assassin (on ne sait hélas rien de la nature de son crime), lui aussi lucide et intelligent, qui déplore que la prison ne fasse que maintenir la carence de formation de la plupart et de les pousser à la haine ou au désespoir. Haine et désespoir sont d'ailleurs les deux pôles de l'enfer psychique dans lequel se débat le Suisse Luca, qui a tué une femme (enceinte) pour 20.000 francs et fait figure de forcené pathétique dont les images finales, dans sa cage sur le toit du quartier de haute sécurité, rappelle les pauvres aliénés photographiés par Depardon...
    Thorberg06.jpgIl y a du poème polémique dans ce film-manifeste qui a les défauts de son parti pris: à savoir qu'il impose un point de vue au spectateur, qui manque d'éléments concrets pour se faire sa propre opinion. Dieter Fahrer déplore que les criminels soient "présentés comme des monstres par les médias", et sans doute avec raison. Ceux qu'il approche ici n'ont rien de "monstrueux", mais on aimerait bien en savoir plus, à leur propos, que ce qu'en disent leurs bribes de récits ou les énoncés elliptiques de leurs condamnations. À une ou deux exceptions près, leurs victimes sont à peine évoquées. Bref, ce film nous laisse tout de même sur notre faim.
    Fahrer.jpgEn 2005, Dieter Fahrer signait un documentaire de premier ordre, intitulé Que sera où il documentait, après une longue immersion dans ce milieu, la vie quotidienne des pensionnaires d'un asile de vieux. Or on est frappé, à les comparer, par le contraste entre la vision très détaillée, et pleine de tendresse, que modulait Fahrer dans ce film mémorable, et l'aspect lacunaire de Thorberg, dont la réalisation a sans doute été beaucoup plus problématique. Sept ans après, nous serions encore en mesure de raconter les histoires de plusieurs des vieilles personnes approchées par Fahhrer dans Que sera, alors que les destinées personnelles des protagonistes de Thorberg restent à peine esquissées. Par ailleurs, on se rappelle la qualité majeure du film de Fernand Melgar, La Forteresse, qui se livra lui aussi à une enquête en immersion dans le centre de requérants d'asile de Vallorbe, multipliant témoignages et versions contradictoires, nuances et détails.
    Thorberg04.jpgReste une question, posée par Dieter Fahrer dans Thorberg, relative à la vocation de la prison, à la formation relancée des détenus et à leur possibilité de réinsertion. "Il faut combattre explicitement les effets nocifs de la privation de liberté", affirme le cinéaste. Dommage que son beau film se borne à focaliser un point de vue sur les seuls "effets nocifs", sans vision d'ensemble.
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  • Ceux qu'on enferme

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    Celui qui a pris dix ans pour avoir buté sur contrat de 20.000 francs suisses une femme dont l'échographie posthume a établi qu'elle était enceinte et ça mec ça lui pose un problème de conscience à y réfléchir - mais il sent déjà que dix ans ça va faire trop long, mec, donc il a quand même la haine tu vois / Celle qui s'est opposée à la libération du Kosovar qui lui a tiré dessus devant sa fille lors d'un barbecue dans le jardin où son nouvel ami préparait les travers de porc et autres merguèzes / Ceux qui bouclent les cellules à 21h. en souhaitant "gute Nacht" à chaque "client" / Celui qui reconnaît avoir foutu sa vie en l'air en prenant celle d'un autre mais l'honneur c'est l'honneur / Celle qui recommande à son fils de se bien tenir même si 13 ans c'est long / Ceux qui ont trouvé les prisons italiennes plus "al dente" que ce pénitencier suisse où la coercition douce te plombe les neurones et les boulons / Celui qui dispose encore de 3 ans pour sculpter ses abdos / Celle qui n'est plus qu'un portrait délavé sur le rayon vide à part les revues porno soft / Ceux qui voient les murs se resserrer brusquement en cellule punitive / Celui qui se dit libertin alors que c'est juste un pointeur vicieux de sorties de collèges / Celle qui écoute les mecs se parler de cellule à cellule et pense en faire un poème pour une revue branchée / Ceux qui sont prisonniers de leurs préjugés / Celui qui est resté libre dans sa tête mais ça l'aumônier le conteste car se libérer sans la Clef du Seigneur est un leurre vois-tu Jean-François / Celle qui dépérit dans la zone sécurisée du Condominium de vioques où les beaux vanniers n'ont même plus le droit de vendre des couteaux / Ceux qui se paient le luxe de la morosité / Celui qui reçoit 5/5 le SMS de la belle Asli Erdogan qui dit comme ça que "l'homme est le plus veux des mystères, c'est de la matière qui pense" / Celle qui a a aimé la matière qui danse de l'humanité bonne / Ceux qui usent le plus souvent de mots qui se taisent quand ils parlent, etc.

    Image: Philip Seelen

  • Parole d'aube

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    À tout moment nous pouvons être surpris, toujours et encore, par le miracle de la littérature ou, plus précisément, devant la vérité d'une parole habitée par la poésie.

    Ainsi de l'immédiat étonnement, mêlé de reconnaissance, au double sens d'une expérience antérieure réitérée et bonifiée, et de la gratitude, que j'ai éprouvé en commençant de lire Le Bâtiment de pierre d'Asli Erdogan.

    Je lis d'abord ceci: "Les faits sont patents, discordants, grossiers. Ils entendent parler fort. À ceux qui s'intéressent aux choses importantes, je laisse les faits, entassés comme des pierres géantes. Ce qui m'intéresse, moi, c'est seulement ce qu'ils chuchotent entre eux".

    Puis je lis ceci encore: "Si l'on veut écrire, on doit le faire avec son corps nu et vulnérable sous la peau".

    Sur quoi je lis ceci: "J'écris la vie pour ceux qui peuvent la cueillir dans un souffle, dans un soupir".

    Et ceci encore: "Las de ce monde figé, de toutes les immondices que l'on appelle système, du labyrinthe des âmes réglé comme une horloge, dans un dernier élan d'espoir, ils tournent leurs yeux vers la rue".

    Et ceci enfin: "L'homme est le plus vieux des mystères, c'est de la matière qui parle".

    Après quoi je vais lire, une page après l'autre, un mot après l'autre et sans en perdre aucun, tout Le Bâtiment de pierre et ainsi je n'aurai pas, je le sens, je le sais, perdu mon temps...

    Erdogan02.jpgAsli Erdogan, Le Bâtiment de pierre. Traduit du turc par Jean Descat. Actes Sud, 109p




  • Aux couleurs du monde

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    Le regard de Thierry Vernet
    Regardez ce qu’il y a là : regardez-le de tous vos yeux, imprégnez-en vos cinq sens et votre âme suressentielle, car ce qui apparaît à l’instant est unique.
    C’était un soir en Provence. Le jour n’en finissait pas de finir. L’on se croyait hors du temps, comme à l’abri de tout. Or de ce moment privilégié, non de béatitude passive mais d’adhésion généreuse au monde alentour, vous vous rappelez à présent la douce musique avec nostalgie en retrouvant ce ciel d’ambre velouté sur les tuiles chaudes et les arbres encore embrumés par la touffeur de fin de journée; et cette lumière orange vous remémore, aussi, vos interminables soirées en enfance, quand la nuit paraissait se retenir d’interrompre vos jeux.

    Ou c’était une nuit dans le jardin de cette villa. A un moment donné, après les réjouissances de l’amitié, vous vous étiez retrouvé seul parmi quelques chaises dispersées sur la pelouse, et là-bas, au bord de la terre, le ciel d’avant l’aube déversait son immensité vertigineuse. Ou encore c’était, émergés d’une brume de limbes, ces murs de Belleville marquant, de leurs bornes friables, le passage d’un monde ou d’un temps à l’autre. Ou c’était dans un bistrot le matin, ce couple au double visage confondu de fresque égyptienne. Ou bien en rase campagne, dans le silence immatériel de midi pile. Ou dans le métro. En forêt. Sur la grève d’Ostende. Ou dans cette chambre de l’Hôtel Universel dont le miroir a tout vu de l’homme. Enfin partout où le mystère affleure dans ces lumières concentrant à tout coup la même présence tissée de mélancolie et de tendresse, d’attente et de reconnaissance.
    Plus qu’un peintre de la lumière, au sens de la contemplation seule, Thierry Vernet me paraît un poète du dévoilement dont les visions ponctuent la démarche tantôt somnambulique et tantôt fulgurante. On est là comme dans un grand rêve d’une seule coulée, où les images et les figures du monde présumé réel se trouvent ressaisies et transformées avec ce surcroît d’être qui signale toute alchimie poétique, par le truchement de la seule peinture.
    Car cela prime à l’évidence chez Thierry Vernet : ses visions, les événements qui le sollicitent, l’essentiel de ses Riches Heures tiennent d’abord à la peinture. Comme le poème naît des mots surgis de nos profondeurs, la vision de Thierry Vernet semble poussée toute faite, jaillie avec ses couleurs. Ce n’est pas dire que la toile se fasse toute seule, mais souligner un acte qui suppose à la fois une longue patience et une aptitude féline au bond.

    medium_Vernet20.JPGRegardez les couleurs du monde : il y a de quoi s’émerveiller à n’en plus finir, et c’est souvent à n’y pas croire. D’ailleurs c’est une constante chez ce peintre de l’étonnement profond : à chaque fois on est surpris, et jusque dans ses visions les plus sereines apparemment. C’est ainsi que de vivre, depuis des années, avec telle toile de Thierry Vernet que j’ai reconnue et aimée au premier regard, m’aura fait éprouver, à chaque fois que je tournais vers elle mon regard, comme à une fenêtre à laquelle on ne se lasserait pas de s’accouder, ce même sentiment mêlé de saisissement et de gratitude devant la beauté des choses. Cela s’intitule La plage le soir, c’est un bord de mer, avec un premier plan de sable ocre doux, un plan d’eau qui entremêle du blanc à nuances vert céladon et toutes sortes de bleus aérés ou délayés, une pinède dont l’olivâtre virant au noir palpite de mystère comme chez Böcklin, enfin un ciel d’un seul gris tendre où flotte un grand poisson-nuage. Mais mes pauvres mots ne disent rien de l’essentiel qui ne peut que se voir, tenant à l’événement de formes et de couleurs et de tons et de rapports de tons et de tensions et d’accords et de touches tour à tour si véhéments et si délicats, dont l’ensemble tisse l’atmosphère de songerie métaphysique de la toile.


    Telle est la part contemplative de Thierry Vernet, son côté franciscain en sandales, modeste et ravi. Mais aussi, l’artiste fulgure. Il y a chez lui de l’incendiaire formel et du pyrotechnicien à polychromies effrénées. Est-ce bien le même peintre qui, dans certaines natures mortes ou paysages, touche au dépouillement des silencieux à la Morandi, tandis que, revenant de Java, le coloriste exulte dans la profusion ?
    Oui sans doute : il n’y a qu’un peintre chez lui, au sens où sa matière, en se renouvelant sans cesse, reste toujours pétrie de la même pâte fluide à lueurs de sous-bois ou à éclairs, onctueuse ou brûlante, soumise au même geste impérieux, rapide et léger comme un coup d’aile, précipitant, à des vitesses opposées, la même vision.
    Rares sont les peintres, aujourd’hui, qui nous apprennent encore à mieux voir. Or Thierry Vernet me semble de ceux-là…

     

     

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