
Sept séquences d'une lecture de Fiasco FM, de Flynn Maria Bergmann.
1. Certains livres appellent, plus que d'autres, un écho, à leurs mots: d'autres mots se sentent comme pressés d'ajouter à ceux-là, comme par affinité, et c'est ce qu'aussitôt j'ai éprouvé en commençant de lire Fiasco FM de Flynn Maria Bergman tant son écriture, ses images, l'allant rythmé de ses phrases et leur espèce de blues ont trouvé en moi d'immédiates résonances.
Cela commence d'ailleurs comme une balade bluesy se réclamant d'emblée d'Al Green et de Leonard Cohen, mais plus que les mélodies évoquées j'y associai d'abord des images, et me suis alors rappelé cette soirée passée chez des amis avec Jérôme Lindon, l'éditeur de Marguerite Duras, qui nous avait raconté comment celle-ci, feuilletant les images, précisément, d'un ancien album de photos de ses années en Indochine, s'était mise composer L'Amant.
Dans Fiasco FM, la première image que je me rappelle est celle, pas exactement explicite au demeurant, d'un restau aux vitres floutées par la neige, au plan de laquelle succède un plan de soleil jaune kimono sous lequel apparaît un petit parapluie rose - avec l'accent porté sur ces objets qui prennent de l'importance quand quelqu'un nous manque...
D'emblée, aussi, la contrainte d'une forme entre en jeu, comme au jeu du sonnet, de l'haïku, du pentamètre ïambique ou des mesures comptées du blues. En même temps se réalise, dans les limites données du jeu en question (une page par séquence), une suite de stances "musicales" d'une complète liberté et d'une constante inventivité dans ses inflexions narratives.
Cela peut tenir la page en une seule coulée, comme dans cette longue phrase dont un seul point ne se voit pas: "Chaque soir je bois deux tasse de thé vert au jasmin parfois accompagnées de dattes ou de biscuits croquants et je pense très fort à toi comme si tu vivais encore là ma sublime Egyptienne, et chaque matin je lave ma petite tasse bleue et la tienne aussi, le reflet derrière tes yeux une barque irrésistible étendue sous les jambes de ma table, l'écho de ta bouche dessiné sur une enveloppe clouée à côté de la porte d'entrée, ton nombril un écrin dans lequel j'ai disposé les douze carnets que tu m'as ramené de Berlin, tes narines deux sucres d'or que je glisse délicatement dans cette eau brûlante. Plus tard dans la journée, j'avale des choses un peu plus corsées, sans verre, mais avec infiniment de regrets".
Voilà pour la troisième page de Fiasco FM. Or il ne faut douter de rien pour déposer douze carnets dans un nombril ou comparer des narines à deux sucres d'or, mais l'amour ne doute de rien quand le chagrin lui scie le coeur et lui électrise les sens: le monde alors lui devient à la fois plus que réel (le surréalisme est autre chose) et porte son expression au délire mêlé de constats surexacts: "Je commence à palper fébrilement toutes les poches de mon coeur, de mon corps, et de mon manteau bleu marine pour mettre la main sur le stylo qui putain de merde devrait bien se trouver quelque part"...
Le mélange du très concret et du flottant qui divague, du très ingénu et du trivial, ou la soudaine fureur qui remplit toute la page de six lignes à typographie géante ("Lève toi ! Lève-toi! Lève-toi ! Ressuscite ! petit cactus de l'amour !"), la référence à des musiques ou des films partagés (Sailor et Lula pour une image de la jouissance réduite au plan d'une main de femme ouverte come une fleur sexuelle), ou le film qu'on se repasse à l'envers, le souvenir revenu du voyage en Romanie qu'on n'aura pas fait comme prévu cet été de merde - tout ça se constituant en roman sous forme de lettera amorosa non moins que dolorosa mais sans glycérine fournie par l'accessoiriste - juste avec les mots justes , comme dans la version pédé du même fiasco, dans Fou de Vincent d'Hervé Guibert, ou, version déprime schubertisée, dans Le poids du monde de Peter Handke.
Fiasco FM joue d'ailleurs à tout moment avec les références d'époque et de culture, mais pas pour l'épate: parce que les livres et les disques, entre autre, sont aussi des objets transitionnels, sans que la psy n'y soit pour rien dans ce poème; mais on baigne bel et bien, c'est pourtant vrai, dans ce magma sensible de mots et ces détails, les ongles de Deleuze ou les scies de Neil Young, les râpes de Tom Waits - toutes choses qui apaisent et relancent à la fois la douleur comme la brosse à dents qui n'a plus de sourire à quoi s'accrocher...
(Lecture à suivre)

Flynn Maria Bergman. Fiasco FM. art & fiction, 2013.
Peintures: Foster et Sean Scully.




Celui-ci est au coeur aussi de Fiasco FM, littéralement truffé de petits messages et autres déclarations godiches de toute sorte. On peut être punk et resté nunuche comme une lectrice de Duras et de Confidences : le romantisme a ses raisons qu'Alberto Sordi justifie d'un baiser plein de lèvres quand la jeune mariée, lectrice précisément du roman-photo Le Sheik blanc, se pointe à Cinecittà pour voir l'idole qui répond, croit-elle, personnellement à ses lettres. On trouve le même genre de situation dans Miss Lonelyhearts de Nathanael West, où celle qui répond au courrier du coeur d'un journal se trouve être un teigneux littérateur féru de Dostoïevski.
Applaudissements à tout rompre, aussi, à la fin du Sheik blanc de Fellini: quand la jeune mariée, de retour à Rome de Cinecittà, humiliée par le sordide Sordi en turban et décidée à en finir avec la vie au lieu de rejoindre son niais de mari tout neuf, se jette solennellement dans le Tibre, dont les eaux à cet endroit ont à peine plus de profondeur que celles d'un seau...
Mais Flynn s'obstine et cite maintenant Cioran, l'ascète (mon oeil) se gorgeant de chocolat sur son divan dont notre naïf poète est persuadé qu'il savait parler aux femmes, concluant cependant ceci qui tient mieux la route: "C'est peut-être ça, être un gentleman, dire simplementla vérité".
Flynn Maria Bergmann, Fiasco FM. Art & fiction, 2013, 128p.
Slobodan Despot. Le Miel. Gallimard, 128p. En vente début janvier. 



Dialogue schizo
Moi l'un: - Pas du tout: j'en suis au contraire très soucieux, mais il y a une façon de faire passer l'argent avant la chose qui me rend cette obsession suspecte. Le rapport qualité-prix: c'est la justesse, d'abord, d'une relation équilibrée. Une boutique, comme il en pullule à Benidorm, qui vend tout à 1 euro, c'est déjà la rupture de cet équilibre. J'ai horreur de ça autant que du prix d'une chambre surestimé ou d'un repas de merde correspondant au goût de chiotte de touristes incultes.
Moi l'un: - Et comment ! D'ailleurs je t'ai vu te régaler l'autre jour au Puig Campana avec nos amis de La Fuente: une paella qui en soit une, à un prix honnête. Tu sais que je ne suis ni fou de table et moins encore connaisseur, mais un bon repas est le premier signe d'une culture de qualité, et je l'apprécierais de la même façon dans n'importe quelle maison d'Afrique, d'Asie ou d'Amérique du Sud. Rien à voir avec le luxe. D'ailleurs celui-ci nous indiffère...
Moi l'autre: - Avec vue, pourtant sur l'Alhambra...
Moi l'un: - Hyper-intéressant d'apprendre, par notre Asturien préféré, qui a lui-même parcouru tous les degrés de l'échelle sociale, et qui a roulé sa bosse de par le monde et acquis une expérience humaine et professionnelle plus conséquente que maints diplômé intellos à grandes prétentions, que l'un des nababs de Benidorm est un ancien cordonnier qui a acquis des terrains et su en faire quelque chose avec des gens du pays avant que le bled de pêcheurs du coin ne devienne une espèce de Miami ou de Rio à l'espagnole
Moi l'autre: - C'est vrai que c'est un monde à elle seule que Lady Munro et ses nouvelles, et que nous avons vécu cette lecture pleine de gens comme un voyage dans le voyage.
Moi l'autre: - En outre j'ai été impressionné par le bel usage du bois dans la maison espagnole, aux Asturies autant qu'en Andalousie. Rien du bois classe moyenne genre Ikea. Du vrai bois massif de vraie grande forêt. Au fil du voyage, les forêts nous ont d'ailleurs impressionné autant que les gens: les forêts domaniales de Touraine, les forêts des hauts de Bayonne, les forêts de Bucaçao ou les oliveraies d'Andalousie. Et puis il faudra parler aussi, plus tard, des parcs naturels d'Espagne, qui montrent un nouveau souci en matière de conservation des patrimoines biosphériques.
Dans cet hostal des quartiers populaires, ma chambre se trouve sur la terrasse du toit, juste sous les étoiles. C'est une cellule de trappiste dont le lit, le volet intérieur de la fenêtre et la porte sont du même fer peint vert céladon.Enfin il y a, sur une tablette branlante, une carafe d'eau claire et un verre modeste. Par la porte ouverte on voit la Giralda et des publicités lyriques.
Ce qui est le plus étonnant, quand on ne sait rien d'eux, c'est le sérieux des Espagnols. Il y a des clubs de notables, des réunions de poètes et des palais du jouet. Il y a, sur le zinc des bars, des serviettes en papier à foison qui sont utilisées gravement dans l'exercice de manger des douceurs.
Par la porte entrouverte de la chapelle on l’entend tonner, dans l’ombre où tremblotent les quinquets des cierges et moutonnent les mantilles de vieilles esseulées, le Savonarole de quartier dont la cellule austère est sûrement ornée du portrait de Franco, qui vitupère la “contestacion”, la “pornografia” et “las relaciones sexuales prematrimoniales” tandis que passent, dans la rue ensoleillée, des garçons et des filles fleurant le printemps et n’ayant visiblement de cesse que de se connaître selon la Bible...