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  • L’enfant du Nil

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    Pour Sophie et Julie


    Je vous ai vus arriver de très loin, je ne sais trop pourquoi je me suis accroché à vous, mais c’est un fait: depuis votre arrivée à l’aéroport de Louxor, ce soir-là, je ne vous ai plus lâchés d’une semelle.
    Pour parler à votre façon: vous m’avez tapé dans l’oeil. Vous me plaisiez. Tout de suite je vous ai adoptés.
    Comme tant d’êtres heureux, à la descente de l’avion, vous aviez l’air de figurer dans un film. Sur le tarmac ensuite vous dansiez un peu sur place. J’ai senti que vous étiez de ces gens qui s’adaptent aussitôt à la nature nouvelle: je vous voyais boire la nuit d’Egypte.
    J’ai remarqué que vous avez tout de suite adopté mon pays. Vous n’avez pas évité ni repoussé mes pauvres. J’ai vu que vous avez aussitôt repéré le plus beau, l’immense vieillard enturbanné ne concédant pas un regard aux arrivants dans le vent tiède, se contenant d’être là. Vous avez laissé vos bagages un moment sans vous inquiéter de leur sort. Vous regardiez le ciel. Vous humiez la terre et reconnaissiez cette odeur d’ailleurs que vous aimez.
    Ensuite vous ne vous êtes pas impatientés. Vous êtes montés dans le minibus qu’on vous indiquait et vous n’avez cessé de regarder d’un côté et de l’autre sans vous lâcher la main. Pas un instant je ne vous ai sentis le moins du monde effleurés par la crainte, et déjà vous vous imprégniez des bruits et des voix et des odeurs de mes avenues et de mes gens puis de mon fleuve et de mes temples et de mes hôtels alignés face à mes montagnes et à leurs tombes où je demeure.

    A l’hôtel Isis vous vous êtes réjouis d’être reçus dans une chambre blanche donnant sur le Nil. De votre côté du fleuve stationnaient de grands bateaux illuminés. Par delà les eaux sombres vous avez découvert l’autre rive aux villages plongés dans la pénombre et que surmontent les monts sacrés.
    Dès ce moment-là je vous ai sentis tous deux pleins de songes et d’images qu’avaient éveillés les visions fugaces de nos temples et de nos dieux éclairés par des spots, tout à l’heure en filant le long des quais. Mais aussi, je vous savais fatigués. D’ailleurs je vous voyais vous préparer à dormir, et j’ai baissé les yeux.

    En les relevant un instant après, j’ai constaté que vous aviez traversé une nuit, qu’il faisait soleil et que le vent soufflait puissamment dans la voile bleue de la felouque du cousin de Sayed .
    Vous avez relevé pour votre part, en prenant place dans la salle où était servi le Continental Breakfast, que le personnel était issu pour majorité de mon peuple et vous vous en êtes montrés satisfaits à mon vif contentement, puis vous avez goûté de notre thé rouge et vous vous êtes nourris sans cesser de sourire du regard.
    C’est à cela, peut-être, que je vous avais repérés de loin: à cette qualité rare que les pauvres entretiennent et que les riches ont le plus souvent oubliée.
    Vous qui êtes riches, assurément, par rapport à mes pauvres - mais tout est affaire de rapport car je fus infiniment plus riche que vous deux -, vous n’estimez pas avoir tout et ne le convoitez nullement; et quand je vous retrouve à marcher dans la rue populeuse, pas un instant je ne vous sens vous mettre au-dessus ou au-dessous de mes gens.
    Ils vous harcèlent pourtant, ils vous hèlent et vous poursuivent, vous proposant qui sa calèche qui son taxi, mais vous avez envie ce matin de humer la rue égyptienne et vous irez de votre pas obstiné, de votre pas léger, et tout au bout de la rue quand ce garçon en houppelande vous proposera de nous rendre visite en nos tombeaux, vous vous laisserez convaincre sans lésiner.

    Je vous ai vus ensuite sur la felouque du cousin de Sayed. C’est un grand garçon fier au profil de Nubien qui vous a poposé d’acheter l’une ou l’autre de vos filles dont il a voulu voir les images, et le prix que toi, le père, et maître, en a demandé, l’a rappelé aux dures réalités. Mais déjà, de l’autre rive Sayed vous faisait signe dont vous avez bientôt rejoint le taxi.
    Sayed est un garçon dont je connais bien les habitudes et la famille, la peine et l’espoir à chaque fois déçu ou presque. D’ailleurs je ne suis pas sûr qu’il espère tellement autre chose que son sort actuel. Il est assez intelligent pour savoir qu’il ne pourrait diriger une bande telle que la sienne à Stuttgart, où vit l’un de ses cousins, ou moins encore à Londres ou à Paris. Il s’est donné depuis quelque temps pour objectif de doubler le volume de la maison paternelle, et vous verrez que ce n’est déjà pas si mal, mais n’anticipons pas.
    A l’ordinaire, les visiteurs de la Vallée des Rois tels que vous deux, qui ne se déplacent pas en troupeaux et qui apprécient un guide parlant bien l’anglais et se prétendant professeur (ce qui est relativement vrai) et artiste (ce qui n’est pas tout faux), sont juste un peu étonnés de voir son taxi tapissé de sourates du Coran alors que ce garçon est vêtu de jeans, et sa façon d’inviter ses clients à telle ou telle terrasse les intrigue également, surtout qu’elle prélude à la classique invitation du soir à la maison, comme cela ne manquera pas de vous arriver.
    Sayed est un jeune Egyptien qui fait ce qu’il peut avec ce qu’il a, honore ses parents, mène ses petites affaires diurnes et nocturnes et ne viole point trop les commandements d’Osiris repris par le prophète.
    De vous deux, c’est elle qu’il a naturellement élue cette fois, sentant sa douceur et sa gaîté, et son anglais meilleur que le tien, mon frère. Elle a tout de suite parié sur sa bonne foi, tandis que tu restais plus réservé.
    Ils vous a conduits au portail de la Vallée des Rois et vous a dit qu’il vous y reprendrait deux heures plus tard, ensuite de quoi vous seriez son invité. En attendant il savait, il sentait que vous seriez touchés par la visite de mon tombeau de jeune prince.
    En premier lieu, c’est cependant aux appartements éternels de Thoutmôsis III que vous êtes descendus. Vous vous êtes enfoncés dans les entrailles de la terre avec émotion. Vous avez trouvé qu’il y faisait bien chaud. Vous avez été fortement impressionnés par la hauteur des marches de l’escalier et par la dimension de tout.
    Puis je vous ai vus vous approcher de mon tombeau et de la vitrine dans laquelle sont présentées quelques-uns des vestiges de mon bref séjour terrestre, ma jeunesse et ma beauté vous ont émus, qui vous ont rappelé la jeunesse et la beauté de vos princesses, enfin je vous ai vus de mon oeil peint, réunis dans la même orbite, je vous ai vus de tout préès. j’avais le sentiment de vous êtreoplus intime que vous à vous-mêmes, et votre regard a croisé le mien dans la pénombre, enfin vous êtes repartis et j’ai souri, un quart d’heure plus tard, lorsque toi, mon frère, tu t’es laissé fourguer ce morceau de camelote par ce chenapan d’Arabe dont tu n’étais pas dupe mais qui te collait aux basques, et j’ai souri de te voir moqué par ta moitié.

    Tout le temps que vous êtes restés sur ma terre, j’ai prié Isis et Osiris de vous accorder leur protection. Vous ne risquiez rien avec Sayed, même quand il vous a trimballés dans son taxi à travers le village de fellahs, après la tombée de la nuit, qu’il vous a fait grimper sur une passerelle chancelante pour admirer le toit de sa maison en chantier, ni même quand, sur la felouque du retour, le galant s’est mis à défier ton hégémonie monogame, mon scribe à la jalousie de faucon, en serrant de trop près ta pharaonne aux yeux pers. Vous avez échappé à deux aventuriers russes qui avaient repéré vos bijoux d’or pur au Pavillon des arabesques où tous les soirs vous admiriez le ballet des felouquiers le long du fleuve en buvant des vins hors de prix; mais un autre soir, vous les avez vus déposséder deux Néerlandais plus crédules au jeu de poker. Vous auriez pui tomber, aussi, aux mains de Captain Hassan le marchand de H, au bar-bateau-boutique Lady Di, qui sait prendre le roumi au piège de sa fourberie - que le dieu des enfers, le noble Anubis, s’empare de la charogne de ce naufrageur d’âmes nigaudes !
    Vous avez rendu hommage aux merveilles de nos temples, de nos galeries d’antiques et de nos terres arables, vous avez refusé de vous hisser sur la calèche dominatrice pour mieux vous fondre dans la foule bigarrée des marchés de la ville. Vous n’avez pas dédaignés nos petits cireurs de chaussures. Vous vous êtes prêtés longuement au jeu de mes commerçants, vous attardant dans leurs boutiques et les écoutant en sirotant leur thé de menthe.
    Vous avez admiré les patchworks de mon cher Ashraf âl Boni, qui me vénère et me fait vénérer par sa classe de marchand-conteur-instituteur des pauvres; vous avez vu le losange indigo se déployer sur champ de lys ou de rubis, et des luminaires consteller la voûte de tous les bleus virant au noir d’au-delà.
    Chez Omar ensuite vous vous êtes régalés d’un coq et de frites à la française. La petite terrasse sous les palmiers, en pleine pagaille de maraîchers et d’artisans de tout acabit, de pêcheurs et de chenapans, vous semblait l’oasis même de l’humanité bonne, sur laquelle se déversait la voix langoureuse de Fairouz.
    Là vous avez commencé de vous regarder comme des amants, et j’ai baissé les yeux tandis que vous regagniez votre chambre de l’hôtel Isis, et lorsque je les ai relevés vous étiez nus sous le regard de la déesse et celle-ci vous oignait de sa lotion lunaire.
    Le membre d’Osiris, son frère jaloux l’a jeté au crocodile, mais il incombe aux vivants de se prendre encore et encore afin de rassembler la nouvelle chair qu’Isis bénit de sa lumière.
    Le membre de l’homme est l’arbre de l’alliance de la terre et du ciel, et la houle de la femme roule la vie au loin. Dans la lumière de la nuit se renouvelle le lait d’Isis qui ruisselle de toute femme aimée. L’homme incertain sera coupé en morceaux que la femme rassemblera...
    Ah, comme les mots du conteur vous poursuivaient, et quelle promesse vous faisait votre descendance innombrable là-bas dans les vergers fertiles.

    La fenêtre de votre chambre, cette dernière nuit sous notre ciel, était grande ouverte tandis que vous reposiez. Il est à supposer que vous avez alors rêvé de la barque et de la balance. Tandis que vous traversiez la nuit j’ai baissé les paupières, et lorsque je les ai relevées vous vous taisiez devant le tableau de l’aube tirant lentement, du fleuve divin, le monde dans son filet de couleurs.

    Cette nouvelle est extraite du recueil intitulé Le Maître des couleurs, paru en 2001.

  • Ceux qui ont un problème

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    Celui qui est si riche qu’il va en finir un de ces quatre / Celle qui accuse son Surmoi d’être la cause de son surpoids / Ceux qui disent n’avoir pas voulu d’enfants au prétexte que « ça » risque de mourir et que « ça » occasionne des frais d’enterrement / Celui qui pense à la férocité du tigre de Singapore en dévorant une côte de chevrette à La Goulette / Celle qui a l’œil trouble du boa préparant son enroulement funeste / Ceux qui suintent sous le soleil malais en lisant des polars islandais / Celui qui déguste des amourettes sur la terrasse du Belvedere jouxtant les jardins éponymes / Celle qui s’exclame « ah l’Espagne ! » dès la frontière de Port-Bou / Ceux qui se retrouvent au musée Dali de Figueras où ils ne découvrent que de vieux croûtons / Celui qui affirme que Salvador Dali n’est qu’un cinéaste d’école du dimanche qui a mal tourné / Celle qui incarne l’âme ailée de sainte Bidule dans Le Grand Masturbateur d’Avida Dollars / Ceux qui ont peint les fonds des toiles de Leonor Fini dans son couvent corse réaménagé top top top  / Celui qui préfère Mysore à Madras / Celle qui ôte ses mules pour saluer Allah / Ceux que la perspective d’être entouré par cinq ou cinq mille vierges après leur mort n’enchante pas vraiment / Celui qu’attendrit le souvenir du parfum de la fleur du jasmin / Celle qui dort debout dans la salle d’attente du dentiste de Tozeur / Ceux qui s’encanaillent à Manille / Celui qui pète un plomb dans le quartier noir de la ville blanche / Celle qui s’exclame qu’en tout cas rien ne sera plus jamais comme avant dans ce pays qu’on sait pas pourtant où qu’il va / Ceux qui rentrent ivres et contents de leur première soirée à n’en plus finir au Café vert / Celui qui lance comme ça qu’il va répandre le bruit que DSK l’a violé pour relancer un peu l’attention des médias / Celle qui estime que l’Affaire ne concerne pas que les vestiaires de mecs non mais des fois / Ceux qui font la couve de leur tabloïd avec le rappel des Affaires de Sardanapale à Berlusconi en passant par deux ou trois cardinaux et autres ruffians / Celui qui ne se flagelle plus de nourrir des pensées osées que veux-tu on évolue / Celle qui évoque l’érotisme sous-jacent des écrits de Catherine de Sienne et autres babioles à usage de facultards fatigués / Ceux qui n’ont aucune problème et se jettent donc par la fenêtre sans motif / Celui qui prétend qu’il n’y a que des solutions et que de choisir laquelle reste le seul problème / Celle qui a vu un problème passer mais s’est chastement détournée / Ceux qui savent que le concept de problème n’en pose aucun au calligraphe de chinois mandarin, etc.

    Image : Philip Seelen  

  • L’éternel gôuter

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    Ceci est mon corps, dirai-je volontiers quand le temps sera venu, sucez mon pouce c’est du caramel, mangez mes doigts de pain parisien, buvez mon sang de vendange tardive, ne vous gênez pas, tout ça repousse à mesure : voici l’Eternité dînatoire.
    Déjà je me réjouis de retrouver ceux que j’ai aimés et de goûter à chacun d’eux, car il est écrit que ce sera donnant-donnant, confit de cornée pour galantine de prunelle et dent de calisson pour canine de nougat. Enfin mordre dans le sein de sa mère à consistance de petite madeleine, enfin boire à l’armagnac hors d’âge du regard de papa, enfin lécher les boules à mille parfums des joues des cousines…
    Ils nous ont promis les flammes ou les hymnes selon notre conduite sans nous dire s’il y aurait là-bas ou là-haut de quoi survivre autrement que dans les cris ou les cantiques, et cela nous a manqué tout de même : le détail du menu. Les lugubres et les revêches ont répandu l’opprobre sur les saveurs et les odeurs, les mélodies et les couleurs du monde : ils en seront punis car personne ne voudra plus jamais goûter d’eux, ainsi remâcheront-ils leur bile amère. Plaignons-les.
    Mais les bonnes natures que nous sommes, les coeurs de massepain, les âmes gentilles avaient raison de ne pas désespérer : nous allons nous régaler…
    Image: Arcimboldo.

     

  • Ceux qui se font du cinéma

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    Celui qui prétend vivre une vie dangereuse en dépit de son salaire de fonctionnaire de la culture cachetonnant à la télé / Celle qui est toujours en instance de casting / Ceux qui citent volontiers ce qu’ils ont dit la semaine dernière à France Culture / Celui qui affirme que le palace de Gstaad n’est plus ce qu’il était avant l’arrivée des Hallyday / Celle qui envoie son dernier recueil de vers à PPDA pour « au cas où » / Ceux qui ont été de tous les aftères des années 90 après quoi y a plus qu’à tirer l’échelle / Celui qui annonce le tsunami éditorial de son prochain roman à clefs / Celle qui se fait un brushing ébouriffé genre après le viol sauvage de la Bête / Ceux qui ne parlent qu’en termes de goût pluriel / Celui qui remarque que celui qui lit du Sade n’engage que lui / Celle qui affirme que Sade doit être jugé en fonction des séquelles du sadisme dans les cours de récré / Ceux qui te reprochent ton « rire inapproprié » et auxquels tu réponds par un regard qui signifie que tu leur pisses au cul mais ces gens-là ne savent plus lire dans les yeux des malappris de ton espèce et ça vaut mieux pour l’ambiance / Celui qui te demande comment tu te situes dans le champ littéraire et auquel tu réponds que tu y pionces volontiers les côtes en long / Celle qui optimise la valeur « soleil » de sa journée de battante / Ceux qui n’en ont qu’au sous-texte / Celui qui suinte de compassion dès que la caméra tourne / Celle qui ouvre un Espace Lecture où elle espère s’éclater avec de jeunes poètes attentifs à des muses d’un certain âge / Ceux qui ont les enfants en horreur surtout en piscine couverte / Celui qui montre son vilain membre à une écolière qui passe son chemin sans rien remarquer vu qu’elle est myope comme un ange / Celle qui croit que sa fille ira au ciel plus tard et qui aura en effet un tas d’amants charmants plus tard ou peut-être même avant / Ceux qui se préparent à fêter les 35 ans de la mort du chat de Céline qu’était pas antisémite au moins celui-là, enfin j’espère Bébert, etc.

    Image : Philip Seelen

  • Une autre beauté

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    Lucian Freud est mort ce mercredi 20 juillet 2011, à l'âge de 88 ans. Retour sur sa dernière exposition à Beaubourg, en 2010.


    Dieu que la laideur est belle ! se dit-on en pénétrant dans L’Atelier de Lucian Freud, éclatante présentation de grands portraits d’une intense densité de présence, dont certains dérogent évidemment à l’idée conventionnelle qu’on se fait aujourd’hui encore d’une belle femme ou d’un bel homme dénudés. Un siècle et des poussières après L’origine du monde de Courbet, représentant un sexe féminin en gros plan et sans voile, certains des nus de Freud continuent de choquer d’aucuns, non tant pour la nudité de leurs sujets que pour la « laideur » présumée de ceux-ci et les poses abandonnées voire lascives que le peintre leur fait prendre. « La chair est là comme elle est avec ses moires violacées et ses vergetures », semble dire Lucian Freud en peignant l’énorme Benefits Supervisor endormie sur un divan à ramages, qui tend à accentuer l’aspect organique de son modèle.arts plastiques

    freud.large-interior.jpgUn film où Benefits apparaît au naturel la montre d’ailleurs en réelle beauté, avec une sorte aura. De la même façon, Freud se sert du performer Leigh Bowery en poussant son exhibitionnisme naturel à l’extrême, comme pour désamorcer, précisément, son obscénité. Dans une critique virulente (parue dans Le Monde du 11 mars 2010), le critique Philippe Dagen stigmatise ainsi un «peintre académique de l’obscène», alors qu’il nous semble au contraire que Freud échappe à la double convention du « bien peindre » et de la «provocation».
    arts plastiquesUn autre soupçon de « fabrication » plane sur « le peintre vivant le plus cher du monde », mais là encore il nous semble que c’est ne rien dire de ce que montre vraiment Lucian Freud: la beauté de ce qui est. Beauté paradoxale, insolite mais plus-que-réelle, d’un minable lavabo à deux robinets filant une eau claire. Beauté de foisonnants feuillages détaillés avec la minutie anachronique d’un Dürer peignant sa fameuse touffe d’herbe, ou d’un terrain vague vu de la fenêtre, avec son fatras d’objets abandonnés. Beauté souvent étrange, voire inquiétante, soulignée par des cadrages inhabituels, comme dans ce grand autoportrait à la Bacon, en contre-plongée monumentale écrasant les figures minuscules des deux petits-enfants du peintre.
    Freud13.jpgContre la beauté flatteuse d’un érotisme de pacotille, voici celle des corps rejetés mais vibrants encore de désir, des animaux toujours « évidents » et purs, des draps en désordre ou d’un plancher ingrat magnifiés par un rayon de lumière matinal.
    Cette beauté « pure » de l’être vivant, le petit-fils de Sigmund Freud la capte enfin magistralement dans ses autoportraits lancinants, tantôt en grand plantigrade nu brandissant ses pinceaux, tantôt en profil de saurien vaguement menaçant, avec son air de s’étonner à jamais de l’émouvante beauté de ce monde tel qu’il est, moche comme il est, abandonné comme il est mais qui nous demande de le regarder.
    Freud23.jpgPeinture lourde comme la chair des hommes, à laquelle l’usage du blanc de Krems ajoute ses pesants et discordants grumeaux, peinture d’après toutes les guerres et les révolutions du terrible XXe siècle, peinture d’après tous les débats sur la représentation et l’abstraction : telle est le peinture de Lucian Freud qui prête à la reine d'Angleterre couronnée une trogne un peu navrée mais si vraie - toute « laideur » devenant beauté chez lui parce que modulant une vérité…

     

    Paris. Centre Pompidou. Musée national d’art moderne. « Lucian Freud. L’Atelier », 2010.

     

  • Le siècle des Gallimard

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    Gaston, dit « le roi lire », a jeté en 1911 les bases de la maison d’édition littéraire la plus cotée au monde.

    Le nom de Gallimard relève aujourd’hui du mythe. Plus que la marque d’une maison d’édition au renom mondial, il incarne l’emblème par excellence de LA littérature, avec son aura sans pareille. Publier chez Gallimard fait toujours figure de «rêve» pour un auteur, tant en France qu’à l’étranger. Or ce nom mythique a une histoire, truffée de péripéties réelles et de multiples légendes.

    Il y a ainsi un roman des «gallimardeux», comme les raillait l’insortable Céline, qui recoupe la chronique du XXe siècle. Du côté dynastie familiale, on trouve une saga de demi-dieux bourgeois bien peignés et cravatés, à l’image du fondateur, prénom Gaston, qui rêvait plutôt de ne rien faire en son indolente jeunesse. Fils de rentier collectionneur de tableaux, Gaston n’avait pas, de son propre aveu, la vocation d’un éditeur. Les mondanités brillantes, les femmes, les voitures rapides avaient la préférence du dandy. Jusqu’au moment où, en 1911, quelques écrivains fondateurs de la Nouvelle Revue Française (N.R.F.), André Gide en tête, virent en lui le possible gérant, fortuné et disponible, d’un «comptoir d’édition». Destinée à relayer la revue en publiant une pièce de théâtre, L’Otage, d’un certain Paul Claudel, ladite maison ne portera le nom de Gallimard qu’en 1919, lorsque Gaston s’affirmera «contre» Gide en fondant alors  sa première librairie. Des péripéties houleuses marqueront cette transition, largement documentée par Pierre Assouline dans la bio référentielle qu’il a consacrée au fondateur.

    Génie imprévu

    Ainsi que le rappelle en outre Philippe Sollers dans ses Mémoires (Un vrai roman, Plon, 2007), le paradoxe de la maison Gallimard tient au fait que ses fondateurs aient été des écrivains, auxquels un «dilettante» opposa bientôt son sens des réalités et son génie inattendu. «Je ne suis pas un commerçant comme un autre, j’ai passé un pacte avec l’esprit», dira plus tard Gaston, qui a su s’entourer de gens hautement compétents tout en pratiquant lui-même l’art  acrobatique de la conciliation en «dompteur de fauves», selon l’expression de Daniel Pennac...

    De toute évidence, une direction laissée à des auteurs eût coulé en peu de temps les éditions de la NRF. La première gaffe de ces hommes de lettres, dont Gide se repentira, fut de «louper» Un amour de Swann de Marcel Proust en 1914. Gaston le rattrapera en publiant  A l’ombre des jeunes filles en fleurs, qui vaudra à Gallimard le Prix Goncourt 1919. Il corrigera par la suite d’autres «erreurs» de son Comité de lecture, notamment en accueillant Joseph Kessel ou Georges Simenon, jugés trop peu «littéraires» mais dont le succès populaire permettra à Gallimard de publier des auteurs plus «difficiles». De la même façon, un malentendu est à l’origine du premier «clash» avec Céline, qui publiera Voyage au bout de la nuit chez Denoël.

    Relations complexes

    Le 30 juin 1961, deux jours avant sa mort, le même Céline écrit à Gaston pour  lui annoncer son prochain roman, Rigodon, en exigeant une rallonge financière sous la menace de louer un tracteur et de «défoncer la N.R.F.». Il faut d’ailleurs lire Les Lettres à la N.R.F, de Céline (Gallimard, 1991) pour évaluer la nature complexe, parfois tordue, théâtrale voire comique, des relations entre un auteur et un éditeur. Or dès 1919, avec Proust qui lui reprochait de négliger ses auteurs, Gaston Gallimard avait usé de la plus suave ironie pour rassurer le cher Marcel.

    Un aspect  non négligeable du génie de Gaston est aussi d’avoir pensé son catalogue dans le temps, en assurant sa descendance. Au «roman» de Gaston, flanqué de son frère Raymond, s’ajoutent ainsi ceux de Claude, son fils, et d’Antoine et Isabelle, entre autres héritiers. Pour la pérennité de la légende, notons enfin qu’un bout de la rue Sébastien-Bottin a reçu, en 2011, le nom de Gaston Gallimard. Enfin, un album joliment illustré nous fait visiter, à l’enseigne de 5, rue Sébastien-Bottin,les salons et les bureaux, les recoins et jusqu’aux caves du «saint des saints» parisien de la maison Gallimard…

    Gallimard2.jpgPierre Assouline, Gaston Gallimard. Folio.

    5, rue Sébastien-Bottin.Gallimard, 2011.

     

     

     
     

     

     

     

     

  • Entretien avec JLK

    Jean-Louis Kuffer ou l'écrivain prodigue. Ce matin sur le blog de Jean-Michel Olivier, écrivain de la comédie romande: http://jmolivier.blog.tdg.ch/

    Enfant9.JPGC'est l'un des plus beaux livres de ce début d'année. Un livre tout à la fois intime et ouvert sur le monde.  Un livre qui creuse au plus profond la terre du langage et emporte le lecteur, dès les premières lignes, dans un tourbillon d'images, de sensations et de musique. En même temps qu'un retour vers l'enfance, perdue, puis retrouvée, L'Enfant prodigue* retrace un chemin singulier, ressuscitant les chères ombres disparues (le père, la mère, le frère, les grands-parents mythiques) pour leur rendre, au centuple, ce qu'elles lui ont donné : la joie et la curiosité, le désir d'être libre et d'écrire. L'Enfant prodigue est un livre qui va compter non seulement dans l'œuvre de Jean-Louis Kuffer, écrivain, journaliste, peintre et blogueur, œuvre riche, déjà, et profondément personnelle. Mais également dans la littérature de ce pays qu'il ouvre sur le chant du monde.

    — Dans la parabole biblique, l'enfant prodigue est celui qui revient vers son père après l'avoir abandonné. A cette occasion, le père organise une grande fête et se réjouit : « L'enfant que voici était mort, dit-il, et il est vivant, il était perdu et il est retrouvé. » Vers quel père, vers quelle patrie, votre enfant prodigue essaie-t-il de revenir ?
    — La parabole évangélique du Fils prodigue ne se borne pas, à mes yeux, à la leçon moralisante qu’on en  tire, du rejeton parti en ville faire les quatre cents coups et qui revient pour se soumettre au père. Ce qui m’y touche  est la joie du père à revoir son garçon, qu’on croyait perdu, et ce qui m’intéresse est la jalousie du frère, semblable à celle de Caïn. Comme ce dernier, le frère du fils prodigue ne comprend pas que son père traite mieux celui-ci que lui-même, qui a  continué d’aider son paternel en toute fidélité, alors que le père discerne ce que signifie le retour du fils «perdu». Cela étant, j’entends aussi le terme de « prodigue » dans un sens plus immédiatement généreux, désignant l’enfant qui donne beaucoup après avoir reçu beaucoup. C’est comme ça que j’ai vécu nos enfances, et je parle au nom de ma génération de l’immédiat après-guerre : comme un don prodigue qui appelle naturellement une reconnaissance. Si ce livre fait retour à une « patrie », je voudrais que cela soit conçu hors de toute référence conventionnelle, familiale ou nationale. Cependant je revendique bel et bien une filiation, qui relie le narrateur à l’amont autant qu’à l’aval. L’enfant prodigue est en effet ce que nous avons été, et ce que nous serons par le don régénérateur de nos enfants.


    — Ce qui est beau, dans L'Enfant prodigue, c'est que vous recomposez l'enfance à partir des premiers mots, perdus et retrouvés, qui resurgissent de votre mémoire. On pense à Michel Leiris (dans La Règle du Jeu) ou à Nathalie Sarraute (dans Enfance). Quels auteurs et quels livres vous ont marqué dans  votre enfance ?

    images-2.jpeg— Pour ce qu’on appelle l’enfance, disons jusqu’à dix ans: aucun auteur. Mais des tas d’histoires, et l’une d’elles qui a ressurgi dans L’Enfant prodigue, avec les personnages du petit et du grand Ivan : Londubec et Poutillon, relue récemment. L’histoire de deux garçons, d’un onirisme assez incestueux, Bouvard et Pécuchet en version érotico-angélique...


    — On pense aussi à Proust en vous lisant, tant l'importance de la mémoire est grande. Tant les souvenirs de l'enfance semblent garder intactes toute leur lumière et leur musique…
    — Cela vient, je crois, avec l’âge et le temps. Ce que je retiens de Proust, que je pratique à n’en plus finir, c’est que la mémoire est incessamment recréatrice et que l’écriture dévoile et enrichit ce palimpseste à force d’attention flottante plus ou moins  délirante. Plus on va vers la tombe et plus le moindre détail se précise du passé recouvré. En ce sens, ce livre n’est aucunement un « album de souvenirs » mais un essai de dévoilement poétique continu.


    — Votre livre est composé de sept parties : on part du jardin enchanté de l'enfance pour arriver à l'enfant à venir. Comment le texte s'est-il écrit ? Aviez-vous dès le départ cette idée que le passé rejoint l'avenir ?

    — Les sept parties du livre correspondent aux heures canoniales, de la nuit à la nuit, et par les saisons et les années succesives. Plus prosaïquement, il est ponctué par chaque retour à la table, des aubes nocturnes du début, correspondant à la nuit des temps de l’enfance où se forment les premiers mots, à la lumière ultime de Pâques. Je n’ai pas suivi, cela va sans dire, un schéma si contraignant, mais je voyais bien cette « courbe » qui marque  la progression du livre.


    — Vous consacrez de très belles pages à la nature dans votre livre (promenades, escapades, découvertes). Quel rôle joue-t-elle encore dans votre vie ?

    — À vrai dire je baigne dans la nature, qui incarne à mes yeux la divinité de l’Univers. Je ne suis pas du tout panthéiste, ni même déiste à la Rousseau, mais la nature est mon institutrice absolue : j’y puise la beauté, la bonté de ceux que j’aime, la vérité de ce qu’on peut dire d’elle , le mystère de ce qu’on ne peut pas dire, enfin tout ça. Il va de soi que les grandes villes font partie de la nature, mais je suis ataviquement plus proche du sauvage tellurique, la montagne derrière et le lac devant, comme je vous écris...

    — Il me semble que L'Enfant prodigue reprend et prolonge certains thèmes que vous évoquiez déjà dans Le Pain de coucou** (1983). En particulier la figure étonnante de vos grands-parents…
    images-3.jpeg— Les aïeux, comme les oncles, sont intéressants par le fait qu’ils sont mieux « sculptés », dans la lumière du temps, que les parents : on les voit mieux, ce sont déjà des sortes de fées ou de héros, ils nous foutent aussi la paix. On voit cela très bien chez Proust, en comparant « Maman », dont la présence reste paralysante, voire tyrannique, et la grand-mère qui laisse le Narrateur évoluer plus librement. Dans Le Pain de coucou, les aïeux alémaniques étaient assez bien silhouettés, me semble-t-il, mais il a fallu trente ans de plus pour que le grand-père paternel devienne à son tour ce personnage du mentor adorable dans L’Enfant prodigue.

    — Un mot revient souvent dans le livre : la joie. Est-ce la joie des retrouvailles (avec l'enfance) ? La joie, comme dit la parabole, d'être vivant et de renaître (grâce au langage) ?
    — Non : rien de tout ça. La joie m’est consubstantielle. Je ne vis que les retrouvailles de chaque aube. Je n’ai jamais quitté l’enfance, sauf peut-être quand j’ai cru être marxiste, entre 1966 et 1968. Là, je me suis éteint quelque temps, vampirisé par le langage du démon mesquin de l’idéologie. Mais la vie est plus forte, la poésie est plus forte, et la joie…

    propos recueillis par Jean-Michel Olivier

    * Jean-Louis Kuffer, L'Enfant prodigue, éditions d'Autre Part-Le Passe-Muraille, 2011.


    ** Jean-Louis Kuffer, Le Pain de coucou, Poche Suisse, L'Âge d'Homme, 1983.

    Cet entretien a paru dans la dernière livraison de Scènes Magazine, avril 2011.

  • Le Président Cavalier

     

     

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    Entretien avec Alain Cavalier à propos de Pater. 

     

    IMG_4922.JPGParis, le 17 juin 2011.

     

    -        Quelle est votre perception actuelle du politique ?

    -        Elle est un peu ironique, un peu détachée. Je suis à la fin de ma vie. J’ai traversé l’Occupation allemande. J’ai traversé la découvert des camps. J’ai traversé la découverte du goulag, J’ai traversé la guerre d’Algérie. Je me suis bousillé l’estomac pour ne pas y participer… Je pense que les pays se définissent dans des moments de crise. À l’âge de huit ans, assis dans le métro, il y avait là des soldats allemands debouts et sur leur ceinturon, à ma hauteur, je pouvais lire l’inscription GOTT MIT UNS, Dieu est avec nous. Or j’ai été élevé religieusement et cela m’a mis alors en tête une contradiction dont je ne suis toujours pas sorti. J’ai été nourri par les Evangiles qui sont très politiques, traitant d’une occupation étrangère que nous vivions nous aussi. Récemment, à la radio, j’ai entendu cette réponse faite par un ado à la question qui était posée à des gens de son âge à propos de Jésus-Christ. Silence, puis : ah oui, il a été fusillé par des Allemands ! J’ai trouvé ça très bien.

     

    -        Avez-vous été politiquement engagé ?

     

    -        J’ai connu la tentation communiste. Après 1945, elle s’expliquait notamment par le fait que l’Armée rouge avait sauvé l’Europe du diable nazi, au prix de 15 millions de morts russes. J’ai pourtant résisté à cette tentation.

     

    -        Et pourquoi donc ?

     

    -        À cause des cellules. Adhérer au communisme signifiait l’inscription à une cellule, à laquelle  il fallait soumettre sa pensée et son comportement sous peine d’être exclu. Or je savais ce que signifiait l’excommunication du fait de mon expérience de la discipline religieuse en internat, et je ne tenais pas à passer d’une oppression religieuse à une autre. Je me suis donc abstenu. Cela étant, mes premiers films sont très imprégnés de politique, à commencer par  le premier qui parle du fascisme et de la colonisation, de laquelle parle plus encore le deuxième. Puis je me suis dit que c’était trop fort et que j’allais laisser tomber, mais j’ai encore tourné Libera me qui est éminemment politique lui aussi. Par ailleurs, je n’ai jamais milité pour aucun parti ni aucun homme politique.

     

    -        La question du pouvoir revient en force avec Pater 

     

    -        Oui, et la réflexion sur le pouvoir  ne m’a jamais quitté à vrai dire. Comme mon père était un haut fonctionnaire, j’ai su tout petit, en écoutant ce qui se disait à table, ce que c’est que le pouvoir. Mon père était très fier du sien, auquel j’ai bientôt échappé, mais le phénomène du pouvoir ne m’a pas moins toujours intéressé, et dans toutes ses manifestations, qui peuvent être aussi celles d’un metteur en scène de cinéma ou d’un artiste quelconque qui peut enthousiasmer, tromper, manipuler... Or j’ai renoncé à ce pouvoir depuis quinze ans puisque je tourne seul.

     

    -        Mais vous voici reparti avec Vincent Lindon !

     

    -        J’avais en effet un problème à régler avec mon père, visant à une sorte de réconciliation post mortem, avant ma propre disparition. Et puis J’ai rencontré Vincent Lindon, il y a quelques années, qui m’a donné l’envie de revenir à l’ancienne pratique consistant à travailler sur des corps.

     

    -        Qu’est-ce qui vous a intéressé chez Vincent Lindon ?

     

    -        Son jeu. C’est le seul dont j’accepte les grimaces. Son jeu est sobre, concentré, efficace. Ses lignes me plaisent beaucoup. Je vois tout de suite le manège des acteurs, mais sa façon me semble pas ma, alors que j’ai in haine absolue du jeu sophistiqué ou démonstratif du genre « regardez comme je joue bien », style Brando-De Niro- Signoret…

     

    -        Et qu’est-ce qui, de votre travail, l’a intéressé ?

     

    -        J’imagine qu’un comédien peut apprécier le fait de casser la routine consistant à coucher avec une femme de plus dans un énième film utilisant son image. Vincent Lindon a été un grand fanatique de La Rencontre, qu’il somme toute nouvelle personne qu’il rencontre de voir, et puis il a déclaré solennellement en public, lors d’une projection du Filmeur au cinéma Saint André-des-arts, qu’il espérait avoir l’occasion de travailler avec moi…

     

    -        Quel a été le pacte entre vous ?

     

    -        Pas de texte à apprendre. Pas de double prise. Lui ne sait pas ce que je vais faire quand il arrive. Et moi, j’entre un peu dans l’image pour lui renvoyer la balle… Par ailleurs, je lui ai proposé des conditions qui limitaient les séances de tournage aux périodes situées entre les films dans lesquels il était engagé. De son côté, mon producteur lui a proposé d’être payé comme, moi, à savoir bien au-dessous de la cotation commerciale liée à son nom, ce qui correspondait d’ailleurs au contenu du film où sont évoqués les salaires excessifs… Ces petites questions d’argent entre ont débordé d’autres façons puisque Vincent nous a permis d’aller tourner chez lui et de montrer son impressionnante collection de chaussures, de même que j’ai pris sur moi l’acquisition d’une costume de Président de la République seyant.  

     

    -        Y a-t-il eu des tensions entre vous, comme  il en apparaît entre le Président et son premier ministre ?

     

    -        Non, et pourtant l’orgueil naturel du comédien aurait pu se trouver chiffonné quand il a découvert  que j’apparaissais avant lui sur l’image. Pourtant il a été assez intuitif pour comprendre que ce film n’était pas le énième regard d’un metteur en scène sur Vincent Lindon mais qu’il s’agissait d’autre chose. 

     

    - Comment avez-vous construit le film ? Y a-t-il un scénario, un storyboard, ce genre de choses ? 

     

    - J'ai écrit un petite texte de quelques pages pour avoir un peu d'argent, où je disais qu'il s'agissait de deux individus, Alain et Vincent, qui se rencontraient, l'un étant filmeur et l'autre acteur, le plus âgé ayant un regard paternel sur le plus jeune - et j'ajoutais que le pouvoir que se partagent, en France, le Président de la République et le Premier ministre correspond un peu à cette configuration, à partir de laquelle on pourrait parler politique, programme politique, ce genre de choses. J'y disais aussi qu'il s'agissait aussi de capter la fine fleur d'une rapport humain entre deux personnes qui se fréquentent avec plaisir et s'estiment.

     

    - Plus tout le reste, dont un débat faussement naïf sur la monstruosité des écartes de salaires dans nos pays... 

     

    - Bien entendu, et puis il y a des ministres, des boulangers, des bistrots, toute la vie d'un pays enfin. Et puis il y a le récit qui s'est construit au fur et à mesure de nos rencontres. Nous ne savions pas, à l'avance, qu'à un moment les deux hommes ne seraient pas d'accord, pour une question d'échelles de salaires justement. J'avais proposé à Vincent de jouer un petit industriel qui ne gagnerait pas plus de dix fois le salaire minimum d'un employé de son entreprise. Ensuite, les deux hommes se sont opposés parce que l'un proposait une échelle de 1 à 10 et l'autre une échelle de 1 à 15. 

     

    - Les idées sont donc venues en cours de tournage ?

     

    - Mais oui. Par exemple, la scène du grattage, au moment où l'on attend le résultat des élections du nouveau président, cette séquence qui n'a l'air de rien et que je trouve formidable, nous est arrivée comme ça, hop ! Comme le film, en outre, était monté au fur et à mesure, il a fini par dicter sa loi. 

     

    - Qu'en est-il des autres personnages qui apparaissent dans le film, par exemple des minsitres qui discutent le coup dans une forêt par crainte des écoutes téléphoniques  ?

    - Nous avions décidé qu'il n'y aurait pas d'autre acteur que Vincent. Donc ce sont tous des amis, des parents, des passants consentants. À un moment donné, j'ai appris à Vincent que je le nommais Premier ministre. Il l'a bien pris. Tout est advenu en dehors des conventions et des scèns-à-faire. Le chauffeur noir de notre producteur est devenu ambassadeur du Dahomey...

     

    IMG_4921.JPG- Et le montage, évidemment, est essentiel. Donc essentielle la collaboration avec Françoise Widhoff...

     

    - C'est vrai depuis La Rencontre. J'ai une petite théorie selon laquelle un cinéase, avec un instrument encore tout jeune,filme à 80% de manière inconsciente. Le 20 % restant pourrait être dit le film dégagé de sa gangue. D'où l'importance fondamentale du montage, en effet.

     

    - Dans quelle mesure votre expérience de filmeur à moyens hyper-légers joue-t-elle dans Pater ?

     

    - Dans la pleine mesure du cinéma dont je rêvais il y a quarante ans de ça déjà, dégagé de tout son poids et me permettant de maîtriser la chose en toute liberté...  

     

       

    On jouerait au Président...

    On sourit presque tout le temps, et parfois on rit carrément en jouant aux rôles avec le Président Alain Cavalier et son Premier Ministre Vincent Lindon, comme on jouait en enfance aux Indiens ou aux voleurs.

    Le titre du dernier film d’Alain Cavalier, Pater, annonce plus ou moins une affaire de filiation, qu’on peut dire à la fois familiale et nationale, s’agissant de la France dont le Président est plus ou moins un Père, et de nous tous non Français qui, comme le filmeur, avons plus ou moins un père.

    Ce  serait d’abord une affaire d’amitié et de nourriture terrestre, avec deux fines assiettes partagées pour fêter le contrat d’un film intimement amical et plus solennel en cela qu’il engagerait l’intérêt national par le truchement d’un jeu de rôles au plus haut niveau, on pourrait même dire mondial puisqu’il est question, fondamentalement, de la (re)distribution de ce dieu multinational qu’est devenu le Pognon.

    Le plus haut niveau sera figuré par la fonction présidentielle, qui donne son poids à ce qui deviendra très vite, ni une ni deux, l’enjeu du débat entre le Président et son Premier Ministre : sur l’équité. Comme pour les enfants, il suffira d’une cravate nouée pour faire le Président, plus un costume et des souliers à tant d’euros. L’impressionnante collection de pompes de Vincent Lindon facilitera éventuellement l’intendance, et pour le décor on s’arrangera entre divers appartements aux lumières appropriées (les lieux et les lumières sont essentiels dans le cinéma de Cavalier), une forêt pour une rencontre genre G2 ou G3 échappant aux écoutes, un bistro ou une boulangerie pour l’évocation d’une société diverse et diversement intéressante.

    L’enjeu de tout ça serait une loi, comme les enfants se votent des règles : faudrait donc, durant le septennat du nouveau Président élu pour la durée du film, avec la complicité de son Premier Ministre - faudrait ficeler et faire voter une loi régulant mieux la disparité entre salaires insuffisants et salaires indécents, dans une fourchette à discuter.

    Ce n’est pas plus compliqué que ça, la politique, faut pas charrier : un enfant qui joue au Président le sait autant qu’un président fondu en puérilité bling-bling : faut arrêter de nous la faire aux lois du marché, faut juste faire une loi qui permette à tous de mieux marcher la tête haute et de mériter sa sieste, comme le boulanger dans son labo.

    C’est une des belles scènes de Pater : le moment où le boulanger, beau comme un dieu bosseur (les dieux qui ne bossent pas ne sont pas crédibles aux yeux des enfants), installe son matelas et son oreiller pour une sieste que seuls les jean-foutres du Système qualifient de sieste-turbo, sachant comme tout artisan sérieux qu’on bosse mieux quand on se repose.

    Pater est un film tendre et malicieux où l’on ne voit (presque) que des mecs en costards (les pauvres) qui se marrent en douce de faire, en même temps que de la politique au plus haut niveau, un film célébrant sottovoce la poésie du cinéma. La douce plage que représente le dos d’une femme couchée, la douce plage d’une boulangère posant devant les douceurs de son fils, la douce plage d’un feuillage à la fenêtre sous lequel se coule un chat, constituent autant de plans de liaison que Françoise Widhoff découpe avec ses ciseaux électroniques de fée (on dit ça pour rappeler que le seul maître à bord a des maîtresses, comme son Premier Ministre) alors que le son direct continu, dès le générique et même avant, et après, jusque dans la rue qu’on rejoint hors du cinéma, fait l’autre musique pour l’oreille se mariant à celle des yeux et de l’esprit.

    Côtés durs on n'en assure pas moins, entre conseils des ministres autour de la solennelle Table ou dans la cuisine, consultations du populaire et préparation des élections ou autres obligations.

    Et pour la conclusion, Josette, on ne se gênera pas si le peuple nous recale, du moment qu'on a la rosette !

      

    Actuellement dans les salles françaises et romandes.

     

     

  • Le froid et le chaud

     Suisse49.JPGÀ propos de la solitude actuelle. D’un appel revigorant de Monsieur Berchtold, cependant inquiet pour la santé de Madame Berchtold. Des raseurs et des éteignoirs. De la lecture du (magnifique) dernier livre de Colette Fellous, amie de Facebook. De la bonne vie qui va

    À La Désirade, ce vendredi 15 juillet. Nous étions en train de parler, ce matin, avec mon compère Philip Seelen, de la solitude dans laquelle tant de gens aujourd’hui se trouvent claquemurés, et, parmi ces gens, tant de sensibilités vives, poreuses et portées à l’échange - nous parlions de ce paradoxe de l’isolement et de l’esseulement de tant de personnes  dans ce monde se targuant de communication tous azimuts, comme des millions de lucioles dans la nuit multitudinaire, lorsque le téléphone a sonné et que de sa voix un peu chevrotante Alfred Berchtold m’a dit bonjour.       

    Berchtold.jpgBerchtold ! Alfred Berchtold l’historien, le dernier de mes Trois Suisses après la disparition du pasteur Samuel Dubuis et du poète Jean-Georges Lossier (trois potes à l’ancienne, trois vrais amis de cœur et de goût), Berchtold l’octogénaire (86 ans au compteur) que ses compères de la communale de Montmartre appelaient Pingouin, le grand Berchtold (près de 2 mètres à la toise) m’appelait donc pour s’excuser de ne l’avoir point fait depuis un bout de temps alors qu’il a tant aimé mon Enfant prodigue, Alfred Berchtold le vieux maître me disant qu’il voulait me dire sa reconnaissance pour tout ce que je lui ai apporté, Berchtold enfin me disant son inquiétude à la suite de l’hospitalisation de Madame Berchtold.

    Monsieur Berchtold qui me remercie pour ce que je lui ai apporté alors même que, ces jours, je me reprochais de ne pas lui dire combien souvent je pense à lui et à son formidable apport à notre culture,ça c'est le pompon !

    Alfred Berchtold qui a tant donné avec ses livres hors norme. comme sa fabuleuse fresque de Bâle et l'Europe, auquel je m’étais promis de raconter ma déconvenue à la lecture du pauvre petit livre consacré récemment  à la Suisse dans la collection Découvertes de Gallimard (quelle découverte, ah ça !) et qui réduit notre pays si prodigieusement riche et divers, dans ses quatre cultures, à un tableau purement institutionnel, politico-économique, gris comme son auteur prof social-démocrate bon teint -  tout ça que je raconte bonnement à Pingouin ce matin, pour l’entendre soupirer.

    Bien entendu, Berchtold passe  pour un helvétiste à tous crins aux yeux de ces bonnets de nuit, alors que c’est juste un vieux démocrate de haute culture protestante et littéraire, passionné de peinture et de musique et ne jurant que par la culture du débat propre à notre drôle de pays. Et Berchtold qui me remercie, ça c'est le scoop !   

    Mais voici Madame Berchtold à l’hôpital, et c’est pour moi l’occasion de repenser à la présence bienveillante et toujours teintée de malice de l’adorable ancienne prof nous servant du thé et des biscuits entre nos séances de travail (ce bonheur que fut pour moi la préparation de La Passion de transmettre, notre recueil d’entretiens dont le titre résume la vocation de l’historien essayiste), et je sens un peu de détresse dans la voix de son grand homme.

    Nous sourions pourtant à l’évocation de la dernière fantaisie de Madame Berchtold, qui se disait hier « en balade dans la forêt » alors qu’elle venait d’avoir une bonne conversation lucide avec un de ses visiteurs sans quitter son lit d’hôpital…

    À tout moment la bonne vie nous rattrape ainsi. C’est comme une main encourageante sur notre épaule. C’est ce tableau de Karl Landolt que je regarde à l’instant, que m’a offert Monsieur  Berchtold pour me remercier d’une toile que j’ai brossée pour lui d’une vache suisse parodiant le réalisme pompier de nos petits maîtres préalpins. Ce sont (pour moi, car le vieux lettré en est resté à la machine à écrire Hermès et n’a même pas de Blackberry !) les amies et amis de Facebook que je retrouve tous les jours sans les avoir jamais vus en 3D. Ce sont les vacheries que nous égrenons à propos des cuistres universitaires et de leur prétendue science scientifiques de fonctionnaires du savoir morose.

    Fellous1.jpegBref, c’est la vie profuse et joyeuse, la vie belle et les bons livres, comme ce bon livre dont je me régale depuis quelques jours, intitulé Un amour de frère (à paraître chez Gallimard en septembre) et portant la signature de Colette Fellous, amie de Facebook que je me reproche de ne découvrir qu’aujourd’hui alors qu’elle a déjà publié une douzaine de livres.   

    Or revenant ici à Tunis, où nous serons dans une semaine avec ma bonne amie et Rafik Ben Salah, elle évoque, merveilleusement, son premier exil de jeune étudiante de dix-huit ans débarquant à Paris en 1968 (la même année que Rafik !), impatiente de lire tous les livres et découvrant avec reconnaissance le miracle de la Bibliothèque publique et de son service de prêt : « On pouvait même emporter certains livres pour quinze jours, je n’arrivais pas à y croire : vraiment on peut les emprunter, les emporter chez nous, les lire au lit, vivre avec eux ? Merci, merci beaucoup, c’est merveilleux, et je repartais dans la ville avec ces trésors.  J’avais écrite une longue longue lettre à ma mère pour lui raconter Paris, je m’étais installé un matin dans le Café-Charbons de la rue Mouffetard,la salle minuscule était vide, dehors le vent glacial.. Je lui expliquais qu’elle n’avait plus à s’inquiéter, je ne serais jamais seule avec ces millions de livres, juste un petit peu froid depuis quelques jours »…

     

    Images: Abraham Hermanjat, Ouchy 1917. Alfred Berchtold et Colette Fellous.

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  • Ceux qui font avec

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    Celui qui prend son pied-bot / Celle qui joue avec les maux / Ceux qui se disent déçus en bien / Celui qui préfère la mouise aux médailles / Celle qui a toujours fui les femmes de pasteurs aux pensées élevées / Ceux qui nourrissent les quolibets comme d’autres les piranhas de la médisance / Celui qui dorlote la femme-tronc / Celle que saoule l’étoile-absinthe / Ceux dont le père se prénomme désormais Marie-Clotilde / Celui qui craint de ne pouvoir s’adapter à l’odeur d’ammoniac de la cheffe dynamique / Celle qui répand des bruits que d’autres ramassent à genoux / Ceux qui font dans la dentelle barbelée / Celui qui prend ce qui vient et laisse ce qui ne lui revient pas / Celle qui se livre à la cure d’âme / Ceux que la laideur ne fascine plus / Celui qui pallie la solitude par l’aquarelle / Celle qui se noie dans l’huile paysagère / Ceux qui n’osent pas dire qu’ils n’ont plus rien à se dire et se parlent donc de choses dites importantes avec des airs d’y croire / Celui qui perd un contact après l’autre / Celle qui cache les jumelles de son conjoint voyeur / Ceux qui croient qu’il pleut pour les faire chier personnellement / Celui qui cherche un p’tit coin de ciel bleu au propre et au figuré / Celle que ses propres soupirs font sourire / Ceux qui se détournent du beau parleur / Celui qui se réfugie dans l’Amour de l’Autre tellement les autres l’indiffèrent / Celle qui communique avec son hamster Alberto / Ceux qui préfèrent l’esseulement avec Aerosmith à la compagnie pâmée des mélomanes qui se respectent / Celui que sa détresse fait parler comme un automate /Celle qui ne lâchera jamais prise / Ceux qui lâchent un fil sans lâcher le fil de la conversation joyeuse qu’ils entretiennent avec eux-mêmes aux dam des passants qui estiment que ce n’est pas là un espace citoyen où pisser / Celui qui a toujours l’air d’être égaré dans une pièce de Beckett / Celle qui trouve les Confessions d’une mangeur d’opium sur la table de nuit de son fils Placide et se demande si elle doit constituer une Cellule de soutien psychologique avec les cousines diplômées du petit / Ceux quine supportent pas les « hommes de Dieu » auxquels ils préfèrent les « hommes du Président » voire même les « hommes de l’Ombre » / Celui qui refuse qu’on l’ampute et qu’on ampute quand même après l’avoir endormi / Celle qui s’est rapprochée du Seigneur sous l’impulsion de l’Abbé Clotaire qui l’a trompée ensuite avec la fille De Preux des De Preux de l’Usine de traitement des déchets carnés du Valais central / Ceux qui estiment que ces Ceux qui participent d’un esprit tordu voire franchement cynique en tout cas contraire à l’éthique psychiatrique établie en milieu sec / Celui qui retrousse volontiers les manches des autres / Celle qui estime que tout travail mérite salaire surtout le sien / Ceux qui voient passer Alinghi sous le vent du soir sans en concevoir le moindre sujet de fierté nationale et moins encore multinationale, etc.

    Image: Philip Seelen

  • Locarno en état de grâce

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    La 64e édition promet de beaux moments à foison

    « Le festival de Locarno connaît actuellement un état de grâce», déclarait hier son président, Marco Solari, lors de la présentation à la presse, à Berne, de la 64e édition du plus populaire de nos festivals de cinéma, auquel participent de plus en plus de Romands. À l’origine de cet optimisme : la consolidation de la base économique de la manifestation (plus de 300.000 francs supplémentaires obtenus du Tessin et de la Confédération, avec un soutien accru des sponsors) et la nouvelle ouverture de la programmation artistique conçue par Olivier Père et son équipe.

    Parfois critiqué pour son manque de « glamour » ou son caractère trop peu « grand public », le Festival de Locarno offrira, cette année, un choix de films (200 longs métrage et 60 « courts ») éclectique où Hollywood et Bollywood iront de pair avec un large éventail de la production contemporaine, dont une quinzaine de première mondiales.

    Belle brochette de stars invitées à relever aussitôt : avec Leslie Caron, Ingrid Caven, Harrison Ford, Claudia Cardinale, Bruno Ganz, entre autres.

    En point de mire « classique », la rétrospective des films de Vincente Minelli, maître de la comédie musicale et du mélodrame américain, disputera la faveur du public avec l’offre très alléchante et diversifiée de la Piazza Grande.

    Particulièrement attendus sur la Piazza : Cowboys & Aliens de Jon Favreau, un « blockbuster» de SF réunissant Harrison Ford, Olivia Wilde et Donald Craig, et un « coup de cœur » d’   Olivier Père qui pourrait susciter l’enthousiasme du public au même titre que La vie des autres en 2006 : il s’agit d’un film canadien très émouvant, intitulé Bachir Lazhar et signé Philippe Falardeau. En outre, Le Havre, dernier film d’ Aki Kaurismaki déjà remarqué à Cannes, marquera le retour du maître nordique à Locarno.

    Le cinéma suisse sera lui aussi bien présent en cette édition, avec trois films en compétition internationale, à commencer par Vol spécial du Vaudois Fernand Melgar nouveau film-choc consacré aux sans papiers rejetés de Suisse.

    À côté des diverses compétitions, une foison de programmes spéciaux et autres hommages (notamment à Claude Goretta, léopard d’honneur pour sa carrière, et à Jean-Marie Straub) alterneront avec des reprises de haut vol, d’ Andréi Roublev le chef d’œuvre de Tarkovsky à L’ombre des anges de Daniel Schmid. Or ce n’est là qu’un mince premier aperçu d’une offre profuse et prometteuse…

    Locarno, du 3 au 13 août. Infos : www.pardo.ch

  • Avertissement

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    …Et quand je dis vacances, mon chéri, c’est : vacances, tu ne prends ni tes dossiers ni ton ordi, je veux que tu te détendes, je veux que tu lâches prise complètement, d’ailleurs tu auras assez à faire avec nos enfants et ceux de tes ex, et moi aussi j’y ai droit, moi aussi pendant trois semaines je veux avoir ma vie à moi…

     

     

     

     

    Image : Philip Seelen

  • Ceux qui se dérobent

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    Celui qui ne s’en laisse pas conter / Celle qui tourne le dos au Top Dog / Ceux qui arrachent la multiprise / Celui qui retire ses jetons / Celle qui se dit en rupture de stock de patience / Ceux qui attendent les deux tu l’auras pour choper le tien / Celui qui rebondit dans l’élevage industriel de lucioles / Ceux qui endorment la mouche tsé-tsé / Celui qui s’inscrit au parti d’en rire / Celle qui fait syndiquer sa fourmilière / Ceux qui ont toujours pensée que DSK était une victime d’ailleurs ça se voit à son air franchement humble n’est-ce pas / Ceux qui considèrent qu’on n’est jamais seul dans une bibliothèque et qu’il n’y fait jamais froid même en Alaska / Celui qui attend la gloire sur le quai désaffecté / Celle qui se dit la cochonne de soie des cantons latins / Ceux qui asticotent le mendigot parigot colporteur de ragots / Celui qui lit Voyage en classe pont / Celle qui dégueule dans la passe aux dauphins / Ceux qui se défoulent dans le défilé qu’ignorent les foules / Celui qui tuera la mère et la fille pour leur épargner de réciproques regrets / Celle qui peint des bleuets de tout son cœur de bluette fluette / Ceux qui maximisent le potentiel marketing des coquelicots peints à la main / Celui qui se rend au festival des vieux folkeux avec sa bonne vieille guitare et ses vieux pétards et son pote Bernard qui en remontre à Lavilliers / Celle qui pose à la vierge effarouchée alors que le routier ne la charrie que par galanterie / Ceux qui ont renoncé au 69 après 68 / Celui qui gère sa masse musculaire comme d’autres débitent du thon à la tonne / Celle qui a reconnu la main de l’amant de la mer de Chine malgré l’obscurité du Champo de la belle époque / Ceux qui considèrent une fois pour touts que Duras est Duras et que ça n’engage qu’elle, etc.

    Image : Philip Seelen 

     

  • Ceux qui font semblant

     

    Panopticon761.jpgCelui qui atermoie / Celle qui chipote / Ceux qui lésinent / Celui qui en rabat / Celle qui mégote 7 Ceux qui biaisent / Celui qui le dit sans le dire / Celle qui laisse plus ou moins entendre qu’on ne pourra conclure sans peser le pour et le contre / Ceux qui donnent le change / Celui qui laisse décider celle qui obéit à ceux qui ont la situation en mains / Celle qui s’écoute parler pour ne rien dire / Ceux qui jettent de la poudre aux yeux fermés / Celui qui ne risque rien sans garantie bancaire / Celle qui mise sur le cheval d’arçon / Ceux qui ne prendront même pas le train en marche / Celui qui se refuse à lui-même / Celle qui s’égare sans se perdre / Ceux qui trouvent tous les prétextes / Celui qui découvre soudain l’inanité du simulacre et s’exclame « oh » dans le tea-room feutré / Celle qui entrevoit l’aspect infernal de l’éternel retour / Ceux qui disent haïr la réalité mais acceptent néanmoins l’omelette norvégienne du menu / Celui que la laideur fascine / Celle qui réalise ses fantasmes par procuration / Ceux qui se font de la thune en s’exhibant sur Webcam Wide World (WWW.com) / Celui que  sa révolte isole de plus en plus / Celle qui n’en peut plus de ne pas consentir à l’abaissement programmé / Ceux qui se retrouvent à la salle de lecture de la bibliothèque publique de Houston Downtown / Celui que la pensée de la mort éloigne des estrades / Celle qui ne peut se confier à la Speakerine blonde / Ceux qui deviennent prudents devant l’extension du domaine de l’indiscrétion / Celui qui se constate en panne de réseau social / Celle qui se met au vert de gris / Ceux que leur délire reprend à l’instant où la gymnaste biélorusse s’étire dans la clairière aux invisibles / Celui qui se fie à son bon naturel qui revient au galop / Celle qui va voir nager les nageurs nègres / Ceux qui se la jouent faune qui veut / Celui que son restant de dignité et d’humour retient de faire comme si / Celle qui se remet à son tour de potière picarde / Ceux qui aiment leur travail d’artisans modestes mais pas cons / Celui qui relève le défi les cornes / Celle qui chantonne sous la tonnelle au pied pourri de mégots / Ceux qui cueillent des bleuets sous le ciel jaune / Celui qui fauche du même geste auguste que le semeur de la pub de La Semeuse / Celle qui bénit chaque marche de l’escalier montant / Ceux qui balaient le couvent sans se demander pourquoi / Celui qui aime le « doux royaume de la terre » / Celle que la pensée de la mort occupe moins que le sentiment de l’amour que lui communique sa palette de restauratrice de tableaux anciens / Ceux qui essaient de croire à ce qu’ils ne possèdent pas / Celui qu’accable la pensée que les damnés vont par troupeaux et que ça peut finir par « la montée des marches » /  Celle qui attend que la mort la réveille / Ceux dont la chute du corps met l’âme à vif, etc.

    Image : Philip Seelen

     

  • Le frondeur centenaire

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    Maurice Nadeau, lecteur universel, découvreur et éditeur, incarne une mémoire du siècle.

     Maurice Nadeau, qui passa le cap des cent ans le 21 mai dernier, prétend qu’il a très mauvaise mémoire». La bonne blague ! « Si je mourais, renchérit sa femme Marthe, tu ne te souviendrais même plus de moi.... » N’en jetez plus ! D’autant que ces deux bourdes  figurent à la première des quelques 500 pages des Mémoires littéraires du critique, découvreur et éditeur que fut Nadeau. Acteur et témoin de la vie littéraire française de la fin des années 1930 à nos jours, il a connu André Breton. Il était résistant quand il a rencontré un Jean-Paul Sartre... politiquement naïf. Au lendemain de la guerre, il devint «le» critique du journal Combat d’Albert Camus et Pascal Pia. Puis il s’improvisa éditeur pour diffuser le premier témoignage d’un rescapé des camps nazis, avec Les jours de notre mort de son camarade David Rousset ; et avec celui-ci, l’un des rares communistes à reconnaître l’existence des camps du goulag.

    Nadeau2.gifAmi du « pornographe » Henry Miller dont il publia la trilogie de Sexus, Maurice Nadeau  passa des heures à se taire avec Samuel Beckett, se fit servir de l’eau chaude par Henri Michaux, lança Georges Perec à hauteur de Renaudot avec Les Choses, découvrit et défendit de grands auteurs « étrangers » tels Malcolm Lowry - l’auteur du génial et présumé invendable Au-dessous du volcan -, le Polonais Witold Gombrowicz, le Sicilien Leonardo Sciascia et le Russe Varlam Chalamov, enfin le Sud-Africain J.M. Coetzee, futur Nobel de littérature.

    La découverte récente la plus «choc»  de Nadeau fut celle de Michel Houellebecq, qui se présenta à lui comme le nouveau Perec ! Après quelques tergiversations parut tout de même Extension du domaine de la lutte.  Mais comme tant d’autres, Houellebecq le quitta bientôt pour un éditeur plus coté. Précisons du moins  que Nadeau avait refusé entretemps de publier les poèmes de l’amer Michel, qui   traitait son ami Prévert de con...

    Serviteur !

    Fils d’une servante illettrée, Maurice Nadeau, «Momo» pour sa mère - personne de bons sens et d’ironie qui lui montra un jour son derrière pour lui faire sentir combien elle se moquait des convenances - , déclarait à ce propos, à Laure Adler qui lui rappelait le geste de Flaubert de tremper sa Légion d’honneur dans son café: «Ah oui, je trouve ça formidable, tout ce qui est inconvenant me plaît !» Dans la foulée, on rappellera que Maurice Nadeau lui-même présenta l’édition de Madame Bovary chez Rencontre...

    Orphelin de père à cinq ans, pupille de la nation poussé aux études par sa mère, prof très engagé, d’abord stalinien puis exclu du Parti pour ses questions incongrues sur la politique de Staline et l’Allemagne nazie, Maurice Nadeau n’a rien du clerc né coiffé. Franc-tireur trotzkiste il fut, révolté de gauche, présent jusqu’en mai 68 («ce n’était pas un changement de politique, c’était un changement de vie»), à la fois très impliqué dans la vie littéraire et toujours à l’écart.

    Critique étranger aux modes médiatiques ou universitaires, il fonda La Quinzaine littéraire en 1966, restée mythique par son indépendance (ses collaborateurs ne sont pas payés) et son ouverture. De son Histoire du surréalisme, datant de 1945, à ses Mémoires littéraires portant le titre significatif de Grâces leur soient rendues, en passant par Serviteur ! un itinéraire critique à travers livres et auteur depuis 1945, Maurice Nadeau aura  fait oeuvre, précisément, de serviteur dévoué reconnaissant simplement qu’il «aime admirer»...

    Un jour à Alger, où il avait rejoint sa future femme Marthe, camarade prof et  militante  comme lui, «Momo» tomba amoureux de cette jeune fille en observant sa façon de relever les manches de son imper avec des coups d’épaules. «Le détail bête !», souligne-t-il devant Laure Adler. Or c’est avec la même «mémoire du coeur» qu’il parle de sa mère, des ses collaboratrices de la Quinzaine et de ceux qui l’ont marqué ou qu’il a «servis», de Pascal Pia à Henri Calet, de Walter Benjamin à Roland Barthes, de Pierre Naville à Maurice Blanchot et jusqu'au jeune Yann Garvoz, sa dernière découverte...   

    Maurice Nadeau. Grâces leur soient rendues. Mémoires littéraires. Albin Michel, 479p.

    Le Chemin de la vie. Entretiens avec Laure Adler. Verdier,157p.