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L’enfant du Nil

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Pour Sophie et Julie


Je vous ai vus arriver de très loin, je ne sais trop pourquoi je me suis accroché à vous, mais c’est un fait: depuis votre arrivée à l’aéroport de Louxor, ce soir-là, je ne vous ai plus lâchés d’une semelle.
Pour parler à votre façon: vous m’avez tapé dans l’oeil. Vous me plaisiez. Tout de suite je vous ai adoptés.
Comme tant d’êtres heureux, à la descente de l’avion, vous aviez l’air de figurer dans un film. Sur le tarmac ensuite vous dansiez un peu sur place. J’ai senti que vous étiez de ces gens qui s’adaptent aussitôt à la nature nouvelle: je vous voyais boire la nuit d’Egypte.
J’ai remarqué que vous avez tout de suite adopté mon pays. Vous n’avez pas évité ni repoussé mes pauvres. J’ai vu que vous avez aussitôt repéré le plus beau, l’immense vieillard enturbanné ne concédant pas un regard aux arrivants dans le vent tiède, se contenant d’être là. Vous avez laissé vos bagages un moment sans vous inquiéter de leur sort. Vous regardiez le ciel. Vous humiez la terre et reconnaissiez cette odeur d’ailleurs que vous aimez.
Ensuite vous ne vous êtes pas impatientés. Vous êtes montés dans le minibus qu’on vous indiquait et vous n’avez cessé de regarder d’un côté et de l’autre sans vous lâcher la main. Pas un instant je ne vous ai sentis le moins du monde effleurés par la crainte, et déjà vous vous imprégniez des bruits et des voix et des odeurs de mes avenues et de mes gens puis de mon fleuve et de mes temples et de mes hôtels alignés face à mes montagnes et à leurs tombes où je demeure.

A l’hôtel Isis vous vous êtes réjouis d’être reçus dans une chambre blanche donnant sur le Nil. De votre côté du fleuve stationnaient de grands bateaux illuminés. Par delà les eaux sombres vous avez découvert l’autre rive aux villages plongés dans la pénombre et que surmontent les monts sacrés.
Dès ce moment-là je vous ai sentis tous deux pleins de songes et d’images qu’avaient éveillés les visions fugaces de nos temples et de nos dieux éclairés par des spots, tout à l’heure en filant le long des quais. Mais aussi, je vous savais fatigués. D’ailleurs je vous voyais vous préparer à dormir, et j’ai baissé les yeux.

En les relevant un instant après, j’ai constaté que vous aviez traversé une nuit, qu’il faisait soleil et que le vent soufflait puissamment dans la voile bleue de la felouque du cousin de Sayed .
Vous avez relevé pour votre part, en prenant place dans la salle où était servi le Continental Breakfast, que le personnel était issu pour majorité de mon peuple et vous vous en êtes montrés satisfaits à mon vif contentement, puis vous avez goûté de notre thé rouge et vous vous êtes nourris sans cesser de sourire du regard.
C’est à cela, peut-être, que je vous avais repérés de loin: à cette qualité rare que les pauvres entretiennent et que les riches ont le plus souvent oubliée.
Vous qui êtes riches, assurément, par rapport à mes pauvres - mais tout est affaire de rapport car je fus infiniment plus riche que vous deux -, vous n’estimez pas avoir tout et ne le convoitez nullement; et quand je vous retrouve à marcher dans la rue populeuse, pas un instant je ne vous sens vous mettre au-dessus ou au-dessous de mes gens.
Ils vous harcèlent pourtant, ils vous hèlent et vous poursuivent, vous proposant qui sa calèche qui son taxi, mais vous avez envie ce matin de humer la rue égyptienne et vous irez de votre pas obstiné, de votre pas léger, et tout au bout de la rue quand ce garçon en houppelande vous proposera de nous rendre visite en nos tombeaux, vous vous laisserez convaincre sans lésiner.

Je vous ai vus ensuite sur la felouque du cousin de Sayed. C’est un grand garçon fier au profil de Nubien qui vous a poposé d’acheter l’une ou l’autre de vos filles dont il a voulu voir les images, et le prix que toi, le père, et maître, en a demandé, l’a rappelé aux dures réalités. Mais déjà, de l’autre rive Sayed vous faisait signe dont vous avez bientôt rejoint le taxi.
Sayed est un garçon dont je connais bien les habitudes et la famille, la peine et l’espoir à chaque fois déçu ou presque. D’ailleurs je ne suis pas sûr qu’il espère tellement autre chose que son sort actuel. Il est assez intelligent pour savoir qu’il ne pourrait diriger une bande telle que la sienne à Stuttgart, où vit l’un de ses cousins, ou moins encore à Londres ou à Paris. Il s’est donné depuis quelque temps pour objectif de doubler le volume de la maison paternelle, et vous verrez que ce n’est déjà pas si mal, mais n’anticipons pas.
A l’ordinaire, les visiteurs de la Vallée des Rois tels que vous deux, qui ne se déplacent pas en troupeaux et qui apprécient un guide parlant bien l’anglais et se prétendant professeur (ce qui est relativement vrai) et artiste (ce qui n’est pas tout faux), sont juste un peu étonnés de voir son taxi tapissé de sourates du Coran alors que ce garçon est vêtu de jeans, et sa façon d’inviter ses clients à telle ou telle terrasse les intrigue également, surtout qu’elle prélude à la classique invitation du soir à la maison, comme cela ne manquera pas de vous arriver.
Sayed est un jeune Egyptien qui fait ce qu’il peut avec ce qu’il a, honore ses parents, mène ses petites affaires diurnes et nocturnes et ne viole point trop les commandements d’Osiris repris par le prophète.
De vous deux, c’est elle qu’il a naturellement élue cette fois, sentant sa douceur et sa gaîté, et son anglais meilleur que le tien, mon frère. Elle a tout de suite parié sur sa bonne foi, tandis que tu restais plus réservé.
Ils vous a conduits au portail de la Vallée des Rois et vous a dit qu’il vous y reprendrait deux heures plus tard, ensuite de quoi vous seriez son invité. En attendant il savait, il sentait que vous seriez touchés par la visite de mon tombeau de jeune prince.
En premier lieu, c’est cependant aux appartements éternels de Thoutmôsis III que vous êtes descendus. Vous vous êtes enfoncés dans les entrailles de la terre avec émotion. Vous avez trouvé qu’il y faisait bien chaud. Vous avez été fortement impressionnés par la hauteur des marches de l’escalier et par la dimension de tout.
Puis je vous ai vus vous approcher de mon tombeau et de la vitrine dans laquelle sont présentées quelques-uns des vestiges de mon bref séjour terrestre, ma jeunesse et ma beauté vous ont émus, qui vous ont rappelé la jeunesse et la beauté de vos princesses, enfin je vous ai vus de mon oeil peint, réunis dans la même orbite, je vous ai vus de tout préès. j’avais le sentiment de vous êtreoplus intime que vous à vous-mêmes, et votre regard a croisé le mien dans la pénombre, enfin vous êtes repartis et j’ai souri, un quart d’heure plus tard, lorsque toi, mon frère, tu t’es laissé fourguer ce morceau de camelote par ce chenapan d’Arabe dont tu n’étais pas dupe mais qui te collait aux basques, et j’ai souri de te voir moqué par ta moitié.

Tout le temps que vous êtes restés sur ma terre, j’ai prié Isis et Osiris de vous accorder leur protection. Vous ne risquiez rien avec Sayed, même quand il vous a trimballés dans son taxi à travers le village de fellahs, après la tombée de la nuit, qu’il vous a fait grimper sur une passerelle chancelante pour admirer le toit de sa maison en chantier, ni même quand, sur la felouque du retour, le galant s’est mis à défier ton hégémonie monogame, mon scribe à la jalousie de faucon, en serrant de trop près ta pharaonne aux yeux pers. Vous avez échappé à deux aventuriers russes qui avaient repéré vos bijoux d’or pur au Pavillon des arabesques où tous les soirs vous admiriez le ballet des felouquiers le long du fleuve en buvant des vins hors de prix; mais un autre soir, vous les avez vus déposséder deux Néerlandais plus crédules au jeu de poker. Vous auriez pui tomber, aussi, aux mains de Captain Hassan le marchand de H, au bar-bateau-boutique Lady Di, qui sait prendre le roumi au piège de sa fourberie - que le dieu des enfers, le noble Anubis, s’empare de la charogne de ce naufrageur d’âmes nigaudes !
Vous avez rendu hommage aux merveilles de nos temples, de nos galeries d’antiques et de nos terres arables, vous avez refusé de vous hisser sur la calèche dominatrice pour mieux vous fondre dans la foule bigarrée des marchés de la ville. Vous n’avez pas dédaignés nos petits cireurs de chaussures. Vous vous êtes prêtés longuement au jeu de mes commerçants, vous attardant dans leurs boutiques et les écoutant en sirotant leur thé de menthe.
Vous avez admiré les patchworks de mon cher Ashraf âl Boni, qui me vénère et me fait vénérer par sa classe de marchand-conteur-instituteur des pauvres; vous avez vu le losange indigo se déployer sur champ de lys ou de rubis, et des luminaires consteller la voûte de tous les bleus virant au noir d’au-delà.
Chez Omar ensuite vous vous êtes régalés d’un coq et de frites à la française. La petite terrasse sous les palmiers, en pleine pagaille de maraîchers et d’artisans de tout acabit, de pêcheurs et de chenapans, vous semblait l’oasis même de l’humanité bonne, sur laquelle se déversait la voix langoureuse de Fairouz.
Là vous avez commencé de vous regarder comme des amants, et j’ai baissé les yeux tandis que vous regagniez votre chambre de l’hôtel Isis, et lorsque je les ai relevés vous étiez nus sous le regard de la déesse et celle-ci vous oignait de sa lotion lunaire.
Le membre d’Osiris, son frère jaloux l’a jeté au crocodile, mais il incombe aux vivants de se prendre encore et encore afin de rassembler la nouvelle chair qu’Isis bénit de sa lumière.
Le membre de l’homme est l’arbre de l’alliance de la terre et du ciel, et la houle de la femme roule la vie au loin. Dans la lumière de la nuit se renouvelle le lait d’Isis qui ruisselle de toute femme aimée. L’homme incertain sera coupé en morceaux que la femme rassemblera...
Ah, comme les mots du conteur vous poursuivaient, et quelle promesse vous faisait votre descendance innombrable là-bas dans les vergers fertiles.

La fenêtre de votre chambre, cette dernière nuit sous notre ciel, était grande ouverte tandis que vous reposiez. Il est à supposer que vous avez alors rêvé de la barque et de la balance. Tandis que vous traversiez la nuit j’ai baissé les paupières, et lorsque je les ai relevées vous vous taisiez devant le tableau de l’aube tirant lentement, du fleuve divin, le monde dans son filet de couleurs.

Cette nouvelle est extraite du recueil intitulé Le Maître des couleurs, paru en 2001.

Commentaires

  • J'aime bien le rouge et le noir, ca donne des airs stendhalien au nouveau blog du patriarche. La fille de l'air approuve cette approche technologique des mémoires de son père, son papa, son papounet!

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