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  • Une virée en Utopie

     

    Versins.jpgLa Science Fiction, ou l’homme en éternel projet. En mémoire de Pierre versins (1923-2001).

     

    En automne 1972 parut, à Lausanne, aux éditions L’Age d’Homme, un ouvrage monumental portant le titre d’Encyclopédie de l’utopie, des voyages extraordinaires et de la science fiction, signé Pierre Versins. Sans être familier de la SF, il s’est trouvé que je participe aux finitions du « monstre » durant les quelques derniers mois, fébriles, de sa composition. J’en avais témoigné sur une pleine page de La Tribune de Lausanne à laquelle  je collaborais à l’époque, que je recopie ici à l’attention de François Boetschi,  spécialiste de SF en train de préparer, pour les archives de la Maison d'Ailleurs,  un film sur l’auteur de cette somme et, accessoirement, de la nouvelle la plus courte jamais écrite dans le genre : « Il venait de Céphée, il s’appelait Dupont »…

     

    Versins4.jpgExtraordinaire. Tel est le mot qui vous vient à l’esprit lorsque, ignorant ce qui vous attend, vous débarquez devant la maison de Rovray où habite Pierre Versins. Extraordinaire, d’abord, le décor : dominant les toits du village, les prés et les forêts, c’est, sauf le respect dû à l’anarchiste que prétend être le maître de céans, le lieu d’une paix royale, d’un calme quasi monacal. Ici, le jour se lève quand il lui semble bon, les vaches broutent, les innocentes, et l’on admire un paysage apparemment intouché : le décor même des romans de science fiction à venir, genre contre-utopie bucolique…

    Extraordinaire, aussi, ce qui se passe à l’intérieur. Car à l’abri des murs de l’ancienne ferme quelque chose se passe, et ce malgré l’indifférence superbe du matou tricolore qui vous toise à l’entre : Versins est en effet à l’œuvre. Il marmonne, il griffonne, il sautille d’un rayon de bibliothèque à l’autre, il attrape un dictionnaire au passage, puis il revient à son fichier titanesque dans lequel il plonge une longue, frémissante aiguille ; ayant pêché ainsi quelque renseignement, il aligne des kilomètres de fiches, annote, corrige des épreuves arrivée le matin par la poste, lit et écrit tout à la fois. Bref, à l’abri des murailles de livres – environ 60.000, des vieilles éditions qui feraient pâlir plus d‘un bibliophile aux collections de bandes dessinées ou de « pulps », il achève la rédaction de « son » encyclopédie.

    C’est l’agitation quotidienne du bocal aux idées d’où vont sortir tantôt les plus savantes synthèses et tantôt les jeux de mots les plus désastreux. Cela dure depuis  quatre ans, mais le travail initial, els recherches, la lecture, la réflexion et le projet, Versins les poursuit depuis plus de vingt ans. Il vous  dit que c’est une passion d’enfance, et vous le croyez, car il ya dans l’enthousiasme avec lequel il vous parle de « son » sujet quelque chose appartenant à l’enfance. Ce quelque chose, d’ailleurs, est un doux mélange que sa raison lui a permis de traiter à sa façon. Pour le saisir, il faut l’entendre raconter, par le menu, toute sa vie ; qu’il dise son enfance provençale, précisément (son vrai nom est Chamson, petit cousin de l’écrivain André Chamson), sa jeunesse, la guerre et la Résistance, la déportation, enfin les épreuves de toute sorte. Pourquoi cela ? En quoi cela peut-il intéresser le lecteur d’un livre aussi « neutre » qu’une encyclopédie ?

    Précisément pour ce que Versins y a mis de lui-même. Comme Pierre Larousse, premier du nom – l’un de ses maîtres -, et dans un style qu’il dit lui-même influence par le pamphlétaire Paul-Louis Courier, il rédige une encyclopédie sans doute fondée sur un savoir immense, mais il fait également œuvre polémique. Un pamphlet de mille pages. Un pamphlet dont le thème central est l’utopie, à savoir ce pays de l’impossible infiniment désirable, où l’homme n’arrivera jamais tout en y allant d’un pas décidé – un pamphlet contre tout ce qui empêche l’homme d’y arriver justement et pour tout ce qui l’agrandirait plus que nature.

    Mais entrons dans le vif du sujet. Voyez plutôt le beau projet : L’Homme qui peut tout…

    Oui, voilà ce dont il va s’agir en ce voyage fabuleux de l’Antiquité à nos jours et de ceux-ci à l’avenir et jusque dans la quatrième dimension, au fond des intestins grêles de notre globe, sur Venus ou dans les micromondes. Tout un programme, comme on voit, et qui élargit considérablement l’idée qu’on pouvait se faire jusque-là de la science fiction.

    Soucoupes volantes, Monsieur Versins ? Connais pas. Extraterrestres ? Probabilité statistique… mais référez-vous à mon article ! Et commence alors la lecture en zigzags. On part donc d’ « extraterrestres », on tombe sur les noms plus ou moins connus de Lucien de Samosate, de Wells, de Cyrano de Bergerac, de Jean de la Hire, on y va voir avent de tomber sur le thème « fin du monde », les idées se catapultent, on note les titres de romans que l’auteur, les résumant, a donné envie de lire aussi, et voici Barjavel après Bande dessinées, Batman après Jacques Bergier qui a droit au passage à son coup de griffe…

    À propos d’ « utopie », enfin, faites donc le crochet par l’article qui s’y rapporte car c’est alors qu’on peut le mieux, je crois, évaluer le projet de l’auteur ; là aussi qu’on peut en apprécier soudain la valeur intellectuelle entre tant de cabrioles ludiques !

    Tels sont en effet Pierre Versins et son Encyclopédie, qui mêlent à tout coup l’accidentel et le permanent, le rire et le tragique, ou le doute et toutes les croyances.

    Or cette symbiose étrange, il fallait un écrivain du genre de Pierre Versins, « fou littéraire » à sa façon dont la référence impavide  à la «conjecture rationnelle » relève évidemment de l’utopie…

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    La science fiction selon Pierre Versins

    «La science fiction est un univers plus grand que l’univers connu. Elle dépasse, elle déborde, elle n’a pas de limites, elle est sans cesse au-delà d’elle-même, elle se nie en affirmant, elle expose, pose et préfigure, elle extrapole. Elle invente ce qui a peut-être été, ce qui est sans que nul ne le sache, et ce qui sera ou pourrait être. Et, ce faisant, elle découvre. Elle est le plus extraordinaire défoulement que l’on puisse rêver et le meilleur tremplin pour aboutir, sans ouvrir des yeux trop ébaubis, à l’humanité qui viendra. Elle est avertissement et prévision, sombre et éclairante. Elle est le rêve d’une réalité autre et la réalisation des rêves les plus fous, donc les plus probables. Elle est aussi sublime et abjecte que l’homme, elle est l’homme en éternel projet, elle est l’homme inquiet, chercheur, fouineur, insatiable. Qui veut tout et qui l’aura, moins epsilon. Elle est l’homme dans tout ce qu’il a d’instable, de mal défini, de vivant et grommelant sur les chemins tortueux de l’éternité. Et l’épopée de notre espèce indissociable de sa quête. L’absolu… »

    (Extrait de l’introduction à l’Encyclopédie de Pierre Versins)

     

    Pierre Versins (1923-2001) par lui-même

    Je suis né en 1923 et mourrai centenaire. Je suis un polygraphe français spécialisé dans le recherche et l'étude de ce qui constitue cette Encyclopédie.J’ai par ailleurs écrit des romans et des nouvelles (Les étoiles ne s’en foutent pas, 1954 : Le professeur, 1956 ; La ville du ciel, 1955 ; L’enfant né pour l’espace, 1964), ce qui a fait dire à un lecteur de la revue Fiction que je savais tout sur la science fiction sauf en écrire…

     

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  • Ceux que son verbe vivifie

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    Reconnaissance à Charles-Albert Cingria

     

    Celui que la première phrase qu’il en a lue a  physiquement et métaphysiquement galvanisé et c’était par exemple celle-ci sur laquelle il était tombé par hasard à la devanture de la Librairie Marguerat de Lausanne où se trouvaient empilés des centaines d’exemplaires du Canal exutoire à 25 francs pièce  (on en veut 250 ou 2500 aujourd’hui selon les brigands), et voici donc : « On se promène ; on est très attentif ; on va. C’est émouvant jusqu’à défaillir. On passe, on se promène, on va et on avance. Les murs – c’est de l’herbe et de la terre – ont de petites brèches. Là encore, on passe, on découvre. On devient Dante, on devient Pétrarque, on devient Virgile, on devient fantôme. De frêles actives vapeurs, un peu plus haut que la terre, roulent votre avance givrée. Je comprends que pour se retrouver ainsi supérieurement et ainsi apparaître et ainsi passer il faut ce transport, cet amour calme, et ce lointain feutré des  bêtes, ce recroquevillement des insectes et cette nodosité des vipères dans les accès bas des plantes ; ces bois blancs, légers, vermoulus ; cette musique tendre des bêtes à ailes ; ces feux modiques et assassins d’un homme ou deux arrivés de la mer, qui ont vite campé et qui fuient » / Celle qui découvre ces lignes aujourd’hui en lisant Le Persil / Ceux qui se savent douze ou au max douze cents à percer son délire / Celui que le tonique de son écriture et son incantation et sa bandaison a délivré de tout discours gris à caractère idéologique ou philistin / Cingria8.JPGCelle qui le voit toujours vu en petit roi que Dieu (le père, le fils, le frère ou la mère polonaise) avait plaisir à voir régner sur la terre et environs / Ceux qui reviennent à lui comme à la source claire de la forêt métropolitaine / Celui qui le sait à la fois Romain et Chinois par l’alcool / Celle qui sourit doucement à ceux qui se disent ses spécialistes / Ceux que le froid saisit à l’écoute de sa basse continue de laquelle jaillit soudain le chant de l’alouette spirituelle dite Lulu / Celui qui partage son horreur du nordisme genre aujourd’hui Wellness Design Fitness et autres saloperies lisses / Celle qui n’a pas reçu de plus beau cadeau que ses soliloques d’impérial pique-assiette toujours un peu pompette / Ceux qui annotent ses textes et en seront heureusement contaminés en tout cas on l’espère pour ces enfarinés de poussière / Celui qui se rappelle les sept petits moines vietnamiens surpris dans le vallon du Gottéron à pépier comme dans une de ses digressions de Musiques de Fribourg / Celle qui lui vendait à Cully des boîtes de cachous / Ceux enfants qui le poursuivaient dans les ruelles de Saint-Saphorin en lui criant Cachou ! Cachou ! / Celui qui la vu pioncer seul et saoul comme un tas sur les sacs de sucre empilés derrière la gare de Cornavin / Celle qui a conservé son clavier secret dont sa belle-mère bernoise a fait du petit bois /  Ceux qui l’ont blessé ce jour-là en finissant sans lui la bouteille de Gigondas que son ami Wayland avait ouverte pour lui comme il disait / Celui qui pense que l’humiliation a été l’un de ses moteurs puissants / Celle qui a incendié sa cousine femme de notaire qui lui recommandait de ne pas le laisser seul avec les enfants avec ce qu’on sait / Ceux qui évoquaient sa « sexualité » avec le ton bassement «à l’écoute»  des diplômés en psychologie et autre cafards concernés / Celui qui s’est déconsidéré aux yeux de l’Eternel en parlant de l’aspect compulsif de son écriture / CINGRIA3.jpgCelle qui relit Enveloppes avec la satisfaction plus-que-réelle d’être physiquement et métaphysiquement bien baisée / Ceux qui savent qu’avec un tel corps on boit plus facilement qu’on ne baise mais  qu’est-ce qu’on sait au juste de ces choses-là non mais des fois / Celui qui a toujours estimé que les critères de gauche ou de droite lui allaient aussi difficilement qu’à Pétrarque ou Virgile ou Tchouang-tseu sans parler de Little Nemo / Celle qui suçait son pouce à lui pour s’endormir mais il faudrait un collège d’experts pour conclure à la pédophilie n’est-ce pas / Ceux qui retrouvent son évidence mystérieuse en revenant au Canal exutoire où ils lisent par exemple ceci : « Il est odieux que le monde appartienne aux virtuistes – à des dames aux ombrelles fanées par les climats qui indiquent ce qu’il faut faire ou ne pas faire -, car vertu, au premier sens, signifie courage. C’est le contraire du virtuisme. La vertu fume, crache, lance du foutre et assassine », ou ceci qu’ils entendent comme un ordre de marche permanent quoique secret : « L’homme-humain doit vivre seul et dans le froid : n’avoir qu’un lit – petit et de fer obscurci au vernis triste. – une chaise d’à côté, un tout petit pot à eau. Mais déjà ce domicile est attrayant ; il doit le fuir. À peine  rentré, il peut s’asseoir sur son lit. Mais, tout de suite, repartir. L’univers, de grands mâts, des démolitions à perte de vue, des usines et des villes qui n’existent pas puisqu’on s’en va, tout cela est à lui pour qu’il en fasse quelque chose dans l’œuvre qu’il ne doit jamais oublier de sa récupération », ou cela encore et enfin : « L’être ne peut se mouvoir sans illusion, mais il a cette secousse : il est de toute autre nature et il est éternel. Je crois même qu’une fille de basse-cour pense ça : tout d’un coup elle pense ça. Après elle oublie. Tous, du reste, continuellement, nous ne faisons qu’oublier », etc.

     

    CINGRIA5 (kuffer v1).jpg(Cette liste a été jetée ce matin tôt l'aube en prévision de l’établissement d’une livraison spéciale du journal Le Persil consacrée à Charles-Albert Cingria, aux bons soins de Daniel Vuataz et Marius Daniel Popescu.) 

  • Ceux qui se rappelleront

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    Celui qui se donne rendez-vous à point d'heures pour en finir une bonne fois / Celle qui va prendre l’air et l‘emporte ailleurs / Ceux qui n’ont plus personne qu’eux-mêmes / Celui qui a toute sa fin de vie devant lui / Celle qui se retrouve dans tous les personnages d’Une femme fuyant l’annonce de David Grossman / Ceux qui craignent moins la mort que le Wellness / Celui qui fait de l’ordre dans son antre afin qu’y souffle l’Esprit / Celle qui attend un nouveau livre qui l’aide à vivre genre Marc Levy en mieux si ça se trouve / Ceux qui ont encore des choses à dire même si tout le monde s’en fout / Celle qui savait tout Booz endormi par cœur à 13 ans et qui en a tout oublié à cause de ses insomnies / Ceux qui fuient  l’ombre de leur proie / Celui qui refuse de fuir faute de temps / Celle qui sent que tu vas t’en aller et fait comme si ça l’arrangeait / Ceux qui affirment qu’ils se retrouveront au ciel alors qu’ils ont choisi par testament de faire répandre leurs cendres au Jardin du souvenir où c’est le moins cher / Celui qui va de l’avant direction les falaises / Celle qui répond à Paul que la vie ne saurait se limiter à la marche en plaine même entre chrétiens convaincus / Ceux qui renoncent à la viande rouge sans motifs avouables / Celui qui fait un transfert sur la monitrice d’école du dimanche malgache / Celle que son amour des girafes ne cesse de faire regarder plus haut au Lyceum Club de sa bourgade / Ceux dont le corps est traversé par de légers vents / Celui qui ne fait que passer dans son enveloppe terrestre dit-il gravement à Jessica la poétesse à qui ça parle en profondeur lui répond-elle en attardant sa main sur sa noble épaule / Celle qui fait un strip à la fenêtre du 77e étage du Sheraton en espérant être remarquée de quelque commercial encore disponible à 23h.47 / Ceux qui reviennent vivants de Turquie mais se plaindront à l’Agence des cabinets de là-bas qu’on dit « à la française » / Celui qui a des assurances pour à peu près tout sauf imprévus qu’il a budgétisés comme tels / Celle qui aime donner le change en se faisant passer pour sa jumelle bègue / Ceux qui ne mangent pas les chats tigrés par principe écologique et religieux, etc.

    Image : Philip Seelen

  • Ceux qui décrochent

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    Celui qui se sent largué / Celle qui constate son inadéquation croissante au niveau de la fonctionnalité marchande de l’Entreprise / Ceux que la médiocrité radieuse insupporte /  Celui qui n’en peut plus d’avoir l’air content / Celle qui stresse pour rien mais quand même / Ceux que l’angoisse circonvient / Celui que l’enthousiasme forcé force à perdre le sien / Celle qui se débat contre Vii le démon aux paupières de plomb / Ceux qui se débattent contre ils ne savent trop quoi / Celui que la pensée de la mort revivifie / Celle qui n’en a qu’à la beauté de l’objet / Ceux que leur solitude protège / Celui qui cherche la vraie couleur des mots / Celle qui remonte le cours des années sans cesser de courir / Ceux qui écrivent à leur mère défunte qui reste aussi silencieuse qu’avant / Celui qui se retrouve devant le fleuve immobile  qui est peut-être un lac va savoir de toute façon c’est un rêve / Celle qui se prépare des souvenirs avec une attention renouvelée / Ceux qui distinguent nettement l’immensité des choses de leur énormité / Celui qui cherche vainement le charme de l’hôtel éponyme / Celle que déprime la vision des larves / Ceux qui se baignent à la source des larmes / Celui qui se contente de recevoir / Celle qui retourne les situations avec la même habile célérité qu’elle le fait de la crêpe Suzette / Ceux qui se retrouvent dans le champ de (mauvaises) mines / Celui qui sifflote dans le cimetière désaffecté où fleurit la rose bon marché / Celle qui sent son crâne sous sa perruque rose / Ceux qui ont pitié des rictus / Celui qui perce ton jeu en vidant son sac / Celle qui fait place nette dans le Tohu-Bohu parental / Ceux qui réparent les objets de première nécessité genre brosse à dents et cure-pipes / Celui qui coupe court au discours du brillant sophiste en lui désignant une miette sur sa moustache à la Clark Gable / Celle que le conformisme écoeurant du Nouvel Âge rend parfois méchante / Ceux qui te parlent de la culture comme d’un hobby et que tu finiras par baffer ça c sûr / Celui qui lit Chamfort pour stimuler son agressivité bonne / Celle qui lit entre les lignes de ta main / Ceux qui persistent et se signent / Celui qui traverse au rouge et se fait renverser par un camion et se retrouve au pavillon de traumatologie où il rencontre l’infirmier de sa vie comme quoi / Celle qui fait contre mauvaise fortune bon beurre / Ceux qui remontent la pente en nageant dans le sens contraire des aiguilles de la montre / Celui qui reprend le vélo à outrance / Celle qui se faufile dans la pénombre propice / Ceux qui s’interrogent sur la discontinuité ontologique consécutive à l’apparition de l’homme puis se rendorment tranquillement sur l’oreiller brodé par Maman Darwin / Celui qui affirme que la Nature a un sens en elle-même qu’il faut creuser au niveau du groupe / Celle qui adhère au Groupe de Conscience avec l’allant d’une ancienne majorette / ceux qui se lavent le cerveau dans la fontaine de jouvence / Celui qui se veut inatteignable tout en restant connecté 24/24 heures / Celle qui estime qu’il faut relire Lacan / Ceux qui estiment que le vêtement est la maison de la personne et autres crétineries / Celui qui se fait fort de relancer l’intensité communicationnelle au niveau de la cafète de l’Entreprise / Ceux qui estiment que l’univers des marques est le nouvel espace du Sacré et autres fadaises, etc.

    Image : Philip Seelen   

  • Des voix dans la nuit

     

    GrossmanD.jpgOn entre dans le dernier roman de David Grossman, Une femme fuyant l'annonce, comme dans un labyrinthe nocturne dans lequel s'entrecroisent les voix de trois jeunes gens menacés par la maladie et la guerre. Ces séquences d'une sorte de théâtre de la mémoire sont datées 1967, où apparaissent les protagonistes du roman: Ora, Avram et Ilan.

    Or, m'engageant dans cette lecture lente et fascinante par son imprégnation intime, je viens de retrouver cette lettre bouleversante adressée par l'écrivain à son fils défunt, tué en août 2006 sur le front de la sale guerre  au Liban.

     

    "Notre famille a perdu la guerre"

    par David Grossman

     

    Grossman5.JPGMon cher Uri,

     

    Voilà trois jours que presque chacune de nos pensées commence par une

    négation. Il ne viendra plus, nous ne parlerons plus, nous ne rirons plus.

    Il ne sera plus là, ce garçon au regard ironique et à l'extraordinaire sens

    de l'humour. Il ne sera plus là, le jeune homme à la sagesse bien plus

    profonde qu'elle ne l'est à cet âge, au sourire chaleureux, à l'appétit

    plein de santé. Elle ne sera plus, cette rare combinaison de détermination

    et de délicatesse. Absents désormais, son bon sens et son bon coeur.

     

    Nous n'aurons plus l'infinie tendresse d'Uri, et la tranquillité avec

    laquelle il apaisait toutes les tempêtes. Nous ne regarderons plus ensemble

    les Simpson ou Seinfeld, nous n'écouterons plus avec toi Johnny Cash et nous

    ne sentirons plus ton étreinte forte. Nous ne te verrons plus marcher et

    parler avec ton frère aîné Yonatan en gesticulant avec fougue, et nous ne te

    verrons plus embrasser ta petite soeur Ruti que tu aimais tant.

     

    Uri, mon amour, pendant toute ta brève existence, nous avons tous appris de

    toi. De ta force et de ta détermination à suivre ta voie, même sans

    possibilité de réussite. Nous avons suivi, stupéfaits, ta lutte pour être

    admis à la formation des chefs de char. Tu n'as pas cédé à l'avis de tes

    supérieurs, car tu savais pouvoir faire un bon chef et tu n'étais pas

    disposé à donner moins que ce dont tu étais capable. Et quand tu y es

    arrivé, j'ai pensé : voilà un garçon qui connaît de manière si simple et si

    lucide ses possibilités. Sans prétention, sans arrogance. Qui ne se laisse

    pas influencer par ce que les autres disent de lui. Qui trouve la force en

    lui-même.

     

    Depuis ton enfance, tu étais déjà comme ça. Tu vivais en harmonie avec

    toi-même et avec ceux qui t'entouraient. Tu savais quelle était ta place, tu

    étais conscient d'être aimé, tu connaissais tes limites et tes vertus. Et en

    vérité, après avoir fait plier toute l'armée et avoir été nommé chef de

    char, il est apparu clairement quel type de chef et d'homme tu étais. Et

    aujourd'hui, nous écoutons tes amis et tes soldats parler du chef et de

    l'ami, celui qui se levait le premier pour tout organiser et qui n'allait se

    coucher que quand les autres dormaient déjà.

     

    Et hier, à minuit, j'ai contemplé la maison, qui était plutôt en désordre

    après que des centaines de personnes étaient venues nous rendre visite pour

    nous consoler, et j'ai dit : il faudrait qu'Uri soit là pour nous aider à

    ranger.

     

    Tu étais le gauchiste de ton bataillon, mais tu étais respecté, parce que tu

    restais sur tes positions sans renoncer à aucun de tes devoirs militaires.

    Je me souviens que tu m'avais expliqué ta "politique des barrages

    militaires", parce que toi aussi, tu y avais passé pas mal de temps, sur ces

    barrages. Tu disais que s'il y avait un enfant dans la voiture que tu venais

    d'arrêter, tu cherchais avant tout à le tranquilliser et à le faire rire. Et

    tu te rappelais ce garçonnet plus ou moins de l'âge de Ruti, et la peur que

    tu lui faisais, et combien il te détestait, avec raison. Pourtant tu faisais

    ton possible pour lui rendre plus facile ce moment terrible, tout en

    accomplissant ton devoir, sans compromis.

     

    Quand tu es parti pour le Liban, ta mère a dit que la chose qu'elle

    redoutait le plus c'était ton "syndrome d'Elifelet". Nous avions très peur

    que, comme l'Elifelet de la chanson, tu te précipites au milieu de la

    mitraille pour sauver un blessé, que tu sois le premier à te porter

    volontaire pour le

    réapprovisionnement-des-munitions-épuisées-depuis-longtemps. Et que là-haut,

    au Liban, dans cette guerre si dure, tu ne te comportes comme tu l'avais

    fait toute ta vie, à la maison, à l'école et au service militaire, proposant

    de renoncer à une permission parce qu'un autre soldat en avait plus besoin

    que toi, ou parce que tel autre avait chez lui une situation plus difficile.

     

    Tu étais pour moi un fils et un ami. Et c'était la même chose pour ta maman.

    Notre âme est liée à la tienne. Tu vivais en paix avec toi-même, tu étais de

    ces personnes auprès de qui il fait bon être. Je ne suis même pas capable de

    dire à haute voix à quel point tu étais pour moi "quelqu'un avec qui courir"

    (titre d'un des derniers romans de ).

     

    Chaque fois que tu rentrais en permission, tu disais : viens, papa, qu'on

    parle. Habituellement, nous allions nous asseoir et discuter dans un

    restaurant. Tu me racontais tellement de choses, Uri, et j'étais fier

    d'avoir l'honneur d'être ton confident, que quelqu'un comme toi m'ait

    choisi.

     

    Je me souviens de ton incertitude, une fois, à l'idée de punir un soldat qui

    avait enfreint la discipline. Combien tu as souffert parce que cette

    décision allait mettre en rage ceux qui étaient sous tes ordres et les

    autres chefs, bien plus indulgents que toi devant certaines infractions.

    Punir ce soldat t'a effectivement coûté beaucoup du point de vue des

    rapports humains, mais cet épisode précis s'est ensuite transformé en l'une

    des histoires cardinales de l'ensemble du bataillon, établissant certaines

    normes de comportement et de respect des règles. Et lors de ta dernière

    permission, tu m'as raconté, avec une fierté timide, que le commandant du

    bataillon, pendant une conversation avec quelques officiers nouvellement

    arrivés, avait cité ta décision en exemple de comportement juste de la part

    d'un chef.

     

    Tu as illuminé notre vie, Uri. Ta mère et moi, nous t'avons élevé avec

    amour. C'était si facile de t'aimer de tout notre coeur, et je sais que toi

    aussi tu étais bien. Que ta courte vie a été belle. J'espère avoir été un

    père digne d'un fils tel que toi. Mais je sais qu'être le fils de Michal

    l'épouse de veut dire grandir avec une générosité, une grâce et un amour

    infini, et tu as reçu tout cela. Tu l'as reçu en abondance et tu as su

    l'apprécier, tu as su remercier, et rien de ce que tu as reçu n'était un dû

    à tes yeux.

     

    En ces moments, je ne dirai rien de la guerre dans laquelle tu as été tué.

    Nous, notre famille, nous l'avons déjà perdue. Israël, à présent, va faire

    son examen de conscience, et nous nous renfermerons dans notre douleur,

    entourés de nos bons amis, abrités par l'amour immense de tant de gens que

    pour la plupart nous ne connaissons pas, et que je remercie pour leur

    soutien illimité.

     

    Je voudrais tant que nous sachions nous donner les uns aux autres cet amour

    et cette solidarité à d'autres moments aussi. Telle est peut-être notre

    ressource nationale la plus particulière. C'est là notre grande richesse

    naturelle. Je voudrais tant que nous puissions nous montrer plus sensibles

    les uns envers les autres. Que nous puissions nous délivrer de la violence

    et de l'inimitié qui se sont infiltrées si profondément dans tous les

    aspects de nos vies. Que nous sachions nous raviser et nous sauver

    maintenant, juste au dernier moment, car des temps très durs nous attendent.

     

    Je voudrais dire encore quelques mots. Uri était un garçon très israélien.

    Son nom même est très israélien et hébreu. Uri était un condensé de

    l'israélianité telle que j'aimerais la voir. Celle qui est désormais presque

    oubliée. Qui est souvent considérée comme une sorte de curiosité.

     

    Parfois, en le regardant, je pensais que c'était un jeune homme un peu

    anachronique. Lui, Yonatan et Ruti. Des enfants des années 1950. Uri, avec

    son honnêteté totale et sa façon d'assumer la responsabilité de tout ce qui

    se passait autour de lui. Uri, toujours "en première ligne", sur qui on

    pouvait compter. Uri avec sa profonde sensibilité envers toutes les

    souffrances, tous les torts. Et capable de compassion. Ce mot me faisait

    penser à lui chaque fois qu'il me venait à l'esprit.

     

    C'était un garçon qui avait des valeurs, terme tant galvaudé et tourné en

    dérision ces dernières années. Car dans notre monde dément, cruel et

    cynique, il n'est pas "cool" d'avoir des valeurs. Ou d'être humaniste. Ou

    sensible à la détresse d'autrui, même si autrui est ton ennemi sur le champ

    de bataille.

     

    Mais j'ai appris d'Uri que l'on peut et l'on doit être tout cela à la fois.

    Que nous devons certes nous défendre. Mais ceci dans les deux sens :

    défendre nos vies, mais aussi s'obstiner à protéger notre âme, s'obstiner à

    la préserver de la tentation de la force et des pensées simplistes, de la

    défiguration du cynisme, de la contamination du coeur et du mépris de

    l'individu qui sont la vraie, grande malédiction de ceux qui vivent dans une

    zone de tragédie comme la nôtre.

     

    Uri avait simplement le courage d'être lui-même, toujours, quelle que soit

    la situation, de trouver sa voix précise en tout ce qu'il disait et faisait,

    et c'est ce qui le protégeait de la contamination, de la défiguration et de

    la dégradation de l'âme.

     

    Uri était aussi un garçon amusant, d'une drôlerie et d'une sagacité

    incroyables, et il est impossible de parler de lui sans raconter certaines

    de ses "trouvailles". Par exemple, quand il avait 13 ans, je lui dis :

    imagine que toi et tes enfants puissiez un jour aller dans l'espace comme

    aujourd'hui nous allons en Europe. Il me répondit en souriant : "L'espace ne

    m'attire pas tellement, on trouve tout sur la Terre."

     

    Une autre fois, en voiture, Michal et moi parlions d'un nouveau livre qui

    avait suscité un grand intérêt et nous citions des écrivains et des

    critiques. Uri, qui devait avoir neuf ans, nous interpella de la banquette

    arrière : "Eh les élitistes, je vous prie de noter que vous avez derrière

    vous un simplet qui ne comprend rien à ce que vous dites !"

     

    Ou par exemple, Uri qui aimait beaucoup les figues, tenant une figue sèche à

    la main : "Dis papa, les figues sèches c'est celles qui ont commis un péché

    dans leur vie antérieure ?"

     

    Ou encore, une fois que j'hésitais à accepter une invitation au Japon :

    "Comment pourrais-tu refuser ? Tu sais ce que ça veut dire d'habiter le seul

    pays où il n'y a pas de touristes japonais ?"

     

    Chers amis, dans la nuit de samedi à dimanche à trois heures moins vingt, on

    a sonné à notre porte et dans l'interphone et un officier s'est annoncé. Je

    suis allé ouvrir et j'ai pensé ça y est : la vie est finie.

     

    Mais cinq heures après, quand Michal et moi sommes rentrés dans la chambre

    de Ruti et l'avons réveillée pour lui donner la terrible nouvelle, Ruti,

    après les premières larmes, a dit : "Mais nous vivrons n'est-ce pas ? Nous

    vivrons et nous nous promènerons comme avant. Je veux continuer à chanter

    dans la chorale, à rire comme toujours, à apprendre à jouer de la guitare."

    Nous l'avons étreinte et nous lui avons dit que nous allions vivre et Ruti a

    dit aussi : "Quel trio extraordinaire nous étions Yonatan, Uri et moi."

     

    Et c'est vrai que vous êtes extraordinaires. Yonatan, toi et Uri vous

    n'étiez pas seulement frères, mais amis de coeur et d'âme. Vous aviez un

    monde à vous, un langage à vous et un humour à vous. Ruti, Uri t'aimait de

    toute son âme. Avec quelle tendresse il s'adressait à toi. Je me rappelle

    son dernier coup de téléphone, après avoir exprimé son bonheur qu'un

    cessez-le-feu ait été proclamé par l'ONU, il a insisté pour te parler. Et tu

    as pleuré, après. Comme si tu savais déjà.

     

    Notre vie n'est pas finie. Nous avons seulement subi un coup très dur. Nous

    trouverons la force pour le supporter, en nous-mêmes, dans le fait d'être

    ensemble, moi, Michal et nos enfants et aussi le grand-père et les

    grands-mères qui aimaient Uri de tout leur coeur - ils l'appelaient Neshumeh

    (ma petite âme) - et les oncles, tantes et cousins, et ses nombreux amis de

    l'école et de l'armée qui nous suivent avec appréhension et affection.

     

    Et nous trouverons la force aussi dans Uri. Il possédait des forces qui nous

    suffiront pour de nombreuses années. La lumière qu'il projetait - de vie, de

    vigueur, d'innocence et d'amour - était si intense qu'elle continuera à nous

    éclairer même après que l'astre qui la produisait s'est éteint. Notre amour,

    nous avons eu le grand privilège d'être avec toi, merci pour chaque moment

    où tu as été avec nous.

     

    Papa, maman, Yonatan et Ruti.

     

     

    Auteur d'une douzaine de romans traduits dans le monde entier, David

    Grossman est l'une des figures les plus marquantes de la littérature

    israélienne.

     

    Né à Jérusalem en 1954, David Grossman s'est rendu célèbre avec sa première oeuvre, Le Vent jaune, dans laquelle il décrivait les souffrances imposées par l'occupation militaire israélienne aux Palestiniens.

    Quelques jours avant la mort de son fils, il avait lancé, avec les écrivains Amos Oz et A. B. Yehoshua, d'abord dans une tribune publiée par Haaretz,puis lors d'une conférence de presse, un appel au gouvernement israélien pour qu'il mette fin aux opérations militaires au Liban. Les trois hommes de lettres, considérés comme proches du "camp de la paix", avaient soutenu la riposte à l'attaque du Hezbollah, mais estimaient inutile l'extension de l'offensive décidée le 9 août.

     

    Principaux ouvrages de David Grossman en français (tous publiés au Seuil) : J'écoute mon corps (2005) ; L'Enfant zigzag (2004) ; Quelqu'un avec qui courir (2003) ; Chroniques d'une paix différée (avec Jean-Luc Allouche, 2003) ; Tu seras mon couteau (2000) ; Voir ci-dessous amour (1991) ; Le Vent jaune (1988).