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  • Ceux qui sont dans la cible

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    Celui qui se dit le challenger potentiel du Cavaliere en matière de perfos sexos / Celle qui en veut tant qu’elle fait bunga bunga au dam de la Mamma / Ceux qui capotent à la finale de San Remo mais resteront partenaires avec l’Acqua Lilia aux effets possiblement diurétiques/ Celui que son père produc de gauche a fait exploser comme fils de pub de centre droite sur la Chaîne qui gagne / Celle qui le déshéritera si son fils faillit dans le feuilleton familial de la Chaîne qui unit / Ceux qui se déchirent sur l’Île des Fameux qui cartonne sur la Chaîne qui fait rêver / Celui qui est de tous les concours les plus débiles de la Chaîne qui abrutit / Celle qui bat le record de la stupidité médiatique assistée sur la Chaîne qui avilit / Celui qui reste le First Blaireau du Prime Time de la chaîne autrichienne sur quoi tu zappes quand la Chaîne italienne te fait trop gerber / Celle qui apprécie le vice champion du vice-champion et le dit à l’émission Questions pour un Vice-Champion rachetée par la deuxième chaîne roumaine / Ceux qui dorment habillés devant les shows dénudés de la télé griffée Hurlu Berlu / Celui qui a oublié ses capotes à télé / Celle qui te regarde jeter cette liste sur la nappe de papier de la trattoria dite La Selva, dans ce bourg toscan où la télé n’est pas de mise mais où dîne parfois quelque tueur potentiel venu prendre les eaux du nom de Virgil / Ceux qui apprécient la compagnie des tueurs de série B / Celui qui a toujours eu à cœur de montrer le plus mauvais exemple à son fils Little Kid dit aussi Giocatolo d’Amor et qui s’en trouve en effet aguerri à l’âge de sept ans / Celle que le mauvais garçon lettré flatte en lui disait qu’elle a l’air d’un Rubens avant d’en faire un écorché genre Soutine / Ceux qui allument un Krumm dans la poudrière balkanique en regardant le nouveau Boss d’un air de défi / Celui qui voit le bas de soie de Livia filer du mauvais coton / Celle dont la mèche visible annonce la suspension des explosions / Ceux qui ne laisseront jamais la femme romaine investir le Janicule / Celui qui a su résister aux séquences de comédie à l’italienne qui euussent pu plomber les débuts de son ménage d’assez longue durée où l’on ne s’est jamais embêté pour autant genre mariage suisse à napperons / Celle qui se commande un grand dessert dans le petit restau désert donnant sur l’Arno marneux / Ceux qui mendient dignement place de la Seigneurie, dans l’Italie d’un forban, etc.
    Image: Philip Seelen

  • Charles-Albert bleu et or


    littérature

     

    Tout nouveau tout bleu: le premier volume de la nouvelle édition des Oeuvres Complètes de Charles-Albert Cingria vient de paraître à L'Age d'Homme.

    Après l'édition chronologique initiale, voici donc une édition "polyphonique", redistribuant l'oeuvre par genres et par thèmes, comme une espèce de suite musicale.  Ouverture / Fuites et poursuites / Explorations / Regard / Atelier: telle est la première déclinaison des textes regroupés, auxquels s'ajoute un important appareil critique, absent de la première édition. Grâce aux notes en bas de pages, point trop pléthoriques, c'est une nouvelle lecture, à proprement parler, qui nous est offert, alors que le gros des notes est renvoyé en fin de volume. Ce premier de sept tomes paraît sous le titre de Récits, itimnéraires et lieux dits. Son avant-propos, joliment ciselé dans l'esprit de Charles-Albert, est signé Michel Delon. Son introduction a été confiée aux soins de Doris Jakubec, qui fut de la première diligente équipe de pionniers conduits par Pierre-Olivier Walzer. Je reviendrai surabondamment sur cet événement éditorial à résonances cosmiques...  

    «Etonnez-vous donc de ce soleil avant d'en réclamer un autre; mais étonnez-vous aussi de la vie, de cette vie, de la vôtre. Des miracles, vous en avez tout le temps», écrivait Charles-Albert Cingria.

    Miracle d'aujourd'hui ou de demain: «Je me réjouis, demain, parce que c'est dimanche.»

    Miracle de n'importe quel lieu: «Il y a une prairie avec des bambous. L'herbe est courte, jaune, trouée par des footballs d'enfants. Des merles, à l'encre, y dessinent leur opulence bombée.»

    Miracle des dons de la terre et du travail humain. «Le vin, c'est quelque chose d'arabe et d'immatériel d'abord.»

    Miracle de la plus simple apparition: «Dans ce chaland, à l'arrière, il y a un solennel géranium. C'est tout: c'est prodigieux.» Ou s'agissant d'un être dégageant toute sa puissance d'être: «Un archange est là, perdu dans une brasserie.»

    Miracle premier de notre présence au monde et qu'il y ait quelque chose plutôt que rien: «La modestie devant Dieu est une prière. Je me sens si lourd que je n'ose articuler. C'est dans cet état qu'il faut être. Divinement neuf et calme, comme une pêche en juillet dans la nuit d'un verger qu'aucun vent ne remue.»


    Par miracle, Cingria désignait d'abord «cela simplement qui existe», dont il parlait comme personne. L'étonnement lui était naturellement chevillé au corps et plus encore à l'âme, et l'écriture en procédait comme une musique très spontanée et très savante à la fois. Il évoquait lui-même «le sens d'illumination continuelle» qui constituait sa «façon de procéder dans la mise au net de n'importe quel problème». Sur le même sujet de l'étonnement primordial et communicatif de celui que ses amis ou ses fervents lecteurs d'aujourd'hui appellent familièrement Charles-Albert (comme Rousseau est dit Jean-Jacques), Pierre-Olivier Walzer, l'un des plus anciens et tenaces défenseurs de son oeuvre (dont il dirigea l'édition complète en dix-huit forts volumes, à L'Age d'Homme), notait: «Lire Cingria, c'est peut-être d'abord se donner le plaisir de se laisser surprendre, et il faut reconnaître que peu d'écrivains répondent à cette attente avec autant de prodigalité. C'est le souverain du caprice, le maître de la surprise.»


    Pour lire Charles-Albert Cingria 

    Charles-Albert Cingria, La Grande Ourse, Gallimard, 90 pp.

    Erudition et liberté, Gallimard, 502 pp.
    Charles-Albert Cingria, OEuvres complètes + Correspondance générale, L'Age d'Homme, 17 volumes.

    Charles-Albert Cingria, Oeuvres complètes, nouvelle éldition critique. L'Age d'Homme, 7 vol. à paraître.

     

    Anthologies et éditions de poche:

    Charles-Albert Cingria, La fourmi rouge et autres textes, préfacé par Pierre-Olivier Walzer. L'Age d'Homme, Poche suisse, No 1.
    Charles-Albert Cingria, Florides helvètes. L'Age d'Homme, Poche Suisse, No 24.
    Charles-Albert Cingria, choix de textes préfacé par Jean-Louis Kuffer. L'Escampette.
    Charles-Albert Cingria, Le vérificateur des eaux. Choix de textes préfacé par Yves Scheller. La Différence. Charles-Albert Cingria, La reine Berthe. L'Age d'Homme. Poche suisse, No 115.
    Charles-Albert Cingria, Portraits. L'Age d'Homme. Poche suisse, No 135.
    Charles-Albert Cingria. Les autobiograpies de Brunon Pomposo. Postface de Ferenc Racoczy. L'Age d'Homme. Poche Suisse, No 157.

  • Cingria ou le chant du monde

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    Célébration de Charle-Albert

    Cinquante ans et des poussières après sa mort, Charles-Albert Cingria (1883-1954) que ses mille inconditionnels (chiffre rond et renouvelable, mais guère extensible) surnomment familièrement Charles-Albert, continue de vivre à travers son verbe de cristal, et de mieux en mieux à ce qu’il semble, alors que tant de ses pairs naguère glorieux soupirent au Purgatoire des lettres.

    Cingria7.JPGCharles-Albert écrivait tel jour d’Ouchy, et c’était hier ou ce matin : « Il y a une prairie, avec des bambous. L’herbe est courte, jaune, trouée par des footballs d’enfants. Des merles, à l’encre, y dessinent leur opulence bombée ». Ou bien il notait, en sortant de son logis de la rue Bonaparte, « l’or est tiède sur les façades », ou roulant sur sa bicyclette, « le bitume est exquis », ou cheminant en campagne, « l’herbe est divinement tendre ». Jean Paulhan, qui le défendait contre les pontifes pincés de la NRF (Gide en tête), releva qu’il savait dire « il pleut » comme personne et, des grands événements de ce monde, se « foutait complètement », étant entendu que « le signe du grand écrivain , c’est qu’il peut dire avec naturel les choses les plus simples du monde ». Et de fait, nul ne célébrait mieux que Charles-Albert « cela simplement qui existe », promeneur émerveillé des villes (Lausanne qu’il a décrit plus génialement que quiconque, Fribourg dont il a modulé les musiques, Paris à l’infini ou San Gimignano dans une lettre de nomade rimbaldien de vingt ans : « Cette ville avec ses quatorze tours s’élevant d’un pâté de maisons ressemble à une vieil orgue de bois ») mais aussi des campagnes qu’il sillonnait à vélo, nanti de sa petite valise de cuir bouilli et ralliant la prochaine étape où il payait ses hôtes (il avait par toute l’Europe des cercles s’ignorant les uns les autres qui le recevaient) de ses propos d’incomparable conteur, avant de franchir une nouvelle « frontière de rossignols » pour faire halte dans telle buvette ou se réfugier dans telle bibliothèque, entre Saint-Gall et Salamanque, où il enrichissait ses manuscrits enluminés de joyeux érudit ès histoire ou musicologie médiévale.

    Dans le sillage de Charles-Albert - né plutôt à l’aise dans une famille composite de Genève (Franco-levantin par son père et Polonais par sa mère), passé par le collège de Saint-Maurice, diplômé de rien mais sachant tout, entré en littérature avec son frère Alexandre le peintre verrier et Ramuz, Gilliard et autres compères des Cahiers vaudois -, toute une rumeur complaisante, cousue d’anecdotes, faisait de lui un pitre raté aux yeux des gens comme il faut, alors qu’une légende dorée se tissait à la fois par la vertu de ses écrits et de la reconnaissance des meilleurs, de son vivant Claudel ou Cocteau, Dubuffet, Jouhandeau, Ramuz, Stravinsky, Etiemble, après sa mort Philippe Jaccottet ou Jean Starobinski, enfin (et surtout) les Jacques, Réda et Chessex, lequel lui consacra la première introduction aux « Poètes d’aujourd’hui » de Seghers.

    Dans une société cultivée que le tournis médiatique n’avait pas encore écervelée, la qualité d’un génie aussi peu « visible » que celui de Cingria, qui ne se manifestait ni par le roman ni par le théâtre, mais par quelques livres surfins ou savants et, bien plus, par une myriade de textes éparpillés entre revues et journaux grands ou petits, se distinguait encore par la découpe et la musicalité d’un style sans pareil, mais il aura fallu la première édition des Oeuvres complètes en dix-huit volumes, établie par quelques saintes personnes (une Gisèle Peyron, cantatrice épouse d’un hiérarque de l’Armée du salut, et Pierre-Olivier Walser l’infatigable pèlerin, notamment) pour en évaluer l’ampleur et l’inaltérable tenue, la profondeur de vue et l’allégresse. Ainsi ce dandy ruiné, ce zéro social, ce paria bedaineux, ce bateau ivre monté sur roues aura-t-il accompli dans la dèche quotidienne et l’humiliation, la pauvreté croissante et mille maux dont jamais il ne se plaint, ce Chef-d’œuvre de savoir subtil et d’improvisation jaillissante. Michel Butor le dit bien : « le sourcier des miracles ».

    Cingria130001.JPGEt ce miracle de plus : près de 500 pages d’hommages et de témoignages repris d’un peu partout, de récits et de pages inédites de Charles-Albert lui-même, ou d’études nouvelles attestant la relance de l’intérêt qu’il suscite, réunis par le jeune Alain Corbellari et toute une vibrante et sagace équipe de zélateurs dont Maryke de Courten est la doyenne avisée (elle souligne dans le Dossier H « la constance d’une philosophie ou l’unité du monde » chez Cingria), flanquée d’un autre fidèle apôtre à culottes courtes du nom de Jean-Christophe Curtet, qui donne ici une très précieuse chronologie détaillée.
    Rien là-dedans, pour autant, de l’hagiographie convenue dans le style de la momification ramuzienne en cours, mais un magnifique florilège de propos et d’observations, de traits vifs et libres ou de vues plus pénétrantes où des écrivains et des lettrés touchés par la grâce de Cingria en célèbrent les multiples facettes. Pierre Michon dans La danseuse, Nicolas Bouvier dans Le vagabond ensorcelé, Corinne Desarzens dans Vert Cingria, et Borgeaud, Budry, Mandiargues, son ami Jean-Marie Dunoyer dans Pompes pour football, bonbons élastiques, cinquante autres… Toute une polyphonie sensible et sensée, poétique ou savante, alternant avec le contrepoint à l’épinette à écrire de Charles-Albert le merveilleux…

    Charles-Albert Cingria. Les Dossiers H. L’Age d’homme, 2005, 490p.
    Charles-Albert Cingria. Propos animaliers. Choix de textes présenté par Maryke de Courten. L’Age d’Homme, Poche suisse, 176p.
    Charles-Albert Cingria. Le Novellino. Les cent nouvelles antiques ou le livre du beau parler gentil. L’Age d’Homme, Poche suisse, 209p.

    Images: portraits de Jean Dubuffet et de Géa Augsbourg.

  • Un ange passe

     Columbo.jpgCiao Columbo, ciao Caro, ci vediamo al Cielo !

    Peter Falk n’est plus de ce monde, on vient d’apprendre sa mort à l’âge de 83 ans, mais Columbo n’est pas mort : tout à l’heure vous allez le voir se retourner, il se sera ravisé, ah mais il a encore une question à vous poser, juste une, et vous le verrez rappliquer avec son air à la fois emprunté et impudent, hésitant et insistant, alerté par Dieu sait quel détail que vous avez négligé et vous laissant entendre qu’il a lu dans votre jeu et qu’il vous tient déjà, tout en vous souriant parce qu’en somme il vous aime bien même s’il sera contraint, à la fin, de vous arrêter...

    Columbo n’est pas mort parce que c’était un ange et que les anges passent sans trépasser. Columbo est un ange depuis que Wim Wenders en a fait un dans Les ailes du désir, mais il l’était avant déjà et il le sera bien après que nous aurons passé à notre tour. Peter Falk était un ange à sa façon dans Une femme sous influence de John Cassavetes, et Cassavetes lui prêta son angélique sourire de démon dans un épisode de Columbo, mais à l’instant je me rappelle surtout l’inspecteur arrêtant Johnny Cash tout en reconnaissant qu’un assassin qui a une telle voix ne peut pas être tout à fait mauvais.

    Passons sur Columbo et les femmes, car l’ange est chaste par excellence, même s’il honore Madame Columbo le samedi soir, mais que d’anges féminins, beauté fatales, démons en visons nous auront ensorcelés à ses côtés et n’en finiront pas de nous charmer grâce à l’immortalité matérialisée du petit inspecteur sur DVD…

  • Au Festival des désespérés

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    Ce soir 23 juin a eu lieu, à Turin, à l'enseigne du Festival des désespérés, un spectacle marquant les adieux de Guido Ceronetti à la scène, avec la complicité de son Teatro dei Sensibili, représenté par cinq jeunes comédiens, sous le titre de  Finale di teatro. Une partie des séquences de ce spectacles était tirée d'un nouveau recueil d’essais-poèmes du Maestro, intitulé Ti saluto mio secolo crudele, et paru récemment chez Einaudi. Le journal littéraire Le Passe-Muraille consacre l’ouverture de sa dernière livraison de juin 2011, No 86, au génial auteur italien.

    Animé par le fameux Teatro dei Sensibili, fondé par Guido Ceronetti et sa femme en 1970 et connu dans toute l’Italie, le Festival des  désespérés qui se tiendra du 21 au 25 juin à Turin, sous la direction de Marina Ferla et d’Eleni Molos, se déploiera sous diverses formes, du cinéma au théâtre de rue en passant par la performance théâtrale. 

    Ainsi que le précise le Maestro lui-même, ce festival ne vise pas à illustrer une forme abstraite de désespérance mais désigne plus précisément l’absence constatée de toute espérance liée au caractère insupportable de la condition humaine, à l’inacceptable solitude et à toutes les formes de désillusion.

    Dans cette perspective, les organisateurs du festival ont rassemblé des films remarquables par leur apport à la Bouche de Vérité du désespoir, à l’exclusion de toute consolation factice et de tout happy end artificiellement suave.

    Les films choisis seront projetés au Cinema Massimo.  L’on y reverra notamment L’Ange exterminateur de Luis Bunuel, Le Cri de Michelangelo Antonioni, Boulevard du crépuscule de Billy Wilder et Mörder de Fritz Lang.

    La rétrospective sera inaugirée le 21 juin à 20h.30, au cinéma Massimo, en présence de Guido Ceronetti, avec la projection de Dies Irae de Carl Teodor Dreyer.

    Le 23 juin, au Teatro Gobetti de Turin, Guido Ceronetti présentera à son public une soirée « destinée à ne pas se répéter », sous le titre de Finale di Teatro, faisant écho à la fin de partie de Beckett . Produit par la Fondation du Teatro dei Sensibili et par le Festival des Collines torinaises, le spectacle constituera l’adieu du Maestro à la scène.

    Le 25 juin se tiendra en outre, au cinéma Massimo, à 16h., une rencontre avec l’architecte Mario Botta sur le thème de l’Architecture et les espaces de désespérance.

    Le festival des désespérés investira  en outre les rues de Turin avec une série de spectacles sur la Piazza Carignano et ses rues voisines, par divers groupes et artistes de rues.

    Autres informations :

    www.teatrostabiletorino.it; www.museonazionaledelcinema.it;

    www.festivaldellecolline.it.

  • Ceronetti entre ombre et lumière

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    Par Anne-Marie Jaton

    Écoutez résonner ses titres: Le Silence du corps, Le Lorgnon mélancolique, La Patience du brûlé, Une Poignée d’apparence, Pensées du thé (et bien d’autres), jusqu’à Insetti senza frontiere (Insectes sans frontières) dont on attend la traduction en français. Recueils de réflexions et d’aphorismes sur les sujets les plus divers, la maladie, le temps, la mort, la nourriture, le silence, ses œuvres sont à son image : ascétiques, pures, lucides, dévoilant la complexité, l’étrangeté et la simplicité perdue de l’univers. L’amertume de l’écrivain naît d’une conscience aiguë de la présence du mal : des éclats de douleur vaguent comme des comètes dans un cosmos devenu fou et l’on ne peut guère qu’en capter des échos désormais lointains au milieu de ce qui nous assaille : l’absence de silence, l’avidité, la solitude, la cruauté de la nature et des hommes, le temps qui passe et nous défait.
    Ceronetti4.jpgNous vivons dans un univers qui ne voit plus les anges et multiplie les démons. Contre eux, Ceronetti, ange blessé lui-même, samaritain consolateur qui parfois griffe comme un chat, élève en guise de garde-fou les livres (la culture que nous fait partager ce philologue, fin traducteur de l’Ecclésiaste et des poètes latins et européens, est extraordinaire), une poudre d’humour, de préférence noir, un usage des mots à la fois révélateur et consolateur, harmonie des mondes entre flûte douce et gong chinois, ou complainte capable d’écarteler les corps et les âmes.
    Partout sensible à la présence du mystère que notre monde s’attache à dévoiler obstinément, Guido Ceronetti est l’auteur de fascinants « mélanges » semés d’étoiles, de très brefs tableaux à la Hieronymus Bosch ou à la Jonathan Swift, de « petits livres satiriques » (comme il se plut à appeler Le Silence du corps), de monologues et de méditations à partager avec son lecteur entre deux tasses de thé vert. Ses réflexions sont toujours brèves, fruits de la pudeur et d’une parfaite politesse.
    Ceronetti5.jpgLisez (aussi) Voyage en Italie, évocation de paysages non seulement géographiques au milieu des « brouillards d’anis » du nord, de l’austère Toscane ou des horreurs de la modernité architecturale, mais dans l’esprit de l’être humain, opprimé par la laideur ou ravi, un instant, par une luminosité soudaine, un livre aimable et cruel entre la mélancolie et la drôlerie, la misanthropie et la lucidité souveraine qui marquent tout ce qu’il écrit.
    Ceronetti signale partout les bûchers invisibles des nouveaux inquisiteurs. Ennemi des effractions, des contraintes, des prisons de toutes sortes qui assombrissent notre vie quotidienne (une existence « sous contrôle » médical, policier ou administratif), il tente de récupérer un brin d’humanité et de pietas et parvient à retrouver la grâce qui invite aux larmes et qui soigne. Loin de la politique et près de la polis, dont il connaît les vices et les (rares) vertus, il montre, avec la sérénité d’un sage oriental qui aurait fait un bref séjour à l’école des Cyniques, l’état de la planète, les problèmes pressants du monde d’aujourd’hui, la nécessité de la limitation des naissances à l’échelle mondiale, le pouvoir dominant et potentiellement destructeur des religions monothéistes, griffant au passage entre autres le pouvoir du Vatican, les banquets de la FAO et les abattoirs citadins.
    Créateur des marionnettes idéophores du « Teatro dei Sensibili », saltimbanque des rues dans l’âme sinon dans sa vie quotidienne d’octogénaire fatigué de tourner la manivelle de l’orgue de Barbarie, l’écrivain désire toucher les passants, les soustraire un instant aux griffes de la vitesse, des supermarchés et des sémaphores. Il veut montrer que le monde est ouvert et qu’il peut, en devenant théâtre, être une invitation constante au rêve.
    Ceronetti7.jpgGuido Ceronetti est enfin un de nos grands écrivains lyriques. Poète du temps, il va d’un chant épuré et hermétique, farci de citations à la façon d’un labyrinthe où il fait bon se perdre, à la ballade populaire, au poème écrit, dit-il, pour être récité le long des voies de chemin de fer. Les poèmes de Compassioni e disperazioni, les traductions de Trafitture di tenerezza (littéralement : Taraudages de tendresse) et Les Ballades de l’ange blessé, destinées à être dites et mimées dans la rue ou dans les prisons, sont, selon les propos de l’auteur, des fragments, des éclats, destinés à éclairer un instant « le sépulcral secret des mondes », à fournir un viatique et une réponse aux cris lancés dans l’éther par la souffrance humaine. Guido Ceronetti, réservé et timide, âpre comme une pomme verte et pétri de tendresse est, avec ou sans accompagnement de lyre et d’orgue de Barbarie, un écrivain à écouter.

    A.-M. J.

    Chantez avec moi en chœur
    Savoir ? Nous ne savons rien
    Secrète est la mer d’où nous venons
    Inconnue la mer où nous finirons
    Placés entre deux mystères
    Là est la grave énigme : trois
    Caisses que ferma une clé perdue
    La lumière n’illumine rien
    Celui qui sait n’enseigne rien
    La parole dit-elle quelque chose ?
    L’eau dit-elle quelque chose à la pierre ?

    (traduit de l’italien par A. -M. J.)

     

    Ce texte constitue l'ouverture de la prochaine livraison du Passe-Muraille, No 86, juin 2011.

    Anne-marie Jaton a été titulaire de la chaire de littérature française à l'Université de Pise. Elle a signé de nombreux ouvrages consacrés notamment  à Blaise Cendrars, Nicolas Bouvier, Charles-Albert Cingria, Jacques Chessex et Raymond Queneau.

  • Le poète et la Cité

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    Hölderlin disait que «les poètes seuls donnent à ce qui dure une assise éternelle», et c’est ce qu’on se répète à la lecture de certains auteurs dont l’engagement, dans la vie de la Cité, ne se borne pas qu’à des postures visant à se faire bien voir. Tel a été le cas de Guido Ceronetti au fil du «cruel vingtième siècle», et de multiples façons, sur tous les tons et dans tous les genres.

    Or ce qui est le plus saisissant, chez le Maestro, est sa façon de lire le monde qui nous entoure, comme s’il s’agissait d’un texte mystérieux, et de le faire signifier de façon proprement inouïe. La réalité la plus ordinaire, parcourue par le poète, nous révèle ainsi du jamais vu comme ça : « Petit vase de fleurs fraîches, violettes, resté bien droit, celui d’à côté renversé – des quilles, la vie ». Rien de neuf qu’une nouvelle éclosion à chaque pas : «Un petit couvent aussi délicat qu’une main du Greco », ou bien « un moineau grand comme un petit escargot près du mur », ou encore « Arletty est un écrin de lumière ». Miettes de grâce dans les décombres.

    Mais où est l’assise de cette beauté ? Elle est dans la Mémoire du poète, notre mémoire à tous, que blessent la laideur et l’abaissement général : «  Méprisable Venise de la vulgarité et de l’argent », et ce «tourisme, l’une des faces du mal », dans un monde où « presque tout est Aquarelle d’Hitler dans le monde nivelé et unifié », où « tout est défait par le bruit ».

    Catastrophiste, Guido Ceronetti constate que « nos villes sont dans un état de destruction avancée, mais c’est l’âme qui est morte (la laideur guette), on ne voit plus, comme dans les massacres antiques, les ruines ». Et d’ajouter. « C’est comme un naufrage, le neuf ; on est étranglé par le nœud du Propre qui s’étale au bout de dizaines de potences bien nettoyées. Mon Dieu, que d’échafauds : Maison de Repos pour personnes âges, Centre d’affaire, Dressage de chiens, Télévision », etc.

    Cependant, à travers l’Italie et le monde mondialisé, sous le poids du monde et dans le chant du monde, le poète revivifie, sur les ruines de Babel,  une parole accordée au profond aujourd’hui. Transfusion d’énergie !

    (Ce texte constitue l'éditorial de la nouvelle livraison du Passe-Muraille, N0 86, dont l'ouverture est consacrée à Guido Ceronetti; à paraître vers le 20 juin)

  • En manque d'Aymé

    Aymé5.JPGL'humanisme sceptique d'un grand écrivain

    Marcel Aymé connaissait bien les hommes, dont il se méfiait avec tendresse.
    Avant le mémorable affrontement entre la nation poldève et le peuple molleton dont chacun se souvient de la guerre meurtrière qui en découla, il avait relevé que les deux grands Etats «avaient d’autant moins de chances de s’entendre qu’ils avaient raison tous les deux».

    Les lecteurs attentifs (il en reste au fond de l’avion) se rappellent évidemment cette nouvelle, intitulée Légende poldève, où l’on voyait une vieille demoiselle de grande piété et virginité, dépitée par l’inconduite de son vaurien de neveu orphelin, qu’elle avait pourtant chaperonné tant et plus, se faire sauver par lui au paradis, lorsqu’ils y arrivaient ensemble, elle de mort naturelle et lui en tant que jeune hussard crevé au champ d’honneur. Tandis que piétinaient les milliers de troufions à la porte du saint lieu, le jeune Bobislas, avisant sa chère «vioque» dans la foule bloquée, la prenait en effet en croupe et la faisait passer devant saint Pierre au titre de «catin du régiment». Or, cette céleste entourloupe consommait, en un geste généreux, l’antimilitarisme naturel et l’anticléricalisme familial d’un écrivain rétif à vrai dire à tous les «ismes» et si peu soucieux de reconnaissance officielle qu’il pria, lorsque le président de la République Vincent Auriol le menaça de lui décerner la Légion d’honneur, de se la «carrer dans le train».

    Longtemps Marcel Aymé passa, surtout aux yeux des mandarins littéraires, pour un littérateur charmant, mais en somme de seconde zone, dont le succès public devait beaucoup à ses contes pour enfants ou aux gauloiseries d’une certaine jument verte. Le bon peuple de ses lecteurs, quant à lui, n’a pas attendu la publication de ses oeuvres sous reliure «pleine peau dorée à l’or fin 23 carats», à l’enseigne de la Pléiade, pour se reconnaître dans la cohorte de braves gens et de coquins divers en lequel le professeur Michel Lecureur, grand ordonnateur de ladite édition, voit justement une «Comédie humaine du XXe siècle». De fait, sous couleur de fantaisie et d’humour, sur fond plutôt noir, l’oeuvre de Marcel Aymé est non seulement d’un grand conteur et d’un moraliste que Jean Anouilh eut raison de dire un moderne La Fontaine: il est aussi d’un observateur inlassable de l’humanité des champs (rappelons que ses premiers livres plongent leurs racines dans l’âpre et magique terre jurassienne de Brûlebois et de La vouivre) et des villes (il élut domicile à Montmartre, comme se le rappellent les descendants de poulbots du XVIIIe arrondissement), et rien de ce qui est humain ne fut étranger à ce franc-tireur aussi courageux que fragile de santé, qui défendit la liberté d’expression comme personne (ainsi lutta-t-il indifféremment pour sauver des confrères d’extrême-droite ou d’extrême gauche de la peine de mort ou de l’épuration et autres chasses aux sorcières) et modula par écrit toutes les nuances du comportement humain, de l’abjection à la sainteté.

    On parle aujourd’hui de Marcel Aymé comme d’un «classique» du XXe siècle, son style suivant en effet ce qu’on peut dire la «ligne claire» de notre langue, en ceci tout à fait différent de son compère Céline, refondateur d’une langue à grand brassage et musique inouïe. Pourtant on ne voudrait pas oublier les inventions constantes et les trouvailles à chaque page, de formulation ou d’imagination, d’un écrivain dont le bon sens terrien n’excluait pas le génie artiste. Ses nouvelles, aujourd’hui réunies selon l’ordre chronologique de leur composition, dans un pavé de 1366 pages, en témoignent plus encore que ses romans.

    Du jeune auteur encore tâtonnant (la première nouvelle, Et le monde continua, datée de 1927, relate l’étonnant plaidoyer du Fils «espoir des hommes» auprès de Dieu tout décidé à en finir avec Satan, donc avec le monde...), au conteur plus sûr du Puits aux images (1932) et du Nain (1934) ou des Contes du chat perché (1934), nous voyons l’art du conteur s’affiner et se diversifier avec le superbe recueil trop peu connu de Derrière chez Martin (1938), le fameux Passe-Muraille (1943) et le plus sombre Vin de Paris (1947), ou enfin le décapant En arrière (1950), dans lequel la critique du conformisme de l’anticonformisme fait écho à l’essai intitulé Le confort intellectuel (1949), dont la (re)lecture fera ressentir à quel point Marcel Aymé nous manque à l’heure du politiquement correct et de la traque anti-fumeurs...

    Marcel Aymé. Nouvelles complètes. Gallimard, coll. Quarto, 1366pp.
    A lire aussi: Michel Lecureur. La comédie humaine de Marcel Aymé. La Manufacture, 1985.

  • Sartrose

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    ...L’enfer c’est pas les autres, comme le prétendait je sais plus quel névrosé qu’écrivait des lettres au Néant, l’enfer c’est quand y a plus personne, même pas de mouches pour t’emmerder, et que ça va tout droit sans te faire rêver ni te filer la nausée…

     

     

    Image :Philip Seelen

     

    (In Memoriam Jean-Paul Sartre, alias L'Agité du bocal, dit aussi Jean-Sol Partre, né le 21 juin 1905)

  • Ceux qui se défoulent

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    Celui qui se gave de chocolat noir au Concept Store / Celle qui se tape un Why not ? après son Singapour sling / Ceux qui brunchent au Train Bleu avec la Dame aux bas vert Véronèse / Celui qui se rappelle la Flèche rouge de son enfance / Celle dont le grand-père a inauguré la ligne Pétersbourg-Dairen et qui t’envoie une mésange en MMS pour te remercier de lui avoir envoyé le chat crème du Train Bleu / Ceux qui pissent en arabesques dans l’urinoir Art Déco/ Celui qui a dit à la Rom chiante qu’il n’avait plus de thune et qui se paie un verre de Mercurey à 13 euros / Celle qui se mangerait la main plutôt que de mendier /Ceux qui se retrouvent à la plonge du Train Bleu avec le sentiment d’être embarqués / Celui qui esquisse un croquis de la femme style Renaissance tardive / Celle qui a un anneau dans le nez et lit le dernier Nothomb en norvégien / Ceux qui snobent le souper des sirènes / Celui qui dit que sa fiancée à ses ours /Celle qui mâche ses mots avant de les recracher / Ceux qui disent aux Américains qu’ils vont toucher la main à Gustave pour faire juste ce qui se dit « to pee» dans la langue de Walt Disney dont les animaux soit dit en passant ne pissent jamais / Celui qui se ramasse une gifle en proposant à Blanchette la naine de jouer à la brouette / Celle qui est d’humeur aussi changeante que le ciel des Caraïbes au point de rompre la monotonie de l’établissement médico-social La Fin du Jour / Ceux qui font les joyeux drilles à Pointe-à-Pitre / Celui qui relance la nécrophile pour goûter à l’académicien défunt reposant derrière le demi-queue / Celle qui a pincé sœur Charlotte qui l’a dénoncée pour se faire bien voir de l’Abbesse Crossée / Ceux qui ne parlent du rut à papa qu’à mots couverts / Celui qui manie joliment la langue de Fernanda / Ceux qui en appellent à l’arbitrage du Pontife aux fins de ramener les brebis égarées dans la cabanon prévu pour, etc.

    Image : Philip Seelen