Notes sur le flanc dans les couloirs de L'Hôtel-Dieu. À propos de Sixto Rodriguez, de Josef Czapski et de Dimitri.
À Partir de quel moment, de quel événement, de quel signe une vie devient-elle destin ? Telle est la question que j'ai commencé de me poser tout à l'heure, allongé sur un chariot du service des urgences de l'Hôtel-Dieu de Paris (rien de grave en dehors d'une saignée subite genre Zambèze veineux qui a transformé ce matin ma chambre d'hôtel du Louisiane en virtuel lieu de crime), au milieu d'anonymes autrement amochés et plus ou moins gémissants...
Or je me l'étais déjà demandé, hier, après avoir assisté à la projection, à l'ancien cinéma Bonaparte devenu Saint-Germain, de ce film splendide et très émouvant de Malik Bendjelloul consacré à la destinée bien singulière du chanteur de rock latino Sixto Rodriguez, puis aux destins de mes amis Josef Czapski et Vladimir Dimitrijevic.
Quoi de commun entre un chanteur américain oublié et ressuscité, un peintre polonais rescapé du massacre de Katyn et un grand passeur de littérature ?
Ceci peut-être: une certaine façon de marcher un peu au-dessus de la terre, ou peut-être un style particulier dans la manière d'envisager la mise en ordre d'un hangar ou d'une chambre encombrée, ou simplement la façon d'être là en dégageant une espèce d'aura.
L'aura de Rodriguez se pressent dans le timbre de sa voix et la substance émotionnelle de ses textes mais plus essentiellement dans ses moments de présence visible, compte non tenu de la mise en scène qu'on lui impose sans qu'il se dérobe, sa vérité étant ailleurs que dans le cirque du revival. Il y a un peu de kitsch romantique dans le conte de fée médiatique de ce chanteur de "protest songs" du début des années70, à peu près méconnu aux States pour ses deux premiers disques, rares merveilles pourtant entre Neil Young et Dylan, tombé dans l'oubli et retourné à son job d'ouvrier du bâtiment à Detroit pendant que ses disques, à l'autre bout du monde et à son insu complet, devenaient des emblème de la contestation en Afrique du Sud plombée par le puritanisme et le racisme de l'apartheid. Or ce qu'il y a peut-être de plus beau dans le film qui lui est consacré, plus encore que les concerts géants réellement émouvants marquant ses retrouvailles avec un public qui le croyait mort (le mythe de son suicide en scène avait fait florès), c'est l'éloge extraordinairement délicat que fait de lui un ouvrier parlant de lui, sur les chantiers autant que dans la vie, comme d'un artiste en toute chose.
Ainsi était, d'une tout autre façon, Josef Czapski: artiste, écrivain, lecteur de poésie sous le plafond bas de sa mansarde de Maisons-Lafitte, vélocipédiste en grand manteau noir et béret, passant profond témoin de la Terre inhumaine, ainsi que s'intitule son livre le plus connu. Or j'imagine ce que ces murs, en l'Hôtel-Dieu, auraient à raconter de notre terre inhumaine, et me rappelle soudain ce que me disait un jour Czapski: que Simenon n'est pas du tout un Balzac belge mais un romancier russe !
L'aura de Czapski: la mine un peu grave, pensive et triste, de son grand autoportrait en pied. Et sa voix haut perchée qui me revient aussi bien: "Mais savez-vous, mon cher, que j'ai été bien plus malheureux à vingt ans, lorsque j'étais amoureux, que dans les camps de concentration soviétiques !"
Destin de Josef Czapski ? Deux moments pour le fixer: lorsque, ce matin-là à Cracovie, je lève le store de l'hôtel faisant face au Musée national et que je découvre, en grandes lettres, sur la façade grise, le nom du grand exilé, véritable conscience morale de l'intelligentsia polonaise et non moins grand oiseau dégingandé maniant ses pinceaux dans sa mansarde-atelier: CZAPSKI. Ou cet autre événement plus historique évidemment: la reconnaissance solennelle, par le pouvoir russe, du crime accompli contre 5000 officiers et étudiants polonais par les Soviets staliniens, longtemps attribué aux nazis.
Vladimir Dimitrijevic voyait, dans les deux termes de vie et destin, une croix. C'est lui qui nous a révélé Vie et destin de Vassili Grossman, entre tant d'autres livres essentiels traduit du russe et de bien d'autres langues.
Or ce que je revois de Dimitri à l'instant, sur une table bien mise par sa femme très douce et formidablement présente dans son apparente gracilité, Geneviève, mère d'Andonia, ce sont de pauvres services comme en usent les petits soldats en campagne, cuiller de fer et fourchette avec couteau combiné assortis, du genre qui se fixent l'un à l'autre. Etait-ce cultiver un mythe, alors que le jeune homme avait déserté l'Armée du peuple ? Un signe parmi tant d'autres de l'attachement des anges aux objets terrestres. L'inspecteur Columbo, c'est son pardessus; Czapski, son béret noir; Rodriguez son stetson et ses lunettes non moins noires...
Destin de Dimitri: mystère ! Je ne veux pas voir que cette route fatale de ce jour-là du 23 juin 2010, ni que cet amas de ferraille. Qu'il soit mort si brutalement le jour d'une commémoration mystique de la mémoire serbe: je ne veux pas le savoir ! Rodriguez, Czapski, Dimitri, je les vois autour de moi dans la lumière de fin d'après-midi de ce jour de printemps qu'un crachin à la Simenon marque là-bas sur le macadam, devant l'hosto.
L'Hôtel-Dieu: tu vises le nom, petit, gentil Lucas qui finit ta médecine, me scrute, me bassine de questions (buvez-vous ? fumez-vous? tuez-vous ?), me poses les fiches de l'électromachin et ne perds pas ton sourire à nous voir nous faire chier ensemble des heures...