À propos de la solitude actuelle. D’un appel revigorant de Monsieur Berchtold, cependant inquiet pour la santé de Madame Berchtold. Des raseurs et des éteignoirs. De la lecture du (magnifique) dernier livre de Colette Fellous, amie de Facebook. De la bonne vie qui va…
À La Désirade, ce vendredi 15 juillet. Nous étions en train de parler, ce matin, avec mon compère Philip Seelen, de la solitude dans laquelle tant de gens aujourd’hui se trouvent claquemurés, et, parmi ces gens, tant de sensibilités vives, poreuses et portées à l’échange - nous parlions de ce paradoxe de l’isolement et de l’esseulement de tant de personnes dans ce monde se targuant de communication tous azimuts, comme des millions de lucioles dans la nuit multitudinaire, lorsque le téléphone a sonné et que de sa voix un peu chevrotante Alfred Berchtold m’a dit bonjour.
Berchtold ! Alfred Berchtold l’historien, le dernier de mes Trois Suisses après la disparition du pasteur Samuel Dubuis et du poète Jean-Georges Lossier (trois potes à l’ancienne, trois vrais amis de cœur et de goût), Berchtold l’octogénaire (86 ans au compteur) que ses compères de la communale de Montmartre appelaient Pingouin, le grand Berchtold (près de 2 mètres à la toise) m’appelait donc pour s’excuser de ne l’avoir point fait depuis un bout de temps alors qu’il a tant aimé mon Enfant prodigue, Alfred Berchtold le vieux maître me disant qu’il voulait me dire sa reconnaissance pour tout ce que je lui ai apporté, Berchtold enfin me disant son inquiétude à la suite de l’hospitalisation de Madame Berchtold.
Monsieur Berchtold qui me remercie pour ce que je lui ai apporté alors même que, ces jours, je me reprochais de ne pas lui dire combien souvent je pense à lui et à son formidable apport à notre culture,ça c'est le pompon !
Alfred Berchtold qui a tant donné avec ses livres hors norme. comme sa fabuleuse fresque de Bâle et l'Europe, auquel je m’étais promis de raconter ma déconvenue à la lecture du pauvre petit livre consacré récemment à la Suisse dans la collection Découvertes de Gallimard (quelle découverte, ah ça !) et qui réduit notre pays si prodigieusement riche et divers, dans ses quatre cultures, à un tableau purement institutionnel, politico-économique, gris comme son auteur prof social-démocrate bon teint - tout ça que je raconte bonnement à Pingouin ce matin, pour l’entendre soupirer.
Bien entendu, Berchtold passe pour un helvétiste à tous crins aux yeux de ces bonnets de nuit, alors que c’est juste un vieux démocrate de haute culture protestante et littéraire, passionné de peinture et de musique et ne jurant que par la culture du débat propre à notre drôle de pays. Et Berchtold qui me remercie, ça c'est le scoop !
Mais voici Madame Berchtold à l’hôpital, et c’est pour moi l’occasion de repenser à la présence bienveillante et toujours teintée de malice de l’adorable ancienne prof nous servant du thé et des biscuits entre nos séances de travail (ce bonheur que fut pour moi la préparation de La Passion de transmettre, notre recueil d’entretiens dont le titre résume la vocation de l’historien essayiste), et je sens un peu de détresse dans la voix de son grand homme.
Nous sourions pourtant à l’évocation de la dernière fantaisie de Madame Berchtold, qui se disait hier « en balade dans la forêt » alors qu’elle venait d’avoir une bonne conversation lucide avec un de ses visiteurs sans quitter son lit d’hôpital…
À tout moment la bonne vie nous rattrape ainsi. C’est comme une main encourageante sur notre épaule. C’est ce tableau de Karl Landolt que je regarde à l’instant, que m’a offert Monsieur Berchtold pour me remercier d’une toile que j’ai brossée pour lui d’une vache suisse parodiant le réalisme pompier de nos petits maîtres préalpins. Ce sont (pour moi, car le vieux lettré en est resté à la machine à écrire Hermès et n’a même pas de Blackberry !) les amies et amis de Facebook que je retrouve tous les jours sans les avoir jamais vus en 3D. Ce sont les vacheries que nous égrenons à propos des cuistres universitaires et de leur prétendue science scientifiques de fonctionnaires du savoir morose.
Bref, c’est la vie profuse et joyeuse, la vie belle et les bons livres, comme ce bon livre dont je me régale depuis quelques jours, intitulé Un amour de frère (à paraître chez Gallimard en septembre) et portant la signature de Colette Fellous, amie de Facebook que je me reproche de ne découvrir qu’aujourd’hui alors qu’elle a déjà publié une douzaine de livres.
Or revenant ici à Tunis, où nous serons dans une semaine avec ma bonne amie et Rafik Ben Salah, elle évoque, merveilleusement, son premier exil de jeune étudiante de dix-huit ans débarquant à Paris en 1968 (la même année que Rafik !), impatiente de lire tous les livres et découvrant avec reconnaissance le miracle de la Bibliothèque publique et de son service de prêt : « On pouvait même emporter certains livres pour quinze jours, je n’arrivais pas à y croire : vraiment on peut les emprunter, les emporter chez nous, les lire au lit, vivre avec eux ? Merci, merci beaucoup, c’est merveilleux, et je repartais dans la ville avec ces trésors. J’avais écrite une longue longue lettre à ma mère pour lui raconter Paris, je m’étais installé un matin dans le Café-Charbons de la rue Mouffetard,la salle minuscule était vide, dehors le vent glacial.. Je lui expliquais qu’elle n’avait plus à s’inquiéter, je ne serais jamais seule avec ces millions de livres, juste un petit peu froid depuis quelques jours »…
Images: Abraham Hermanjat, Ouchy 1917. Alfred Berchtold et Colette Fellous.
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