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  • Tolstoï revisité

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    Dialogue schizo.



    Tolstoï naïf et barjo ? Tolstoï misogyne fondu en sectarisme ? Tolstoï encore en avance sur notre temps ?De l'effet rafraîchissant d'une relecture, avec La Sonate à Kreutzer, Vie de Tolstoï de Romain Rolland et Une année dans la vie de Léon Tolstoï de Jay Parini.

    Moi l’autre : - Alors comme ça, tu trouves la naïveté et le puritanisme de Tolstoï à ton goût ? Mais je me souviens que tu avais rugi, en tes jeunes années contre La Sonate à Kreutzer…

    Moi l’un : - Et comment ! Mais curieusement, se replonger dans Tolstoï et le tolstoïsme a quelque chose de revigorant et me rappelle le meilleur de notre jeunesse naïve et puritaine. Il faut lire la Vie de Tolstoï de Romain Rolland, cette autre vieille noix, pour le ressentir par delà toutes les contradictions - celles de Tolstoï autant que les nôtres. Et pour corser celles-là : relire La Sonate à Kreutzer et, dans la foulée, lire les « réponses » de Sofia Andreevna, cette chère comtesse, dans ses deux romans publiés dans la nouvelle édition, A qui la faute ? et Romance sans paroles…

    Moi l’autre : - Il y a aussi les regards croisés de Jay Parini dans Une année dans la vie de Tolstoï…

    Moi l’un : - Ah oui, là tout s’éclaire en raccourci ! C’est en effet une belle idée que de partir de la matière de tous les journaux intimes que tenaient tous ces gens, autour du cher vieux monstre, et d’en faire un roman à multiples voix.

    Moi l’autre : - Curieusement, ce tableau kaléidoscopique recoupe les intuitions et les observations de Romain Rolland, à savoir qu’il n’y a pas « deux » Tolstoï, le « bon » Tolstoï des grands romans, artiste parfait, et le « mauvais » Tolstoï, égaré dans la propagande morale et le réformisme social, mais un type passionné et tissé d’antinomies, au génie infantile à certains égards – comme souvent le génie – et qui meurt dans ce mélange de grandeur et de dérision que déploie l’épilogue d’Astapovo…

    Moi l’un : - Reste qu’il y a quelque chose de schizophrénique chez le vieux cavaleur moralisant, et ce qui m’intéresse aujourd’hui touche à sa mauvais foi apparente, notamment dans la Postface de La Sonate à Kreutzer, roman génial par le dédoublement qu’il met en forme, mais qui justifie bel et bien tous les rejets si on en fait une lecture « politiquement correcte », aggravée évidemment par l’invivable postface tournant au délire puritain d’ayatollah sous pression…

    Moi l’autre : - Et la jeunesse là-dedans ?

    Moi l’un : - Précisément : dans l’hystérie puritaine, relayée par Tretchkov et la secte des disciples, qu’on retrouvera dans le puritanisme idéologique des groupuscules du XXe siècle. Mais surtout : dans la sincérité de Tolstoï, dans l’authenticité de sa compassion et dans sa détestation des masques sociaux. Sa façon de traiter les beaux Messieurs à la Tourguéniev ne relève pas de ce qu’on appelle aujourd’hui une posture !

    Moi l’autre : - Oui, c’est vrai que le terme d’idéal reprend sa densité avec Tolstoï, et toutes les « grandes questions » qu’il n’a pas cessé de se poser jusqu’à son dernier souffle. Romain Rolland évoque très bien le choc éprouvé à la découverte de Tolstoï par ses camarades de l’Ecole normale, toutes tendances confondues. Tolstoï apparaissait, plus encore qu’un contemporain capital, comme l’interlocuteur par excellence des « conversations essentielles ». Plus tard, Un Hermann Hesse ou un Albert Camus ont pu jouer ce rôle. Mais le cas Tolstoï me semble plus « universel ».

    Moi l’un : - C’est évident. Et ce qu’il faut se rappeler, c’est que le « tolstoïsme », notion que Tolstoï lui-même récusait, se répand avant la Révolution et avant les deux guerres mondiales, avant la Shoah et les génocides. Donc on est aussi dans une certaine « jeunesse» de l’idée généreuse et de l’espoir de progrès.

    Moi l’autre : - Il y a comme une « ambiance Tolstoï »…

    Moi l’un : - Je dirais plus exactement : une ambiance Tolstoïevski, parce que l’un ne va pas sans l’autre, même si notre génération a plutôt été dostoïevskienne pour l’ambiance, avec Sartre et Camus, Hesse et Kerouac dans le juke-box…

    Moi l’autre : - Mais pour l’urgence adolescente des Grandes Questions, pour la radicalité physique (sexuelle) et métaphysique du Questionnement, c’est bel et bien Tolstoïevski qui prévaut pour nous entre seize et vingt ans…

    Moi l’un : - Lire Crime et châtiment ou Guerre et paix, Les Possédés ou Anna Karénine entre seize et vingt ans a été, pour des générations et dans le monde entier, une expérience de jeunesse vitale, la première peut-être qui donne un sens vécu à la Littérature. Et tu ouvres le Journal de Tolstoï n’importe où, tu relis La mort d’Ivan Illitch ou Le Cheval, tu relis Douce ou L’Homme du souterrain de Dostoïevski, c’est là : la jeunesse du monde…

    Moi l’autre : - Et tu crois que les kids vont revenir à Tolstoï ?

    Moi l’un : - Je ne crois rien du tout : je le vois. Je vois le petit Bruno, vingt ans et des poussières, que je surprends sur un banc en train de lire Guerre et Paix. Retrouve-t-il l’ambiance que nous avons connue ? Je n’en sais rien. Notre bohème s’est éventée, mais est-ce important ? Un vieux birbe de la gauche « après moi le Déluge » me disait l’autre jour que les jeunes ne se posent plus aujourd’hui de Grandes Questions. Je n’en sais rien, ou plus exactement je n’en crois rien. Et même si c’était vrai, je ferais comme si ça ne l’était pas.

    Moi l’autre : - Grand naïf ! Tolstoïen de mes deux !

    Moi l’un : - Tu l’as dit, moujik…



    Jay Parini. Une année dans la vie de Léon Tolstoï. Points Seuils, 465p.

    Romain Rolland. Vie de Tolstoï. Albin Michel, 2010, 350p. 

    Léon Tolstoï, La Sonate à Kreutzer ; suivi de A qui la faute et Romance sans paroles de Sofia Tolstoï, et du Prélude de Chopin de Léon Tolstoï fils. Editions des Syrtes, 369p

  • Les aventuriers de l’absolu (1)


    Oscar Wilde, côté tragique.
    C’est un livre immédiatement captivant que Les aventuriers de l'absolu, dernier ouvrage paru de Tzvetan Todorov, consacré à trois écrivains qu’il aborde, plutôt que par leurs œuvres respectives : par le biais plus personel, voire intime, de leur engagement existentiel et de leur vie plus ou moins fracassée. La recherche de la beauté, dans le sens où l’entendaient un Dostoïevski ou un Baudelaire, liée à une quête artistique ou spirituelle, et aboutissant à un certain accomplissement de la personne, caractérise à divers égards ces pèlerins de l’absolu que furent Oscar Wilde, Rainer Maria Rilke et la poétesse russe Marina Tsvetaeva. En dépit du caractère exceptionnel de leurs destinées, ils ont des choses à nous dire: du moins est-ce le pari de Todorov de nous le montrer au fil de ce qu'il appelle tantôt enquête et tantôt roman...
    L’approche d’Oscar Wilde en son oevre et plus encore en sa vie est particulièrement appropriée, à l’évidence, pour distinguer les valeurs respectives d’un esthétisme de façade et d’une autre forme de beauté atteinte au tréfonds de l’humiliation, dont le bouleversant De profundis, écrit par Wilde en prison, illustre la tragique profondeur. D'emblée, Tzvetan Todorov s’interroge sur la stérilité littéraire dans laquelle est tombée l’écrivain après sa libération, en montrant à la fois, à travers ses écrits intimes et sa correspondance, comment l’homme blessé, déchu, vilipendé par tous et abandonné de ses anciens laudateurs (dont un Gide qui n’accepte de le revoir que pour lui faire la leçon), accède à une autre sorte de beauté et de grandeur, invisible de tous mais non moins réelle, comparable à la beauté et à la grandeur du dernier Rimbaud en ses lettres.
    Sans misérabilisme, mais avec une attention fraternelle qui nous rapproche de ce qu’on pourrait dire le Wilde « essentiel », cuit au feu de la douleur, Tzvetan Todorov échappe à la fois au piège consistant à célébrer Wilde le magnifique et à considérer sa déchéance comme une anecdote corsée ajoutant à son aura, ou à déplorer sa mort littéraire sans considérer trop sérieusement ce qu'il a atteint au bout de sa nuit.

    Tzvetan Todorov. Les Aventuriers de l'absolu. Robert Laffont, 2007.

     

  • Rilke ou la force fragile (2)

    La vie déchirée de Rilke, vue par Tzvetan Todorov. Le poète est né à Prague le 4 décembre 1875.

    Il est peu d’êtres qui, autant que Rainer Maria Rilke, donnent, et simultanément, l’impression d’une telle fragilité et d’une telle détermination, d’une telle évanescence et d’une telle concentration, d’une telle propenson à la fuite et d’une telle présence. L’être qui avait le plus besoin d’être aimé est à la fois celui qui esquive toute relation durable, comme si l’amour ne pouvait jamais réellement s’incarner, jamais composer avec ce qu’on appelle le quotidien. Comme Clara, épouse momentanée et amie d’une vie, artiste elle aussi et aussi peu faite pour s’occuper de leur enfant, Rilke pourrait sembler le parangon de l’égocentrisme artiste, et d’ailleurs il est le premier à se taxer de monstre, mais on aurait tort de réduire ses arrangements avec la matérielle, où mécènes et riches protectrices se succèdent de lieu en lieu, à une sorte d’élégant parasitisme dans lequel il se dorlote et se pourlèche. Cette manière d’exil, loin de la vie ordinaire, qu’il a choisi et qui lui rend pénible la seule présence même de ses amies, ou du moindre chien, le rend à vrai dire malheureux, autant que la solitude qu’il revendique et qui le déprime, mais tel est l’absolu auquel il a bel et bien résolu de consacrer sa vie, et « la création exclut la vie ».
    La vie n’en rattrape pas moins Rilke, et pas plus que chez Wilde la beauté ne se confine dans les sublimités épurées de son œuvre. Certes le poète est l’un des plus grands du XXe siècle, mais le propos de Tzvetan Todorov ne vise pas une célébration convenue de plus : c’est ainsi dans les contradictions douloureuses, le mieux exprimées dans la correspondace du poète, qu’il va chercher un autre aspect de la grandeur émouvante de Rilke.
    D’aucuns lui ont reproché, comme plus tôt à Tchekhov ou à Philippe Jaccottet plus tard, de se détourner du monde actuel pour se confiner dans sa tour d’ivoire. En passant, Todorov rappelle que ses élans « politiques », pour la Guerre rassemblant les énergies en 1914, la Révolution russe en 1917 où le Duce dont le fascine l’action dans l’Italie des années 30, en disent assez sur sa candeur en la matière. Or lui chercher noise à ce propos semble décidément mal venu...
    Ses liens avec la réalité ne sont pas moins réels et puissants, comme ceux qui attachent Cézanne au monde et aux objets qu’il transforme. Le pur cristal de l’œuvre poétique de Rilke semble justifier aussi bien son exil, mais le mérite de Tzvetan Todorov est d’éclairer une partie moins « pure » de son œuvre: ses lettres surabondantes et combien éclairantes sur le drame personnel qu’il vit bel et bien. « Et le paradoxe est là, conclut Todorov : ces lettres, qui pour une grande part disent son incapacité de créer et sa douleur de vivre, sont une œuvre pleinement réussie, à travers laquelle vie et création cessent de s’opposer pour, enfin, se nourrir et se protéger l’une l‘autre ».

    Tzvetan Todorov. Les Aventuriers de l'absolu. Robert Laffont.

  • Les aventuriers de l’absolu (3)

    Marina Tsvetaeva ou l’incandescence
    La destinée tragique de la poétesse russe Marina Tsveateva, qui mit fin à ses jours (en 1941) après une vie où sa quête d’un absolu à la fois poétique et existentiel se trouva en butte à autant de désillusions que d'avanies, constitue le troisième volet du triptyque fondant la belle réflexion de Tzvetan Todorov sur les enseignements que nous pouvons tirer, plus que des œuvres respectives de trois grands écrivains : de la façon dont ils accomplirent leur quête d’absolu à travers les pires tribulations, dont nous pouvons retrouver les traces dans leurs écrits les plus personnels, à savoir leur correspondance. La publication récente de la monumentale correspondance de Tsvetaeva et Pasternak peut être, après lecture du chapitre aussi émouvant qu’éclairant que Todorov consacre à la poétesse russe, une illustration particulière d’un des déchirements majeurs qu’elle vécut, entre ce qu’elle attendait de l’amour et ce que la vie lui en donna en réalité. Ses relations successives avec Rilke, qu’elle « rencontre » épistolairement par l’entremise de Pasternak, et qui la tient à distance alors qu’elle s’exalte à l’idée d’une possible « fusion », puis avec Pasternak, dont la rencontre effective est une terrible déconvenue, relancent chaque fois le même schéma, nettement plus trivial avec quelques autres jeunes « élus », de la révélation subite non moins que sublime, essentiellement nourrie par l’imagination de la poétesse, qui aime son amour plus que l’individu encensé, et d'un progressif refroidissement, jusqu'au rejet agressif. 

    A égale distance de l’esthétisme de Wilde et de l’angélisme de Rilke, Tsvetaeva eût aimé concilier l’art et la vie sans sacrifier les êtres qui lui étaient le plus chers, à commencer par Sergueï Efron, son mari passé des Blancs aux Rouges et qui finit, comme sa fille Alia, dans les camps staliniens, alors que son fils chéri tomberait au front avant sa vingtième année. De son exil parisien, où son génie intempestif rebutait à la fois l’émigration anticommuniste et les sympathisants de la Révolution, à son retour en Union soviétique préludant à ses terribles dernières années, Tsvetaeva aura vécu un martyre accentué par son intransigeance absolue, dont ses relations familiales explosives  témoignent autant que sa lettre au camarade Beria…
    « Personne n’a besoin de moi ; personne n’a besoin de mon feu, qui n’est pas fait pour faire cuire la bouillie », écrivait Marina Tsvetaeva dans une de ses lettres si poignantes de détresse, mais tel n’est pas l’avis de Tzvetan Todorov, dont la quatrième partie du livre, Vivre avec l’absolu, montre précisément en quoi nous avons besoin de tels êtres de feu, dont l’œuvre résiste à la corruption du temps et dont la vie aussi, les errances voire les erreurs, ont beaucoup à nous apprendre.

    Tzvetan Todorov. Les aventuriers de l'absolu. Editions Robert Laffont, 277p.

  • Ceux qui ont l’âme étoilée

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    Celui qui a toujours réduit l’homme à un nuage d’atomes jusqu’au jour où il a craqué à mort devant la dépouille de son père / Celle qui diffuse une aura que l’Acte ne souille point je dirais même au contraire / Ceux qui se disent uniques et irremplaçables tout en restant d’une modestie touchante au niveau du Struggle for Life sexuel et social / Celui dont le seul sourire est guérisseur / Celle qui affirme une présence à caractère monstrueusement angélique en dépit de ses pieds sales et de son vocabulaire ordurier / Ceux qui ne sont pas encore reconnus pour leur mérite de jardiniers cosmiques mais qui disposent de tout un lobby en haut lieu / Celui qui se dit de la Constellation de la Clope et cite volontiers le comte de Lautréamont ou les premiers albums de Zig et Puce dans les interviews que lui vaut sa posture de néo-mystique malicieux / Celle qui récuse absolument l’apparentement de son œuvre poétique au minimalisme tendance New Age alors qu’elle se sent physiquement la continuatrice de Thérèse d’Avila aux jours de grande frustration   / Ceux   qui reçoivent les messages de Céphée 5 sur 5 sans savoir trop quoi en foutre / Celui qui s’est toujours gaussé (ah,ah)  des formules de Paulo Coelho genre Saint-Ex comme quoi nous serions tous des planètes perdues en quête d’un Soleil Personnel / Celle qui ne brille qu’au ciel de son lit de chaste fée imitatrice des Sœurs de Jésus du Ballon d’Alsace / Ceux qui ont l’âme rude mais guère prude / Celui qui avait toute une théorie sur l’âme immortelle qu’un première rupture d’anévrisme a salement amochée / Celle qui fait âme séparée avec son époux conseiller de paroisse atrabilaire / Ceux qui sortent leur organigramme quand des enfants leurs demandent s’ils ont une âme contrairement aux écureuils / Celui qui se sent un ange choyé quand tombe la paie des mains du contremaître et qu’enfin il va pouvoir se reposer dans les bras de la Roumaine du Brummel’s. / Celle qui bat de l’aile en souriant comme pour se faire pardonner / Ceux qui font comme si de rien n’était quand ils voient un ange passer, etc.

     

     

    Image : Corps astral de JLK évoqué numériquement par Philip Seelen, en fin d'après-midi de transit saturnien, vers le bois du Pendu.

  • Tolstoï supervivant

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    Cent ans après sa mort extravagante, le vieux Tolstoï rutile de jeunesse. Hommages et publications rappellent le rayonnement universel de l’immense romancier devenu « maître à vivre »…

    L’extraordinaire épisode de la mort de Léon Tolstoï, en novembre 1910, paraît extrait d’un de ses romans. La fuite épique du vieil homme de 82 ans quittant les siens en catimini pour Dieu sait quelle destination, couvent proche ou ermitage du bout du monde, mêle l’émotion pure et le monstrueux. Le dernier épisode vécu par l’irréductible critique du Pouvoir et de la Propriété, Comte de haut lignage houspillant le Tsar, disciple du Christ crachant leurs quatre vérités aux popes, roi Lear honni de certains de ses enfants et stoppé dans son échappée près d’une petite gare de nulle part, pour agoniser au milieu de disciples endiablés, puis d’une foule croissante (comptant les reporters de la maison Pathé !), alors même qu’on empêche sa fidèle épouse Sophia Andreevna de l’approcher – cet épilogue extravagant concentre toutes les passions antinomiques d’une vie mouvementée et d’une époque de bouleversements, entre deux révolutions et avant deux guerres mondiales à venir.
    En 1910, célèbre dans le monde entier pour ses romans géniaux mais aussi pour ses prises de position, révolutionnaire avant la lettre mais pressentant la dérive matérialiste de la Révolution, comme il a fustigé la dérive du christianisme au point d’être excommunié par l’Eglise orthodoxe, Léon Tolstoï incarne une figure de « maître à vivre », bien plus qu’à penser, dont il n’existe aucun autre exemple dans l’Europe de l’époque, et moins encore aujourd’hui.
    Comme le rappelle Romain Rolland dans sa magistrale Vie de Tolstoï, Tolstoï fait figure, pour les lecteurs croyants ou athées, de droite ou de gauche, à la fin du XIXe siècle, de véritable «ami». Les thèmes qu’il aborde, à commencer par la confrontation de notre vie devant la mort (le récit saisissant de La Mort d’Ivan Illitch), les étripées humaines sous le ciel indifférent (Guerre et paix), les joies et les tourments de l’amour (Anna Karénine), la souffrance du peuple (Résurrection) et le rôle de l’Art ou de la Science dans un monde en mutation, sont filtrés par le style étincelant d’un poète-médium à l’infinie compassion, comme l’illustre la mort du cheval martyr de Kholst Mier, que Ramuz reprendra à sa façon.
    Mais le grand Art ne suffira pas à Tolstoï. La vision de la misère russe, son immense pitié pour les humiliés et les offensés, à quoi s’ajoute le mépris que lui inspirent les « castes » littéraires ou artistiques et la morgue de ses pairs aristocrates, entre autres pontes du tsarisme ou de l’Eglise, feront évoluer le Comte de très haute lignée vers un idéalisme radical en lequel pourraient se reconnaître maints jeunes gens du nouveau siècle.
    C’est d’autant plus vrai que Tolstöi vit toutes les contradictions imaginables dans sa chair. En lui s’affrontent une sensualité puissante et un puritanisme d’ayatollah. Celui qui a brossé les portraits de femmes les plus pénétrants, et tant aimé sa compagne, fera du mariage le tableau le plus sinistre et modulera, dans La Sonate à Kreutzer, une misogynie révoltante.
    Mais le « vrai » Tolstoï là-dedans ? Disons abruptement : plus que le défenseur d’une Vérité, l’ennemi de tous les mensonges…

    Tolstoi3.jpgÀ l’ « ami » disparu
    Avec Gandhi, Romain Rolland fut l’un des plus fervents « tolstoïens », et ce dès ses jeunes années où il entra en relation directe avec l’écrivain. Sa Vie de Tolstoï, à la fois limpide et très substantielle, généreuse et critique quand il le faut (sur la « propagande morale » et les jugements effarants sur Beethoven ou Shakespeare, notamment), constitue une traversée de l’œuvre richement enrichie de citations, pariant en outre pour l’unité profonde de l’univers tolstoïen. Bref, c’est là une introduction à recommander particulièrement aux jeunes lecteurs, avec une nouvelle préface de Stéphane Barsacq qui situe bien Tolstoï à l’orée du nouveau siècle… après la mort de Soljenitsyne.
    Romain Rolland. Vie de Tolstoï. Albin Michel, 249p.


    Portrait éclaté
    C’est connu : tout le monde, dans l’entourage de Tolstoï, tenait son journal à l’instar du patriarche, lequel était lui-même un admirateur du Journal intime d’Amiel. Or, cette frénésie diariste a eu pour résultat de multiplier témoignages et documents sur les dernières années de la vie de l’écrivain, à partir desquels Jay Parini a construit un roman kaléidoscopique vivant et passionnant, intitulé Une année dans la vie de Tolstoï et focalisé sur l’année 1910. Sophie Andreïevna est la première à s’y exprimer, et sa conclusion nous vaut aussi le récit de la mort de son conjoint vue par elle, mais les points de vue se multiplient, et contrastent, avec les voix de Tvertkov, l’insupportable disciple, du Dr Makovitski et d’autres proches, sans oublier des insertions de lettre de L.N. lui-même...
    Jay Parini. Une année dans la vie de Tolstoï. Point Seuil, 460p.

    Tolstoi5.jpgTriptyque en abyme
    Avec La mort d’Ivan Illitch et Maître et serviteur, La Sonate à Kreutzer est l’un des chefs-d’œuvre « courts » de la deuxième partie de l’œuvre, qui a suscité les réactions les plus violentes, pour sa façon d’aborder la sexualité, et qui reste une horreur pour beaucoup de nos contemporain qui confondent les propos du protagoniste – un homme qui a tué sa femme pour la punir d’être ce qu’elle est – et ceux de l’auteur, lequel n’en a pas moins aggravé son cas avec la postface dévastatrice, anti-mariage, anti-femme et anti-sexe qu’on sait. Pour faire bon poids, la présente réédition, excellemment préfacée par Michel Aucouturier, ajoute à La Sonate la « réponse », longuement inédite, de la pauvre Sophia, ou plus exactement les réponses, puisque À qui la faute est suivi de Romance sans paroles. Et ce n’est pas tout, puisque l’ouvrage inclut également Le prélude de Chopin, « réponse » de Léon Tolstoï fils à son encombrant paternel auquel il rappelle discrètement que l’aspiration totale à la chasteté ne peut signifier que l’extinction de notre drôle d’espèce.
    Léon Tolstoï, La sonate à Kreutzer ; Sofia Tolstoï, À qui la faute et Romance sans paroles. Léon Tolstoï fils, Le prélude de Chopin. Edition des Syrtes, 361p.

  • Ceux qui se sentent un peu perdus

    Panopticon662.jpgCelui qui perd pied dans le tremblement de terre / Celle qui tourne en rond dans la confusion générale / Ceux qui se sentent seuls dans la foule / Celui qui se ment en concluant que tout est mensonge / Celle qui tourne en dérision le développement personnel de paumées dans son genre / Ceux qui titubent au bord du vide / Celui qui sourit en observant les souris qui se précipitent sur les grains tombés de la mangeoire aux oiseaux / Celle qui trouve consolation dans l’Andante de la Symphonie en ut mineur de Ludwig Van / Ceux qui voient la détresse sous l’abjection / Celui qui détourne les yeux du scandale / Celle qui remet de l’ordre dans ses affaires / Ceux qui ouvrent les fenêtres à l’air pur de ce matin blanc du 2 décembre 2010 / Celui qui estime que Rembrandt est une figure de contemplation dont une repro de n’importe quel autoportrait ou de n’importe quelle vieille ou jeune peau vaut plus que les croûtes à millions du Marché de l’Art / Celle qui va marcher dans la neige avec elle-même et son Dieu pour l’écouter  / Ceux qui foulent au pied leurs bonnes résolutions de la veille et en relancent de nouvelles / Celle qui mange une pomme bien rouge à côté du piano bien noir / Ceux qui ne décolèrent pas de ne pas être officiellement reconnus pour ce qu’ils font, font, font / Celui qui épouse une prostituée pour réparer une ancienne faute / Celle qui procède à ce qu’elle appelle ses nettoyages de conscience / Ceux qui ont fait partie du même Groupe de Conscience vers 1975 et se sont perdus de vue depuis le temps ou sont même morts on ne sait pas / Celui qui a un regard qui va « droit à l’âme » / Celle qui se rappelle le vieux dicton russe « Un vieux qui ment c’est un riche qui vole » / Ceux qui ont limité leur idéal à l’acquisition d’un jacuzzi chauffable / Celui qui considère tout pouvoir comme un mal qu’il faut éviter / Celle qui se défie de l’amour abstrait / Ceux qui attisent les haines concrètes / Celui qui remercie le Très-Haut d’être mécontent de sa bassesse / Celle qui rayonne d’insatisfaction constructive / Ceux qui ne défaillent point de se voir faillir mais espèrent dans le désespoir. Etc.

    Image:Philip Seelen

    (Cette liste a été jetée dans les marges de la Vie de Tolstoï  de Romain Rolland, rééditée chez Albin Michel pour le centième anniversaire de la mort de l'écrivain)

  • Ceux qui voient sans comprendre

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    Celui que les explications ne satisfont jamais / Celle qui comprend tout à demi-mot / Ceux qui aiment laisser flotter les réponses / Celui qui voit réellement la peinture et ne supporte donc pas les décryptages (selon son expression) de sa cousine Ariane diplômée de l’Université et très introduite dans les milieux smart du Marché de l’Art / Celle qui pense musique en regardant Bonnard / Ceux qui se taisent après le concert d’Arvo Pärt / Celui qui s’éloigne de celle qui cite ceux qui savent ou le prétendent en tout cas / Celle qui observe les grimaces des prétendus connaisseurs et les répète le soir devant sa glace avec pour témoin le chat Picasso / Ceux qui ont perdu toute curiosité en accumulant du savoir / Celui qui sait que l’attention est intelligence / Celle dont le discours éblouit sans éclairer / Ceux qui gesticulent à l’expo branchée / Celui qui regarde ceux qui ne voient rien à en juger par ce qu’ils disent / Celle qui voit qu’il n’y a rien à comprendre / Ceux qui ne voient ni ne comprennent rien de ce qui n’a pas été expliqué par ceux qu’ils paient pour ça / Celui qui ne supporte plus le caquetage / Celle qui a beaucoup appris du cantonnier Boulon / Ceux que leur savoir terrien protège des idéologies délétères / Celui que sa mémoire longue fait sourire des idées courtes / Celle qui se rafraîchit à la fontaine de La Fontaine / Ceux qui aident les jeunes cons à le devenir moins / Celui qui n’est jaloux que des artères du jeune Albert / Celle qui trouve à l’envie un côté plèbe qui l’en préserve / Ceux qui râlent pour la forme / Celui qui sent plus qu’il ne sait /Celle qui est un psaume vivant / Ceux qui vieillissent avec leur système, etc.

    Image : Philip Seelen

  • Ceux qui ont peur

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    Celui qui note les moindres faits et gestes de  ses voisins nigérians dont le chef de famille présumé roule BMW et se prétend chirurgien au CHU / Celle qui descend du bus No 6 dès qu'un nègre y monte / Ceux qui ont voté contre les étrangers même s'îl n'y en pas dans la village mais au cas où on ne sait jamais / Celui qui estime que les étrangers criminels le sont deux fois plus que les autres / Celle qui a dénoncé le violeur Ivan S. et lui a fait prendre quatre ans au procès et l'a revu cet été devant une boîte mais n'a pas donné sa voix aux démagogues populistes pour autant / Ceux qui avaient toutes les raisons de voter populiste et que de meilleures raisons encore ont retenu de le faire / Celui qui plie ses vêtements par ordre de grandeur en ne cessant de critiquer les Roms et autres insectes nuisibles / Celle qui boit chaque matin sa propre urine à cause des risques de sida avec tous ces Latinos et autres Africains de l'Ouest dans la rue  / Ceux qui ne ferment jamais leur porte à clef en espèrant piéger quelque étranger criminel dont leur webcam branchée au bureau trahira l'incursion ah ah  / Celui qui se perd dans la neige au risque de tomber sur un loup ou va savoir avec les Roumains qui rôdent / Celle qui se taillade les bras et les cuisses pour faire croire qu'un Kosovar l'a agressée et se faire connaître des journaux / Ceux qui envoient des lettres anonymes aux médias qu'ils signent Ali ou Dragan / Celui qui s’interviewe lui-même dans son bain et dit tout ce qu'il pense au sujet des migrations criminelles et consorts / Celle qui assiste à tous les concerts de d'Oskar le rappeur d'extrême-droite / Ceux qui refusent d’être photographiés en compagnie d'autres races  / Celui qui participe à des séances d’échange verbal démocratique à mains nues  / Celle qui tient un registre des vengeances qu’elle se promet d’exercer par les urnes / Ceux qui n’auront jamais de sépulture dans ce pays ethniquement nettoyé, etc.

    Image: JLK en Appenzell