UA-71569690-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

  • Baleine au bord du ciel

    dd30ce2d63f464ff2146f2fbef9e1d39.jpgLecture en chemin. A Chamonix, ce jour-là, en lisant Baleine de Paul Gadenne

    L’air avait une acuité de cristal, ce matin sur les crêtes dominant la vallée de Chamonix, mille mètres plus bas, face au Mont-Blanc dont la calotte étincelait sous le premiers rayons, et je me suis dit que non : que la première métaphore de Baleine ne collait pas, quand l’un parle d’une carrière de marbre à propos de l’animal échoué sur le rivage, et qu’un autre ensuite le compare à une montagne de neige ; mais non, le Mont-Blanc n’a rien d’une baleine échouée au bord du ciel, me disais-je en visant le cairn du col du Brévent, et d’ailleurs j’avais pris le petit livre dans mon sac avec l’intention d’en achever la lecture quelque part sur ces hauts gazons exhalant les parfums d’orchis et de gentiane, et c’était cela même me disais-je : l’odeur de la baleine change tout lorsque Pierre et Odile s’en approchent.

    °°°

    littératureC’est le miracle de la lecture que de se faire de nouveaux amis en moins de deux, ou de se rappeler, soudain, ceux qu’on avait oubliés. Car je connaissais Pierre et Odile depuis de longues années, pour avoir déjà lu Baleine, cette nouvelle de Paul Gadenne comptant à peine trente pages, rééditée il y a quelque temps par Hubert Nyssen et que j’ai relue avec l’impression de la redécouvrir plus physiquement que la première fois, par le seul fait qu’on ne lit pas, à la soixantaine, un texte évoquant la mort comme on le lit à vingt ans. De fait Baleine, décrivant le cadavre d’une baleine en train de se décomposer sur une grève, est plus qu’un texte symbolique : une espèce de poème métaphysique que vivent deux jeunes gens élégants, juste un peu moins frivoles que les autres, Pierre et Odile qui étaient donc avec moi cet après-midi dans les rhododendrons des abords du refuge Bel-Lachat quand j’ai ressorti l’opuscule.

    °°°

    La prose de Gadenne est d’une beauté de parfaite économie. Sa façon de décrire la féerique bidoche du cétacé aux soieries pourrissantes nous trouble et nous enchante à la fois, comme fascinés par cette grosse fleur puante, mais non pas fleur: animale créature à laquelle nous nous identifions Dieu sait pourquoi, à croire que la baleine nous rappelle notre mère ou des voyages antérieurs, peu importe – cette façon légère et fulgurante me semble la littérature même, qui ramasse en quelque pages toutes nos questions et tous nos vertiges, l’horreur et la splendeur.
    Mais bougre que cette descente du Brévent est claquante ! Et comme il fait bon alors se tremper dans le torrent glacial qui serpente, de l’autre côté de la vallée, au pied des Drus. C’est là que, dans le sable blanc, j’ai fini Baleine, tandis que les hélicos tournaient à n’en plus finir dans les parages des Drus, du Requin ou du Caïman, peut-être du Fou ? Dans la foulée, j’ai pensé qu’il était significatif qu’un requin échoué sur un rivage ne puisse dégager la moindre pensée lyrique ou philosophique, pas plus qu’un Caïman d’ailleurs, pour ne pas quitter la formidable nomenclature des Aiguilles de Chamonix…

    °°°

    cba79b5ea17b5c0c56e9ae8a05aa08a0.jpgTandis qu’une baleine contient le monde et en décline tous les aspects. Moby Dick, évidemment présent en filigrane de la nouvelle de Gadenne, fut une montagne blanche et un monstre biblique, mais je me rappelle soudain qu’aucun de nos écrivain alpins n’a produit trente pages de cette densité qui puissent suggérer des montagnes ce que certains peintres en revanche ont saisi, le mystère, l’odeur de la vie et de la mort, ce contraste de notre légèreté et du poids des choses, la chair d’un chamois qui se décompose dans un pierrier et la grâce d’un enfant sautant de pierre en pierre, le ciel d’été roulant ses myriades de saphirs au-dessus des parois lugubres, tout ce chaos, et là-haut ces papillons multicolores des parapentes, et sur le sable blanc du torrent aux eaux laiteuses: ce lecteur divaguant…

    Paul Gadenne, Baleine. 150e numéro de la collection Un endroit où aller. Actes Sud, 38 p.

    Images: Aquarelle de Turner, Paul Gadenne, aquarelle de Samivel.



     

  • Ceux qui s'occupent

    Panopticon1111 (kuffer v1).jpg

    Celui qui sourit à celle qui le félicite d’écrire parce que ça au moins ça occupe / Celle qui estime que l’art est un super hobby / Ceux qui ont vraiment tout dans leur villa Regina y compris un coin bar-bibliothèque avec tous les livres de Bocuse et autres Reader’s Digest / Celui qui a toujours pensé que les artistes étaient des improductifs / Celle qui dit qu’elle lira quand elle saura plus quoi faire / Ceux qui pensent d’abord jardinage et bricolage / Celui qui ayant vu l’Afrique estime avoir tout vu / Celle dont le prochain Défi Budget sera un jacuzzi / Ceux qui ont un home-trainer à stéréo intégrée pour leur doberman Dolfi / Celui qui pense en marche sans avancer / Celle qui est sûre que son neveu Fernand est entré en fac de lettres à cause de ses penchants / Ceux pour lesquels un immeuble habité par une famille de couleur est à surveiller / Celle qui remercie par écrit l’auteur d’En avant la vie pour ce livre positif en lequel se reconnaissent les retraités belges / Ceux qui ont des enfants néonazis alors qu’ils ont lu tout Marx et même Engels en allemand / Celui qui rappelle aux étudiants théâtreux qu’on ne fait pas d’Hamlet sans casser des œufs / Celle qui a renoncé au péché sans peine vu que ça l’a toujours barbé / Ceux qui se retrouvent chez les couple échangiste avec leurs collections de coquillages respectives / Celui qui préfère les gens à leurs idées / Celle qui lisait jadis Husserl en v.o. mais ça fait déjà des années / Ceux qui ont toujours brillé au jeu de Lego / Celui qui lit toujours un peu de Duras après un coït satisfaisant son Ego / Celle qui fume le cigare en se rappelant ses années Bashung / Ceux qui parquent ostensiblement sur la case réservée du médecin nigérian qui se prend pour qui avec sa BMW / Celui qui est Congolais et s’est permis d’écrire un bouquin sur Le Caravage non mais que fait le Front Multinational ? / Celle qui affirme que de toute façon les critiques sont payés et même assez cher s’ils disent ce qu’ils pensent / Ceux qui estiment que trois semaines au camping Les Flots Bleus du Lavandou suffisent à comprendre que la mentalité française c’est la mentalité française / Celui qui prétend que Bob Dylan avait des ressources de tapisser décorateur avant de se laisser détourner dans la chanson par une équipe de drogués / Celle qui est tellement barjo qu’elle se passe des chants grégoriens pour se déstresser sous son masque de laitues / Ceux qui s’occupent à ne rien faire que des listes de commissions, etc.

    Image : Philip Seelen

  • Pasticcio familial

    STanette.jpeg

    Le premier roman de Sylvie Tanette, Amalia Albanesi, est un vrai régal.

    Nous nous prenons parfois de bec, à la Radio romande, avec Sylvie Tanette, pour cause de «chacun ses goûts». Or, passant de l’explication critique à l’implication romanesque, notre consœur réussit sa mue dans un récit fluide et sensible, subtilement construit. La narratrice est une quadra comme l’auteur, mais peintre, épouse d’un Viking prénommé Jon et mère d’un jeune Téo de 8 ans, que sa prof a sommé d’établir sa généalogie familiale. La chose se fait au téléphone: avec la mère qui évoque sa propre mère, Luna la femme de l’ouvrier anarchiste Elias, et sa grand-mère, l’indomptable Amalia, magnifique femme courage des Pouilles qui n’en fait qu’à sa tête de bourrique. Amalia quitte ainsi la terre rouge et ingrate des siens pour suivre un beau grand diable, lequel l’abandonnera à Alexandrie pour rallier la Révolution bolchevique… avant que leur fille Luna, nouveau crève-cœur, tâte elle-même de la guerre d’Espagne avec son anar juif rejeté par Amalia!

     Ressusciter, avec une belle fraîcheur apparente, des personnages plus ou moins oubliés du roman familial, les faire revivre dans leur milieu social et naturel, que Sylvie Tanette connaît comme sa poche, et les réinscrire dans l’Histoire avec une grande hache, laquelle provoqua notamment la déportation d’Elias, et son retour bouleversant: tel est le défi et telle est la réussite de ce livre modulé comme un conversation vive, libre et néanmoins tenue à fines brides.

     

    Sylvie Tanette. Amalia Albanesi. Mercure de France, 136p.

  • Ceux qui ont plein d'amis

    IMG_1769.JPG
     

    Celui qui aime bien l’amitié et la châtie bien pour cela même / Celle qui détecte ses futurs vrais amis en un quart de seconde / Ceux qui font l’amitié comme d’autres font la gueule / Celui que stimule le pessimisme de son ami commissaire de la criminelle / Celle qu’a adoptée la cuisinière extra de son amie / Ceux qui s’impatientent de se retrouver dans cette maison dont le climat leur ressemble / Celui qui découvre que son prétendu ami calculait ce qu'il lui rapportait / Celle qui observe ceux qui manipulent celui qu’elle aime / Ceux qui s’éloignent ensemble des faux culs / Celui qui peint des citrons dans le jardin de ses amis du Frioul / Celle qui se prélasse dans le lit nuptial de ses amis Barker / Ceux qui se retrouvent vingt-cinq ans après aux îles Lofoten où ils avaient pratiqué l’échangisme sans s’en rendre compte / Celui qui a été touché par l’amicale intransigeance avec laquelle son ami Jack parle de son couple dans son roman à clefs / Celle qui a redécouvert son conjoint dans le film de son ami Kaurismäki / Ceux qui ont fait le vide autour d’eux pour ne garder qu’une paire d’amis infréquentables mais sincères / Celui qui n’a plus que des amis homos et noirs / Celle qui préfère les otaries / Ceux qui prétendent avoir 376 amis dans le comté d’Altamont ce qui fait moins que mon compte sur Facebook / Celui qui fait lire à tout le monde le journal intime de celui qu’il disait son ami et qu’il a photocopié pendant son séjour de l’été dernier à la Résidence / Celle qui ne supporte plus les allusions mesquines de ses prétendues amies du Groupe Poterie de la paroisse de Champel / Ceux qui aiment leur amitié sans se demander pourquoi, etc.

    Image: les amis amants de  Mario del Sarto, à Carrare.

  • La patte d'un Maître

    Titien.jpeg

    Dans Le Turquetto, Metin Arditi revisite la Venise du Titien dans la foulée d'un autre peintre de génie...

    Le dernier roman de Metin Arditi s’ouvre sur un scoop, comme on dit en jargon médiatique. À savoir que L’Homme au gant, tableau fameux du Titien devant lequel on se prosterne au Louvre, serait d’une autre main que celle du grand peintre vénitien du XVIe siècle. Une analyse scientifique de la signature de  l’oeuvre, prêtée au Musée d’art et d’Histoire de Genève, en 2001, permettrait en effet d’émettre l’hypothèse que le tableau «n’est pas de la main du Titien».

    Or qui oserait douter du sérieux de Genève, alors que la cité du peu badin Calvin est (notamment) le siège mondial  des affaires du  richissime  Metin Arditi, par ailleurs professeur de science dure, ferré en génie atomique ? Qui oserait prétendre qu’un ingénieur titré, doublé d’un notable respecté,  Président de l’Orchestre de la Suisse romande et mécène courtisé, nous balance comme ça de l’info qui soit de l’intox ?

    À vrai dire le doute vient d’ailleurs: et d’abord du fait qu’il y a plus de vérités vraies, dans le nouveau roman de l’écrivain Metin Arditi, homme-orchestre s’il en est, que dans tous ses livres précédents, à commencer par le dernier paru en 2009, Loin des bras, tout autobiographique qu’il fût, mais manquant peut-être de mentir-vrai.

     

    Se non è vero...

    Fondé sur une conjecture infime - l’initiale d’une signature douteuse -, Le Turquetto déploie en fait, au fil d’une marqueterie narrative chatoyante, le roman de celui qui aurait pu être aussi grand que Titien, voire plus grand dans la fusion du dessin et de la couleur, mais que les vicissitudes de son époque  auraient condamné à l’oubli après la destruction de son oeuvre par le feu de l’Inquisition.

    Metin Arditi, originaire lui-même de Constantinople, y fait naître un garçon  follement doué pour le dessin,  Juif de naissance qui inquiète son pauvre père en suivant les leçons de calligraphie d’un sage musulman, lequel lui reproche à son tour de préférer le portrait profane  à la seule lettre sacrée.

    Débarqué à Venise sous un nom grec après la mort de son père, surnommé «il Turquetto», Elie Soriano deviendra le meilleur élève du Maître (alias le Titien) qu’il surpassera même peut-être, notamment dans une Cène géniale détruite, comme tous ses tableaux, après que ses ennemis ont percé ses origines infâmes. Etre Juif  et se faire passer pour chrétien est en effet passible de mort en ce temps-là. Au demeurant, le Turquetto assume son origine après s’être peint sous les traits de Judas, et   s’il échappe finalement à l’Inquisiteur corrompu , c’est grâce à un nonce également dégoûté par une Eglise trahissant l’Evangile...

    «Se non è vero è ben trovato», dit-on dans la langue de Dante pour reconnaître qu’un mensonge, ou disons plus gentiment une affabulation, peut être plus vrai que ce qu’on appelle la vérité. Et d’ailleurs quelle vérité ?

    C’est une des questions essentielles que pose Il Turquetto, passionnante variation romanesque sur les acceptions de la vérité: vérité de nos origines peut-être incertaines, vérité des valeurs que nous croyons absolues, vérité de l’art qui dépend si souvent de conditions sociales ou économiques données - les aperçus du roman sur les Confrèries vénitiennes sont captivants - , vérité de la religion  qui prétend exclure  toutes les autres.

    Metin Arditi a sûrement mis énormément de son savoir et de sa grande expérience existentielle  dans ce roman par ailleurs foisonnant, sensible et sensuel, plein d’indulgence pour les êtres et d’humour aussi,  qui est autant celui d’un connaisseur de l’art  que d’un amoureux de la vie et, pour tout ce qui touche, aujourd’hui, au retour des obscurantismes, d’un humaniste  ouvert  aux sources d’une vérité aux multiples visages.  

    Metin Arditi. Le Turquetto, Actes Sud, 236p.

     

  • Amarcord à Venise




    À Venise la culture est pour ainsi dire naturelle. La ville est un tel artifice poétique qu’on en oublie les processions moutonnières. Il m’apparaît aujourd’hui qu’il n’y a rien à visiter, à Venise, que Venise. Tout à l’heure nous irons à l’Accademia dire bonjour aux courtisanes de Carpaccio comme à des cousines, et saluerons amicalement Giorgione en passant, mais à l’instant c’est n’importe où que Venise nous atteint, et plus encore dans les arrière-cours qu’aux lieux d’affluence.

    L’Italie populaire et lyrique que nous aimons est filtrée, dans Amarcord de Fellini, avec un génie qu’elle a inspiré et qui se continue tous les jours au naturel, comme cela nous est apparu ce soir, en sortant du cinéma pour déboucher sur un canal.

    Nous étions encore, après le mariage de la Gradisca, tout bourdonnants de la musique de Nino Rota dont l’accordéon n’en finit pas de chalouper, et voici que le générique avait défilé et que, sous le charme encore, un peu titubants, nous passions la porte du cinéma pour nous retrouver dans l’air chargé de senteurs de mer et de gazole – et là-bas, sur les eaux moirées, une gondole s’en allait avec son accordéoniste et sa romance à épisodes...