Maurice Nadeau, lecteur universel, découvreur et éditeur, incarne une mémoire du siècle.
Maurice Nadeau, qui passa le cap des cent ans le 21 mai dernier, prétend qu’il a très mauvaise mémoire». La bonne blague ! « Si je mourais, renchérit sa femme Marthe, tu ne te souviendrais même plus de moi.... » N’en jetez plus ! D’autant que ces deux bourdes figurent à la première des quelques 500 pages des Mémoires littéraires du critique, découvreur et éditeur que fut Nadeau. Acteur et témoin de la vie littéraire française de la fin des années 1930 à nos jours, il a connu André Breton. Il était résistant quand il a rencontré un Jean-Paul Sartre... politiquement naïf. Au lendemain de la guerre, il devint «le» critique du journal Combat d’Albert Camus et Pascal Pia. Puis il s’improvisa éditeur pour diffuser le premier témoignage d’un rescapé des camps nazis, avec Les jours de notre mort de son camarade David Rousset ; et avec celui-ci, l’un des rares communistes à reconnaître l’existence des camps du goulag.
Ami du « pornographe » Henry Miller dont il publia la trilogie de Sexus, Maurice Nadeau passa des heures à se taire avec Samuel Beckett, se fit servir de l’eau chaude par Henri Michaux, lança Georges Perec à hauteur de Renaudot avec Les Choses, découvrit et défendit de grands auteurs « étrangers » tels Malcolm Lowry - l’auteur du génial et présumé invendable Au-dessous du volcan -, le Polonais Witold Gombrowicz, le Sicilien Leonardo Sciascia et le Russe Varlam Chalamov, enfin le Sud-Africain J.M. Coetzee, futur Nobel de littérature.
La découverte récente la plus «choc» de Nadeau fut celle de Michel Houellebecq, qui se présenta à lui comme le nouveau Perec ! Après quelques tergiversations parut tout de même Extension du domaine de la lutte. Mais comme tant d’autres, Houellebecq le quitta bientôt pour un éditeur plus coté. Précisons du moins que Nadeau avait refusé entretemps de publier les poèmes de l’amer Michel, qui traitait son ami Prévert de con...
Serviteur !
Fils d’une servante illettrée, Maurice Nadeau, «Momo» pour sa mère - personne de bons sens et d’ironie qui lui montra un jour son derrière pour lui faire sentir combien elle se moquait des convenances - , déclarait à ce propos, à Laure Adler qui lui rappelait le geste de Flaubert de tremper sa Légion d’honneur dans son café: «Ah oui, je trouve ça formidable, tout ce qui est inconvenant me plaît !» Dans la foulée, on rappellera que Maurice Nadeau lui-même présenta l’édition de Madame Bovary chez Rencontre...
Orphelin de père à cinq ans, pupille de la nation poussé aux études par sa mère, prof très engagé, d’abord stalinien puis exclu du Parti pour ses questions incongrues sur la politique de Staline et l’Allemagne nazie, Maurice Nadeau n’a rien du clerc né coiffé. Franc-tireur trotzkiste il fut, révolté de gauche, présent jusqu’en mai 68 («ce n’était pas un changement de politique, c’était un changement de vie»), à la fois très impliqué dans la vie littéraire et toujours à l’écart.
Critique étranger aux modes médiatiques ou universitaires, il fonda La Quinzaine littéraire en 1966, restée mythique par son indépendance (ses collaborateurs ne sont pas payés) et son ouverture. De son Histoire du surréalisme, datant de 1945, à ses Mémoires littéraires portant le titre significatif de Grâces leur soient rendues, en passant par Serviteur ! un itinéraire critique à travers livres et auteur depuis 1945, Maurice Nadeau aura fait oeuvre, précisément, de serviteur dévoué reconnaissant simplement qu’il «aime admirer»...
Un jour à Alger, où il avait rejoint sa future femme Marthe, camarade prof et militante comme lui, «Momo» tomba amoureux de cette jeune fille en observant sa façon de relever les manches de son imper avec des coups d’épaules. «Le détail bête !», souligne-t-il devant Laure Adler. Or c’est avec la même «mémoire du coeur» qu’il parle de sa mère, des ses collaboratrices de la Quinzaine et de ceux qui l’ont marqué ou qu’il a «servis», de Pascal Pia à Henri Calet, de Walter Benjamin à Roland Barthes, de Pierre Naville à Maurice Blanchot et jusqu'au jeune Yann Garvoz, sa dernière découverte...
Maurice Nadeau. Grâces leur soient rendues. Mémoires littéraires. Albin Michel, 479p.
Le Chemin de la vie. Entretiens avec Laure Adler. Verdier,157p.
Commentaires
C'est un plaisir de lire comme vous parlez de Maurice Nadeau... et d'apprendre ; d'avoir un regard d'ensemble qui donne du sens.
Il a passé les cent ans, quelle merveille. Et quelle vie.
Merci de ce billet et à l'instar de Maurice Nadeau, j' "aime admirer" :)
Vous savez comme.