Celui qui nage dans le couloir marqué Tortue / Celle qui offre un slip de bain genre léopard à son neveu Léonard / Ceux qui s’excusent de lâcher un vent dans l’ascenseur bondé alors que le matin les eaux de toilette font couverture / Celui qui fait à la Suzanne de l’Auguste ce qu’il faut pour qu’elle lui donne dans neuf mois un futur repreneur de l’Affaire donc en espérant un mâle et le bon numéro / Celle qui fait sous elle tellement elle en bave à l’examen d’économie politique / Ceux qui font un secret de ce qu’ils font dans le paddock après avoir aveuglé la jument Polonia / Celui qui apprend son catéchisme par cœur que la monitrice de l’école du dimanche lui fait réciter à toute pompe en ne cessant même de lui dire abrège abrège / Celle qui prétend voir la mère de Dieu quand elle ferme les yeux et convient finalement que c’est à Jésus qu’elle fait de l’œil / Ceux que l’idée de pisser ailleurs que dans un pissoir n’effleurerait pas même en Turquie du Sud et qui prennent donc leurs dispositions avec les Agences Ad Hoc / Celui qui est né notaire et s’est découvert aigrefin vers la vingtième année et réalise donc sa vocation avec une effrontée réussite / Celle qui fait des rêves strictement freudiens avec baise incestueuse et conclusion à l’asile des aveugles pour son fils à cheville fragile / Ceux qui marchent sur les eaux à l’imitation de Notre Seigneur en s’aidant de palettes spéciales appareillées à Taiwan / Celui qui met son chapeau et se signe à chaque fois que son épouse Simone-Agathe le lui indique d’un geste impatient / Celle qui exige un mariage dans la norme cantonale et que son mari le premier soir mais au final la prenne par derrière comme le lui ont recommandé ses amies du Tupperware Club / Ceux qui rêvent d’une success story genre Onfray en plus popu pour leur fils bègue dont les talents de philosophe de télé se sont révélés à l’émission de Cauet / Celui qui remarque qu’avec un roi la reine n'aurait pas besoin d’être chanteuse de charme en plus / Celle qui n’envie Carla Bruni que pour le King Size de l’avion présidentiel dans lequel ont fait ça au-dessus des nuages et des vicissitudes / Ceux qu’on invite parce qu’ils font bien dans le décor et plus si affinités au niveau du carnet d’adresses, etc.
Image: Philip Seelen.
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De l'esprit du conte
C’est en commençant de lire les Nouvelles complètes de Nabokov, et plus précisément la première qu’il a publié de son vivant à 22 ans, en 1921, intitulée Le Lutin et racontant la visite à un jeune émigré russe, réfugié à Berlin, d’un pauvre génie des prairies russes chassé de son paradis par la guerre et la révolution, que me vient soudain la réponse à une question que je me pose depuis quelque temps à propos de la nature du roman, ou plus précisément à propos de l’appellation « roman » collée à de plus en plus de livres qui n’en sont pas vraiment – surtout en France. Philippe Sollers en est évidemment un bel exemple, mais également – entre pas mal d’autres – son ami Marcelin Pleynet dont le dernier ouvrage, très remarquable au demeurant, se veut « roman » alors qu’il est essentiellement ce qu’annonce son titre de Chronique vénitienne.
Or, si j’y reviens, c’est parce que Sollers lui-même y revient avec une insistance parfois impatiente en affirmant et réaffirmant que ce qu’il appelle ses romans en sont de vrais alors qu’ils représentent plutôt, à mes yeux, des chroniques narratives frottées d’autofiction dont le seul personnage dominant est l’Auteur, sauf dans Femmes où le Narrateur (Sollers dédoublé en auteur américain) fait défiler une frise mémorable de figures du temps des trois sexes. Et quelle importance m’objectera-t-on ? Je dirais : l’importance d’un nouveau repérage de l’esprit du conte, précisément, que le romancier Henry James désignait à sa façon par « le cercle magique de la fiction ». À quoi j’ajoute le charme intemporel et magique remontant aux origines du récit (russe en l’occurrence, mais de partout évidemment) et que l’esprit du conte a relancé sous toutes les formes, jusqu’au roman moderne, Proust et Céline compris en dépit du côté chronique de ces deux œuvre sommitales.
Or, le génie du conte hante-t-il les livres de Philippe Sollers ? Pour ma part, en tout cas, je n’en ai jamais senti la présence. Il y a sûrement du génie dans la vision panoptique de Sollers et dans sa passion fixe pour la littérature et la langue française, mais l’esprit du conte n’y est pas, et pourquoi d’ailleurs lui en faire le reproche ? L’esprit du conte est également absent des Essais de Montaigne et des Pensées de Pascal, qui n’en sont pas moins de formidables écrivains d’écriture…
Faulkner a parlé, lui aussi, de l’esprit du conte, et son œuvre en vibre de part en part. Mais que se passe-t-il chez Faulkner ? Il se passe que j’y rencontre quantité de personnages qui me font oublier Faulkner, dans un monde qui n’est pas le monde quotidien de Faulkner mais sa transposition mythique, emportés par une force et un souffle captés par Faulkner mais dépassant son intelligence de la chose, comme la force et le souffle de Typhon dépassent l’intelligence de la chose d’un Joseph Conrad pourtant supérieurement intelligent.
Dans son Portrait du joueur, Philippe Sollers réduit ce qui distingue les romans conventionnels de ses romans à lui à ce qu’on appelle aujourd’hui la story. Mais cette défense pro domo tient-elle la route ? Tout dépend de ce qu’on appelle story, et de ce qu’on entend par roman. Si la story dont parle Sollers est du genre Love story, alors je lui donne pleinement raison, et c’est vrai que le roman contemporain tend de plus en plus à la story genre Love story, à savoir au traitement, sur le mode du roman d’aérogare ou du téléfilm, de présumée grands thèmes, à savoir l’amour, la maladie, la mort, ce genre de trucs. Bien entendu, l’on cherchera vainement, dans le best-seller Love story, la moindre trace de ce qu’on peut dire le génie du conte, également absent de tant de romans contemporains, alors qu’y prospère l’esprit cancanier de ce que Céline appelait, désignant le roman actuel, la « lettre à la petite cousine ».
En ce qui concerne les livres de Philippe Sollers, dont je veux bien admettre finalement qu’ils soient plus « romans » que les épisodes de sitcoms à quoi se réduisent de plus en plus de prétendus romans contemporains, et que je suis alors tenté d’appeler romans-de-Sollers, instituant un genre en soi, je constate au moins qu’ils valent mieux qu’autant de lettres à la petite cousine et que, par leur savoir immense et leur intelligence, l’enjeu de leur perpétuel débat esthétique ou spirituel, social (dans Femmes) ou poético-métaphysique (dans Une vie divine et dans Les Voyageurs du temps), et qu’ils m’intéressent autant sinon bien plus que nombre de vrais romans actuels même visités par l’esprit du conte.
Le génie du conte dérange pourtant, plus que jamais, la paroisse littéraire savantasse ou l’église universitaire des derniers jours. Nabokov y est lui-même reclassé « postmoderne » pour qu’il ne soit pas dit qu’il échappe aux réducteurs de textes, mais son lutin a déjà rebondi vers son bois sacré…
Vladimir Nabokov. Nouvelles complètes. Gallimard, coll. Quarto, 865p.
Philippe Sollers, Portrait du joueur. Gallimard, 312p. -
Background Zero
… Je n’en ai pas parlé à la remise du Prix, je connais trop bien les médias et le milieu littéraire new yorkais, mais il va de soi que je dédie mon Pulitzer à Jonathan Wonder, qui aurait tiré de ce sujet un roman meilleur que le mien, et dont son agent Jerry Strong eût fait un coup éditorial d’une dimension planétaire, ça ne fait pas un pli, en conséquence de quoi c’est avec une certaine mélancolie, malgré le Prix, que je suis venu recueillir sur les lieux où commence et s’achève Background Zero, « le meilleur roman sur les tenants et les aboutissants de l’Attentat », selon l’expression de Larry Prince dans son talk-show, qui aurait appliqué la même formule à Jonathan si celui-ci et Jerry, ce jour-là, ne s’étaient pas attardés au 76e étage de la Tour Nord…
Image: Philip Seelen
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Ceux qui ont un secret
Celui qui sait qu’elle sait qu’ils savent /Celle qui dit que vos fleurs ont besoin d’oxygène / Ceux qui ont de belles mains / Celui qui me disait préférer un chat à un enfant / Celle qui s’est fait faire un piercing pour faire chier sa prof de piano / Ceux qui font du charme aux buralistes / Celui qu’on surnomme Le Professeur au camping du Lavandou / Celle qui prend tous les matins un long bain / Ceux qui font le tour du quartier au cas où / Celui que rassure le fait que César fut poitrinaire / Celle qui s’accorde une récréation sexuelle par semaine / Ceux qui affirment crânement qu’Homère n’a jamais existé, ni Shakespeare « d’ailleurs » / Celle qui a un poster de Snoopy en dessus de son bidet / Ceux qui sentent de la bouche / Celui qui ne supporte pas l’odeur des curés (dit-il) / Celle que les œillets dépriment / Ceux qui pensent que toute mauvaise action s’inscrit quelque part / Celui qui fait partie d’une société de cruels / Celle qui pense que l’état du linge des Durussel en dit long sur leur couple / Ceux qui se chargent toujours de tout au bal annuel du minigolf / Celui que la musique de Bartok insupporte / Celle qui a osé conseiller à Gilles Deleuze de se couper les ongles / Ceux qui ne font plus que se virer des chèques à Noël / Celui qui a chopé le démon du sexe aux Alcooliques Anonymes / Celle qui propose à Carlo de s’occuper des rangements de l’appart de son père décédé / Ceux qui affirment que tout Ibsen est dans Georges Sand / Celui qui se flatte de la popularité dont il jouit au Bureau des Automobiles / Celle qui pense que les hommes instruits manquent de cœur / Ceux qui marchent dans la brume d’Ostende, etc.Image: Floristella Stephani, Ostende, huile sur toile.
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Le Passe-Muraille nouveau
Edito
Du papier à la Toile : la Qualité seule prime
La défense de la littérature se déplace aujourd’hui du papier à la Toile, au point de faire conclure certains au déclin de la critique littéraire, d’une part, et de la lecture en général. Cela n’empêche pas l’écrivain et critique Michel Crépu, directeur de la vénérable Revue des Deux-Mondes, d’amorcer son remarquable Journal de lecture 2002-2009 * avec enjouement : « La régie me signale qu’il y a un problème avec la lecture. Il paraît que plus personne ne lit, tous les experts le disent. C’est curieux, je ne l’avais pas remarqué. Les livres, je vis avec eux depuis toujours, ils sont mon paradis, ils ne m’ont jamais rien fait de mal, je crois ne les avoirs jamais trahis. Cela m’étonne toujours qu’on puisse avoir un problème avec eux. »
Or, le problème est ailleurs, sans doute. Le problème est qu’une société littéraire, jalouse de ses prérogatives, est en train de disparaître, au profit d’une nouvelle
nébuleuse de lecteurs-passeurs se déployant sur des sites et des blogs. La critique littéraire est-elle condamnée pour autant ? Là encore Michel Crépu calme le jeu, affirmant qu’ « il n’y a pas de critique littéraire, il n’y a que des lecteurs plus ou moins attentifs » et « qu’une lecture, plus ou moins suivie, profonde, disponible libre». Dès lors, qu’importe que la lecture soit défendue sur le papier ou la Toile, si la Qualité résiste au déferlement de la Quantité ?
C’est le défi qu’a relevé Le Passe-Muraille dès sa création, en 1992, et c’est dans la même optique, peut-être plus ouverte encore, que son équipe rajeunie poursuit aujourd’hui son effort, sur le papier autant que sur la Toile (http://www.revuelepassemuraille.ch), en préparant notamment une livraison, à paraître en mai 2010, consacrée tout entière à la défense et l’illustration de la lecture…
Sommaire du Passe-Muraille No 81. Avril 2010, «Magies de Rose-Marie Pagnard ».
P1.
Editorial, « Du papier à la Toile: la Qualité seule prime », par JLK
Inédit, « Un très léger vertige » par Rose-Marie Pagnard
p.2
Expositions – « Deux magiciens en symbiose », René Myrha, Musée d'art et d'histoire, Neuchâtel. JLK
« Les leçons de mystère » à propos de Rose-Marie Pagnard, « Le Motif du Rameau », Zoé, 2010, 220p., par Bruno Pellegrino
p.3
« Portrait d'un homme mort » à propos de Sarah Hall, « Comment peindre un homme mort », Christian Bourgois, 348p., par Claude Amstutz
« La geste des enfants perdus » à propos de Sacha Sperling, « Mes Illusions donnent sur la cour », Fayard, 2009, 272p., par Matthieu Ruf
p.4
« Le chant d'amour pour Haïti » à propos de Dany Laferrière, « L'Enigme du retour », Grasset, 2009, 301p., par Luisa Campanile
« Un geste solidaire » à propos de Collectif, « Histoires cueillies pour Haïti », TheBookEdition.com, 2010, 146p., par JLK
p.5
« Le héraut du neuf » à propos de J.G. Ballard, « La Vie et rien d'autre », Denoël, 2009, 291 p., par Jean-François Thomas
« A l'intérieur du gueuloir » à propos de Pierre-Marc de Biasi, « Gustave Flaubert, une manière spéciale de vivre », Grasset, 2009, 496p., par Matthieu Ruf
p.6
« Des éléphants et des lunes » à propos de Raphaël Aubert, « La Terrasse des Elephants », L'aire, 2009, 169p., par Jean Perrenoud
« Dans l'ample foulée de la vie » à propos de Pascal Rebetez, Je t'écris pour voir, Editions de l'Hèbe, 2009, 153p., par JLK
« Autoportrait d'un « inutile » » à propos de Jean-François Sonnay, Hobby, Bernard Campiche Ed., 2009, 110p., par Janine Massard
p.7
« Le vertige de notre époque » à propos de Catherine Lovey, Un Roman russe et drôle, Zoé, 2010, 289p., par Bruno Pellegrino
« Une soif de lire très mobile » à propos de Gérard Delaloye, Le Voyageur (presque) immobile, L'Aire, 2008, 191p., par Jean Perrenoud
p.8
« Un humour pince-sans-rire » à propos de Jean Vuilleumier, Les Fins du voyage, L'Age d'Homme, 2009, 134p., par Patrick Vallon
« Une ville la nuit » à propos de Rosa Montero, Instructions pour sauver le monde, Métailié, 2009, 269p., par Claude Amstutz
p.9
« Lettres de l'intempestif » à propos de Louis-Ferdinand Céline, Choix de Lettres, Gallimard, La Pléiade, 2009, 2029p., par Antonin Moeri
p.10
Littérature Jeunesse
« Aventure entre deux mondes » à propos de François Place, La Douane volante, Gallimard-Jeunesse, 2010, 334p., par Sophie Kuffer
« Aimer lire en Corée » à propos de Eun-sil Yoo, Si j'étais Fifi Brindacier, Picquier Jeunesse, 2010, 198p., par Nasma Al'Amir
« A la poursuite de l'amour » à propos de Eglal Errera, Le Rire de Milo, Actes Sud Junior, 2009, 90p., par Nasma Al'Amir
P.11
« Romancier de l'empathie profonde » à propos de Louis Guilloux, d'une Guerre l'autre, Gallimard Quattro, 2009, 1117p., par René Zahnd
p.12
« Premier homme, dernière phrase » à propos de Albert Camus, Le premier Homme, Gallimard, 1994, 331p., par René Zahnd
« L'Epistole », Lettre de l'île de Chatham, par Damien Personnaz
Pour s'abonner et communiquer: http://www.revuelepassemuraille.ch/
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Ceux qui apprennent par coeur
Celui qui s’est formé le goût en apprenant Baudelaire par cœur dans la clairière de la forêt jouxtant sa maison natale / Celle qui s’abreuve toujours à La Fontaine / Ceux que j’endormais en leur récitant Booz endormi à treize ans et des poussières / Celui qui s’est rebellé contre ses profs à longs cheveux qui prétendaient que mémoriser de la poésie ne se faisait plus / Celle qui ne cesse de marmonner dans la rue des bribes d’un délire et l’on entend ainsi « l’hiver nous irons dans un petit wagon rose » / Ceux qui ne retiennent rien et sont donc vides / Celui que le goût premier pour Verlaine a lassé et que celui de Rimbaud fait toujours flamber / Celle qui se cachait de ses camarades de l’école de commerce pour se dire de nouveaux vers du vieux Jammes / Ceux qui slament dans le tram / Celui qui savait des stances entières de Saint-John Perse à quinze ans et qui les mit en veilleuse pour lire Lénine dont il a tout oublié alors que lui revient ce vers obscur : « Les spasmes de l’éclair sont pour le ravissement des princes en Tauride »… / Celle qui juge de la poésie à sa capacité d’être mémorisée et balance donc les neuf dixièmes de ce qui se fait actuellement au tréfonds de ses oubliettes / Ceux qui contresignent cette note de Marcelin Pleynet dans sa belle et bonne Chronique vénitienne (Gallimard, mars 2010, p.41) : « Le par cœur est un talisman qui incite au voyage » / Celui qui n’a jamais su par cœur que le numéro de son compte en banque, etc.
Image: Philip Seelen
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La fuite de Monsieur Mundus
Lecture de Train de nuit pour Lisbonne
Ce roman démarre en coup de vent comme chez le Simenon des destinées subitement en rupture (dont le premier exemple serait La Fuite de Monsieur Monde), puis on s’immerge à la fois très vite et tout en douceur dans une coulée qui relève d’une autre sorte de poésie existentielle, à la fois enveloppante et cultivée, savante et émouvante, qui évoque le Pereira prétend d’Antonio Tabucchi, et plus encore le Livre de l’intranquillité de Pessoa, d’ailleurs cité dans la foulée.
La fascination pour la langue portugaise, surgie dans la vie du professeur de langues anciennes Raimund Gregorius, surnommé Mundus ou l’Incroyable, à l’occasion d’une péripétie aussi fulgurante que fortuite (une femme qu’il croise sur le pont de Kirchenfeld, à Berne, dont l’intention ambiguë l’a fait se précipiter à son secours), cette fascination née du mot português coulé des lèvres de la femme, et bientôt relancée par la découverte d’un livre dont les phrases l’envoûtent aussitôt, marque la décision soudaine du brave prof, régulier comme une horloge pendant trente ans, de tout plaquer d’un jour à l’autre pour entamer une nouvelle vie.
Il y a de l’extravagance apparente dans ce départ, qui laissera sans doute pantois les collègues du cher homme, mais sa décision est si profondément juste que ses vrais amis (à commencer par l’ophtalmologue philosophe qui apaise sa terreur de perdre la vue) autant que ceux qu’il rencontrera dans le train puis à Lisbonne, que tout va s’enchaîner dans une sorte de logique poétique sans faille, jusqu’au premier rebondissement majeur du roman, devant une tombe du Cimetière des Plaisirs. C’est là que Gregorius va trouver la première trace tangible de l’auteur du livre qui l’a poussé à apprendre le portugais en une nuit, un certain Amadeu Almeida Prado dont les proses méditatives, largement citées au fil des pages, étincèlent d’une étrange, mélancolique lucidité. Alors s’amorce la vraie entrée en matière de ce roman limpide et prenant, dont les magnifiques cent premières pages se lisent d’un souffle…
Pascal Mercier. Train de nuit pour Lisbonne. Traduit de l’allemand par Nicole Casanova. Maren Sell, 490p.
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Le prêtre sans Dieu
En lisant Train de nuit pour Lisbonne (2)
La question «Nous autres hommes, que savons-nous les uns des autres ? », posée dans l’une des pages d’Un orfèvre des mots, le livre posthume d’Amadeu Almeida Prado sur lequel le professeur Gregorius est tombé par hasard à Berne avant d’envoyer valdinguer sa vie habitudinaire de spécialiste des langues anciennes - cette question court comme un fil rouge à travers Train de nuit pour Lisbonne, dont la deuxième partie, intitulée La rencontre, sera marquée, de fait, non seulement par une mais par une série de rencontres, toutes liées à l’enquête du protagoniste sur l’écrivain-médecin disparu dont les mots l’ont immédiatement bouleversé. D’emblée en effet, Gregorius a identifié « un orfèvre des mots dont la passion la plus profonde avait été d’arracher à leur mutisme les expériences silencieuse de la vie humaine ». Et sa folle démarche de constituer la réponse spontanée aux questions existentielles le concernant lui-même : « Etait-il possible que le meilleur chemin pour s’assurer de soi-même passât par la connaissance et la compréhension d’un autre ? Un homme dont la vie s’était écoulée très différemment et avait possédé une tout autre logique que la vôtre ? Comment la curiosité que vous inspirait une autre vie s’accordait-elle avec la conscience que votre propre temps s’écoulait ? »
La première de ces rencontres est celle d’Adriana, soeur d’Amadeu à l’« incandescence glaciale » et que la ferveur du prof va bientôt apprivoiser au point qu’elle lui ouvrira le sanctuaire du disparu, qu’elle vénère jalousement et dont elle trace un début de portrait. Celui-ci va s’enrichir ensuite auprès du fascinant Joao Eça, vieillard rescapé des chambres de tortures de la police salazariste, qui révèle à Gregorius dans quelles circonstances Amadeu est entré lui-même en résistance – Amadeu qu’il qualifie de « prêtre sans dieu ». Par la suite, poursuivant ses recherches dans les archives d’un journal et auprès de la sœur cadette de Prado, le protagoniste va découvrir, grâce au Père Bartolomeu qui en fut le maître de lycée, quel extraordinaire « aventurier » fut ce « garçon béni » à l’intelligence flamboyante et à l’âme rebelle.
D’un témoignage à l’autre, avec le constant recoupement des pages tirées du livre d’Amadeu Prado, l’image de celui-ci se modifie et gagne en contrastes et en complexité pour accentuer encore le sentiment de mystère qu’on pourrait dire la substance même du livre de Pascal Mercier, dans laquelle le lecteur s’immerge comme s’il s’agissait d’un grand rêve éveillé. Cette deuxième partie s'achève sur la lecture, dans le lycée désaffecté où Gregorius a tenu à le déchiffrer, parce que c'est là qu'il a été prononcé, du discours final d'Amadeu devant ses professeurs et condisciples, rédigé en latin (p.195-200). Un prodigieux morceau d'anthologie, restituant toute la passion incandescente d'un jeune homme qui a brûlé d'amour pour le Christ et célèbre encore la force poétique de l'Ecriture, avant de se retourner contre la cruauté de la religion et la mauvaise foi de l'Eglise, ici dans ses rapports avec la dictature. D'une éloquence cinglante, quasi cicéronienne, cette invective rebelle concentre toute la révolte d'un garçon dont nous savons déjà quel homme, quel écrivain aussi il deviendra. Or on ne peut se détacher de la lecture de Train de nuit pour Lisbonne, qui est à la fois d'un conteur, d'un philosophe et d'un poète infiniment attachant...
Pascal Mercier. Train de nuit pour Lisbonne. Traduit de l’allemand par Nicole Casanova. Maren Sell, 490p. -
Recours
… L’interdiction du chien policier dans nos forêts, signée par le Préfet du canton, fait obstacle au travail de nos groupes d’intervention et de leurs maîtres-chiens lancés sur la piste des Roms qui, comme vous le savez, Madame la Ministre, se tapissent volontiers dans les bois, aussi nos Services vous demandent-ils, en plein accord avec les médias et les retraités, de surseoir à cette mesure clairement inappropriée aux règles de Sécurité…
Image : Philip Seelen
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Ceux qui reprennent la mer
Celui qui aurait pu rencontrer Arthur Rimbaud ce matin-là dans la foule de Marseille s’il avait su à quoi il ressemblait / Celle qui ne pensait pas que le marchand d’armes Rimbaud fût si blond / Ceux qui prétendent avoir vu le nommé Rimbaud et le marin polonais Josef Korszeniowski parler commerce au pied du trois-mâts Mont-Blanc à bord duquel le second venait de débarquer des Caraïbes / Celui qui sait par cœur Illuminations sauf les pages que sa mère en a arrachées pour allumer le feu de sa cuisinière à bois de marque Le Rêve / Celle qui a assez d’imagination pour tenir son bureau fermé à clé / Ceux qui n’ont aucune expérience des femmes joviales et s’en ressentent en cuisine / Celui dont l’honnêteté a le poids et l’épaisseur d’un bloc de parpaing / Celle qui a longtemps cru que son époux Alphonse était trop bouché pour s’aviser de sa double vie jusqu’au jour où elle découvrit dans son journal intime quelle romance il vivait de son côté avec divers cochers / Ceux qui ne se froissent plus de rien en apparence tout en notant chaque fait méritant vengeance / Celui qui parle toujours de beau temps pour mieux savourer la remémoration des grains qu’il a essuyés en mer de Chine / Celle qui a enseigné le clavecin à la sœur de l’assassin à la serpe / Ceux qui ont une expérience professionnelle du sale temps en montagne et qui ont pourtant toujours les chocottes dès que se manifeste le feu Saint-Elme / Celui qui ne se rappelle plus rien de ce qu’il a appris à l’école navale sur les ouragans circulaires ni sur les femmes instables à la même époque / Celle qui tresse la natte du Chinois tandis que le ciel se charge de nues mauves et moites / Ceux qui constatent avec stoïcisme que la tornade se dirige droit sur leur carré de tomates juste mûres / Celui qui peint des ouragans mais dans la manière minimaliste conforme au marché international / Celle qui estime qu’on se fait à tout même aux tremblements de mer / Ceux qui lèvent le poing vers le ciel non sans se douter qu’il n’en a rien à battre / Celui qui estime que la chaleur de four de ce soir ferait jurer un saint sauf qu’un saint n’est pas censé avoir envie de baiser / Celle qui surveille son langage par discipline héritée de son bisaïeul majordome à London / Ceux qui ont de la peine à l’idée que les prisonniers de la soute se noieront sans même pouvoir se jeter à la mer même infestée de requins / Celui qui guette la formation d’un typhon dans la physionomie du Chef de Bureau / Celle dont la façon de parler par litotes exaspère ses collègues dactylographes majoritairement volubiles / Ceux qu’on imagine libres parce qu’il ne s’attachent à personne alors qu’ils cherchent partout un partenaire digne d’eux en matière de tyrannie mentale réciproque et plus si affinités / Celui qui a toujours eu quelque scrupule esthétique à chier dans la mer / Celle qui pressent que cette fois nul n’échappera au tsunami en dépit des rapports excellents que certains membre du groupe entretiennent avec celui qu’ils appellent Le Tout Puissant sans prendre tout à fait au sérieux cette appellation / Ceux qui estiment que les dernières dévastations des îles Samoa ont sûrement un motif à caractère moral s’agissant d’indigènes à l’excessive sensualité, etc.
Image : Balthasar van den Bos.(Notes prises en marge de la lecture de Typhon de Jozef Korzeniowski, alias Joseph Conrad)
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En dernière analyse
…Ce peintre est de l’Ecole symboliste, donc ce tableau symbolise quelque chose, je pense que ce sujet seul qui traverse le tableau de droite à gauche symbolise La Traversée par excellence, et là je pointe historiquement le Parcours de la Droite à la Gauche, rappelez-vous mon cours sur Victor Hugo : de droite à vingt ans et de gauche à cinquante-trois, c’est ça le message - mais non Marie-Hélène il n’y a rien de métaphysique là-dedans, il faut absolument vous libérer de ces schémas idéalistes limite réactionnaires…
Image : Philip Seelen
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Ceux qui arpentent les parapets
Celui qui devine les vraies frontières / Celle qui sent en elle un vieux fonds de Rom indo-européenne / Ceux qui savent les filiations musicales reliant les pays des marches européennes opposées qui n’ont plus en commun que l’enseigne du McDo / Celui qui déjoue les leurres de l’Union Européenne en créant des réseaux parallèles / Celle qui raconte son Portugal terrien à un spécialiste californien des Lusiades respectueux des anciennes mœurs catholiques / Ceux qui se rencontrent à un cours de russe donné à Estoril par le fils d’une amie berlinoise du romancier Vladimir Nabokov / Celui qui va pour perdre les trois kilos de trop que lui reproche sa conquête lisboète avec laquelle il parle avec passion de métempsycose / Ceux qui savent par cœur les vers de T.S. Eliot disant à peu près : « Tu as commis la fornication / mais c’était dans un autre pays / et d’ailleurs la fille est morte ». / Celui qui lit Hésiode dans le train de Cascais / Celle qui écrit une lettre à Andrzej Stasiuk à propos de son livre sur l’Allemagne qu’elle vient de finir au bord du Tage / Ceux qui vivent depuis des années à Oeiras sans se douter que le 99,9 % des habitants de la ville souabe de Schelklingen ignorent absolument l’existence de cette ville du sud du Portugal / Celle qui bosse à l’hôpital de Cascais à cause d’un infirmier slovène qui lui a tapé dans l’œil à Malmö / Ceux qui ont vu le Maltais se risquer tout au bord de la falaise de Cabo da Roca et provoquer une réaction hystérique de sa compagne arguant que c’est lui qui avait les billets de retour et les cartes de crédit et qu’on ne joue pas avec les nerfs d’une Danoise / Celle qui déclare qu’après avoir fait le Portugal en une semaine elle va faire les Baléares en évitant Ibiza qu’on dit un foyer de maladies sexuellement transmissibles par les Espagnols pourtant si attirants / Ceux que l’Atlantique fait rêver au Brésil et qui vont donc prendre un café serré en attendant de rentrer à la maison où ils boivent surtout du café au lait au lit , etc.
Photo: LK. Dernier soir aux docks d'Alcantara, sous le Pont du 25 avril.
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Ceux qui hantent les eaux profondes
Celui qui a l’air d’une mitaine géante aux nonchalantes nageoires et aux yeux blasés par la si lente évolution des choses en ce bas monde / Celle que son mimétisme distingue à peine du fond vaseux de la soupe originelle / Ceux qui se déplacent en bancs serrés d’inspecteurs des lieux à profils d’apparatchiks sévères / Celui dont chaque mouvement dit qu’il est requin dans l’âme et ne peut en changer / Celle qui apprécie l’ambiance franchement conviviale qui règne en ces zones d’ordinaires massacres et dont on ne sait à quels principes pacificateurs elle obéit – peut-être quelque taoïsme évangélique des eaux / Ceux qui ont l’air d’attendre Godeau / Celui qui fonce droit devant lui comme un maquereau sur un mauvais coup / Celle qui a la grâce ailée d’un papillon des hauts fonds / Ceux qui se déplacent en scintillantes escadrilles et réalisent des figures à la fois ondulatoires et corpusculaires / Celui qui a cette lippe dubitative qui fait dire à Marcel Proust que tel de ses personnages a le profil d’un mérou / Celle qui évoque une inerte dentelle florale et bouge soudain comme un gracile dragon / Ceux qui malgré leur aspect de vieux garçons sont nés femelles et ont viré de bord afin d’aller et de procréer comme c’est recommandé dans la Bible / Celui qui se rend visiblement à un rendez-vous galant avec un brin de corail à la boutonnière / Celle qui brille de tous ses feux bleus / Ceux qui ont la plasticité des montres molles du peintre surréaliste espagnol aux moustaches de poisson-chat et aux branchies attrape-dollars / Celui qui semble maugréer sans cesser de tourner en rond comme un retraité mal luné / Celle qui scintille comme une mantille / Ceux qui évoluent comme dans leur propre rêve / Celui qui sent venir l’heure de la tortore / Celle qui se foutrait à l’eau de désespoir si elle savait ce qui l’attend si on l’en sortait / Ceux qui se laissent porter par de bonnes ondes / Celui qui a l’air d’une pierre ponce et n’en pense pas moins à sa façon postmoderne tendance Sloterdijk Ecumes II / Celle qui joue a loutre espiègle à facéties selon les termes de son contrat d’engagement de pitre nourri-logé / Ceux qui se savent un palier de l’évolution et en louent le Seigneur vu ce qui se passe en surface à ce que disent les journaux / Celui qui se dit que ce doit être bien chiant d’être enfermé derrière ces parois de verre à ne faire tout le temps que photographier à longueur de temps / Celle qui alu une fois Le silence de la mer mais sa réincarnation punitive en murène / Ceux qui se rappellent que le Nazaréen Ieoshuah Ben Iosef a multiplié des poissons pour en faire de la friture, etc.
Image :Lucienne K.