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  • Soljenitsyne providentiel

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    En mémoire du grand écrivain russe, né le 11décembre 1918. 

    Le combat biblique de David contre Goliath revient à l’esprit à l’instant de se rappeler la destinée historique providentielle, à la fois politique et littéraire, d’Alexandre Soljenitsyne. Nul écrivain du XXe siècle n’a été plus engagé, corps et âme. Nul n’a montré plus de courage et d’énergie, dans sa vie et par son œuvre. Contre le pouvoir totalitaire de Staline, qui l’envoya au bagne. Contre l’Etat soviétique et ses chiens de garde, ministres ou plumitifs. Contre les « pluralistes » occidentaux après son exil de 1974. Au fil d’une œuvre en continuelle expansion, brassant la langue et la revivifiant (on sait qu’il l'a renouvelée par un dictionnaire de son cru !) tout en menant ses campagnes de résistant, l’écrivain, conteur plein d’humanité et poète en prose de grand souffle, fit à la fois figure de chef de guerre et de prophète.

    Rien de l’aimable littérateur chez ce lutteur marqué au feu de la guerre et du goulag, du cancer et, dès ses premiers livres (Une journée d’Ivan Denissovitch paraît en 1962, aussitôt diffusé dans le monde entier), confronté au déchaînement des larbins de tous les pouvoirs. Dix ans durant, sans cesse en butte au KGB, rusant comme un stratège, il poursuivra son œuvre de romancier (La Ferme de Matriona, Le Pavillon des cancéreux, Le Premier Cercle) tout en construisant l’extraordinaire cathédrale vocale, à valeur de mémorial anthropologique, de L’Archipel du goulag, fondée sur les milliers de témoignage d’anciens détenus. En 1967, le Nobel soviétique de littérature Mikhaïl Cholokhov déclarait: « Il faut interdire Soljénitsyne de plume». Un an plus tard, l’indomptable auteur fera passer en Occident le microfilm de L’Archipel, mais ne donnera l’ordre de le publier qu’en 1973, après le suicide de sa secrétaire arrêtée par le KGB. La campagne anti-Soljenitsyne atteindra, en 1974, une violence inouïe. Incarcéré le 13 février de cette année et déchu de sa citoyenneté, il entrera en exil par l’Allemagne et la Suisse, avant de s’installer au milieu d’une forêt du Vermont avec sa femme Alia et ses quatre fils. Les premières apparitions de Soljenitsyne se sont gravées dans nos mémoires par sa formidable, lumineuse présence, plus rayonnante encore dans l’émission que lui consacra Bernard Pivot en 1993. David à stature de Goliath…

    Soljenitsyne.jpgS'il faut rappeler ces faits, pas tous connus des jeunes générations, c’est que l’image de Soljenitsyne a trop souvent été réduite, dès son exil, à celle d’une espèce d’ayatollah nationaliste, voire fascisant (sa défense malencontreuse du Chili de Pinochet), vitupérant le laxisme occidental. Dès son arrivée à Zurich, le personnage divisa. Ses propos peu amènes sur les accords d’Helsinki, plus tard son pamphlet contre Nos pluralistes, jetèrent les premiers froids. A son propos, on pourrait rappeler ce que Tchekhov disait de Tolstoï : « Les grands sages sont tyranniques comme des généraux, tout aussi impolis et indélicats, car assurés de l’impunité ».
    Or c’est ce sentiment d’impunité, précisément, de l’homme convaincu d’incarner une cause le dépassant infiniment, secondé par une non moins increvable épouse, qui saisit à la lecture de l’extraordinaire « roman » autobiographique à épisodes constituant une partie de son œuvre. A côté de l’immense fresque historique à plusieurs « Nœuds» de La Roue rouge, sondant les tenants et les aboutissants de la guerre et de la Révolution, Soljenitsyne a raconté avec Le chêne et le veau, puis dans ses récentes Esquisses d’exil, un demi-siècle de combats contre la vilenie des chacals soviétiques, puis, aux Etats-Unis, des faiseurs de scandales ou de procès juteux, de tel maniaque publiant des montages pornographiques à son effigie à tel reporter « inventant » une interview, jusqu’aux calomnies répandues sur l’usage de son Fonds d’aide aux familles d’anciens détenus, entièrement financé par les droits mondiaux de L’Archipel du Goulag et toujours alimenté dans la Russie actuelle...
    Soljenitsyne8.JPGA la fois « David » à la minuscule écriture (pratique de l’ancien proscrit), témoins des « invisibles », qui lui étaient si chers et revivent dans ses livres autant qu’ils lui firent fête à son retour de 1994, et Goliath tenant tête à Eltsine avant de recevoir Poutine pour lui conseiller quelques réformes, le vieux maître s’est éteint dans sa chère Russie dont il craignait la mort de l’âme (La Russie sous l’éboulement), qu’il aura conjurée, après Tolstoï et Dostoïevski, avec quelle furieuse ferveur.

    Par le seul pouvoir des mots, Soljenitsyne a vaincu les tanks

    Soljenitsyne2.jpgAlexandre Soljenitsyne, plus qu’aucun écrivain « engagé » du XXe siècle, restera dans l’Histoire comme l’incarnation du pouvoir de la littérature. Après qu’il eut autorisé en 1974, au risque de sa vie, la publication de L’Archipel du Goulag en Occident, l’auteur de cette inoubliable traversée du monde concentrationnaire soviétique insista sur le fait qu’il s’agissait là d’une « enquête littéraire » et non d’un rapport scientifique. Le succès public immédiat de l’ouvrage ne s’explique pas par son contenu idéologique mais par l’extraordinaire vitalité du tableau qu’il brosse à partir des milliers de témoignages recueillis, que l’écrivain ressuscite à travers leurs mots. Ceux-ci ne se bornent pas à un « message ». Ils incarnent autant de ces vies « invisibles » dont Soljenitsyne s’est fait le témoin tantôt en verve et tantôt en rage. L’Archipel du Goulag ne se borne pas à une « dénonciation », comme tant de textes de dissidents : c’est une polyphonie vocale, au même titre que Souvenirs de la maison des morts, où Dostoïevski décrit le bagne de Sibérie où il passa cinq ans, ou que le Voyage à Sakkhaline de Tchékhov. Le pouvoir des mots, dans ces trois textes essentiels, ne se borne pas à la dimension politique ou morale : ils suent la vie, la détresse, le mélange de courage et d’abjection qui s’observe dans l’archipel des douleurs, les cris et les psaumes. 

    En exilant Soljenitsyne et en le privant de sa citoyenneté, les autorités soviétiques l’ont honoré d’une certaine façon : c’était reconnaître le pouvoir de ses mots, qui survivent aujourd’hui à l’empire éclaté, comme ils survivront à l’écrivain. Les mots d’Ivan Denissovitch. Les mots de Matriona. Non tant les mots unidimensionnels du prophète nationaliste ou du prêcheur, mais les mots puisés dans le vivier de la condition humaine, les mots cueillis au dernier souffle des humiliés et des offensés, les mots de la ressemblance humaine dont tous entendent la musique… 

  • Ceux qui lisent entre les signes

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    Au Père Claude et au Frère Maximilien-Marie du Sacré-Coeur, chrétiens de gauche et de droite comme deux ânes aux yeux bons...
    Celui qui se tait devant le genévrier / Celle dont le radar intime signale à tout coup la fausse humilité / Ceux qui voient des humbles mêmes chez les reines et les rois / Celui qui est sensible à l’aristocratie naturelle transgenre et transclasse / Celle qui découvrant le genévrier a découvert la solitude et l’abandon / Ceux qui ont l’orgueil du misérable / Celui qui pousse l’approfondissement herméneutique jusqu’au bord du gouffre des mots et des sons / Celle qui sent Dieu tourner son regard vers le vide de sa nudité / Ceux qui se revêtent de la Parole pour aller aux Bal des Âmes Débutantes / Celui qui psalmodie (Psaumes, 130, 6) dans la neige de la station chic : « De veille en veille, de matin en matin / Mon âme espère en mon Seigneur » / Celle qui a chu du parler en la Parole sous le nom d’Emily Dickinson toujours chuchoté par le Dictionnaire / Ceux qui savent la défaite des philosophes devant l’Ecriture tout en continuant de rencontrer ceux-là dans les bars le soir / Celui qui sait que l’Ecriture voit, sans en faire un plat / Celle qui se tient pour rien et ne se vexe pas moins pour des riens / Ceux qui estiment que le sexe n’a de sens que secret / Celui dont le sperme grouille comme le peuple chinois / Celle que mouille une humeur qu’elle croit divine sans en être sûre et ce n’est pas le Vatican qui va l’éclairer poil au nez / Ceux qui vendent leur corps aux riches sans ignorer qui est vraiment pauvre / Celui qui a aimé Jeanne Duval / Celle qui a aimé son frère Hervé au chapeau rouge / Ceux qui voient un Signe dans le désordre du monde qu’ils préfèrent à la prétendue Harmonie des Sphères genre Nouvel Âge et autres billevesées / Celui que la prétendue morale a rendu méchant / Celle que sa prétendu vertu a rendu laide / Ceux qui trônent sur leurs prétendus mérites / Celui qui fonce sur son âne au milieu des Kawas en panne / Celle qui psalmodie (Psaume, 77, 3) au milieu des gémissements du Gang Bang allemand : « Pour moi c’est le temps de l’angoisse / Je cherche le Seigneur » / Celui qui marche en silence vers son Orient cosmique (Coran, 24, 35) en psalmodiant intérieurement « Dieu est la lumière des cieux et de la terre » / Celui qui écrit sous le nom transitoire de Guido Ceronetti que les textes lui ont « pris beaucoup de vie » et lui « en ont donné beaucoup » / Celle qui chante « il pleut bergère » avec la limpidité cristalline de la merlette seulette à l’aube bluette / Ceux qui remercient Dieu (locution poulaire) d’être ce qu’ils sont, à savoir vraiment pas grand-chose mais quand même pas tout à fait rien, etc.
    Image : JLK

  • Soljénitsyne le patriarche

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    À propos d'Exercices d'exil.

    La vie et l’œuvre d’Alexandre Soljénitsyne (né en 1918) se résument en un double combat : donner voix aux victimes du goulag et démêler les tenants et aboutissants de la révolution russe. Nul écrivain du XXe siècle n’a joué un tel rôle, à la fois éthique et historique. Nul n’a été plus conspué, tant en Russie qu’en Occident. Après Le chêne et le veau (Seuil, 1976) et Le grain tombé entre les meules (Fayard, 1998), le grand écrivain (prix Nobel de littérature 1972) raconte, dans ce troisième volume de son autobiographie littéraire, son exil américain, un voyage en Extrême-Orient et son retour en Russie au printemps 1994.

    C’est entendu : Soljénitsyne n’est pas très « tendance ». Pas vraiment « pluraliste », ce croyant orthodoxe s’affirmant clairement patriote russe. Rien de l’aimable littérateur chez ce lutteur de la parole et de la pensée trempé au fer du combat contre le stalinisme en ses jeunes années, marqué au feu de la guerre et du goulag, avant d’affronter le cancer et, dès ses premiers livres (Une journée d’Ivan Denissovitch paraît en 1962, aussitôt répercuté dans le monde entier), le déchaînement des chiens de garde du régime. Dix ans durant, sans cesse en butte au KGB, rusant comme un stratège, il poursuivra son œuvre de romancier (La maison de Matriona, Le pavillon des cancéreux, Le premier cercle) tout en construisant l’extraordinaire cathédrale vocale de L’Archipel du goulag, fondée sur les milliers de témoignage reçus d’anciens détenus. En 1967, le Nobel Cholokhov déclare : « Il faut interdire Soljénitsyne de plume ». Un an plus tard, il fera passer en Occident le microfilm de L’Archipel, mais ne donnera l’ordre de le publier qu’en 1973, après le suicide de sa secrétaire arrêtée par le KGB. La campagne anti-Soljénitsyne atteindra, en 1974, une violence inouïe. Incarcéré le 13 février 1974 et déchu de sa citoyenneté, il entrera en exil par l’Allemagne et la Suisse, avant de s’installer au milieu d’une forêt du Vermont, aux Etats-Unis, avec sa femme Alia et ses quatre fils.

    Si nous rappelons ces faits, pas tous connus des jeunes générations, c’est que l’image de Soljénitsyne est trop souvent réduite à celle d’une espèce d’ ayatollah hyper-nationaliste, voire fascisant, antisémite de surcroît. Dès ses premières apparitions publiques en Occident, le personnage, absolument entier, divisa. A son propos, on pourrait rappeler ce que Tchekhov disait de Tolstoï : « Les grands sages sont tyranniques comme des généraux, tout aussi impolis et indélicats, car assurés de l’impunité ».

    Or c’est ce sentiment d’impunité, précisément, de l’homme convaincu d’incarner une cause le dépassant infiniment, et s’y vouant avec une incroyable énergie, secondé par une non moins increvable épouse, qui saisit dès le premier long chapitre d’Esquisses d’exils, intitulé La douleur russe et détaillant les tribulations de l’exilé de plus en plus déçu par ses pairs de l’émigration, dont il brosse un tableau tantôt féroce (un Siniavski est sa bête noire, et ne parlons pas des « marioles » de la dernière émigration, style Limonov…) ou plus douloureux quand il s’agit d’un Sakharov. Seuls les écrivains de la terre russe, de Choukchine à Raspoutine, trouvent finalement grâce aux yeux de l’ermite du Vermont, qui n’en ressent que plus douloureusement sa situation de personne déplacée.

    Si « déplacé », le naïf croisé imbu de sa bonne foi, qu’il sera souvent démuni devant les extravagantes attaques, dans les médias et jusque devant les tribunaux, qu’il va subir de la part de journalistes, de biographes en mal de scandale, d’écrivains et autres plaideurs dont le seul but semble de se faire de l’argent en l’attaquant, avec l’aide complaisante d’avocats intéressés. D’une première épouse en mal de vengeance, à tel maniaque de la procédure qui publie des montages pornographiques à son effigie, en passant par l’éditrice-pirate et le reporter « inventant » une interview : tout est bon, jusqu’aux vilenies répandues sur l’usage du Fonds d’aide aux prisonniers, entièrement financé par les droits mondiaux de l’Archipel…


    Dans un triste entretien récent du magazine Lire, Alexandre Zinoviev conspue Soljénitsyne en lui déniant même la qualité d’écrivain. Or c’est en écrivain, justement, en chroniqueur passionné rompu à l’art du portrait que Soljénitsyne nous captive au fil de ces Esquisses d’exil où nous le voyons snober Reagan (qu’il estime un peu trop à notre goût) ou rappeler à Jean Paul II les torts du Vatican envers ses compatriotes, gourmander Boris Eltsine pour ses errances de moins en moins admissibles, faire l’éloge de la vie intime et retirée ou juger une fois de plus l’Occident et, revenu en Russie, déplorer la désastreuse évolution des choses. Seul contre tous, mais sûr d’être en phase avec le bon peuple candide de la vieille Russie éternelle…

    Voyageant au Japon puis en Corée ou remerciant ses hôtes de Cavendish, racontant son roman en chantier ou les premières expériences de ses fistons, visitant l’Autriche ou retrouvant Paris comme une « seconde patrie », Alexandre Soljénitsyne a cœur de tout noter avec le même sérieux qu’il met à remercier le Seigneur de la mission à lui confiée. Formidable lecture, même si le cher patriarche nous donne parfois envie de cligner de l’œil ou même de lui tirer la langue… Mais quel bonhomme, quelle destinée, quel honneur pour la littérature !

    Alexandre Soljénitsyne. Esquisses d’exil. Le grain tombé entre les meules II (1979-1994). Traduit du russe par Françoise Lesourd. Fayard, 702p.

  • Le poète et l'artiste

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    Le livre d’artiste en ses échappées. Une monumentale anthologie, richement illustrée et documentée, recense un genre mal défini mais qui fut très vivant en Suisse romande.


    Un extraordinaire objet, marquant la fusion d’un poème solaire fulgurant et d’une peinture de deux mètres de haut, vit le jour en 1913 après la rencontre, à Paris, de Blaise Cendrars et Sonia Delaunay. Cette création mythique de la Prose du Transsibérien, figurant le «premier livre simultané » et qui suscita polémique et sarcasmes à sa parution, apparaît aujourd’hui comme un exemple idéal du «livre d’artiste», même s’il n’a pas été conçu comme tel. Du moins sa tentative d’établir de multiples échos entre mots et couleurs, formes et sons (un tel « livre » devait être lu à haute voix sur les toits…), et sa conception éditoriale, artisanale et marginale, en font-elles un objet «libéré» des contraintes et des catégories ordinaires.

    Cette notion de « liberté » est évidemment relative, s’agissant d’un genre où les modes et l’argent ont joué un rôle non négligeable, mais c’est pourtant elle qui est revendiquée pour le titre du Livre libre, aussi improbable que sont variées les définitions du « livre d’artiste », par les initiateurs de cet énorme ouvrage (390 pages très richement illustrées, pesant près de 3 kilos…) qui recense les multiples aspects et avatars du livre d’artiste, de 1883 à 2010.

    Trésors de l’édition romande
    La mémoire défaillante des temps qui courent fait que, trop souvent, l’on oublie que notre pays, dès la Réforme mais plus encore au XVIIIe et au XXe siècle, fut un foyer d’édition de rayonnement européen. Avec des éditeurs « esthètes » de la qualité d’un Skira ou d’un Mermod, entre autres, l’édition d’art, en phase avec une tradition vivace de collectionneurs fortunés, mais aussi avec une longue généalogie d’imprimeurs et de typographes, a nourri un terreau richissime où le livre d’artiste allait en somme de soi. Mais libre ?

    Entre « initiés » et sauvages
    Frédéric Pajak, fils d’artiste et écrivain, inventeur d’un nouveau genre de littérature (entre essais et bios illustrées), a découvert avec son père, à quinze ans, à Saint-Prex, ce qu’était un atelier vivant où des graveurs et des poètes dialoguaient. Plus tard, Jacques Chessex, avec Pietro Sarto, « vivra» le livre d’artiste. D’une autre façon, Charles-Albert Cingria composa des textes à partir de dessins d’Auberjonois, et Géa Augsbourg, dont nous découvrons ici d’intéressantes vignettes érotiques, enlumina les textes de Cingria de façon incomparable.
    Soutter75.jpgOr ce qui émerveille ici, à l’écart de toutes les définitions, est qu’Yves Peyré, spécialiste du livre d’artistes français, rende hommage à Louis Soutter, génial artiste « maudit » en nos murs et qui accomplit tout seul son « livre d’artiste » - plus libre tu meurs…
    Ainsi que le précise Frédéric Pajak en introduction, cette anthologie est offerte à la mémoire de Bernard Blatter, ancien directeur du Musée Jenisch, qui fut lui aussi un passeur entre les arts. Avec son franc-parler, Pajak rappelle bien le côté « élitaire », voire chichiteux du livre d’artiste, vache à lait de pas mal de poètes-artistes. Dans la foulée, et malgré le travail appréciable de l’association Art & Fiction, à Lausanne, on notera la dégringolade inventive du livre en ses occurrences actuelles, à quelques exceptions près. À croire que le livre d’artiste reste à libérer…

    Le Livre libre. Essai sur le livre d’artiste. Textes de Frédéric Pajak, Paul Nizon, Rainer Michael Mason, Françoise Jaunin, Le Corbusier, Yves Peyré, Dominique Radrizzani, Walter Tschopp, etc.

    Editions Buchet- Chastel, coll. Les Cahiers dessinés, 390p. 2010.

  • Ceux qui généralisent

     

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    Celui qui trouve que les jeunes n’ont point d’idéal point barre / Celle qui estime que les vieux n’y comprennent plus rien / Ceux qui ont toujours trouvé des boucs émissaires pour se débarrasser de leurs problèmes / Celui qui conclut à la décadence de la civilisation virile / Celle qui positive pour ne pas se liquéfier comme une boue / Ceux qui affirment que tous les pédés sont des coiffeurs / Celui que l’esprit sécuritaire a transformé en vigile du quartier des Seniors / Celle qui n’était pas à la manif mais qui estime que les voyous c’est les voyous / Ceux qui de toute façon se foutent de tout ce qui n’est pas l’état des pistes de snowboard / Celui qui va vers l’amputation d’un pas résigné / Celle qui préfère souffrir que se faire chier dans le positivisme punitif de la social-démocratie ambiante / Celui que son propre romantisme fait sourire mais qui n’en démord pas plus que de sa tendance à se laisser pousser les cheveux style Musset ou Neil Young / Celle qui préfère le Brésiliens fessus / Ceux qui ont plus souffert sous la surveillance des chiennes de garde du Politiquement Correct que sous Ponce Pilate / Celui qui change l’eau des poissons qu’il met à bouillir pour la tisane de Maman Sirène / Celle qui a le délire joyce / Ceux qui n’ont jamais pris très au sérieux le petit Marcel comme ce fut le cas de sa Maman d’où ce gros machin compulsif qu’on appelle La Recherche / Celui qui fait courir le bruit que ce n’est pas Houellebecq mais Beigbeder qui écrit les romances de Marc Levy / Celle qui écrit des poèmes minimalistes sous le pseudo de Julie Derrida / Ceux qui considèrent l’évolution de l’art contemporain comme une illustration de la théorie négentropique du fils illégitime de Kurt Vonnegut hélas happé trop jeune par un courant d’air de l’Espace/Temps, etc.

    Image: Philip Seelen

  • Cherpillod l'insoumis


    « On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve », disait à peu près le sage et fol Héraclite, et c'est ce que je me suis rapelé en lisant le dernier livre du fol et sage Gaston Cherpillod qui, depuis plus de trois décennies, raconte apparemment la même histoire sans se répéter pour autant, en tout cas pour ce qui touche à l'essentiel de son art, qui est d'un styliste, et de sa façon de résister au courant dominant, qui est d'un rebelle et d'un moraliste.
    L'histoire de Cherpillod a cristallisé dans quelques livres substantiels et mémorables, du Chêne brûlé (1969) au Collier de Schanz (1975), en passant par le pamphlet de Promotion Staline (1972), mais tous ses autres écrits, contes ou récits, tels Alma Mater (1971), Le gour noir (1972), La bouche d'ombre (1977) ou Le cloche de minuit (1998), entre dix autres, un peu de théâtre et quelques pointes de poésie (les sonnets épatants d ' Idées et formes fixes, datant de 2001) déploient une espèce de haute lice narrative lyrico-polémique tissée des faits et gestes de ce fils du peuple poussé en graine d'intello à l'adolescence, qui prit naturellement le parti des floués pour être non moins normalement sacqué de l'enseignement à l'époque où le rouge détonait sur le gris du radicalisme vaudois, avant de perdre une illusion (politique) après l'autre (religieuse), non pour finir nihiliste ou cynique mais par fidélité à une vraie vieille foi en la justice et l'amour que le fleuve des mots a portée tout ce temps.
    Car Cherpillod, qui se rêva parfois ébéniste, est devenu écrivain libre et à vie, « réincarnation plébéienne et vaudoise du compositeur provençal de rimes farouches » Bertrand de Born, plutôt artisan d'atelier qu'artiste de salon et, crânement soutenu par Madame, gagnant par mois et par choix « ce dont se contente un loufiat tunisien afin de ne pas jeûner au-delà du ramadan », sans se comparer d'ailleurs à l'exploité susnommé qui, ajoute-t-il, « mériterait plus que moi un meilleur salaire, cet autre cocu ». Au demeurant le scribe têtu s'est moqué pas mal de « réussir » à l'instar de certaine grenouille d'encrier locale: « Gagner, perdre, ha, pauvres verbes qui agitez vos guenilles devant mes semblables, assotis, je vous balance: hors du lexique, vésanies !»
    Hérétique à force de non consentement, et passant d'un exil intérieur à l'autre (escholier pauvre chez les fils de « milieu aisé », puis dissonant chez les prolétaires, déçu de la révolution avant de le devenir de mai 68 et de l'écologie empantouflée), Gaston Cherpillod s'est pourtant tenu vif au fil d'une langue qui est à la fois une constante tension d'émotion et une pensée, un ordre incessamment bousculé par le rythme et la mélodie, un joyeux combat de subjonctifs aristocratiques et de vannes plébéiennes, de chantournures tarabiscotées et de coups de gueule, comme au « garçon imbattu aux billes » les mômes lancent: « On te la cassera, tu as frouillé, Cacamo !»
    Sa langue est un poème. Audiberti reconnaissait à l'écrivain de trempe une sorte de droit de cuissage sur le verbe, et Cherpillod ne s'en prive pas, de plus en plus vert à cet égard, pas encore autant que Chappaz son aîné de dix ans mais il rajeunira sans doute quand il aura dépouillé le rouscaillant vioque qui le crispe parfois, jusqu'à l'aigreur.
    Sa poésie l'y aidera, et son âpre fonds paléochrétien de compassion non paroissiale qui le fait engueuler l'ouvrier votant libéral avec autant de cœur qu'il vient à la rescousse de la réfugiée serbe kidnappée légalement et foutue à la porte, lui chantonnant « c'est pas grave » avant de se soumettre à l ' « ignominie députassière ».
    « La sécurité règne dans les lettres, écrit encore le cher emmerdeur, l'ordre symbolique y est maintenu par une police de gazetiers dont le visa de censure qu'ils accordent à l'auteur de livres sans contenu et sans forme exalte le sentiment de la mission. » Est-ce à dire que je me  priverai de compromettre cette âme pure en célébrant et la forme et le contenu de sa prose ? Permission de ne pas obtempérer !
    Gaston Cherpillod. Contredits. L'Age d'Homme, 108 pp.

  • Le verbe de Bouvier magnifié

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    Tonique et inventive, l’adaptation de L’Usage du monde à La passerelle, par Dorian Rossel, fait merveille.

    Malgré la rumeur enthousiaste qui s’est répandue dès le lendemain de la première de ce spectacle, c’est avec une pointe de réserve sceptique que je suis allé y assister en fin de semaine passée. Ma double crainte, liée à l’utilisation théâtrale « opportuniste » d’un texte littéraire adulé, ou à une  illustration scénique redondante, a cependant volé en éclats dès les premières séquences, balkaniques, de cette réalisation évitant immédiatement l’illustration folklorique flatteuse qu’aurait pu être la citation de chants ou de musiques tsiganes.

    Le lecteur de L’Usage du monde sait l’importance de la musique de chaque région traversée dans le grappillage de Nicolas Bouvier et de son compère peintre Thierry Vernet. Or, le choix délibéré de Dorian Rossel, en phase avec ses camarades comédiens (Rodolphe Dekowski, Karim Kadjar et Delphone Lanza) et musiciens (Anne Gillot et Jérôme Ogier), d’éviter l’allusion musicale directe, autant que les clichés «ethnos» pour la partie visuelle, est l’une des composantes fortes de cette réalisation éminemment musicale au demeurant.

    Pour qui ne connaît pas L’Usage du monde, le premier mérite du découpage scénique du récit est de faire sonner son verbe formidablement expressif et suggestif, sensuel et faisant appel à tous les sens.

    Dans une scénographie ingénieuse et efficace (Sibylle Kössler) jouant sur un système de plateaux de tables qui deviennent dunes ou fossés, routes ou rochers selon les lieux, avec un beau travail aussi sur la lumière (Claude Burgdorfer), les acteurs se partagent et vivent le récit comme une partition éclatée mais intelligible, qui restitue parfaitement les intensités alternées du récit dans le temps et dans l’espace, évoquant aussi un montage de cinéma.

    Routes et déroutes, découvertes et rencontres, fatigues et tribulations composent ainsi une sorte de rhapsodie ponctuée de moments hautement poétiques et  qui aboutit, le temps d’une panne au milieu de nulle part, à un concert saisissant...

    Théâtre de Vidy, La Passerelle, jusqu’au 16 décembre. En principe complet, avec liste d’attente. Reprise du 8 au 13 mars 2011 à la Salle Apothéloz.  

  • Edvard Munch, drame pictural

    Sur le film de Peter Watkins

    Bergman parle d’un « travail de génie » à propos du film que Peter Watkins à consacré à Edvard Munch, et c’est vrai qu’il est peu d’approches de peintres aussi sensibles, au cinéma, aussi riches d’observations sur tout ce qui a fait d’un grand artiste ce qu’il est, en parlant si peu d’art et de métier, plutôt en nous immergeant dans un univers familial et social dont les tensions fondamentales vont se retrouver dans les hantises, les thèmes et les motifs, les couleurs du peintre. C’est le jeune homme au visage solide et doux, le garçon silencieux, fragile et fort à la fois, qu’on rencontre ici dans sa famille tôt endeuillée par la mort de la mère tuberculeuse, dominée par un père médecin moralisant auquel Edvard ne tarde à s’opposer, attiré par la bohême anarchisante de la ville, sur fond de pauvreté forçant encore bien des enfants à travailler plus de dix heures par jour. Bientôt aussi, le grand-père va sombrer dans la folie, que le jeune homme a commencé de dessiner, comme il le fait de ceux qui l’entourent, ou des paysages et plus précisément de sa jeune sœur dont il va travailler longtemps la figure aboutissant à cette merveille qu’est L’enfant malade, datant de 1885-1886.
    C’est un film qui nuance admirablement l’aura de chaque personne, à partir d’un récit qui doit beaucoup aux carnets d’Edvard, lequel y parlait de lui-même comme d’un personnage de roman, sous trois noms différents. On y voit le cercle un peu étouffant de la famille, dole milieu corseté de la bourgeoisie qui donne le ton à Christiania (l’Oslo de l’époque) et, en vif contraste, les cercles de jeunes gens parlant problèmes sociaux et nouvelles formes de vie ou d’art, ajoutant 9 commandements subversifs aux dix de la Loi biblique. Le jeune Edvard passe des uns aux autres en timide aux airs réservés et vaguement aristocratiques, dont les premiers autoportraits disent la force intérieure et la sensibilité à fleur de peau.
    L’injustice sociale, la condition des femmes et des ouvriers, la maladie, l’hypocrisie des philistins, tous les motifs qui nourriront son œuvre gravé sont évoqués dans ce tableau mouvant, et peu à peu se dégagent aussi les thèmes, les obsessions, les hantises, les dominantes émotionnelles et picturales de la peinture.
    On est là dans une sorte de grand rêve éveillé aux éclairages clairs-obscurs, qui fait mieux comprendre d’où vient cette œuvre immense dont ne sont connus, le plus souvent, que quelques tableaux devenus des « icônes », comme on dit, Le cri, La Madone, Mélancolie, alors que Munch est tellement plus vaste et varié, profond et multiple.

    Peter Watkins. Edvard Munch. DVD, 3h.14.

    Une rétrospective parisienne des oeuvres de Peter Watkins se donne ces jours au Reflet Médicis. A visiter aussi: http://www.pwatkins.mnsi.net



     

  • Ceux qui redoutent l'intensité

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    Celui qui dissuade son fils Aurélien de lire les romans de Dostoïevski et autres Russes excessifs / Celle qui est un peu jalouse des amours folles genre délices et orgues de son filleul Jonas / Ceux qui tempèrent les élans terroristes de leur cousin par alliance Ben Laden / Celui qui désamorce tout débat marquant le moindre élan / Celle qui annonce à son soupirant poète qu’elle DOIT montrer ses derniers messages osés à sa mère / ceux qui affirment que la passion amoureuse relève de la thérapie de groupe / Celui que son impatience de sauter Véronique désigne à l’opprobre des autres Jeunes Paroissiennes / Celle qui dit qu’un jour elle va se jeter sur le prof de maths dont la chemise ouverte est une provocation grave / Ceux qui ont toujours dit de lui qu’il écrivait trop et que ça nuisait à la tenue de ses ouvrages qu’à vrai dire ils n’ont jamais ouverts mais ça c’est un autre débat / Celui qui pense tellement que ça enfume le living au dire de sa compagne de vie strictement branchée jardinage et gastro / Celle qui se demande franchement pourquoi le serial killer du film il peut pas s’arrêter de poignarder les écolières alors qu’à la fin trop c’est trop / Ceux qui sont prêts à tous les excès mais pas trop / Celui qui estime que c’est gâcher le métier que d’en trop faire sans être payé pour / Celle qui reproche à Van Gogh de mettre trop de corbeaux dans le ciel ce qui limite l’Espoir / Ceux qui admettent que les nazis ont quand même exagéré pendant la guerre mais il doit y avoir de la propagande de tous les côtés et d’ailleurs il faut tourner la page quand on est jeune / Celui qui est connu pour parler tout seul dans le Wagon Silence / Celle qui met en garde sa secrétaire Josyane adonnée au culte posthume de Claude François au point de disposer un portrait de lui sur son bureau et de le fleurir même parfois ce qui est limite désordre / Ceux qui reprochent à certaines tombes d’être trop voyantes / Celui qui fait courir le bruit dans le campus que le Seigneur ne kiffe pas les rabat-joie ni les filles trop fières d’être vierges / Celle qui jouit avec tant d’intensité que ça s’entend dans tout le quartier et suscite bientôt une pétition des demoiselles / Ceux qui ne chantent plus au travail depuis que les RH les ont remis à l’ordre, etc.

    Image: Philip Seelen