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  • Le fils prodigue

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    … Mais oui t’es beau mon ange, t’es le mec de ma vie, t’es le gardien de ma prison, tu veux que j’te dise : t’es beau comme un nuage, non je dirai même avec tes longs cils: t’es beau comme un oiseau - et pour une mère paralysée à vie y a rien de plus beau  que de rêver que son Angelo va revenir…

    Image : Philip Seelen

  • Biffés

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    …Ce que je veux dire c’est que personne, mais personne ne se souvient d’eux, mais pas d’un, ça dit plus rien ce qu’on voit d’eux, là, même cette chemise noire ça dit plus rien aux éventuels fils de leurs éventuels fils, et c’est pas seulement qu’on les ait  oubliés : c’est que rien ne prouve désormais qu’ils aient jamais existé - donc on tire un trait…

    Image : Philip Seelen 

  • Lifting

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    …Avec un look pareil tu vas pas te faire 30 millions d’amis sur Facebook, darling:  faut qu’on arrange ça, faut qu’on te recouse un peu et ça va coûter à la production, mais ça vaut l’os et vu qu’on le fait pour les vieilles stars y a pas de raison, toi t’es jeune encore, t’as de la grâce, on te mettra des yeux plus vrais que nature et tu vas voir ça…

    Image :Philip Seelen

  • Ceux qui se sentent visés

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    Celui qu’un sniper aligne tandis qu’il écrit / Celle qui sait qu’elle ne sait pas son heure / Ceux qui visent cet horizon-là / Celui qui se demande qui sera le prochain viré / Celle qui se sent le maillon faible / Ceux qui se croient en point de mire mais c’est leur problème / Celui qui tire sa force de la conscience claire de sa fragilité / Celle dont la douceur apparente de la main gaine des nerfs d’acier / Ceux qui se méfient des poètes et des paysages / Celui qui se sait désigné / Celle qui attend la tuile avec son sourire à la Pollyanna / Ceux qui décident soudain de prendre les Indiens à revers / Celui qui se croit dans un film où ce qui lui arrive sera vu de tous et ça le grise grave / Celle qui raconte sa rupture avec l’Arabe à Daisy sa souris blanche aux paupières roses / Ceux qui n’ont pas été pris en otages et en sont un peu vexés vus qu’ils n’ont pas passé à la télé / Celui qu’on appelle le porte-poisse / Ceux qui sont parés mais pas pressés tant que ça / Celui qui attend l’ordre de marche de son chef de guerre au Milk-Bar / Celle qui est dans le collimateur du nouveau chef des RH / Ceux qui affirment que RH signifie rebuts de haine / Celui qui a tout fait pour être choisi pour l’émission spéciale consacrée aux éclopés et qu’on a remplacé par un bègue belge / Celle qui se figure toujours que tu parles d’elle non mais ça va ou quoi / Ceux qui se reconnaissent sur la photo des accidentés du car maudit alors qu’ils s’en sont sortis en descendant à l’Aire des Alouettes pour en fumer une / Celui qui allait faire du cheval en Argentine  et en est revenu mule des cartels / Celle qui récite devant sa webcam connectée à l’instant à 3427 écrans : « L’œil était dans la tombe et regardait Caïn » / Ceux qui prétendent que des caméras sont braquées sur eux du matin au soir sans même respecter la pause de Midi / Celui qu’indiffère de plus en plus le regard d’autrui / Celle qui se regarde regarder ceux qui la regardent en regardant ceux qui se regardent en les regardant / Ceux qui ne se sentent pas visés par ces listes ne visant personne mais un peu tout le monde à commencer par celui qui les établit, etc.

    Image : Philipe Seelen

  • Ceux qui se laissent aller

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    Celui qui suit sa pente en la remontant / Celle qui met toute sa nonchalance à résister / Ceux qui prennent le temps de nettoyer leur clavier avant le concert du Bureau Philarmonique de l’Entreprise /Celui qui ne laisse rien au hasard pour mieux se laisser surprendre / Celle qui préfère les enseignements oraux de la vie à ceux de la morale écrite / Ceux que la vie a décrispés / Celui qui est rompu à l’art du commérage style bantou / Celle qui s’ouvre comme un livre au milieu de l’assemblée des pagnes / Ceux qui se confient aux échos du Creux-du-Vent / Celui qui dénonce la secrétaire à l’essai Martine Maus pour son laisser-aller à la pause / Celle qui gère les mégots de Martine sur le trottoir de l’Entreprise / Ceux qui de Martine aiment surtout la Maus / Celui qui cache tant ses soucis qu’on en oublie sa barre au front / Celle qui bosse les doigts dans le nez selon son expression difficile à traduire du swahili / Ceux qui s’endorment sur leurs dossiers qui se mettent à ronfler à l’unisson / Celui qui prend conscience en souriant de ce que signifient les quarante ans qui le séparent de ce jeune collectionneur de papillons du Gabon qu’il a rencontré au Col Ferret / Celle qui s’abandonne dans les bras souples et mous du beau maître-nageur surnommé le Poulpe / Ceux qui se lâchent dans leurs couches au motif que leurs actions en Bourse ont chuté grave comme en 29 / Celui qui lâche un peu de mou à sa maman qu’il tient en laisse / Celle qui devant sa webcam se fait des choses en solo avec une courgette achetée le matin même à la Coopé sans se douter que sa cousine Delphine est branchée sur le même site libéré / Ceux qui apprécient les courgettes farcies de Daisy la farceuse / Celui qui s’est installé dans un container de la zone pourrie de Belgrade Sud en dépit de son doctorat en linguistique / Celle qui entre par erreur dans ce bordel de garçons et s’exclame oh pardon avant de siffler un diabolo menthe avec la taulière /  Ceux qui sont d’autant plus inassouvis qu’ils savent que désormais tout est possible / Celui qui se signale par son ricanement récurrent à la table des moqueurs / Celle qui dit qu’elle en a vu d’autres sans préciser lesquelles / Ceux qui laissent dire celles qui prétendent qu’ils sont ce qu’ils sont parce qu’ils savent sur elles ce qu’ils savent / Celui qui se fait tricoter ses chaussettes sexuelles par sa marraine ouvrière chez Multi Latex la firme qui assure / Celle qui conseillera toujours à ses jeunes parents gays de se pacser ensemble pour que ça reste en famille catholique souverainiste / Ceux qui trouvent à John Burnier une dégaine de Christ en nippes / Celle qui engage John Burnier pour un shooting de Ralph Lauren / Ceux qui ont enterré John Burnier qui n’a pas ressuscité jusque-là / Celui qui a corrigé les poèmes de John Burnier et les fait passer pour siens après sa mort  ah le chien / Celle qui acquiert une combi de vélo noire pour assouvir son fantasme dit de l’Otarie / Ceux qui n’ont jamais rien vu de si joyeux que les jeux  des otaries du Zoo de Bâle dont les gardiens sénégalais ou cameronais valent aussi le déplacement soit dit en passant, etc.

     

    Image : Philip Seelen           

  • Nus et solitaires

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    En mémoire de Thomas Wolfe, mort le 15 septembre 1938 à Baltimore et qui reste, à 111 ans de sa naissance, l'incarnation de la jeunesse.


    "Une pierre, une feuille, une porte introuvable; une pierre, une feuille, une porte. Et tous les visages oubliés.

    Nus et solitaires, nous sommes en exil. Dans l’obscurité de ses entrailles, nous n’avons pas connu le visage de notre mère; de la prison de sa chair, nous sommes passés dans l’indicible, l’incommunicable prison de cette Terre.

    Qui donc a connu son frère? Qui d’entre nous a pénétré dans le cœur de son père ? Qui donc n’est à jamais prisonnier de sa prison? Lequel n’est à jamais un étranger, et seul?"

    Thomas Wolfe, L'Ange exilé. L'Âge d'Homme.

     

    On venait de passer d’une année à l’autre et je m’étais retrouvé dans le quartier des naufragés de La Nouvelle-Orléans; il faisait nuit encore et glacial dans la cellule vert glaucome que j’occupais depuis la veille au treizième étage du building de la YMCA aux fenêtres masquées par une sorte de moucharabieh de béton lugubre; la roue des années venait de tourner et les éclats vulgaires de la fête avaient retenti dans les étages jusque tard dans la nuit; plusieurs fois on avait tambouriné à ma porte, mais j’étais resté seul et farouche dans ma cage, et maintenant je pensais à ma mère et à mon père qui se trouvaient à l’instant même quelque part au Mexique; le vent sifflait par la fenêtre fêlée, dans la région du port n’avaient cessé de hurler des sirènes et des cris lointains déchiraient parfois la rumeur de drame; je me sentais à des années-lumière des amis avec lesquels à l’ordinaire je passais le cap des ans, et pourtant je trônais là comme un monarque oublié dans le galetas royal de son exil – j’étais seul au monde, et tout oppressé, mais plein de vif et de gratitude aussi bien; le froid m’avait éveillé et, les yeux ouverts dans le noir, je songeais à ma vie et aux dix-sept étages de vies empilées en ces murs et aux mille millions de vies jetées de la nuit à la nuit de l’océan et de l’espace – je songeais à toute vie lancée comme une flèche de semence de la nuit à la nuit, et l’angoisse et l’oraison se mêlaient en moi.

    Tu auras trente-trois ans cette année, me disais-je, et c’est l’âge qu’on dit du Christ en croix et celui de Mozart au Requiem, ou de Rimbaud au Harrar, et toi tu n’as rien fait. Or te voici au bout du monde, et tu pourrais disparaître que nul ne s’en apercevrait, n’était le cerbère à gueule de larbin chafouin de la loge d’entrée qui s’en viendrait, dès le premier jour non réglé, te réclamer son dû ou te sommer d’aller ressusciter ailleurs...

     

    (extrait de la première page de Nus et solitaires, l'un des sept récits constituant le recueil de Par les temps qui courent, paru en 1995 chez Bernard Campiche et réédité en 1996 aux éditions Le Passeur, à Nantes.)

  • La douceur d'un dur

    Basil.jpgAvec ses deux "courts" récents, À côté (2009, Prix du court métrage de Villa da Conde en 2010) et Nuvem (Le poisson-lune) découvert à la Quinzaine des réalisateurs de Cannes, puis au dernier Festival de Locarno, Basil Da Cunha, cinéaste helvético-portugais de 26 ans s'affirme comme l'un des talents les plus originaux et solides du cinéma à venir entre Lisbonne et Lausanne.

    Il y a des gens dont on pourrait dire, comme ça, qu'ils ont la grâce. Basil Da Cunha, par exemple. À la fois par sa présence à cette table de buffet de gare, immédiatement intense et pure, irradiant également ses deux premiers films, intenses et purs, saturés de réel pur et dur dont leurs images expriment l'âpre beauté.

    Car cette « grâce »  n'a rien d'évanescent. Elle émane de la vie même, brute de décoffrage. Elle fait rayonner de beauté des visages cabossés par l'existence, pêchés par Basil dans la réalité la plus fruste : un chantier nocturne genevois et la vie solitaire d'un ouvrier, dans À côté ; le labyrinthe à ciel ouvert d'un bidonville dans Nuvem, le poisson lune, que nous avons découvert au récent festival de Locarno après la Quinzaine des réalisateurs de Cannes.

    «Une réalité incroyable», souligne Basil à propos du bidonville lisboète, où il s'est plié à tout un système de règles subtiles pour y être admis. Or, videur de boîte de nuit lausannoise à ses heures, le jeune homme affirme qu'il a découvert en ces lieux « un savoir-vivre incroyable », malgré les faits et gestes nocturnes de ses « amis » trafiquants ou tueurs...

    Locarno1164.jpegRien, au demeurant,  de  pédagogiquement » ou « politiquement » didactique dans le regard que Basil porte sur ces réalités. De toute évidence, ce qu'il cherche est une présence humaine dans sa nudité et sa crudité, une pâte qu'il puisse travailler au corps avec son âme d'artiste. Ainsi du personnage de Nuvem, Nuage en français: Nuvem le glandeur naïf de ce bidonville créole, qui pourrait être documenté comme un « cas social ». Mais Basil en fait plutôt le sujet d'un conte initiatique doux et dur. Nuvem le minable part en effet pour pêcher un poisson-lune, seul moyen lui a-t-on dit de conquérir le cœur de la belle serveuse noire qui le snobe. Egalement rejeté par les malfrats du bidonville qu'il a provoqués, accablé de reproches par sa mère, moqué par les rappeurs de la zone, Nuvem finira par prendre la mer comme on dit que la mer prend l'eau. D'une première série de plans, toute douceur et dureté mêlées, évoquant son rejet par la belle serveuse dans un subtil mouvement tournant de la caméra (tenue par Basil lui-même), aux images finales du départ de Nuvem vers quel ailleurs marin, une poésie prenante s'ajoute à cette vie de chien errant dans un climat crépusculaire qui fait l'économie de toute profondeur de champ. Mais où Basil Da Cunha a-t-il « pêché » tout ça ? À quelle « école » a-t-il été formé ?

    On comprend vite, à parler avec ce fils d'immigré né en 1985 à Morges, qu'il a trouvé ladite école dans la vie. Certes il a passé par la section cinéma de l'Ecole d'art et de design de Genève, où il reconnaît que des « intervenants », tel le réalisateur catalan Albert Serra, lui ont beaucoup apporté ; et l'admiration, ou le contact personnel, qui le relient à deux figures reconnues du cinéma portugais actuel, Pedro Costa et Miguel Gomes, comptent aussi dans sa propre orientation et dans sa jeune expérience, à laquelle il associe fraternellement son ami Julien Rouyet, qu'il taxe de « Bresson protestant », avec lequel il collabore dans sa petite « boîte de prod » de Thera et dont il attend beaucoup du prochain « long ».

     

    Mais sa plus grande reconnaissance, question formation, va d'abord à ses parents, séparés l'un de l'autre mais auxquels on le sent fortement attaché : Irène l'artiste peintre, sa complice et soutien de  ses tout premiers « courts » d'adolescent ; et Antonio Da Cunha, opposant au salazarisme tôt exilé en Suisse, connu sur la place au titre de directeur de l'Institut de géographie à l'Université de Lausanne ; Et Basil de citer, aussi, côté Portugal, la flopée de cousins qu'il aime à retrouver dans son pays d'origine.

    Si nous avons parlé de « grâce » à propos de Basil Da Cunha, c'est d'abord et avant tout par ce qui le distingue de tant de jeunes cinéastes actuels sortis des écoles, justement, qui se cantonnent dans les exercices de style et les prises de tête. Par delà la technique, ce fan de Fellini et de Kurosawa, entre autres, pense et ressent en poète de cinéma. Rêveur éveillé aux yeux ouverts sur le monde et la vie des gens, l'air un peu chenapan, peu porté sur les clans et les cliques mais plein d'amitié et d'amour - surtout impatient de déployer son (grand) talent...

    Locarno1165.jpegBasil Da Cunha, Nuvem (Le poisson lune). DVD disponible, édité par Thera Production.

    Basil Da Cunha est né à Morges le 19 juillet 1985.Il réalise 3 court-métrages auto-produits, puis devient membre de l'association Thera Production qui produit
    La Loi du Talion en 2008.
    Depuis 2008, il suit une formation en cinéma à l'Ecole d'art et de design de Genève au sein de laquelle il réalise
    A Côté, qui gagne le prix du meilleur court métrage portugais à Vila Do Conde en 2010.
    Il vit entre Lausanne et Lisbonne, où il réalise Nuvem (Le Poisson Lune), qui est projeté en 2011 à la Quinzaine des Réalisateurs de Cannes.

     

  • Proust 2011

     

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    …Paris, c’est la poésie, ce sont les allées, c’est le trot léger des Champs au Bois, c’est tout ça le Paris de La Recherche, et quand on fait catleya dans le fiacre, on est couvert -  les amants sortent couverts à Paris, c’est pas d’hier…


    Image: Philip Seelen.

  • Ceux qui se souviennent

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    En mémoire de Vladimir Dimitrijevic, alias Dimitri

    Celui qui pense au gisant seul et nu / Celle qui a de la peine / Ceux que la nouvelle a terrassés / Celui qui pense aux enfants du défunt / Celle qui voit dans cette mort un Signe du destin / Ceux qui se rappellent tant d’heures passées en sa compagnie hors du temps / Celui qui se rappelle les rhumatismes articulaires du quadra vaticinant comme si de rien n’était mais assez chiant à d’autres moments où tout allait bien / Celle qui se rappelle sa belle jeunesse de Vitellone à Belgrade vers 1952 / Ceux qui jouissent de rappeler ses défauts / Celui qui se rappelle les derniers mots de Migrations de Milos Tsernianski : « Les migrations existent. La mort n’existe pas ». / Celle qui lui a été fidèle jusqu’au bout / Ceux qui voient en lui l’éternel jeune homme / Celui qui lui commandera une noisette tout à l’heure au Café de la Mairie de la place Saint-Sulpice / Celle qui a gardé ses cartes postales d’un peu partout / Ceux qui savent qu’il se jugeait lui-même très durement et se taisent par conséquent / Celui qui se sent envahi par la présence de cette absence / Celle qui rapporte tout aux instants qu’on pourrait dire les minutes heureuses de cette vie / Ceux qui se disent indifférents à ce décès parmi d’autres /

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    Celui qui se rappelle la traversée de la Côte d’or à bord d’Algernon au printemps 1974 quand la nature exultait / Celle qui a toujours cancané à son propos / Ceux qu’il a blessés / Celui qui l’observait de loin dans cette rue de Lausanne où il se tenait penché sur un étal de bouquiniste et qui donnait un surcroît d’existence au dit étal / Celle qui se flatte de lui avoir posé des questions dérangeantes à la radio suisse / Ceux qui en savent plus sur l’homme après la rencontre de celui-là / Celui qui aimait le contredire / Celle qui en avait marre de le voir mimer les films japonais ou suédois /  Ceux qui le trouvaient juste odieux et lui en veulent toujours de ne pas leur avoir versé leur dû / Celui qui sait ce que signifient les longs silences enregistrés sur la bande magnétique où il raconte sa découverte à six ans des cadavres couverts de fleurs dans les rues de Belgrade / Celle qui allait avec lui à la porte de la prison où croupissait son père aux côté de Milovan Djilas / Ceux qui se retrouvaient à la Taverne des entrepôts dans la lumière des samedis matins / Celui qui se rappelle Pierre Jean Jouve tiré à quatre épingles et ses pantalons à lui flageolants sur ses savates / Celle qui le voit encore le jour de la mort de Staline à Kalemegdan / Ceux qui étaient avec lui sur le quai de la gare de Lausanne lorsque les Zinoviev  ont débarqué / Celui qui l’a vu houspiller Jean Ziegler sur un stand du Salon du Livre / Dimitri.JPGCelle qui n’aimait pas le braillard de fin de soirée / Ceux qui lui ont tout pardonné sans raison précise / Celui qui l’entendait maugréer « intense activité littéraire, intense activité littéraire, intense activité littéraire» en arpentant le dédale de son antre / Ceux qui l’ont mis en demeure de dégager les lieux en sorte de les gérer à meilleur compte / Celui qui affirme que son père est à présent « dans la paix » / Celle qui pleure son papa / Ceux qu’il continuera longtemps de vivifier par la pensée / Celui qui se rappelle la soirée passée à lire le tapuscrit de La bouche pleine de terre de Branimir Scepanovic et l'extrême émotion partagée de la dernière page / Celle qui le houspillait comme un sale fils de cinquante-trois ans / Ceux qui le redoutaient / Celui qui se rappelle leur première visite à Pierre Gripari dans son hôtel pisseux du XIIIe / Celle qui lui tenait tête en public et même en privé / Ceux qui l'ont fui pour rester libre / Celui qui a fait son procès public pour se faire bien voir de son amie croate / Celle qui ne lui a pas pardonné d'avoir défilé avec l'étoile jaune en assimilant la cause serbe au martyre du peuple juif / Ceux qui invoquent l'épaisseur de l'Histoire / Celui qui s'est violemment fâché contre lui quand il a pris la défense de Martin Heidegger au prétexte qu'un philosophe ne peut se juger à ses opinions / Celle qui ne lui en a jamais voulu d'avoir égaré son manuscrit d'un recueil de poèmes ésotériques / Ceux qui le tapaient devant l'église Saint-Sulpice / Celui qui se rappelle ce que lui avait dit le bedeau de Saint-Sulpice à propos du goût de miel de l'hostie / Celle qui l'a vu un soir plus que seul sur un banc de métro / Ceux qui aimaient bien le voir revenir en Belgique avec son côté belge / Celui qui lui a racinté sa vie dans les jardins de la clinique où ils commençaient tous deux de marcher / Celle qui estime que c'était un vampire point barre / Ceux qui appréciaient sa grande pudeur / Dimitri9.jpegCelui qui se rappelle son récit du premier jour de sa petite entreprise consacrée à balayer les locaux comme la novice débarquant au couvent de Sainte Thérèse enfin tu vois le genre / Celle qui a préféré parler d'autre chose quand il insultait les Musulmans de Bosnie / Ceux qui se sont éloignés de lui pour se protéger sans espérer le protéger de lui-même / Celui qui ne lui passait rien / Celle qui lui passait tout / Ceux qui changeaient de trottoir à son approche / Celui qui a beaucoup réfléchi à ce qu'est vraiment la fidélité en amitié sans conclure à vrai dire / Celle qu'amusait son côté despote dont elle se fichait en le singeant / Ceux qui pensaient "Comédie humaine" en l'observant / Celui que son hybris faisait l'apparenter aux bâtisseurs paranos / Celle qui l'a mise en garde contre l'auto-destruction dostoïevskienne / Ceux qui le croisaient tous les midis au Milk Bar / Celui qu'il a soutenu en dépit (ou à cause) de sa dépendance grave à la dope / Celle qui l'appelait mon petit Oblomov / Ceux qui n'en auront jamais fait le tour et qui n'en demandent d'ailleurs pas tant / Celui qui se méfiait de sa cruauté émotive / Celle qui l'aimait en dépit de sa muflerie / Ceux qui ne toucheront pas au secret de l'ami disparu, etc.

     

    (Liste jetée dans l’isba en réfection, où seront rangés tous les livres de L’Age d’Homme. Le lieu sera connu des générations futures et suivantes sous l’appellation de Nach Dom (Notre Maison), selon le mot d’Alexandre Zinoviev. Vladimir Dimitrijevic est mort le 28 juin 2011, fête nationale serbe, à l'âge de 77 ans. La prochaine livraison du journal littéraire Le Passe-Muraille, à paraître au début d'octobre,  lui sera entièrement consacrée consacrée).    

  • Ceux qui assument leur différence

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    Celui qui a des flammèches sur ses épaules qui font de lui un caporal spirituel apprécié des dames / Celle qui a deux vésicules biliaires qui expliquent qu’elle se fasse tant de mauvais sang pour des bricoles / Ceux qui font des pieds et des mains pour faire admettre  la manchote ingambe au club des boulistes  / Celui qui a de la salive bleue mais point ne s’en vante / Celle qui jappe dès qu’on a le dos tourné / Ceux qui redoutent qu’on les compare à un Tarzan par exemple / Celui que la luisance des pianos stimule charnellement comme il le laisse entendre à Mademoiselle Mottu sa maîtresse vierge qui n’en revient pas et lui effleure alors le membre sur un air vif de Satie / Celle qui a vu son fils bander au piano et qui se dit que c’est la vie / Ceux qui ont vu Julien dit l’écureuil sauter Pauline dite la gazette / Celui qui a la translucidité du jade quand il retire son pyjama le matin sur le balcon du château des De Sépibus branche aînée / Celle qui admet avoir fait tout faux en forçant son fils Victor à porter des robes jusqu’à sept ans et qui expie désormais en subissant les sous-entendus de cette Armande qu’il est devenu en conservant sa voix rauque / Ceux qui affirment que les bossus italiens sont plus bossus qu’Italiens / Celui qui est entré dans les ordres après avoir fait son coming out / Celle qui assume sa virilité de diva wagnérienne / Ceux qui ont tout essayé avant de revenir à la position du missionnaire chrétien de gauche, etc.

    Image : Philip Seelen