Celui qui a aménagé un petit jardin suspendu dans le dédale des hauts toits de l’Alfama / Celle qui affirme que la seule bonne action du Dr Salazar est d’avoir freiné le développement des quartiers populaires de Lisbonne qui forment aujourd’hui la plus grande vieille ville vivante dont les touristes de l’Union Européenne trouvent l’insalubrité tellement pittoresque et authentique / Ceux qui se lavent toujours aux bains publics du quartier et votent encore communiste / Celui qui dit aimer le beau désordre des villes du sud mais apprécie un peu moins le chaos des horaires des trams mythiques célébrés par le Guide du Routard surtout le 15 et le 28 / Celle qui descend le matin en robe de chambre à la boulangerie et se fout des regards étonnés des Américaines dont le matriarcat est encore tâtonnant / Ceux qui fuyant les lieux touristiques se retrouvent partout où confluent ceux qui fuient les lieux touristiques / Celui qui se perd dans les rues perdues de l’Alfama / Celle qui prépare se guitare avec des soins maternels / Ceux qui ont une douce pensée à la mémoire de Valéry Larbaud en faisant usage de la machine à visiter la Lune / Celui qui découvre de nouvelles nuances de couleurs appariées en détaillant les couleurs de Lisbonne en fin de matinée / Celle qui n’aime guère l’Œdipe de Francis Bacon qu’elle découvre à Belem dont il est convenu de dire du bien comme de toutes les pièces de la collection Gerardo ou Berardo du nom de ce millionnaire qui a fait fortune en Afrique on ne sait trop comment / Ceux qui trouvent à Lisbonne un rese de poésie que l’effort général tend à massacrer comme partout / Celui que tous les clichés poétiques liés à cette ville font éprouver un début de réelle nausée / Celle qui trouve au Centre culturel de Belem un air de temple antique d’une civilisation morte et vaguement menaçante comme en ont rêvé un Buzzati ou un Kadaré / Ceux qui lézardent sur les pelouses de Belem en essayant d’identifier la nationalité du porte-avions qu’on voit là-bas comme un rappel d’une autre réalité / Celui qui a l’air d’un joli jeune homme fade sur la pochette de son premier disque de fado (la gloire dans le quartier) et qu’on retrouve à l’épicerie voisine en quadra empâté qui achète un plein sac en plastique de fraises / Celui qui note dans le Guide du Routard que la vie nocturne se concentre dans les Docks de Santos où il découvre quelques entrepôts transformés en clubs de remise en forme de luxe ou en restaus branchés comme il y en a dans toutes les anciens ateliers industriels d’un monde qui se cherchait encore dans un travail aliénant alors qu’à présent c’est partout la fête / Celle qui en pince pour le joueur du Benfica qui marque le deuxième penalty contre Liverpool / Ceux qui auraient pu se retrouver au Mozambique à la grande époque du FRELIMO et qui font le bilan de tout ça au très convivial Pois Café quarante ans plus tard sans trop savoir comment ça va en Angola au jour d’aujourd’hui ni d’ailleurs au Portugal dont les gens au moins sont restés plus cools que plus au nord t’es pas d’accord / Celui qui préserve sa joie de l’euphorie / Celle qui cherche un endroit pour dessiner / Ceux qui ont rendez-vous avec eux-mêmes, etc.
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Ceux qui vont voir ailleurs
Celui qui se sent déjà le pied léger / Celle qui fume une dernière clope sur le tarmac / Ceux qui se distraient de l’angoisse de l’avion en lisant des thrillers limite gore / Celui qui a pris place dans la Business Class avec l’air de qui représente notoirement la catégorie Top du genre humain / Celle qui apprend avec soulagement à la Une de son journal financier que tout va mieux pour les Junk Bonds / Ceux qui du ciel repèrent avec un serrement de cœur leur maison natale tout là-bas à la lisière de la forêt / Celui qui se signe à la première turbulence de la tempête annoncée / Celle qui lit le dernier roman de Javier Marias sans retirer les lunettes noires qui lui donnent un air d’intellectuelle divorcée de sensibilité exacerbée comme on en trouve chez Lobo Antunes / Ceux qui n’ont plus revu le Prado depuis la mort de Franco / Celui qui retrouve dans son carnet commencé à Delft en 2008 des notes sur le voyage dans le voyage qu’il vivait alors en lisant Vertiges de Sebald évoquant une pérégrination de Stendhal et le dernier voyage de Kafka alors même que le jeune passager de la rangée de derrière dans l’Airbus destination Madrid arbore une casquette au logo Franz Kafka et lit Le Mur de Jean-Paul Sartre / Celle qui étouffe entre un Indien parfumé et une matrone aux chairs débordant de son siège / Ceux qui entament une vraie conversation sur l’étourdisssante joie du vieux Bach qu’ils se promettent de continuer le même soir par courriel malgré le décalage horaire entre Lisbonne et l’Argentine / Celui qui retombe sur cette note prise à Camperduin : « L’univers est la pharmacie de l’univers où les corps lumineux guérissent » / Celle qui accompagne le ténor extra qui chante ce soir une réduction de Carmen au Teatro Real de Salamanque / Ceux qui échangent leur e-mails à des fins vraisemblablement érotiques / Celui qui a la physionomie de Gabriel Garcia Marquez, dit Gabo, mais n’a jamais composé que des numéros de téléphone / Celle dont les oreilles ont encore embelli depuis le dernier voyage du couple à Rome en mai 2009 / Ceux qui se retrouvent à la Casa Antica Pessoa de Lisbonne et sourient en voyant le vieux Jorge préparer leurs soles meunières avec le même soin et la même componction que leur ont évoqués leurs amis lisboètes / Celui qui se sent tout de suite chez lui à Lisbonne du fait du ton sud-américain des avenues et des arrière-plans superposés et des couleurs pastel des façades et du baroquisme de la gare du Rossio et des petits pavés de calcaire presque blanc et des kiosques popus et de l’air d’empire décati de tout ça tellement plus Sud et naturel que Vienne (Autriche) et autres cités has been liftées non moins qu’aigries voire méchantes, etc.
(Liste établie à Lisbonne ce 30 mars 2010) -
Ceux qui se rappellent deux trois petites choses
Pour L.
Celui qui de sa panoplie de chef de gare de 5 ans préférait la palette qui lui permettait de donner le signal du départ au train dit La Flèche rouge / Celle qui a découvert les lettres enluminées de l’Alphabet dans un livre de sa grand-mère reçu à un Noël de l’autre siècle / Ceux qui ont gardé le plumier fleurant l’encre de leur première année d’école / Celui qui les fins d’après-midi de pluie allait ramasser des escargots dans la haie de l’Asile des aveugles / Celle qui ne prêtait pas le bébé mouilleur de sa poupée Agathe aux longs cils mobiles / Ceux qui allaient glaner dans les champs de blés moissonnés du haut du quartier actuellement barré par trois tours de vingt étages / Celui qui se rongeait les ongles et dont sa tante dure conseilla à ses parents de lui tremper le bout des doigts dans une substance orange et poisseuse qu’ils ne lui appliquèrent qu’une fois tant elle puait / Celle qui se fit savonner la langue à sept ans pour un mot réellement ordurier qu’elle avait emprunté à l’oncle Victor ce rustre / Ceux qui remontaient la rivière aux écrevisses en craignant un peu les attaques-éclair des voyous de la Maison de redressement / Celui qui montrait sa boutique aux écoliers traversant le matin le parc Mon-Repos / Celle qui échangeait volontiers les vignettes de footballeurs que son frère lui cédait contre des portraits d’actrices (Doris Day, Ava Gardner) et d’acteurs (Tony Curtis, Errol Flynn) qui enrichissaient sa collection fleurant l’odeur de cannelle d’un chewing gum de marque oubliée / Ceux qui avaient de la poudre de limonade dans leur musette qui les rendait assez populaires aux courses d’école / Celui qui convoitait des patins de hockey style canadien au lieu de ses minables lames à visser lui attirant lazzis et horions / Celle qui possédait la seule télévision du quartier et permettait aux enfants de voir Lassie Chien fidèle moyennant la somme de quatre sous pour l’Oeuvre des missions / Ceux qui se levaient avant l’aube pour aller voir le montage du cirque Knie avant l’arrivée des animaux / Celui qui aimait les randos improvisées dans l’arrière-pays dont on revenait parfois à point d’heures / Celle qui lisait James Oliver Curwood sous les couvertures sans risque d’empêcher sa soeur encore analphabète de dormir / Celui auquel sa mère reprochait de prêter trop d’attention aux publicités de la Gaine Scandale / Celle qui avait déjà pas mal de bois devant la maison à douze ans seulement / Ceux qui avaient des pères avocats ou médecins auxquels l’instituteur Duflon montrait plus d’intérêt qu’à la piétailles des fils de magasiniers ou même de prolétaires le plus souvent socialistes et portés à boire / Celui qui osa enfin demander le modèle réduit du Forrestal pour l’anniversaire de ses neuf ans en l’année dite des réfugiés hongrois / Celle que l’impératrice Sissi faisait rêver à dix ans et qui n’a pas tellement évolué depuis lors de ce point de vue malgré sa présence au groupe Femmes du séminaire pédagogique / Ceux qui aimaient le goût des tiges de rhubarbe / Celui qui fut impressionné à l’apparition de la première courtilière que son père déterra et coupa en deux de son fossoir en la traitant de fléau du potager / Celle qui écossait les pois en compagnie de sa mère adoptive et d’une autre orpheline du quartier / Ceux qui gardaient les Italiens du quartier à l’œil et déconseillaient à leurs enfants de s’attarder chez eux / Celui qui s’est fait traiter de fille manquée pour avoir tricoté une écharpe de laine écrue / Celle qui a brodé au point de croix une Joconde dont tu pourras chercher longtemps le sourire énigmatique / Celle qui aimait présenter le bidon de lait familial au laitier dont les bras nus et roses avaient quelque chose d’un peu troublant / Ceux qui chantonnaient les catholiques c’est des bourriques à la sortie des futurs communiants de la salle de paroisse papiste / Celui qui se tenait à bonne distance de sa danseuse au redoutable tango / Celle qui aura porté le premier soutien-gorge à bonnet de la classe de Mademoiselle Python / Ceux qui n’ont aucune espèce de nostalgie au ressouvenir de leur enfance aussi platement ordinaire que délicieuse par le détail, etc.
Image: Philippe Seelen -
Ceux qui se rappellent deux trois petites choses
Pour L.
Celui qui de sa panoplie de chef de gare de 5 ans préférait la palette qui lui permettait de donner le signal du départ au train dit La Flèche rouge / Celle qui a découvert les lettres enluminées de l’Alphabet dans un livre de sa grand-mère reçu à un Noël de l’autre siècle / Ceux qui ont gardé le plumier fleurant l’encre de leur première année d’école / Celui qui les fins d’après-midi de pluie allait ramasser des escargots dans la haie de l’Asile des aveugles / Celle qui ne prêtait pas le bébé mouilleur de sa poupée Agathe aux longs cils mobiles / Ceux qui allaient glaner dans les champs de blés moissonnés du haut du quartier actuellement barré par trois tours de vingt étages / Celui qui se rongeait les ongles et dont sa tante dure conseilla à ses parents de lui tremper le bout des doigts dans une substance orange et poisseuse qu’ils ne lui appliquèrent qu’une fois tant elle puait / Celle qui se fit savonner la langue à sept ans pour un mot réellement ordurier qu’elle avait emprunté à l’oncle Victor ce rustre / Ceux qui remontaient la rivière aux écrevisses en craignant un peu les attaques-éclair des voyous de la Maison de redressement / Celui qui montrait sa boutique aux écoliers traversant le matin le parc Mon-Repos / Celle qui échangeait volontiers les vignettes de footballeurs que son frère lui cédait contre des portraits d’actrices (Doris Day, Ava Gardner) et d’acteurs (Tony Curtis, Errol Flynn) qui enrichissaient sa collection fleurant l’odeur de cannelle d’un chewing gum de marque oubliée / Ceux qui avaient de la poudre de limonade dans leur musette qui les rendait assez populaires aux courses d’école / Celui qui convoitait des patins de hockey style canadien au lieu de ses minables lames à visser lui attirant lazzis et horions / Celle qui possédait la seule télévision du quartier et permettait aux enfants de voir Lassie Chien fidèle moyennant la somme de quatre sous pour l’Oeuvre des missions / Ceux qui se levaient avant l’aube pour aller voir le montage du cirque Knie avant l’arrivée des animaux / Celui qui aimait les randos improvisées dans l’arrière-pays dont on revenait parfois à point d’heures / Celle qui lisait James Oliver Curwood sous les couvertures sans risque d’empêcher sa soeur encore analphabète de dormir / Celui auquel sa mère reprochait de prêter trop d’attention aux publicités de la Gaine Scandale / Celle qui avait déjà pas mal de bois devant la maison à douze ans seulement / Ceux qui avaient des pères avocats ou médecins auxquels l’instituteur Duflon montrait plus d’intérêt qu’à la piétailles des fils de magasiniers ou même de prolétaires le plus souvent socialistes et portés à boire / Celui qui osa enfin demander le modèle réduit du Forrestal pour l’anniversaire de ses neuf ans en l’année dite des réfugiés hongrois / Celle que l’impératrice Sissi faisait rêver à dix ans et qui n’a pas tellement évolué depuis lors de ce point de vue malgré sa présence au groupe Femmes du séminaire pédagogique / Ceux qui aimaient le goût des tiges de rhubarbe / Celui qui fut impressionné à l’apparition de la première courtilière que son père déterra et coupa en deux de son fossoir en la traitant de fléau du potager / Celle qui écossait les pois en compagnie de sa mère adoptive et d’une autre orpheline du quartier / Ceux qui gardaient les Italiens du quartier à l’œil et déconseillaient à leurs enfants de s’attarder chez eux / Celui qui s’est fait traiter de fille manquée pour avoir tricoté une écharpe de laine écrue / Celle qui a brodé au point de croix une Joconde dont tu pourras chercher longtemps le sourire énigmatique / Celle qui aimait présenter le bidon de lait familial au laitier dont les bras nus et roses avaient quelque chose d’un peu troublant / Ceux qui chantonnaient les catholiques c’est des bourriques à la sortie des futurs communiants de la salle de paroisse papiste / Celui qui se tenait à bonne distance de sa danseuse au redoutable tango / Celle qui aura porté le premier soutien-gorge à bonnet de la classe de Mademoiselle Python / Ceux qui n’ont aucune espèce de nostalgie au ressouvenir de leur enfance aussi platement ordinaire que délicieuse par le détail, etc.
Image: Philippe Seelen -
Les liens secrets
À propos du dernier roman de Rose-Marie Pagnard.
C’est une espèce de rêve éveillé que le dernier roman de Rose-Marie Pagnard, autant et plus encore que les précédents, tels Dans la forêt la mort s’amuse, Revenez chères images, revenez et Le conservatoire d’amour, où la frontière entre réalité terre à terre et projections imaginaires, personnages apparemment ordinaires et créatures de fantaisie s’estompait déjà sur fond de dramaturgie frottée d’onirisme, parfois au bord du fantastique.
Or, ces composantes se trouvent encore accentuées dans Le motif du rameau et autres liens invisibles, dont la stylisation « japonaise » accentue le mélange d’étrangeté et de grâce, dans un climat visuel d’une constante proximité avec l’atmosphère des peintures de René Myrha. L’exposition Revenez chères images contribue évidemment à prolonger ce rapprochement à la lecture du roman, mais jamais les thèmes de la romancière (la filiation difficile, l’humiliation, la culpabilité, l’injustice, l’amour et ses ombres de jalousie ou de vertige, ou ses antidotes créateurs) ne s’étaient projetés de manière si plastique, dans une substance à la fois très physique et sublimée, stylisée, en fusion poétique, évoquant à tout moment les « événements » picturaux de Myrha. Tout dans le roman est ainsi comme théâtralisé et comme en suspension, les personnages y courent sur d’invisibles fils de funambules et l’on passe de lieux en lieux et d’une situation à l’autre avec la même fluidité qu’on passe du trivial à l’épuré ou des sentiments les plus délicats aux gestes les plus brusques. Une douce folie préside à ce très étrange opéra visuel où le chant, la danse et les images comptent autant que les mots – mais c’est par les mots que le roman s’arrime bel et bien au sens et à l’intelligible.
Rien en effet là-dedans de gratuit ou de « surréaliste » au sens d’une bizarrerie que le kitsch trahirait vite : en poète, avançant elle-même sur un fil tendu au-dessus de sa table noire (la même que celle de Ben Ambauen, l’écrivain du roman), elle chorégraphie un drame qui est à la fois une méditation sur les pouvoirs et les devoirs de la littérature – mais venons-en aux faits puisque faits il y a, histoire au moins de rassurer l’éditeur également présent dans le roman (du genre grand plantigrade accroché au réel) et le lecteur en mal d’ « intrigue ».
Quant aux faits, l’histoire est simple et subtile à la fois. C’est l’histoire d’un amour absolu en proie au relatif, qui se ramifie entre réalité et fiction. Elle se passe dans la tête de Ben et à Tokyo, dans le ciel de la fiction et au cœur du lecteur.
Un écrivain, auteur de deux romans jusque-là (dont les maîtres revendiqués sont Calvino, Hella Hasse ou Nabokov, notamment) tombe littéralement du ciel sur le lit d’une chambre du château de Bergue, accueilli par la nuit qui lui demande doucement qui il est (« Ben Ambauen, quarante ans, héritier, à votre service ») et pourquoi il s’efforce d’atteindre le jour », à quoi Ben répond : « pour attraper la femme que j’aime ». Plus exactement, comme cette Béatrice, cette Laure, cette Dulcinée idéale se trouve présentement mariée, avec le minuscule juriste Ennry Pinkas (1 mètre cinquante à tout casser), et à Tokyo, pour les affaires de celui-ci, Ben Ambauen va l’ «attraper» en écrivant ce qu’il sait et ne sait pas d’elle. Entretemps le lecteur apprend quel enfant rêveur a été et reste Ben et quel début d’amour poétique et sensuel l’a lié à Ania, elle aussi de l’espèce des enfants songeurs et affabulateurs, que deux personnages hors normes (l’énorme Maman Reinhold et son conjoint bordeline Leonard) ont adoptée et que lui-même à aidée à sortir du Foyer des enfants spéciaux. On comprend dans la foulée que la magie des noms compte plus que le détail anecdotique des faits : tel Foyer des enfants spéciaux dégage ainsi une aura de menace et de mystère qui suffit à marquer le fond de détresse d’Ania – sa part de douleur en constante tension avec sa part de bonheur amoureux. De la même façon, un mélange de malédiction et de grâce marque les autres personnages, à commencer par Ennry que poursuit une injustice faite à son père.
Le Tokyo de Rose-Marie Pagnard culmine dans le réalisme magique, dont l’étrangeté stylisée des lieux se trouve admirablement ressaisie, entre la gare Shibuya propice à une colère folle d’Ania, et le Musée national aux figures hiératiques, telle pâtisserie Aux douceurs de France ou tel marché, la folle alternance des sentiments d’Ania et d’Ennry, tous deux hypersensibles, jusqu’à l’exacerbation folle. Comme tout ce qui est apparent émane de l’invisible, les liens de celui-ci recomposent un univers où l’attente d’un enfant et sa mort possible, le souci de protéger l’autre et le risque d’empiéter sur sa liberté, la quête de beauté et ses écueils, l’amour et ses ramifications infinies résonnent comme dans la conque translucide d’un conte de partout et de toujours.
Rose-Marie Pagnard, Le motif du rameau et autres liens invisibles. Editions Zoé, 220p.
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Magiciens en symbiose
Exposés ensemble à Neuchâtel: le peintre René Myrha et la romancière Rose Marie Pagnard multiplient les consonances.
Sous le titre d’un des livres de Rose-Marie Pagnard, Revenez chères images !, une très belle exposition se tient en ce début d’année au Musée d’Art et d’Histoire de Neuchâtel, à l’initiative du conservateur Walter Tschopp, qui vise à confronter, il faudrait plutôt dire : révéler les consonances des œuvres respectives de la romancière et de son conjoint artiste René Myrha. L’hommage à celui-ci est éclatant, qui se décline en plusieurs grandes salles en enfilade dans toutes les dimensions et à travers tous ses modes et techniques d’expressions, de la toile au décor d’opéra en passant par la sculpture et le dessin. Aux œuvres du peintre font écho des citations des romans de Rose-Marie Pagnard reproduites sur les murs, au gré d’une véritable scénographie poétique et plastique à la fois.
Parallèlement à cette exposition à valeur rétrospective, une présentation substantielle des travaux plus récents de René Myrha est à découvrir aux cimaises de la galerie Ditesheim, en vieille ville, aux bons d’un galeriste attaché depuis des années à l’artiste.
François Ditesheim excelle d’ailleurs à situe l’univers de René Myrha et les questions qu’il nous pose : « Dans quel monde l’artiste nous plonge-t-il, d’où viennent ces créatures à la fois ludiques et inquiétantes ? Quelle vie ont-elles, quelle durée, dans quel espace se meuvent-elles et où vont-elles disparaître ? Tel un magicien, le peintre, le sculpteur, le dessinateur crée un véritable théâtre bdu monde dans lequel cohabitent des figures somptueuses, de rares animaux sveltes et élégants, monde dangereusement exubérant. Cependant le feu menace, le végétal est absent et la catastrophe rôde, Le jour et le nuit s’entremêlent, l’innocence cohabite avec le savoier, la joie avec la peur, et peut-être la vie avec la mort. Un domaine invisible et étrange se cache derrière des couleurs vives et peut-être trompeuses ».
Or nous retrouvons, et plus que jamais avant dans le rêve éveillé du dernier roman de Rose-Marie Pagnard, Le motif du rameau et autres liens invisibles, cet univers d’inquiétante et ludique étrangeté, avec de constants échos aux « événements » picturaux de Myrha, et plus encore à l’atmosphère de son monde enchanté. Tout dans le roman est ainsi comme théâtralisé et comme en suspension, les personnages y courent sur d’invisibles fils de funambules et l’on passe de lieux en lieux et d’une situation à l’autre avec la même fluidité qu’on passe du trivial à l’épuré ou des sentiments les plus délicats aux gestes les plus brusques.
Une douce folie préside enfin, dans les deux œuvres mises en relation, à une sorte d’opéra visuel et littéraire où la magie et l’effroi, la beauté du monde et l’angoisse cohabitent et communiquent.
Neuchâtel. Musée d’art et d’histoire, jusqu’au 16 mai 2010.
Mardi-dimanche 11h-18h. Mercredi entrée libre. Renseignements : www.mahn.ch
Neuchâtel, Galerie Ditesheim, rue du Château 8. René Myrha, Peintures et œuvres sur papier. Jusqu’au 3 avril 2010. Www.galerieditesheim.ch
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Deux coeurs simples
Sur L'Annonce, de Marie-Hélène Lafon
On entre dans ce roman de l’âpre terre du Cantal par sa nuit, telle que la voit Annette, venue du Nord ouvrier pour rejoindre Paul, le paysan de neuf ans son aîné dont elle a découvert la petite annonce chez le coiffeur : « Agriculteur doux, quarante-six ans, cherche jeune femme aimant la campagne »…
Or cette nuit exhale, dès la première page de L’Annonce, la présence de ce « pays stupéfiant ». Annette la découvre ainsi : « La nuit de Fridières ne tombait pas, elle montait à l’assaut, elle prenait les maisons les bêtes et les gens, elle suintait de partout à la fois, s’insinuait, noyait d’encre les contours des choses, des corps, avalait les arbres, les pierres, effaçait les chemins, gommait, broyait ( …) Elle était grasse de présences aveugles ».
Avant d’arriver à Fridières avec son jeune fils Eric, c’est dans son Nord non moins âpre, à Bailleul, qu’Annette avait eu le sentiment d’être déjà broyée, « bombardée » par le monde actuel, laminée par une première vie avec Didier le violent, rêvant de recommencer une autre vie ailleurs. Celle-ci serait rude, elle le savait, Paul la lui avait racontée dès leur première entrevue à Nevers, et ce qu’elle découvre dans la maison de Paul : sa redoutable sœur Nicole et les deux grands diables d’oncles qui vivent là, défendant le clan contre l’étrangère et son fiston, lui oppose autant de farouches obstacles. Avec l’appui tenace et patient de Paul, l’ « intruse » va pourtant se rendre utile, bientôt appréciée même par les oncles, au dam de Nicole, vestale jalouse des lieux. Le sourd combat d’un parti contre l’autre, dans la maison divisée entre un « en bas » et un « en haut », et le combat entre l’ancien pays, qu’Annette apprend à aimer et respecter, et le nouveau, qui n’apporte pas que du bon, la place de l’enfant qu’une amitié vive rapproche de la chienne Lola, la vie de la nature et des gens, l’amour peu loquace qui fonde le lien d’Annette et Paul – tout cela est puissamment restitué par Marie-Hélène Lafon dont l’écriture flaubertienne et douce à la fois, précise et voluptueuse, à tout moment surprenante par ses adjectifs et ses tournures, relève du grand art. Sans donner dans le folklore rural, ce très beau roman, déjà récompensé par les libraires français, est l’un des « cadeaux » de cette rentrée.
Marie-Hélène Lafon. L’Annonce. Buchet-Chastel, 195p. -
Témoin gênant
Et là je fais quoi, moi, je suis pas quelqu’un qui cafte mais quand même : me faire porter le chapeau parce que Juliette a vidé les arçons au bord du précipice, là c’est limite, parce j’ai tout vu moi, et je sais pourquoi Roméo s’est débarrassé d’elle, je sais qu’il préfère caracoler avec son gang et qu’il aime pas les histoires qui finissent mal, mais de là à me réduire en steak, help, faut pas pousser les gars...
Image : Philip Seelen -
Philo pour les kids
… Ce manuscrit retrouvé du petit René D., trois ans et des poussières nous fait enfin mieux comprendre le fondement de la rationalité nouvelle en son indépassable, enfantine simplicité: le sujet, le verbe, la conjonction d’origine noblement latine, le sujet et le verbe – tout cela qui annonce entre les lignes : je nais donc je meurs…
Image: Philip Seelen
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Funeste Passion
…Le peintre, donc l’homme à la barbe, a juste eu le temps de sauter dans la barque après son dernier coup de pinceau, or il est le seul à savoir qu’il a négligé de peindre un longeron de la coque encore émergé, mais l’embarcation prendra l’eau à la première houle, là-bas au large, et sans doute comprendra-t-elle enfin que l’Amour n’était plus possible entre eux sous le triple regard du mari jaloux et des innocentes, bref c’est ce qu’on appelle une scène de genre typique dans la matière pré-impressionniste de l’Artiste qui donne ici son Chant du Cygne… …
Image : Philip Seelen